La place de la psychologie dans l’École et celle des psychologues

4La psychologie en tant que discipline universitaire s’est structurée tout au long du xx^e siècle1. Elle s’est constituée en explorant des savoirs propres, tout en s’émancipant de la tutelle d’une part de la médecine et d’autre part de la philosophie, ainsi que de la psychanalyse. Ces origines restent très prégnantes dans les représentations les plus communes que les non-psychologues ont de la psychologie et des psychologues.

5Cela est d’autant plus vif et présent à l’École, car les connaissances en psychologie y sont largement enseignées par des non-psychologues. Des connaissances en psychologie sont diffusées dans les sciences de l’éducation. Elles alimentent aussi les didactiques des disciplines. Elles soutiennent de nombreuses pratiques pédagogiques. Les cours de philosophie, de sciences humaines, mais également de management et d’économie-gestion contiennent de nombreuses connaissances en psychologie. Par ailleurs, dans les INSPÉ, les psychologues sont de moins en moins présents et sollicités pour intervenir en tant que formateurs. Enfin, les développements récents des neurosciences cognitives et leurs applications aux problématiques d’apprentissages, de motivation, mais aussi de bien-être sont le plus souvent diffusés dans l’École par des politiques dans lesquelles l’influence du corps médical est importante2.

6Or les psychologues ont des pratiques et des savoirs beaucoup plus divers qui ne se résument ni à la prise en charge de la santé mentale, ni à une approche psychanalytique, ni aux neurosciences, ni aux techniques d’influence et de management.

7Plus spécifiquement, les psychologues de l’Éducation nationale (PsyEN), de par leur formation initiale3 et leur formation spécifique post-concours4, peuvent, selon les situations, les problématiques et les besoins, mobiliser des connaissances qui ont toute leur place dans l’École. Mais elles sont souvent malheureusement ignorées, voire leur utilité et leur usage sont trop souvent incompris par les non-psychologues : psychologie sociale, psychologie cognitive, psychologie développementale5, psychologie de l’éducation… et psychologie de l’orientation. Dans tous ces domaines, la « clinique » est une approche et une méthode. Elle n’est pas spécifique à des interventions à visée thérapeutique.

8Il est actuellement difficile de faire entendre dans l’École ce que les psychologues ont à dire, et que cela ne soit pas immédiatement qualifié de façon péjorative à travers le terme de « psychologisation ». Mises à part les pratiques de bilans psychologiques et/ou psychométriques, qui nous sont reconnues comme domaine d’expertise. Et même pour ces pratiques expertes, il y a beaucoup de difficulté à faire comprendre le cadre de travail qui nous est nécessaire pour faire ces bilans et ensuite pour en exploiter les résultats avec les enseignants au bénéfice des élèves.

9S’agissant de la psychologie de l’orientation, on peut s’interroger sur la méconnaissance qui entoure ses apports pourtant riches et anciens aux questions de motivation, à la construction de l’identité, aux questions de genre, à celles des inégalités de parcours scolaires et de formation, et enfin à la construction des choix et prises de décisions. Cela n’a pas toujours été le cas, notamment à plusieurs périodes de forte évolution du système scolaire visant sa démocratisation6. Ces périodes se sont à chaque fois accompagnées d’une place donnée aux apports de la psychologie de l’orientation, ainsi que d’une place et de moyens donnés aux psychologues, dans l’École.

10Car il est important de comprendre que les questions d’orientation soutiennent et favorisent à l’adolescence tout un ensemble de dimensions psychologiques. Il est même spécifié parmi les sept recommandations pour l’action publique du rapport Pisa sur le bien-être des élèves7 qu’il faut « Donner aux élèves les moyens de prendre des décisions éclairées concernant la poursuite de leurs études et leur orientation professionnelle : le bien-être psychologique dépend du sens que l’on donne à sa vie. À l’adolescence, les élèves prennent de nombreuses décisions qui seront lourdes de conséquences pour leur avenir. […] Les influences sociales et le manque d’informations précises peuvent aussi biaiser les choix des élèves dans l’autre sens. […] Ces activités améliorent les compétences sociales et affectives des élèves (notamment leur identité, leur image de soi, leur motivation et leur autonomie), et leur préparation à l’entrée dans la vie active. »

11Enfin, au quotidien les enseignants savent que d’une part l’acquisition de savoirs, de connaissances, voire de compétences, et d’autre part leur application, leur usage pertinent par les élèves, ne vont pas de soi. Il ne suffit pas de présenter des contenus, des méthodes, des dispositifs, pour que les adolescents se les approprient. L’information sur l’orientation, les formations, les métiers, les démarches à entreprendre, les choix à faire, les décisions à prendre rencontrent les mêmes écueils que les apprentissages. Définitivement, il n’existe pas dans le cerveau des adolescents une zone qui fonctionnerait spécifiquement et mystérieusement de manière rationnelle et « efficace » pour les seules questions d’orientation.

Les buts de l’orientation

12Si l’on s’intéresse maintenant au terme « orientation », on peut constater le risque qu’il y a de ne pas parler de la même chose. Les représentations qui sont attachées à ce mot-valise, et donc les buts poursuivis, sont divers.

