Le DES : les chercheurs comme « sous-produits »

2Créé en 18862, généralisé à l’ensemble des disciplines scientifiques et littéraires en juin 1904, le DES est nécessaire, en sus de la licence, pour se présenter aux concours d’agrégation de l’enseignement secondaire jusqu’en 1966, date de son remplacement par la maîtrise. En sciences physiques, la réglementation des épreuves est inchangée de 1904 à 1966 : pour obtenir ce titre, et selon un processus calqué sur le doctorat, le candidat doit exposer ses travaux devant un jury désigné par le doyen, et répondre à une seconde question destinée à évaluer sa culture générale dans la discipline concernée. Plus précisément, il est ainsi réglementairement confronté à

1. Une composition d’un travail exposant les résultats des expériences faites par le candidat de physique, de chimie ou de minéralogie, choisi par lui et agréé par la faculté ;

2. Une interrogation sur ce travail et sur des questions données trois mois au moins à l’avance et se rapportant à la même partie des sciences physiques.3

Le travail peut consister soit en des recherches originales, soit en l’étude d’un mémoire, avec reproduction et vérification des expériences, soit en une étude étendue sur une question de physique mathématique.4

3L’examen lui-même se fait au laboratoire, comme l’indique la fiche du Bureau universitaire de statistiques consacrée aux facultés des sciences :

Le candidat doit exposer la théorie et les résultats de son travail dans un mémoire détaillé, accompagné de cahiers d’expériences et d’observations et d’un cours résumé en deux exemplaires indiquant les méthodes suivies et les résultats obtenus. Les épreuves comportent aussi une interrogation sur le mémoire et sur des questions données à l’avance par la faculté.5

4Le DES n’est donc matérialisé, à l’instar des doctorats, que par un mémoire et un examen : aucun enseignement dédié n’est mis en place. Il peut ainsi, incidemment, permettre de détecter des dispositions de futur chercheur, mais il n’a pas spécialement vocation à les susciter. Françoise Rouquérol, qui a réalisé un DES en 1957-1958 dans le Laboratoire de chimie générale de la Sorbonne de Paul Laffitte, cite ainsi dans un entretien celui qui a supervisé ses travaux à cette occasion, le chimiste du CNRS Boris Imelik :

C’est ce que disait Imelik : « Moi, je ne vais pas perdre du temps à suivre des gens qui ne sont pas capables. Ils se jettent dans l’eau, s’ils coulent et bien voilà, je m’en débarrasse, et s’ils sont capables, ils survivent. » C’était exactement ça.6

5Malgré ce caractère informel, et quasi darwinien, le DES joue un rôle important dans les laboratoires : jusqu’en 1960 environ, il constitue le second titre certifiant une pratique de la recherche le plus attribué, après le doctorat ès sciences. Il est ainsi attribué à 3 109 étudiants par la faculté des sciences de Paris entre 1944 et 19657, dont 1540 en sciences physiques, 1542 en sciences naturelles et 27 en sciences mathématiques8 ; les rares chiffres disponibles laissent à penser que l’ensemble des facultés des sciences françaises en produit le triple, puisque pour l’année 1957, pour 464 DES soutenus dans les facultés des sciences, 144 le sont à Paris, soit 31,0 %, dont 61 sur 188 en sciences physiques, soit 32,4 %9. Par ce biais, la faculté des sciences de Paris joue en outre un rôle majeur dans la prise de contact des futurs enseignants avec le laboratoire, puisque sur ses 1 621 diplômés d’études supérieures entre 1944 et 1959, 728 réussissent à l’agrégation de sciences physiques (411) ou naturelles (317), soit 45 % du total des 1630 agrégés de ces disciplines sur cette période (883 en sciences physiques, 747 en sciences naturelles).

