Une décision jamais prise. Acteurs, échelles et processus décisionnels dans la province de Turin
Texte intégral
1La province de Turin, au nord-ouest de l’Italie, est l’un des contextes locaux italiens dans lequel la gestion des déchets est la plus efficace. En 2009, la production de déchets par habitant s’élevait à 492 kg, alors qu’elle était de 504 kg pour la région du Piémont et de 532 kg pour l’Italie1. La collecte sélective, qui avait atteint le seuil de 49 % en 2008, dépassant ainsi les objectifs fixés par le programme provincial de gestion des déchets (programma provinciale di gestione dei rifiuti – PPGR)2, a continué de croître en 2009 jusqu’à 49,6 %, avant de se stabiliser en 2010 à un peu moins de la barre des 50 %, pour une moyenne nationale de 31,7 %.
2Néanmoins, même dans un cas qui semble vertueux, la gestion des déchets et les décisions liées montrent une tendance à la radicalisation et à l’émergence de conflits (Lesbirel et Shaw 2005). Des choix comme la réalisation et la localisation d’usines de traitement, d’incinération ou d’enfouissement des déchets soulèvent fréquemment des débats et des affrontements non seulement entre les citoyens et les responsables locaux, mais aussi entre les responsables des différents niveaux de gestion administrative du territoire (Osti 2002 ; Angelini 2009). C’est l’une des raisons pour lesquelles la gestion des déchets se présente comme un enjeu territorial d’une grande complexité, qui dépasse les seuls aspects liés à l’environnement et à la santé. Autour de cette question se redéfinissent les relations entre politique, citoyenneté et territoire (Faggi et Turco 1999 ; Esu et Sistu 2003). Le texte se focalise sur l’analyse des processus de décision qui concernent la localisation de deux incinérateurs dans le territoire de la province de Turin. La première partie propose une reconstruction historique des événements qui ont marqué les deux processus décisionnels. Les autres parties déconstruisent et interprètent ces évolutions à travers différentes clés de lecture. La deuxième partie s’efforcera d’évaluer l’influence de la temporalité sur l’évolution du processus de décision publique imposé par l’administration provinciale pour établir le choix du site du second incinérateur. La volonté de rupture vis-à-vis de l’expérience précédente et l’approche suivie par la province dans le nouveau processus de décision feront l’objet de la troisième partie. La quatrième partie abordera les dynamiques territoriales au cours du processus de prise de décision. La dernière présentera les modalités de recours au droit par les acteurs impliqués.
Incinérateurs et politique de gestion des déchets dans la province de Turin
3Contrairement aux décharges, les incinérateurs, ou mieux, les « thermo-valorisateurs » ne constituent pas seulement des réceptacles à déchets, souvent non désirés et problématiques, mais ils peuvent représenter aussi un investissement opportun pour certaines administrations locales. Les intérêts liés à l’exploitation d’une installation comme un incinérateur sont nombreux : la production d’énergie peut être vendue ; chaque tonne de déchets correspond au paiement d’une redevance de la part des sociétés de ramassage qui l’utilisent. La présence d’un incinérateur implique une réduction importante des coûts de gestion des déchets pour la municipalité qui l’accueille, qui en outre peut obtenir des bénéfices financiers importants. Enfin, les primes de l’État peuvent également augmenter les revenus provenant de la gestion de l’ouvrage3. L’organisation chronologique adoptée suit le débat sur la réalisation des deux usines d’incinération de la province : une première période est comprise entre 1998 et 2005 et une seconde entre 2005 et 2010. Ces deux périodes sont évidemment étroitement liées par la cohérence des décisions prises et par la façon dont ces dernières ont été appréhendées par le système territorial.
Le premier incinérateur (1998-2005)
4En 1998 la province de Turin (chargée de la gestion des déchets) adopte son premier programme provincial de gestion des déchets (programma provinciale di gestione dei rifiuti – PPGR). L’élément essentiel du document est lié à la prévision de fermeture en 2003, après trente ans d’activité, de la décharge de Basse di Stura4, la plus grande de la région du Piémont et l’une des plus grandes d’Europe, située dans la ville de Turin. À côté de cette fermeture, le plan prévoit une réduction de la production de déchets (- 5 %) et une augmentation du tri sélectif (+ 50 %) avec comme priorité la collecte sélective à domicile. Pour la partie qui reste, celle qui est non traitée (environ 17 % du total des déchets), le territoire est divisé en trois aires de gestion (figure 1) pensées comme autosuffisantes grâce à la construction de trois incinérateurs (un pour chacune et en situation de barycentre par rapport aux trois aires de gestion) et de cinq usines de traitement mécano-biologique.
Figure 1. Découpage de la province de Turin en trois aires de gestion par le PPGR de 1998
5Ce plan marque le début du processus complexe de prise de décision relatif à la localisation du premier incinérateur. L’administration provinciale choisit de mettre en place une procédure expérimentale participative appelée « Ne refuse pas de choisir » (Non rifiutarti di scegliere – NrdS) ouverte aux autorités locales (toutes les municipalités susceptibles d’être intéressées) et à un large éventail d’acteurs institutionnels et techniciens5 afin de choisir, de façon consensuelle, le site le plus approprié. Après dix-sept mois, le processus de prise de décision conduit en décembre 2001, après plusieurs éliminations, à la sélection des deux sites (Volpiano et Chivasso) situés au nord de la commune de Turin (Bobbio 2002a et 2005). Dans les mois qui suivent, malgré quelques protestations et la création de comités locaux, les résultats ne sont pas discutés par les participants à la table de discussion. La province, forte du résultat positif de la consultation, espère réussir en un an à évaluer les propositions à travers une étude d’impact environnemental, pour arriver au choix final et achever l’installation en 2005.
6Pourtant, au terme du processus, le succès rencontré lors de la « table décisionnelle » est invalidé du point de vue politique à cause de deux prises de position. D’une part, la commune de Chivasso décide de rendre indisponible le site repéré sur son territoire et la commune de Volpiano, restée seule en lice, se retire à son tour. D’autre part, la commune de Turin, jugeant excessive la compensation à verser aux autres municipalités dans le cas de l’installation à l’extérieur de son territoire, présente un de ses sites comme candidat pour accueillir l’incinérateur6. Il faut d’ailleurs signaler qu’au même moment la commune de Turin devient détentrice de 95 % des actions de la TRM Spa, société établie en décembre 2002 pour la conception et la gestion du futur incinérateur. Un conflit d’intérêts se crée donc entre l’intérêt général exprimé par le NrdS et les intérêts économiques des parties concernées (primes, revenus, emploi pour les travailleurs, chauffage urbain).