13Pour l’École, il me semble que l’objectif premier est que les élèves, les étudiants acquièrent une culture générale, des connaissances et des compétences qui leur permettront de développer leur personnalité et d’être des individus citoyens, réfléchis, autonomes, responsables, tout autant que créatifs et adaptables. Les pratiques d’orientation scolaire concourent alors plus à un but secondaire et souvent impensé : la recherche d’un appariement permettant de guider les enfants dans un système scolaire qui repose sur des règles d’affectation et/ou de sélection, un nombre de places limité, et ce qui motivera le plus l’enfant à réussir. Or ce système fonctionne et repose sur les évaluations et les avis des enseignants. Le but de l’orientation scolaire se concentre dans une fonction de répartition et se situe dans un avenir proche.

14Pour les parents, le but exprimé est majoritairement que leur enfant puisse vivre mieux et avoir une meilleure place dans la société qu’eux-mêmes, que leur enfant soit heureux : cela s’appuie sur une vision dans laquelle leur enfant devrait pouvoir choisir son orientation en fonction de ses goûts et pour mener une vie meilleure. Le but de l’orientation est alors personnel et développemental, situé dans le bonheur, la sécurité et la satisfaction à court, moyen et long terme de la vie personnelle. Dans ce cadre, les familles souhaitent pouvoir décider avec leur enfant de son orientation, et que ce soit ces facteurs personnels et non d’acquisition et de sélection à partir de facteurs scolaires qui prédominent dans les décisions d’orientation prises par les conseils de classe.

15Au niveau sociétal, à l’échelle des gouvernements, ces questions mobilisent le ministère du Travail ainsi que les Régions8, nouvel acteur du paysage institutionnel, mais aussi éducatif. À ce niveau, l’idée est très forte que le but de l’orientation est un appariement optimum entre les individus, les aptitudes qu’ils auraient, leurs capacités et les emplois qui existent : les enfants, les jeunes devraient connaître et choisir leur orientation en fonction des besoins de la société et du marché du travail, pour ne pas être « inutiles »9. Le but de l’orientation est alors essentiellement professionnel, situé à moyen et long terme, depuis la première insertion et vers l’orientation tout au long de la vie.

16C’est à partir de ces objectifs que la plupart des politiques et dispositifs d’orientation sont conçus. Dans la meilleure situation, ces trois objectifs et buts devraient converger. Mais bien souvent, les choses ne sont pas aussi simples. Et, depuis le milieu des années 1990, des réformes se sont succédé de manière accélérée. Les gouvernements, voire les différents ministres de l’Éducation nationale d’une part et du Travail d’autre part, sous l’impulsion du Conseil de l’Union européenne, ont plus ou moins explicitement privilégié l’un ou l’autre objectif selon leur positionnement idéologique quant au rôle de l’École, du travail, et leur vision des enfants, des jeunes.

17À travers ces réformes successives, on peut aussi observer une tension et une fluctuation entre les méthodes privilégiées, s’appuyant notamment plutôt soit sur une vision informative, soit sur une vision éducative, soit sur une vision culturaliste.

18Pour les adolescents que nous rencontrons et leurs familles, mais parfois aussi pour les membres des équipes éducatives, toutes ces réformes, les fluctuations qu’elles entraînent, ont peu de sens. Même si beaucoup se rendent compte qu’ils ont commencé quelque chose une année qui leur a plu et apporté quelque chose, mais sans continuité l’année suivante. Ils entendent le message qu’il faudra changer de métier plusieurs fois dans la vie. Ils voient et vivent que l’appariement entre les individus et les besoins du marché du travail est soumis à beaucoup de changements rapides. Beaucoup en déduisent que, si cela doit être ainsi, mieux vaut choisir une filière de formation et/ou un métier qui intéressent et plaisent, même s’il s’avérera difficile de trouver du travail. Un jeune me disait : « puisque de toute façon ce sera difficile et que rien n’est certain, et qu’il faudra que je change de métier dans cette société, autant faire ce que j’ai vraiment envie… ». Ont-ils tort ?

Les liens entre acteurs, outils et buts

19Aussi, en guise de conclusion et d’ouverture à la réflexion et aux échanges, je souhaiterais interroger la situation actuelle.

20Si l’on constate d’une part que la place des psychologues et de leurs références et pratiques en psychologie peine à être reconnue dans l’École, contrairement à d’autres époques ; que d’autre part les politiques actuelles portant sur l’orientation mettent en avant des programmes qui visent à développer chez les jeunes « des compétences à s’orienter » en vue de leur employabilité ; et que des dispositifs soutenus par les régions visent à faire découvrir des métiers, et plus particulièrement ceux « en tension », dès la 5^e10 ; et qu’enfin, on observe que dans tous les textes les plus récents les enseignants sont désignés comme acteurs de premier niveau devant contribuer et mettre en œuvre ces programmes et outils : on peut alors, il me semble, se demander à quoi contribueront les enseignants (à l’insu de leur plein gré ?) s’ils s’engagent dans ces programmes et dans l’usage des outils proposés : accompagner les choix individuels ou conformer les publics ?