6Si aucune contrainte officielle ne s’exerce sur le lieu de travail de l’étudiant, ceux qui préparent ce titre, et que l’on surnomme « diplomitifs », s’initient en pratique à la recherche dans des laboratoires placés dans le giron de l’Université, et ce au sortir de leurs études de licence : l’âge moyen des étudiants obtenant un DES de sciences physiques entre 1950 et 1963 est de 24,5 ans (25,0 ans en sciences naturelles)10. Entre 1944 et 1959, période pour laquelle cette information est le plus souvent disponible, 35,8 % des mémoires parisiens sont le fruit de travaux réalisés entre les murs de la Sorbonne elle-même, et 32,4 % à l’École normale supérieure. Les laboratoires de la rue Lhomond sont en effet accessibles aux étudiants extérieurs à l’ENS sous réserve de l’accord de l’un des professeurs qui y travaillent : entre 1944 et 1960, 50,4 % des diplomitifs de ces laboratoires sont normaliens de la rue d’Ulm, 35,1 % d’une autre ENS11, et 13,7 % ne sont pas normaliens12. Il faut ajouter à cela que 14,2 % des étudiants ont travaillé dans un institut ou laboratoire rattaché à la faculté, mais situé hors de son siège principal, comme l’Institut Henri Poincaré (IHP), le Laboratoire de chimie physique, les laboratoires du PCB, l’Institut d’astrophysique, l’Institut de physique du globe, ou encore l’École nationale supérieure de chimie de Paris. En outre, 14,8 % d’entre eux se sont initiés à la recherche dans un laboratoire du CNRS, une autre grande école comme l’École polytechnique, l’Institut d’optique théorique et appliquée ou l’ESPCI, ou encore au sein d’un organisme indépendant comme l’Institut Pasteur ou l’Institut de biologie physico-chimique. Enfin, malgré tout, 1,6 % d’entre eux ont été accueillis dans un service industriel de recherche, le plus souvent chez Thomson-Houston, à la CSF, ou chez Saint-Gobain – le lieu de travail restant inconnu pour 1,2 % des étudiants.

7Le statut symbolique de ce titre est faible : les mémoires qui en sont issus sont seulement dactylographiés, leur diffusion est extrêmement restreinte. Surtout, le DES recouvre un dispositif de production de scientifiques fondamentalement ancré dans le modèle du savant : la capacité à produire un savoir nouveau n’est pas considérée comme quelque chose qui puisse s’apprendre, mais comme une disposition rare, incréée, qui ne peut se révéler qu’au contact seul à seul avec la paillasse, sous la houlette d’un lointain mentor. L’échec éventuel du projet est conçu comme une fatalité, et donc comme accessoire, n’empêchant absolument pas l’accès au titre, puisque l’objectif premier reste avant tout d’assurer le contact des futurs enseignants avec la vie de laboratoire, et non de mettre le pied à l’étrier à de futurs chercheurs : même ceux qui se consacreront à l’enseignement secondaire auront un laboratoire à leur charge, les lycées ne disposent alors que rarement de personnel dédié pour les travaux pratiques, ce qui se traduit par l’existence d’une heure de laboratoire, décharge de service analogue à l’heure de cabinet des professeurs d’histoire-géographie. La lecture des rapports de jurys montre bien que ce qui est évalué ce sont avant tout des dispositions, tant la possibilité même d’obtenir des résultats dans le temps imparti est aléatoire. André Maréchal note ainsi, à propos du travail d’optique de Gisèle Schilliger en 1960 :

Mademoiselle Schilliger s’est attaquée à ces divers problèmes et malgré un travail assidu et efficace il n’a pas été possible de tirer des conclusions définitives dans les délais accordés à ce travail. Ceci ne retire rien aux mérites de mademoiselle Schilliger qui a montré des qualités d’intelligence et d’habileté expérimentale.

8Tous les secteurs disciplinaires ne sont bien sûr pas logés à la même enseigne : si les sujets de chimie organique permettent très souvent la synthèse de substances nouvelles, parfois par dizaines, les théoriciens de l’IHP se contentent le plus souvent de demander à leurs étudiants des mises au point bibliographiques.

9Cela ne veut pas dire bien sûr qu’un tel dispositif ne suscite pas des vocations et ne renforce pas des dispositions de chercheurs, mais il s’agit là d’un « sous-produit », au sens industriel, émergent et non intentionnel, comme l’explique Yves Rocard en 1954, lors d’un congrès organisé à Bonneville par l’Union des associations d’anciens élèves des lycées et collèges français, et consacré à la formation des professeurs :

Ce diplôme d’études supérieures a été institué pour leur [les agrégatifs] donner « le contact des maîtres de la science ». Mais les maîtres de la science, soit qu’ils aiment à faire éclore la flamme chez les jeunes, soit que, très prosaïquement, ils cherchent des nègres pour faire marcher leurs laboratoires, gardent finalement ces jeunes gens sous leurs ailes ; les agrégés, qui ont connu pendant un an la douceur de l’existence laborantine, ont là en fait une raison de plus d’y retomber après leur concours.13

10Exemple parmi d’autres, le rapport que Pierre Grivet rédige à propos du travail de Jacques-André Martin, en 1954 :

Dans tout ce travail Martin s’est montré un travailleur acharné et extrêmement inventif et adroit. Ce serait un chercheur d’élite s’il n’avait décidé de se consacrer à l’enseignement. Je souhaite qu’il change d’avis avant de s’être trop engagé, car j’ai rarement pu observer un candidat au diplôme qui fasse preuve d’autant de solidité et de brillant.