7L’emplacement envisagé impose une redéfinition générale de l’organisation territoriale du système de gestion des déchets au niveau provincial : la localisation de l’incinérateur à l’intérieur de la ville et en position de barycentre entre les aires sud-est et sud-ouest (c’est-à-dire le long de la limite entre les deux aires) impose de rééquilibrer le nombre d’incinérateurs prévus pour le territoire qui passe de trois à deux (un au sud et un au nord de la ville). Si le premier site a été identifié, il manque le second.
Le deuxième incinérateur (2005-2010)
8Le choix du second site relève d’éléments de nature complètement différente liés à la publication du nouveau plan de gestion des déchets en 2005. Dans ce cas, le choix de la province de ne pas répéter l’expérience participative précédente est très révélateur : à une table ouverte au consentement de nombreux acteurs, elle préfère une série de rencontres à huis clos avec chaque administration locale intéressée par le projet. Par conséquent, si dans le premier cas elle s’était dégagée de la responsabilité directe du choix du site du premier incinérateur (la laissant aux communes), dans le second elle assume un rôle direct.
Figure 2. Division de la province de Turin en bassins de gestion des déchets et principales municipalités engagées dans le processus de décision sur le deuxième incinérateur
9En 2006, une étude comparative menée par la province identifie Settimo Torinese comme le site le plus approprié pour la localisation7, dans une zone industrielle désormais abandonnée mais particulièrement adéquate du point de vue logistique. C’est à ce stade que le conflit avec le comité local (appelé Settimo non incenerire) et l’association environnementale Legambiente s’accentua fortement. L’élément marquant de cette phase est que le contentieux concerne peu les inquiétudes pour les atteintes à la qualité de l’environnement local8 mais renvoie surtout de façon générale à la politique de gestion des déchets de la province en remettant en cause la « nécessité » d’un second incinérateur. Face aux contestations, la province se montre favorable au dialogue et à la mise en place d’une table de discussion ouverte aux représentants de la société civile, en plus de ceux de la province et de la commune. Différents cas de figure mis au point par le polytechnique de Turin à travers la méthodologie Life cycle assessment sont pris en compte – y compris celui ne prévoyant pas la réalisation d’un second incinérateur (Blengini et Genon 2008). Même si ce processus n’aboutit pas à une décision, les données discutées ont le mérite de mettre en doute la nécessité de réaliser, dans les temps prévus par la province, une seconde installation. Par ailleurs, la crise internationale (avec une réduction de la consommation et de la production des déchets)9 et la fin du mandat de l’administration provinciale semblent renforcer l’intérêt de repousser les décisions relatives au second incinérateur jusqu’à l’arrivée de la nouvelle administration à la mi-2009.
10La période suivante est caractérisée par une phase de blocage durant laquelle même l’administration provinciale ne semble pas convaincue de l’opportunité d’une deuxième installation. D’autres idées émergent alors : en août 2009, celle d’accroître la capacité du premier incinérateur afin de traiter toute la production régionale, puis celle de remplacer l’incinérateur par une autre installation alternative, pour la gestion des boues et des eaux usées en accord avec la SMAT Spa (société publique de gestion des eaux de la ville de Turin) ou encore pour la gestion des déchets organiques en vue de la production de biogaz. La dernière proposition en septembre 2011 concerne Settimo Torinese et envisage l’implantation d’un système basé sur la technologie du four sur grille mobile pour l’élimination des déchets spéciaux (et non urbains donc ne dépendant plus de la compétence publique mais privée). Cette proposition a de nouveau déclenché une protestation à laquelle participe Legambiente pour soutenir le comité Settimo non incenerire.
Incinérateurs entre passé et présent
11Durant la période de débat et de controverse sur la localisation du deuxième incinérateur de la province de Turin, il est possible d’identifier des éléments appartenant au passé, au présent et au futur qui se combinent de façon synchronique. Même si la rupture vis-à-vis de l’héritage de NrdS apparaît nette et si la province cherche à récupérer le pouvoir décisionnel précédemment délégué, différents éléments de continuité (liés au moyen opératoire des aspects plus techniques) émergent. Par exemple, la première analyse environnementale et territoriale menée fin 2006 pour l’identification du premier éventail de sites pour la localisation de la seconde installation s’effectue selon des critères élaborés par la commission NrdS : accessibilité durable, retombées environnementales sur la population, poids sur le système naturel, environnemental et culturel. Certaines décisions (elles aussi héritées de NrdS) sont ratifiées officiellement par la province et s’avèrent être des références essentielles pour le deuxième incinérateur ; parmi elles, la plus importante est celle relative à l’identification de la commune de Montanaro comme site pour établir une décharge de service dans laquelle faire parvenir les résidus de l’incinération des déchets des deux incinérateurs prévus sur le territoire. Une telle décision entraîne par conséquent l’exclusion d’un certain nombre de communes (notamment celles qui sont les plus proches de Montanaro) de l’éventail des sites candidats pour l’accueil du nouvel incinérateur. Parmi ces derniers, il y a également la commune de Volpiano qui, selon les critères de NrdS, était apparue comme la plus appropriée pour la localisation de l’incinérateur et qui se présentait donc comme site attractif pour le second.
12Par rapport à l’expérience précédente, la province a développé un processus d’apprentissage, sélectionnant uniquement les aspects qu’elle juge positifs. Les enseignements acquis semblent valoir surtout pour le développement des aspects plus techniques et donc plus « objectifs » de la question et moins en ce qui concerne la dimension participative. Si on peut identifier une plus grande disponibilité de la province à l’égard de l’institution de tables de concertation publiques et ouvertes (par exemple vis-à-vis des requêtes des associations environnementalistes), il faut rappeler que dans le cas du deuxième incinérateur l’implication d’autres acteurs survient exclusivement après le choix des sites et non lors de la phase précédente de comparaison des différentes possibilités de localisation. La première phase, dédiée à sonder d’éventuelles disponibilités du territoire à accueillir l’installation, s’effectue de façon exclusive avec les administrations communales à travers des rencontres de type bilatéral. L’institution d’une « table technique » dans le cas de Settimo Torinese ne constitue pas une initiative de la province mais est le résultat des requêtes et de l’insistance du comité Settimo non incenerire avec le soutien de Legambiente (voir ci-après la section « Le rôle de la concertation »). Cette dernière association, par ailleurs, semble aussi avoir été marquée par l’expérience du premier incinérateur. Pour l’association environnementaliste, la constatation d’être sorti perdant de la confrontation pour la première installation a influencé toute la stratégie d’opposition pour le second. En effet pour celui-ci, ce qui est mis en discussion n’est pas la localisation en soi des usines (bien que le soutien aux comités locaux créés à Ivrea, Rivarolo et Settimo Torinese ne manque pas) mais bien la nécessité d’un autre incinérateur pour la province.
13Selon Legambiente, la concomitance d’une réduction importante de la production des déchets en 2007 et 2008 (expliquée par la province comme un effet « local » de la crise économique globale et donc de la contraction productive) et d’une augmentation de la collecte sélective jusqu’à 46,2 % rend très discutable la nécessité d’une deuxième installation. Le scénario envisagé par Legambiente est au contraire d’intensifier davantage la collecte pour atteindre 65 % et de mettre en place des mesures pour réduire la production des déchets.
14Enfin, les résultats du processus décisionnel relatif au premier incinérateur ont eu des effets importants s’agissant du rééquilibre fonctionnel entre les deux aires de la province. La réalisation d’un deuxième incinérateur devient en effet un instrument pour contrebalancer le poids acquis par la ville de Turin et le TRM Spa (société contrôlée par Turin) dans la gestion des déchets au niveau provincial. C’est en ce sens que doit être interprétée la candidature de Settimo Torinese pour obtenir l’incinérateur. Settimo Torinese est une commune qui détient les parts principales de la compagnie de gestion des déchets du bassin 16 (appelé SETA Spa), lui-même muni d’une décharge (située dans la commune de Chivasso). En plus de la collecte et de l’élimination, la possibilité de gérer également l’incinération des déchets (comme dans le cas de TRM Spa) constitue une opportunité économique très intéressante pour les communes situées au nord de la ville ainsi qu’un moyen de se démarquer de TRM Spa et d’acquérir une plus grande autonomie.
15Un autre exemple de contingence temporelle qui influence le processus décisionnel est celui de la campagne électorale pour les élections provinciales de 2009 ainsi que l’impact de la crise économique mondiale qui provoquent la suspension temporaire du processus décisionnel. Celui-ci, une fois repris, prend des connotations très différentes jusqu’à remettre en discussion la nécessité même du deuxième incinérateur pour la province ; dans les derniers documents liés à la question, de nouvelles options sont avancées. Selon Legambiente, la province a saisi de façon instrumentale ces événements pour suspendre sa décision qui devenait de plus en plus difficile à prendre face aux études et aux données qui semblaient favorables aux positions environnementalistes. En théorie, selon les délais fixés par la programmation, le choix de la localisation aurait dû être fait en même temps que la définition des projets. Or, cela s’est déroulé dans un cadre économique et politique différent et a poussé la province à mettre en discussion la nécessité du deuxième incinérateur, en admettant de fait les objections des associations environnementalistes. Le temps n’a donc pas été seulement un problème mais aussi une ressource.
Le rôle de la concertation
16Du point de vue de l’organisation (et de l’évolution) du processus décisionnel, le cas du deuxième incinérateur de la province de Turin pourrait en première analyse être interprété comme un contentieux entre différents acteurs : d’une part la province, l’acteur institutionnel promoteur de l’incinérateur ; d’autre part, la population (représentée par les comités locaux) et les groupes environnementalistes (principalement représentés par l’association Legambiente), qui réagissent aux différentes propositions de localisation. En réalité, le cas de Turin est plus complexe du fait de la non-linéarité du processus décisionnel, de la flexibilité de celui-ci au niveau spatial et au niveau temporel, de la participation de nombreux acteurs (expression de rationalités et d’intérêts non seulement divergents entre eux, mais encore variables dans le temps). L’intérêt de ce cas concerne aussi l’évolution particulière des discussions liées à la localisation de l’installation. Celle-ci, bien différente du schéma « traditionnel » décision/annonce/conflit/médiation du conflit, ne correspond pas non plus à la logique participative « classique » concertation/décision/annonce tentée pendant l’expérience précédente du NrdS. Au contraire, l’analyse du parcours décisionnel ne peut que débuter par l’abandon de l’expérience du NrdS de la part de la province de Turin. Si le processus participatif avait en effet représenté un succès du point de vue de la procédure (parvenant à l’identification consensuelle des sites possibles pour le premier incinérateur et limitant ainsi les conflits sur le territoire), il s’est avéré un échec du point de vue politique. En effet, la décision de la municipalité de Turin (principal acteur présent dans l’arène décisionnelle) de revendiquer sa responsabilité, son droit et sa volonté de localiser l’incinérateur sur son propre territoire avait invalidé le résultat du parcours décisionnel et imposé une réorganisation générale de la politique territoriale des déchets dans toute la province.
17Le parcours décisionnel lié à la réalisation du second
incinérateur démarre avec une rupture partielle vis-à-vis de l’expérience précédente. Une
rupture seulement partielle on l’a vu car l’approche, même modifiée,
conserve certains éléments du NrdS. Dans la démarche, la nouvelle phase est
marquée par le choix de la province d’assumer le contrôle du processus
décisionnel, alors que pendant le NrdS elle avait volontairement maintenu
une position de neutralité et d’observation. Le nouveau parcours s’articule
en deux phases :
– la
première, basée sur les travaux d’une commission technique interne à la
province qui, à travers différentes sélections et l’utilisation des critères
NrdS, parvient à identifier neuf sites appropriés pour la localisation de
l’installation ;
– la
seconde se caractérise par une série de rencontres bilatérales avec les
communes potentiellement concernées par la localisation de l’incinérateur
afin d’obtenir leur accord (et les déchets respectifs) et de discuter
directement avec elles des problèmes et des éventuelles solutions.
18Il est très important de remarquer qu’à la différence de la table des négociations pendant le NrdS (ouverte également aux principales associations), les rencontres bilatérales sont caractérisées par une fermeture vis-à-vis de l’extérieur. Une telle imposition du processus décisionnel a des retombées conséquentes sur la genèse et l’évolution des conflits sur le territoire : alors que le NrdS avait comme objectif de rendre plus explicites les positions en jeu pour gérer d’éventuels conflits, le nouveau parcours se prête à l’émergence de conflits sur le territoire (d’intensité plus ou moins forte).
19L’originalité de cette conflictualité est liée à sa mobilité spatiale : variété des localisations envisagées (suivant les indications de la commission ou des [auto-]candidatures de certaines communes), création de mouvements et de comités et intérêt de la part des associations environnementalistes (en particulier de Legambiente). Ces conflits suivent l’évolution du débat en se déplaçant sur le territoire : par exemple, à Ivrea, le comité local Ivrea la bella s’est opposé à la décision de la commune qui voulait se présenter comme candidate pour accueillir l’incinérateur en 2005. Bien que la déclaration de candidature soit arrivée avant le terme prévu par la province – les premières analyses sur les sites appropriés selon les critères NrdS n’étant pas encore faites –, le comité a aussitôt lancé la campagne de sensibilisation (pétitions et assemblées publiques). L’opposition est particulièrement dure car Ivrea reste longtemps la commune dans laquelle la localisation de l’installation est probable. Les résidents de la localité en question en arrivent même à solliciter un référendum pour demander de passer sous le contrôle administratif de la commune voisine (Pavone) qui avait déclaré son opposition à son insertion dans l’éventail des sites éventuels dressé par la province.