11Et de fait, Martin change d’avis : agrégé en 1955, il soutient une thèse de doctorat ès sciences physiques en 1967, réalisée dans l’Institut d’électronique fondamentale créé et dirigé par ce même Pierre Grivet à Orsay.

12Plus que d’obtenir des résultats scientifiques, le diplôme d’études supérieures permet ainsi avant tout d’observer l’étudiant in situ, afin de déterminer s’il détient des dispositions prometteuses ou non pour la recherche, tout en assurant à ceux qui n’ont pas l’habitus suffisamment adéquat un titre utile en vue d’une carrière enseignante. Le chimiste Marcel Châtelet conclut ainsi un rapport de 1962 : « M. [Jean] Klein a travaillé honnêtement mais il ne semble pas qu’il réunisse les qualités nécessaires à la recherche » ; à l’inverse, la même année, Alfred Kastler conclut que Jean-Émile Robert « semble mieux doué pour la recherche que pour l’enseignement ». Les rapports écrits à la suite de la soutenance sont de fait centraux dans cette double fonction, en ce sens que, transmis de façon informelle au président du jury de l’agrégation, ils jouent un rôle majeur dans la décision de celui-ci d’accorder ou non une dérogation pour le CNRS ou une faculté aux admis qui souhaiteraient choisir la recherche ou l’enseignement supérieur plutôt que le lycée. Tout laisse en outre à penser que les commissions du CNRS avaient elles aussi accès à ces documents, formellement ou non, au moment des recrutements de stagiaires de recherche.

13Cette fonction de repérage des futurs chercheurs en vient à être si efficace, dans un contexte de développement exponentiel du système de recherche, qu’une partie non négligeable des diplomitifs, encouragés en cela par les chercheurs de leur laboratoire, choisissent de ne pas même se présenter au concours : c’est le cas, par exemple, de la physico-chimiste Jacqueline Belloni14, entrée en 1956 à l’Institut du radium, affectée par Jean Teillac au groupe de Moïse Haïssinsky, puis recrutée à compter du 1^er octobre 1957 comme stagiaire de recherche au CNRS, sur la base d’un diplôme pas même encore soutenu ; elle obtient ensuite une thèse de doctorat ès sciences en 1961 avant de poursuivre sa carrière au CNRS. Le cas n’est pas exceptionnel : si l’on inclut les normaliens15, 41,9 % des diplomitifs agrégés entre 1944 et 1960 deviennent docteurs d’État avant 1969, contre 30,4 % des non-agrégés ; mais si l’on exclut les normaliens, ne conservant que les étudiants pour qui passer l’agrégation est une option et non une obligation, on observe que 21,1 % des diplomitifs agrégés seulement soutiennent une thèse de doctorat d’État avant 1969, contre 31,6 % des non-agrégés.

14Malgré le succès de Belloni, il semble bien que l’ambiguïté du titre ait joué contre la présence féminine en sciences physiques. Physique et chimie se définissent avant tout comme des sciences expérimentales, engageant donc des savoir-faire pratiques, donc corporels, ce qu’Antoine Willemart désigne dans ses rapports sous le terme de « disciplines » du comportement et du regard, qui ne peuvent être transmis par la voie livresque ou le cours magistral. Albert Arnulf insiste ainsi particulièrement sur ces aspects corporels dans son rapport sur le travail de Lucienne Max, en 1948, qui a nécessité l’entraînement de son regard16 :

Ses résultats sont dignes de confiance, et seront utilisés avec fruit. La prise des clichés demande des réglages et des contrôles photométriques précis, et un soin extrême dans les opérations de développement, sans lequel les résultats sont incohérents. Le dépouillement, obligatoirement visuel, est une opération très délicate, qu’elle a su mener à bien.