20C’est toutefois à Settimo Torinese que conflit et processus décisionnel trouvent une convergence particulière débouchant sur des formes de concertation et de confrontation originales entre les acteurs en jeu. Le cas de Settimo Torinese débute comme celui d’Ivrea à la suite de la candidature de la commune, suivie de l’évaluation positive de la commission technique10. Settimo Torinese se retrouve alors objet de toutes les attentions aussi bien de la part de la province que de la part des mouvements d’opposition à l’incinérateur. Ces derniers ont néanmoins des comportements très différents : alors que le comité local Settimo non incenerire créé pour protester contre la réalisation de l’installation poursuit une logique plus étroitement liée à la localisation, l’association Legambiente appuie ces initiatives mais poursuit également la controverse déjà entamée sur la stratégie adoptée par le plan provincial de gestion des déchets. La protestation de Legambiente met en doute l’estimation faite des quantités de déchets à traiter (à travers les installations d’élimination et d’incinération), la part de collecte sélective sur le territoire et les solutions d’équipements prévues par le plan11. Ces observations, largement documentées12 mais surtout d’ordre général (ne pouvant donc pas être assimilées à la logique NIMBY) conduisent la province et la commune de Settimo Torinese à établir une table de concertation avec les associations. Il s’agit d’un moyen de confrontation entre les institutions publiques en charge des déchets et les associations, porte-parole des intérêts issus du territoire – chacune des deux parties ayant six représentants. La durée des travaux est rigoureusement fixée à deux mois (de mi-février 2008 à mi-avril 2008) avec comme objectif général de vérifier attentivement l’estimation quantitative des déchets produits et des coûts économiques et environnementaux pour différents systèmes d’élimination en prêtant une attention particulière aux scénarios à moyens et courts termes. L’instrument choisi est lié à la réalisation de l’étude déjà mentionnée LCA par le polytechnique de Turin (Blengini et Genon 2008), à l’intérieur de laquelle deux couples de scénarios différents (par la quantité de déchets et par les solutions technologiques employées) sont particulièrement approfondis (figure 3).
Tableau 1. Schéma des quatre scénarios considérés dans l’analyse LCA par le polytechnique de Turin
Scénario 1A | Collecte sélective à 52,1 %, déchets résiduels directement à l’incinérateur et scories d’incinération en décharge |
Scénario 2A | Collecte sélective à 65,7 %, déchets résiduels directement à l’incinérateur et scories d’incinération en décharge |
Scénario 1B | Collecte sélective à 52,1 %, déchets résiduels prétraités, stabilisation fraction organique en décharge, fraction sèche-légère à l’incinération et scories en décharge |
Scénario 2B | Collecte sélective à 65,7 %, déchets résiduels prétraités, stabilisation fraction organique en décharge, fraction sèche-légère à l’incinération et scories en décharge |
Source : Élaboration par les auteurs
21Le couple 1A et 2A compare deux scénarios dans lesquels les déchets dérivant de la collecte sélective sont directement transportés à l’incinérateur ; dans le cas 1A ces déchets représentent 52,1 % (pourcentage prévu par le plan provincial de gestion des déchets) et dans le cas 2A ils représentent 65,7 % (objectif proposé par Legambiente). Le couple 1B et 2B correspond aux deux scénarios dans lesquels a lieu un prétraitement des résidus de la collecte sélective, fixée à 52,1 % et 65,7 %.
22Du point de vue du processus décisionnel, la façon dont les acteurs concernés (province et Legambiente) ont utilisé les résultats de l’étude du polytechnique de Turin est très intéressante. À la demande des commanditaires, l’étude renonçait à tirer des conclusions, se limitant à la comparaison des scénarios en termes quantitatifs et laissant donc à la commission l’interprétation finale des données pour la politique des déchets. Les conclusions rédigées séparément par la province et par Legambiente s’avèrent très divergentes les unes des autres.
23Legambiente considère en premier lieu les différents scénarios en fonction du niveau de collecte sélective. De cette façon, elle met en évidence indiscutablement le fait que « 65 % de collecte sélective avec récupération du matériel est préférable au 52 % pour tous les paramètres environnementaux analysés (énergie, émissions de gaz à effet de serre, santé publique, qualité de l’écosystème, préservation des ressources et des coûts économiques) »13 en concluant qu’un second incinérateur n’est pas justifiable du point de vue quantitatif, environnemental et économique. Legambiente ne se prononce pas sur la question des scénarios avec ou sans prétraitement et collecte sélective à 65,7 % car il semblerait que le rapport soit moins clair sur ce point. C’est justement cette ambiguïté qui est pointée dans la conclusion de la province qui compare exclusivement les couples de scénarios avec et sans prétraitement, excluant de son analyse le niveau de collecte sélective : « en ce qui concerne l’indicateur de la qualité de l’écosystème, il s’avère indifférent d’opter ou non pour le prétraitement ; par contre en ce qui concerne l’utilisation rationnelle des ressources naturelles, l’aiguille de la balance penche en faveur de l’exclusion du TMB – traitement mécanique biologique »14. De fait, la province ne fait aucun commentaire sur le niveau de la collecte sélective ; elle se limite à remettre en question la thèse selon laquelle les niveaux les plus élevés sont préférables aux niveaux les plus bas, au-delà d’un certain seuil, en ce qui concerne le coût économique et environnemental.
24Si les conclusions de Legambiente semblent plus pertinentes du point de vue des contenus techniques, celles de la province mettent en lumière un aspect fondamental lié au processus décisionnel : le choix de réaliser un second incinérateur sur le territoire ne dépend pas entièrement des aspects quantitatifs (déchets produits) ni de la nécessité réelle d’élimination mais répond probablement à des objectifs et des intérêts de nature politique et territoriale plus difficiles à cerner. Comme pour le NrdS, les méthodologies et les procédures utilisées pour faciliter la concertation, même en ayant une fonction importante de médiation du conflit, ne s’avèrent pas décisives. Encore une fois, ce sont les politiques qui souhaitent prendre en charge la responsabilité du choix15 (pour le NrdS, la municipalité de Turin avait bouleversé le cadre établi durant le processus participatif). Des événements de nature contingente comme la réduction imprévue des déchets produits donnent quant à eux l’occasion (et peut-être la justification) de retarder la décision finale à propos de l’incinérateur et de réouvrir (dernièrement) le débat sur la question des différents types d’installation.
Territoire et échelles géographiques
25Du point de vue territorial, l’évolution de la question du second incinérateur montre les signes évidents d’une « territorialité instable » (Bertoncin et Pase 2006). Cette instabilité se fonde sur le manque de symétrie et de stabilité (persistance dans le temps) des relations entre les acteurs qui participent au processus décisionnel et sur la tension sociale qui s’ensuit. C’est une situation bien différente de celle du NrdS, qui avait constitué un effort de la part de la province pour institutionnaliser un lieu de confrontation stable et reconnu par tous les acteurs. Dans le cas du deuxième incinérateur, les acteurs sont au contraire confrontés à des situations très changeantes. Il a déjà été question de l’influence sur les comportements des acteurs d’événements externes et conjoncturels comme la crise économique globale ou le changement soudain de certaines réglementations nationales, régionales ou provinciales. Les acteurs, néanmoins, ne les subissent pas de façon passive. En réagissant à l’instabilité de ces dynamiques, ils trouvent dans la référence à la dimension territoriale un élément essentiel pour redéfinir leurs stratégies relationnelles. Le territoire et l’échelle géographique sont utilisés par tous les acteurs (institutionnels ou non) comme ressources stratégiques pour poursuivre leurs objectifs (par exemple, pour soutenir ou s’opposer à la nécessité de réaliser un deuxième incinérateur). Ceci donne lieu à des « politiques d’échelle » (Swyngedouw 1997 ; MacKinnon 2010) des acteurs qui reproduisent parfois des échelles déjà consolidées (par exemple, la maille administrative) mais qui peuvent aussi les ignorer pour choisir d’autres échelles de relation plus fonctionnelles pour les intérêts des acteurs.
26Dans le cas du premier incinérateur, par exemple, la province met en pratique une politique explicite de grande ampleur afin de reproduire et mobiliser autour d’une table de discussion les positions présentes sur le territoire. L’objectif est politique : éviter l’apparition de mouvements de protestation et d’opposition après la conclusion du processus décisionnel, en invitant les acteurs locaux à s’exprimer ex ante et à se confronter dans une arène décisionnelle formalisée. L’arène décisionnelle de NrdS provient de fait d’une politique d’échelle identifiée par un encadrement spatial précis représenté par les communes et par les acteurs concernés. Par ricochet, le choix de ne pas établir une nouvelle table de confrontation pour le second incinérateur représente aussi un choix de politique d’échelle bien identifiable : à travers des relations bilatérales avec chaque commune, la province est en mesure de mieux faire valoir son poids dans la négociation, de construire un consensus politique et de contrôler directement l’évolution du processus de décision. Le choix de l’échelle territoriale constitue donc un instrument important pour la structuration du processus décisionnel.
27Malgré tout, les résultats des processus décisionnels s’avèrent souvent imprévisibles car d’autres stratégies de nature territoriale entrent en jeu et changent à chaque fois la donne. Par exemple, le cas de Turin montre comment les incinérateurs représentent non pas tant des chantiers discutés que des ressources économiques alléchantes pour les administrations communales – au moins jusqu’à ce que la révision de la loi nationale ne change complètement le système des primes à l’incinération des déchets, rendant ces installations moins intéressantes du point de vue économique, comme on le verra ultérieurement. La localisation des installations est donc cruciale pour influencer les stratégies d’échelle et les politiques territoriales.
28Le résultat du premier processus décisionnel a d’importantes répercussions sur l’organisation fonctionnelle du territoire, car il redéfinit les limites des aires de gestion des déchets (figure 3). Le PPGR de 1998 prévoyait en effet trois incinérateurs (un pour chaque aire de gestion). Le choix du site de Gerbido, à la frontière entre l’aire sud-est et l’aire ouest, impose au contraire un nouvel équilibre territorial : les aires de gestion se modifient, démentant le point de départ (que chacune des trois aires devait être autonome du point de vue de la gestion des déchets) et visant à atteindre l’autonomie à l’échelle de toute la province. Les incinérateurs passent de trois à deux : un au sud de la ville de Turin et un au nord.
Figure 3. Schéma de l’organisation fonctionnelle du territoire de la province et de son évolution
29Un tel résultat ouvre une nouvelle phase de compétition territoriale entre les communes de la périphérie nord qui se trouvent confrontées à la possibilité d’accueillir et de gérer un nouvel incinérateur. Dans ce cas aussi, le changement de l’échelle d’action détermine l’arrivée de nouvelles stratégies territoriales ambivalentes et sujettes à des modifications soudaines. Pour les municipalités de l’aire nord, la possibilité d’accueillir et de gérer une installation par l’intermédiaire d’une société de gestion des déchets (propriété publique) signifie pouvoir revendiquer une autonomie territoriale et fonctionnelle vis-à-vis du chef-lieu, outre le fait d’obtenir un bénéfice économique direct. L’incinérateur suscite donc un comportement ambivalent de la part des acteurs publics : l’intérêt économique, d’une part, et la crainte que les impacts environnementaux et sociaux déclenchent des conflits avec la population, d’autre part. Pour ces raisons, les comportements des administrations sont sujets à de vifs changements de direction. Le cas d’Ivrea est significatif, puisque l’on passe ici d’un intérêt explicite pour la localisation de l’installation à un comportement plus prudent, puis au retrait de la candidature de la commune. Le maire de Settimo Torinese aussi, après ses premières déclarations de candidature de sa commune pour l’accueil du projet, prend une position plus mesurée, tout en maintenant une certaine disponibilité. L’échelle supra-locale du gouvernement national joue un rôle fondamental dans ces changements partiels : la réglementation européenne sur la libéralisation du secteur et la norme qui abolit les CIP616 (canal principal de financement direct des incinérateurs) pour les chantiers qui seraient entrés en vigueur après 2008 représentent une diminution des recettes provenant de la gestion des déchets. Ce changement induit une plus grande prudence de la part des administrations communales qui hésite, dès lors, à se dire disposée à accueillir une nouvelle installation sur leur territoire.