15Pour un diplôme d’études supérieures, l’acquisition de ces dispositions à l’expérimentation n’est pas considérée comme allant de soi, contrairement à ce qu’il en est pour un doctorat : elle est dès lors l’objet d’une attention plus soutenue, et de descriptions plus fines que dans les rapports rédigés pour les titres plus élevés. Les rapporteurs louent ainsi tout particulièrement les étudiants dotés d’une grande « adresse expérimentale », alors que la maîtrise des enjeux théoriques est seulement accessoire. Cette mise en valeur des dispositions à l’expérimentation n’est pas neutre, en particulier du point de vue du genre : là où les jeunes gens sont décrits de manière conquérante comme « habiles », « adroits » et « agiles », les jeunes filles sont « consciencieuses », « minutieuses », « opiniâtres », elles ont travaillé « avec beaucoup de soin » ; la même opposition se retrouve bien sûr dans les rapports des autres diplômes, y compris pour le doctorat, mais elle est particulièrement visible pour les DES précisément parce que les dispositions à l’expérimentation sont centrales dans l’évaluation. Une telle situation s’explique en partie par la socialisation différenciée des étudiants et des étudiantes17, qui structure des habitus différents depuis la prime jeunesse, mais elle est aussi dans l’œil de l’observateur lui-même, ici le rapporteur, qui tend à minorer les dispositions à l’expérimentation des femmes en les renvoyant à l’univers du scolaire, voire du domestique, et non à celui du bricolage innovateur, domaine considéré comme masculin. Yvette Cauchois, l’une des rares femmes en position d’écrire des rapports avant les années 1960, entreprend ainsi de défendre activement le travail d’Annie Lemasson en 1945, craignant sans doute que les mérites de l’étudiante ne soient masqués aux yeux du jury par un habitus féminin fait de sous-estimation de soi et de modestie scolaire :

Je suis très satisfaite de son travail qui me semble la classer comme un excellent chercheur possible. Ses qualités sont malheureusement parfois masquées par les défauts correspondants : timidité, doute de soi-même, découragement. Elle doit s’entraîner à prendre confiance en elle-même.

16Annie Lemasson est pourtant alors élève de l’ENS de jeunes filles : même le succès à un concours difficile ne suffit ainsi pas à contrebalancer le déficit de confiance en soi que peut subir une étudiante par rapport à ses camarades masculins, a fortiori dans les années 1940 et 1950 – aucun normalien de sexe masculin n’est jamais soupçonné d’un tel découragement… L’appui marqué d’Yvette Cauchois s’avère efficace : si le président Jean Cabannes indique simplement que l’impétrante « fera une très bonne candidate à l’agrégation », celle-ci réussit par la suite une belle carrière universitaire, étant successivement agrégée-préparatrice, maîtresse de conférences puis professeure à l’ENS de jeunes filles18. Un tel soutien direct paraît avoir été tout sauf superfétatoire pour contrebalancer l’érosion structurelle de la présence des femmes au cours du cursus honorum menant à la recherche : si 19,0 % des thèses de doctorat ès sciences physiques soutenues à Paris entre 1944 et 1965 le sont par des femmes, celles-ci représentent 43,5 % des diplomitifs en sciences physiques de la même période (54,5 % en sciences naturelles) ; 21,4 % seulement des femmes acquérant un DES entre 1944 et 1959 obtiennent aussi un doctorat ès sciences avant 1969, contre 46,4 % des hommes, et pour une proportion moyenne de 36,5 % de docteurs chez les diplômés d’études supérieures19.