30Au delà des stratégies communales et provinciales, la prise en compte de léchelle d’action est également un élément central pour analyser les initiatives des associations environnementalistes. Bien plus qu’un simple mouvement local, Legambiente dans le cas de Turin démontre avoir une très grande habilité à élargir l’échelle du « terrain of resistance » (Routledge 1996), jusqu’à prendre en considération l’ensemble du territoire provincial et plus généralement la « question des déchets » dans sa complexité. La contestation de Legambiente n’aborde pas les questions sanitaires ou strictement locales mais propose une révision générale de la politique provinciale des déchets fondée sur une organisation logistique différente et selon des critères d’une plus grande durabilité : réduction de la production des déchets, promotion de la collecte sélective, soutien aux installations de recyclage comme exemple d’actions pour redéfinir le système provincial de gestion des déchets. Legambiente est consciente des aspects politiques et économiques qui influencent les comportements des acteurs institutionnels et pèsent sur la table de concertation constituée pour le second incinérateur à Settimo Torinese. Elle réussit à orienter le débat sur des questions de nature technique, retardant considérablement une décision qui, comme on l’a déjà souligné, étant donné l’évolution réelle de la production des déchets ces dernières années, se serait démontrée précipitée. La confrontation entre mouvement environnementaliste et province, parallèlement aux circonstances qui retardent la décision définitive en ce qui concerne la localisation, produit un nouveau changement dans l’aménagement territorial de la gestion des déchets : un nouveau PPGR s’avère en effet nécessaire pour tenir compte des nouvelles options possibles, parmi lesquelles celle de la réalisation d’un seul incinérateur pour toute la province, bouleversant complètement l’organisation territoriale du système-déchet provincial précédent.
31En observant de quelle manière l’échelle (à la fois entendue comme instrument des politiques et stratégie des différents acteurs et comme résultat de leur interaction) influence le processus décisionnel, nous percevons comment la question des déchets entre de plain-pied dans la compétition politique entre les partis aux différents échelons territoriaux (de la commune à la région). Au sein de la province de Turin, guidée par une coalition de centre gauche pendant toute la période considérée, on peut enregistrer sur la thématique des déchets de nettes divergences entre les différents partis alliés. Tandis que les partis modérés soutiennent le choix de l’incinération et de la localisation d’abord de trois et ensuite de deux incinérateurs, la gauche radicale conteste dès le début une telle position (formalisée dans les plans provinciaux) pour soutenir une politique plus « écologique » centrée sur une collecte sélective plus importante. Bien que ces rapports politiques soient cachés et difficiles à analyser, on peut affirmer que, dans ce cas aussi, l’échelle joue un rôle fondamental. Le sujet des déchets devient en effet une occasion de négociation politique entre les différentes échelles territoriales réunies par une même appartenance. Par exemple, les trois administrations, municipalité de Turin, municipalité de Settimo et province de Turin ont été dirigées par le centre gauche pendant toute la durée des processus décisionnels liés aux incinérateurs et toutes les trois ont soutenu la réalisation des deux incinérateurs. À travers la gestion des déchets, un jeu de relations politiques sur le territoire semble s’ouvrir, grâce auquel il est possible d’obtenir des avantages et d’affirmer des pouvoirs, de gérer et de recouvrir des charges publiques importantes, de régler les rapports internes et externes avec les partis et enfin de créer un lien de communication entre les différents niveaux et acteurs en jeu.
Droit et autonomie décisionnelle
32Dans le cas turinois, les relations de pouvoir entre les acteurs sont fortement liées à la recherche de l’autonomie de décision et d’action. D’un côté, dans le choix de la province de rendre interne le processus de décision et donc de se détacher de l’expérience participative de NrdS, dans laquelle la responsabilité décisionnelle avait été déléguée à un ample collectif d’acteurs locaux ; il s’agit pour la province d’assumer explicitement ses responsabilités : même en étant ouverte au territoire, elle revendique le droit de choisir (par inclusion/exclusion) les sujets à solliciter sur la base de critères définis par l’institution elle-même (approche fortement top-down). D’un autre côté, dans l’émergence (plus ou moins marquée) de différents pouvoirs de résistance (en direction bottom-up) dans les localités correspondant aux « sites » identifiés par la province, pouvoirs qui revendiquent une autonomie par rapport aux décisions supra-locales ; ils ne proposent pas nécessairement de visions locales de la problématique (classifiables comme NIMBY), mais dans certains cas, ils offrent des visions alternatives plus larges, bouleversant la représentation du pouvoir de la province.
33Dans les deux cas, la manifestation de relations de pouvoir fondées sur la recherche d’autonomie fait directement appel à la dimension juridique. Celle-ci peut être entendue au sens strict comme recours au droit de la part des acteurs, ou au sens large comme recherche d’une plus grande formalisation de pratiques et de relations entre les sujets (production de nouvelles règles). Dans le premier sens, la province encadre et légitime son autonomie décisionnelle sur la base d’actes administratifs précis : le PPGR, mais aussi les délibérations administratives avec lesquelles sont accordées ou non les études et la documentation, etc. Dans le deuxième sens, il est possible de remarquer au sein des actions des opposants (avec une certaine variabilité selon les cas) une tentative d’institutionnaliser le conflit pour faire entendre leur propre voix : non seulement la demande de dialogue avec l’administration provinciale mais aussi la proposition de mener des études scientifiques sur la nécessité (ou non) de réaliser l’incinérateur et d’entamer une comparaison sur la base d’un programme de travail défini et partagé, comme par exemple le recours aux dispositions prévues par la loi (observations sur les études de localisation rédigées par la province).
34Malgré tout, l’utilisation instrumentale du droit « au sens strict » ne manque pas de la part des opposants à travers le contentieux : Legambiente dénonce le non-respect de la réglementation d’ordre supérieur, exprime des orientations pour de nouvelles règles et encadrements législatifs, et se pose comme défenseur de lois considérées inappliquées. Par exemple, l’association environnementaliste dénonce plusieurs fois le comportement de SETA et AMIAT (les sociétés de gestion des déchets de Settimo Torinese et Turin) qui agissent par dérogation à une loi régionale (24 février) qui interdit à un même organisme de réunir la collecte et l’élimination des déchets. Le recours au droit augmente par conséquent le niveau de formalisation du conflit. Le processus décisionnel se développe sur la base d’étapes institutionnalisées : documents techniques, études de localisation, planification, tables de confrontation, contentieux, etc. La formalisation du conflit devient fonctionnelle pour les différentes rationalités en jeu afin de justifier des positions et des idées : les choix de localisation comme leurs critiques se fondent sur la lecture de données et de statistiques et de références à la réglementation d’ordre supérieur afin de construire une représentation de la réalité.
35Le recours aux contentieux et les confrontations institutionnelles peuvent à leur tour agir directement sur les temps du conflit et du processus décisionnel. Parfois, cela se manifeste avec l’intention explicite de prolonger et de compliquer le processus même, de façon à gêner l’application (sans discussion) de décisions considérées comme néfastes pour le territoire.
Conclusion
36Les processus décisionnels et les conflits liés à la localisation des installations pour l’élimination des déchets présentent quelques traits communs qui permettent d’établir des comparaisons entre différentes études de cas ; cependant, certaines particularités sont strictement liées aux situations spécifiques définies par les acteurs, les ressources, les politiques, les discours locaux et dans un cadre plus large par des références supra-locales (réglementaires, politiques, culturelles).
37La première concerne l’échelle d’observation des conflits. Les conflits environnementaux sont souvent considérés comme NIMBY, ce qui semble justifier une prise de position externe par rapport aux contextes locaux. Si le conflit est de type NIMBY, il est facilement assimilable à un modèle général stéréotypé et analysable de l’extérieur, et les motivations locales apparaissent comme des variations sur un thème évident et prévisible. En partie opposées à ce comportement, plusieurs approches convergent sur la construction de cas d’études locales afin d’essayer de comprendre les spécificités des discours, des rationalités et des territorialités, autrement invisibles si l’on s’arrête à l’échelle supra-locale. À l’échelle locale, le réductionnisme des explications NIMBY paraît évident, mais le risque est de tomber dans des interprétations idiographiques ne permettant pas d’interprétations générales, sinon dans les termes d’une opposition très générique à des décisions « imposées d’en haut ».
38Les situations liées à la localisation des deux incinérateurs dans la province de Turin rendent évidentes les limites des deux approches et la nécessité de ne pas partir d’une focale d’observation fixe. Si l’on avait considéré uniquement l’échelle locale, la situation du premier incinérateur n’aurait été compréhensible qu’en partie car, dans ce cas, le processus décisionnel a été ouvert sur la base de la redéfinition permanente des niveaux de l’analyse, de l’organisation fonctionnelle et des compétences qui ont été continuellement redéfinies et concertées par les acteurs participants au NrdS. Dans le cas du second incinérateur, l’adoption de la seule échelle locale (par exemple, en se concentrant sur le rôle et sur l’opposition du comité Settimo non incenerire) aurait empêché de percevoir que la contestation de l’incinérateur ne reposait pas sur une vision locale du problème (crainte de répercussions sur la santé et sur la qualité de l’environnement local) mais sur une critique plus générale de la politique de gestion des déchets proposée par la province. L’adoption d’une échelle plus vaste aurait toutefois également eu des limites, dans la mesure où cette position aurait conduit à à analyser le processus décisionnel dans les termes stéréotypés d’une opposition entre l’institution promotrice du projet, la province et l’association environnementaliste (Legambiente) sans reconnaître le caractère diffus et surtout variable dans le temps de la conflictualité sur le territoire. La réalité apparaît au contraire extrêmement articulée à cause de l’évolution spatio-temporelle complexe du processus décisionnel relatif à la localisation de l’infrastructure et aux implications que celle-ci exerce sur les acteurs en jeu. La deuxième précaution suggérée par le cas turinois concerne la multiplicité des différents niveaux (et leur non-correspondance entre eux) à partir desquels se développe le processus décisionnel. Le choix de réaliser l’incinérateur est en effet lié à une pluralité de conditions qui peuvent être difficilement décomposées : des scénarios relatifs à la production des déchets sur le territoire aux différentes options technologiques disponibles pour leur élimination, de l’évaluation des impacts possibles d’une installation d’incinération sur l’environnement et sur la santé à l’intérêt économique qui peut en dériver pour les gestionnaires, etc. Le résultat d’une telle complexité est une superposition entre différents niveaux de confrontation et de relation entre les acteurs : à chaque niveau de nouvelles questions et de nouveaux facteurs qui n’existaient pas au niveau précédent sont à prendre en considération ; en outre, les acteurs en jeu changent aussi.
39Le premier niveau concerne l’organisation du territoire dans une optique fonctionnelle. La confrontation entre les acteurs se base sur la divergence de points de vue à propos de l’organisation de la filière des déchets. De nombreux acteurs collectifs y participent : administrations publiques (province et communes), associations environnementalistes, comités d’habitants, organes de presse. Un rôle fondamental est celui du « savoir technique » représenté par différentes expertises auxquelles les acteurs se réfèrent (polytechnique et université, « experts » du problème déchets, etc.). Dans certains cas, les « experts » sont reconnus comme tels à l’unanimité, dans d’autres cas, ils sont qualifiés d’extrémistes, engagés et « partiaux ». À ce stade, le processus décisionnel semble être caractérisé par un niveau très élevé de formalisation. La cause de la confrontation est la localisation optimale de l’incinérateur et son éventuelle nécessité (ou non) en fonction de l’augmentation de la collecte sélective et de la diminution des déchets produits.
40Le deuxième niveau se concentre sur les intérêts économiques liés à la localisation de l’ouvrage. Les rationalités des acteurs sont moins explicites, même si les protagonistes sont encore des acteurs collectifs (personnes juridiques et sujets institutionnels). Les aspects technico-fonctionnels passent alors au second plan, laissant place à des évaluations stratégiques et économiques plus complexes : le rendement de l’éventuelle gestion publique de la structure, les compensations économiques, la propriété des terrains sur lesquels sera localisée l’installation, etc. La localisation de l’incinérateur n’est plus guidée par la recherche d’une raison technique (mais par la retombée qu’une telle structure peut avoir sur le territoire. C’est donc un niveau relevant de l’analyse géopolitique : la localisation d’une structure de traitement des déchets et la participation des acteurs publics dans la société de gestion représentent un élément d’attractivité économique et de pouvoir pour les municipalités du territoire. Le débat sur la localisation est donc lié au contrôle sur l’incinérateur et sur le territoire de façon plus générale. D’une certaine façon, les aspects sanitaires et techniques, comme la réglementation peuvent être utilisés par les acteurs pour légitimer leurs propres requêtes. Souvent les termes de confrontation sur ce plan sont incohérents et contradictoires par rapport au niveau fonctionnel ; ils invalident les résultats des accords passés à ce niveau et offrent des interprétations marquées par les intérêts des acteurs en jeu.
41Enfin le troisième niveau concerne les avantages politiques liés à la réalisation (ou non) de l’installation. Il s’agit du niveau le moins formalisé et le moins explicite. C’est le terrain sur lequel se jouent les relations entre les personnalités et leurs rôles (dans les partis et dans les sociétés de gestion qui gouvernent le territoire) aux différentes échelles territoriales qui influencent directement les décisions prises à propos de la question des déchets. À ce niveau, en effet, les déchets représentent un instrument important pour obtenir des avantages politiques et pour l’échange et la régulation des fonctions politiques (par exemple, la présidence des sociétés publiques de gestion est fortement liée à la couleur politique des administrations). En outre, un tel niveau représente l’interface entre les échelles de gouvernement du territoire, le langage à travers lequel les différents acteurs politiques concernés par les processus décisionnels se confrontent et disputent le « match » des déchets. Il s’agit d’un niveau de confrontation hautement dématérialisé dans lequel les questions technologiques, sanitaires et fonctionnelles sont très peu considérées. Le milieu politique est aussi celui à travers lequel l’échelle nationale exerce sur le local son influence directe, aussi bien au sein des courants internes des partis de la majorité et de l’opposition qu’en termes de production de réglementations qui peut porter à réouvrir les processus décisionnels à l’échelle locale.