La création du troisième cycle

17La sortie de cet informel, la création d’un dispositif formalisé, systématisé, de formation à la recherche, est une revendication ancienne du milieu scientifique : les Compagnons de l’Université nouvelle ont ainsi préconisé dès le sortir de la Première Guerre mondiale l’institution d’un cycle de formation à la recherche20 ; leur président Henri Laugier en demande la création en 1934, devant l’Institut international de coopération intellectuelle21. Le projet est réactivé pendant la Seconde Guerre mondiale, avec la multiplication des projets de réforme au sein des milieux de la France libre, en particulier le « rapport Auger », publié par le physicien Pierre Auger dans la Revue d’Alger en 194422, qui s’inspire à la fois des graduate schools américaines et de l’ENS pour proposer la création de deux intermédiaires entre la licence et le doctorat ès sciences : la licence supérieure et la maîtrise ès science, respectivement proches du master degree et du PhD. L’objectif d’Auger est alors d’amener le système universitaire français à former plus de jeunes chercheurs, et à le faire plus efficacement, en mettant en place ce qu’il n’appelle pas encore un troisième cycle, tout en conservant une nette hiérarchie dans l’accès aux plus hauts grades : dans son esprit, « en réalité, un très petit nombre seulement de jeunes gens pousseront leurs études jusqu’à l’enseignement supérieur proprement dit et le doctorat »23. Si l’arrivée de Pierre Auger à la direction de l’enseignement supérieur n’a pas permis la mise en place de ce système, l’idée est ainsi réactivée dans les milieux scientifiques, et en particulier soumise par le beau-frère d’Auger, Francis Perrin, lors d’une réunion de la deuxième sous-commission, dite « des chercheurs », de la commission de la recherche scientifique et technique du II^e Plan (dite « commission Laugier »), le 22 mai 1953. Il propose de créer un dispositif

où, après la licence et pendant deux ans, chaque étudiant apprendrait pendant un an une spécialité, ensuite, pour la même période, un enseignement […] par contact avec les sciences vivantes et le laboratoire. Cet enseignement […] serait confirmé par deux certificats supérieurs et enfin par un diplôme d’études. Il manque en France ce troisième cycle, et c’est une infériorité avec la formation américaine. Cependant, les étudiants travaillent mieux en France et les éléments sont bons par rapport à d’autres pays.24

18Un tel dispositif concernerait deux domaines : la formation à la recherche dans les facultés des sciences – le cas des autres facultés n’est pas même évoqué ; la spécialisation technique des ingénieurs issus d’écoles généralistes. Dans l’esprit de Perrin, ce diplôme aurait en outre le mérite d’inciter à la spécialisation des facultés, en particulier non parisiennes. L’accord des universitaires et directeurs d’écoles d’ingénieurs de la sous-commission est complet, les réticences venant des chercheurs de l’industrie privée, comme Pierre Ailleret, qui « reste partisan de la formation directe, c’est-à-dire formation de base d’abord, puis [de l’]orientation vers les laboratoires de la profession », c’est-à-dire d’une formation à la recherche non formalisée, et aux mains de l’employeur. La rédaction d’un rapport est confiée à Francis Perrin, Jean Coulomb et René Navarre ; ce dernier, en tant que directeur de l’Institut français du pétrole, est à la tête d’une institution qui apporte une spécialisation à des ingénieurs déjà formés, sortant d’autres écoles, et se présente donc comme une préfiguration du troisième cycle. Perrin se retire rapidement, pris par ses responsabilités de haut-commissaire au CEA, mais Coulomb et Navarre travaillent vite : leur rapport est présenté à la seconde, et dernière, réunion de la sous-commission, le 12 juin 195325.

19La nouveauté principale de ce texte est qu’il distingue fortement, au sein d’un titre destiné à certifier une spécialisation scientifique ou technique, deux étapes, « l’une de spécialisation et d’initiation au travail personnel, l’autre de travail personnel proprement dit », là où les projets antérieurs comme ceux d’Auger appelaient à mener de front « une partie théorique avec cours et conférences et une large partie pratique et expérimentale »26. Sont ainsi posés les fondements d’une formation formalisée et encadrée à la recherche scientifique :

La spécialisation scientifique consiste en l’étude approfondie des connaissances acquises jusqu’à l’extrême limite actuelle, dans une discipline particulière. Elle ne doit pas être uniquement descriptive, elle doit nécessairement s’accompagner d’une initiation à la recherche. Elle doit être le fait de chaires spécialisées, dotées de laboratoires actifs. Au sein de chacune de ces chaires, la mise au point des connaissances les plus récentes doit être faite, en effet, d’une manière vivante et continue. Les élèves doivent commencer à suivre les séminaires spécialisés où se confrontent les résultats et se dessinent les limites de la connaissance, plus tard y participer d’une manière active, voire même les organiser ; bref se transformer progressivement en partenaire des professeurs.