Notes de bas de page
1 Provincia di Torino, « Rapporto sullo stato del sistema di gestione dei rifiuti », novembre 2011, p. 15.
2 Programme de la province de gestion des déchets publié par la province de Turin. En Italie, les activités de programmation dans le domaine de la gestion des déchets sont déférées aux provinces et réglementées par le décret législatif 152/2006.
3 Depuis 1992, il existe en Italie une prime (appelée CIP6) qui assimile la production d’énergie provenant d’incinérateurs à celle liée aux sources renouvelables. Ceci permet aux exploitants d’installations fonctionnant grâce à l’incinération des déchets de vendre l’énergie électrique obtenue à partir du processus de combustion à un prix favorisé grâce à deux éléments : une exonération des coûts (dont la durée était fixée à quinze ans) et une prime (pour une durée de huit ans). Les primes CIP6 ont provoqué des controverses au niveau national car, même si elles ont été conçues pour soutenir les sources d’énergie renouvelables, elles auraient surtout favorisé la construction d’incinérateurs considérés comme source « alternative ».
4 La décharge de Basse di Stura, d’une capacité de plus de 23 000 000 m3 pour une superficie de 890 000 m2, a cessé de fonctionner en 2010. Elle est gérée par AMIAT Spa, une société participative détenue à 99 % par la commune de Turin qui s’occupe également du ramassage des déchets.
5 La décision prise par la province d’adopter une approche participative se fonde sur la volonté d’éviter autant que possible de faire un choix purement technique inévitablement freiné ou entravé par l’opposition locale. La première composition du comité enregistre la participation de 45 membres : le président (conseiller à l’environnement de la province de Turin), 23 maires, 17 représentants des groupes locaux (associations et comités), 4 représentants des compagnies ou sociétés de traitement des déchets.
6 Il s’agit d’un site localisé dans la Gerbido (localité à l’extrême sud-ouest de la commune de Turin) qui appartient à la GTT, une société mixte qui aménage le transport public dans la ville de Turin.
7 Settimo Torinese présente des caractéristiques économiques et territoriales très hétérogènes. Appartenant à l’aire d’industrialisation ancienne de Turin, c’est une commune qui a bénéficié d’investissements immobiliers importants et a enregistré un processus d’urbanisation significatif.
8 Sans aucun doute, les dénonciations et la défense de la santé publique par le comité Settimo non incenerire sont proches de la position NIMBY ; ils considèrent que le caractère inadéquat de la zone choisie est renforcé par la présence d’activités industrielles polluantes. Toutefois, la possibilité de s’allier à l’association Legambiente (jusqu’à vouloir devenir une section locale de cette organisation) a représenté pour le comité une montée en généralité, les conduisant à une réflexion plus ample qui ne peut pas être considérée comme NIMBY. De son côté, Legambiente a trouvé dans le comité un soutien à l’échelle locale lui permettant de devenir un interlocuteur crédible et identifiable.
9 La production de déchets sur le territoire de la province est passée de 1 200 tonnes par an en 2006 à environ 1 000 tonnes en 2010 (statistiques de la province de Turin).
10 Dans un premier temps, Settimo Torinese, commune située en dehors du territoire pris en considération, n’était pas inscrite sur la liste des communes faisant l’objet de l’évaluation de la commission technique. La candidature de la commune ouvre donc une nouvelle phase d’évaluation, à l’issue de laquelle elle est déclarée appropriée pour la localisation de l’incinérateur (attirant aussitôt l’attention des associations environnementalistes).
11 Legambiente avance que la réduction de la production des déchets en 2007 (observation vérifiée) et l’augmentation de la collecte sélective (de 41,2 % à 46,2 %) rendent discutable la nécessité de réaliser le deuxième incinérateur. L’incohérence entre les objectifs de collecte sélective du PPGR (52,1 % en 2011) et ceux indiqués dans la loi nationale (65 %) est également dénoncée.
12 Les études, les considérations et la documentation produites par la section Piémont et Val d’Aoste de l’association Legambiente sur la politique provinciale des déchets et sur le second incinérateur sont consultables sur le site internet [http://www.legambientepiemonte.it/rifiuti.htm]. Le « Documento programmatico 2009-2011 » contient notamment les propositions de révision du plan provincial de gestion des déchets de la province de Turin.
13 Legambiente, Communiqué de presse final de la Table de concertation réalisée avec la Province du Turin, 13 novembre 2008, Turin.
14 Province de Turin, Commentaires de la Province de Turin sur la version définitive de l’étude « Analisi energetico ambientale con metodologia LCA ed analisi economica dell’attuazione del Piano Provinciale di Gestione dei Rifiuti alla luce dei nuovi obiettivi di Raccolta Differenziata introdotti dal D.lgs. 152/06 » réalisée par le Polytechnique de Turin, Turin, 13 novembre 2008.
15 Alors que l’analyse LCA du polytechnique de Turin était en cours, la province approuvait les résultats de l’étude sur la localisation de l’incinérateur qui désignait Settimo Torinese comme la commune la plus appropriée ; un choix politique qui menaçait la légitimité même de la table de concertation voulue par l’association Legambiente.
16 En 2007, les CIP6 sont abolies (même si elles réapparaissent en 2009 avec toutefois quelques modifications). La réception de la réglementation européenne en matière de libéralisation fait que, pour attribuer la gestion de l’installation, il est nécessaire d’établir un appel d’offre européen qui pourrait favoriser une gestion privée et non publique (réduisant ainsi l’intérêt des municipalités à l’égard de la gestion de l’installation).
Auteurs
Matteo Puttilli, géographe, est maître de conférences au Département d’histoire, d’archéologie, de géographie, des beaux-arts et de la scène de l’Université de Florence. Il travaille sur des thématiques socio-environnementales : le rapport entre le développement local durable et les systèmes territoriaux, la territorialisation des énergies renouvelables, les conflits et la justice environnementale. Il est actuellement engagé dans des projets de recherche sur la marginalité urbaine et sur l’analyse des processus d’inclusion et d’exclusion sociales dans l’aire méditerranéenne.
Nadia Tecco a obtenu en 2008 un doctorat en analyse et gouvernance du développement durable par l’Université Ca’ Foscari de Venise avec une thèse sur l’adoption et la diffusion des biotechnologies agricoles dans les pays d’Amérique latine. Elle est actuellement boursière du Département des sciences agronomiques, forestières et alimentaires de l’Université de Turin. Ses recherches portent sur la gouvernance environnementale, la gestion publique et privée de ressources, l’économie des ressources naturelles et environnementales.
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