20L’étendue des connaissances acquises doit être sanctionnée par un examen et une soutenance où l’impétrant a l’occasion de montrer la qualité d’un travail qui lui aura été confié comme initiation préalable à la recherche. Une telle formation doit être certifiée par un diplôme, auquel les auteurs proposent de donner le nom de maîtrise ès sciences, reprenant explicitement les termes de Pierre Auger. La sous-commission redonne ainsi une impulsion décisive à un projet qui reçoit le soutien des successeurs d’Auger à la direction de l’enseignement supérieur, du directeur du CNRS Gaston Dupouy, ainsi que de la grande majorité dans les facultés des sciences, qui y voient un moyen de justifier et de garantir leur activité de recherche en l’inscrivant dans leurs missions officielles. Le rapport Coulomb-Navarre est dès lors admis sans objections, et annexé au rapport global de la commission.

21Avant même la séance de clôture et le dépôt du rapport final, en décembre 195427, Gaston Berger lance dès le mois de mars une consultation auprès des recteurs d’académie, avec l’autorisation du ministre André Marie28. Henri Longchambon, nommé secrétaire d’État à la recherche dans le gouvernement Pierre Mendès France constitué en juin 195429, et qui sans doute trouve là le moyen de légitimer rapidement son poste, prend le projet en main, et en plaide efficacement la cause devant le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean Berthoin, avec l’appui du président du Conseil30. Le décret créant ce troisième cycle paraît donc dès le 20 juillet 1954. Ce texte reste vague, mais l’objectif du rapport Coulomb-Navarre est directement repris pour ce qui concerne la spécialisation scientifique ; en revanche tout ce qui porte sur la spécialisation technique et les écoles d’ingénieurs est écarté, sans doute afin d’éviter les oppositions, en particulier venues des grands corps de l’État : « Il est créé dans les facultés des sciences un troisième cycle d’enseignement ayant pour objet de donner aux étudiants des connaissances approfondies dans une spécialité et de les initier à la recherche »31. Le décret d’application est obtenu le 8 janvier 195532, précisé par trois circulaires33. La division du troisième cycle en deux parties est instituée par l’obligation qu’ont les candidats, pour prendre une deuxième inscription, de justifier d’un certificat d’études supérieures figurant sur une liste ad hoc, certificat qui peut être obtenu soit au cours du cycle de licence, soit à l’issue de la première année du troisième cycle. Les candidats doivent en outre satisfaire à une épreuve orale (notée sur 20), et surtout soutenir avec succès une thèse. Gaston Berger et son adjoint Maurice Bayen ont en particulier obtenu, malgré les réticences d’une forte partie des universitaires34, que le titre décerné à la sortie de ce troisième cycle soit un doctorat, le « doctorat de spécialité », distinct du doctorat ès sciences, qui seul donne accès au professorat de faculté. Enfin, si l’idée de chaires spécifiques est abandonnée, une liste de 53 « centres d’enseignement de troisième cycle », dont 36 pour les sciences physiques, est fixée par arrêtés ministériels des 22 juillet, 23 septembre et 11 octobre 1955.

22Ce troisième cycle se veut être le foyer dans les universités d’études « systématiques, spéciales et approfondies »35 : à partir de 1955, une série de CES sont distingués par le Conseil supérieur de l’enseignement supérieur, considérés comme étant « de troisième cycle » et ayant donc vocation à former activement des chercheurs ; la détention d’un tel CES, en sus de la licence, et une période d’un ou deux ans de travail en laboratoire sous la direction d’un chercheur plus âgé, dans le cadre d’un centre de recherche rattaché à une faculté, permet d’obtenir un doctorat spécifique, dit « de spécialité ». Une circulaire de Gaston Berger, datée du 13 juin 1958, renforce nettement le curriculum : les étudiants sont tenus à une présence continue au laboratoire (ce qui n’est pas du tout le cas pour le DES), et doivent être intégrés dans l’une des équipes de celui-ci, autant que possible dès la préparation du CES ; le centre doit s’assurer qu’ils apprennent les techniques nécessaires et le maniement des appareils, sans être laissés à eux-mêmes, sous la direction d’un chercheur confirmé, désigné formellement par l’assemblée de la faculté – contrainte qui n’existe pas pour le DES ou le doctorat ès sciences36. Pour assurer le temps nécessaire à cette socialisation spécifique à l’expérimentation, l’enseignement dit « théorique » de ces CES doit nécessairement être compris entre 1 h 30 et 4 heures par semaine, pendant un an, tout dépassement amenant à la création d’options37. Pour prendre un exemple, le certificat de physique quantique et structure de la matière, créé par la faculté de Besançon en 1963 pour son doctorat de métrologie, par transformation d’une option du certificat d’optique métrologique, comprend 4 heures par semaine d’enseignement théorique, 8 heures d’enseignement pratique, assurés par un professeur et deux assistants, le reste du temps étant consacré au laboratoire38. Cette préprofessionnalisation est assurée par la distribution généreuse de bourses de 350 000 francs, augmentées de 100 000 francs si l’étudiant apporte son aide comme moniteur de travaux pratiques de premier et second cycle, alors que la valeur moyenne d’une bourse d’enseignement supérieur est alors de 120 000 francs (en 1958) : le ministère paie ainsi 772 bourses de ce type en 1958-1959, 1 132 en 1959-1960, 1 199 en 1960-196139, ce qui est le seul moyen de conserver ces étudiants plus âgés, les docteurs de troisième cycle parisiens obtenant leur titre avant 1960 ayant en moyenne 27,1 ans40.

23Dans la perspective du libéralisme caractéristique du curriculum des facultés, ces CES n’en restent pas moins constitutivement semblables aux autres : l’admission au sein de chacun d’eux est possible dès l’obtention du baccalauréat, et ils peuvent aussi être utilisés pour constituer une licence. En outre, il n’existe pas de bijection entre CES de troisième cycle et doctorats de spécialité, ce qui permet d’affiner de facto les spécialisations : le certificat de microscopie et diffraction électronique autorise par exemple la préparation d’un doctorat de chimie physique ou un doctorat de minéralogie ; le doctorat d’astronomie peut être obtenu après un certificat d’astronomie fondamentale, ou un certificat d’astrophysique ; celui de physique théorique après un certificat de physique théorique, atomique et nucléaire ou de physique théorique approfondie. La plupart de ces CES existaient d’ailleurs déjà, en particulier à la faculté des sciences de Paris, mais, n’entrant pas dans la composition d’une licence d’enseignement, n’attiraient que peu les étudiants : plus qu’une rupture radicale, le troisième cycle est avant tout un dispositif valorisant, par un titre spécifique, un parcours jusque-là possible dans les faits – par la réalisation d’un DES après l’un de ces CES spécialisés – mais qui reposait sur la vocation gratuite, un tel investissement fermant plus de portes qu’il n’en ouvrait. Le mode de recrutement même reste dans la lignée des fonctionnements admis, comme le souligne Jean Wyart :

Chaque directeur et les professeurs de chacun des centres peuvent recevoir les candidats, examiner avec eux leur passé scolaire et, au cours de visites et de causeries, établir un classement sans doute plus valable que celui d’un examen anonyme. Car ce que l’on va demander à l’étudiant de troisième cycle, ce n’est pas tellement de bien apprendre et de bien réciter ses leçons, autrement dit de faire preuve de qualités scolaires, mais surtout de réaliser un travail plus personnel et de manifester des qualités d’initiative et d’imagination.41

24Le succès est impressionnant, encouragé par l’inscription du doctorat de spécialité parmi les titres donnant accès aux postes de maîtres-assistants : 20 thèses de troisième cycle sont soutenues dans les facultés des sciences en 1957, puis 111 en 1958, 184 en 1959, 474 en 1962, 702 en 1964 ; face à la concurrence de ce nouveau titre le nombre de DES soutenus stagne puis baisse à partir de 1960, le doctorat de troisième cycle étant d’ailleurs admis en équivalence pour l’agrégation. Parmi les étudiants en sciences, les étudiants de troisième cycle représentent dès lors 11,9 % du total en 1961-196242, et ce malgré une déperdition non négligeable : sur 735 allocataires d’une bourse de troisième cycle nommés en première année à la rentrée de 1959, on n’en retrouve en effet que 440 en deuxième année à la rentrée de 196043 ; il peut s’agir d’échecs, de départ dans l’industrie, mais aussi d’admissions au CNRS ou dans un poste d’assistant, après l’ouverture inopinée d’un poste, ce qui peut amener à viser directement le doctorat ès sciences. Fort de ce succès, le nouveau titre est donc transposé dans les facultés de lettres et sciences humaines par décret du 19 avril 1958, dans les facultés de théologie par décret du 3 août 1959, et enfin dans les facultés de droit et des sciences économiques par décret du 26 juin 1963.

Les centres de recherche du troisième cycle

25Les centres de recherche créés pour organiser ce nouvel ensemble constituent un dispositif très souple au regard des règles habituelles de gestion des facultés, puisque Gaston Berger, par une circulaire du 18 novembre 195544, choisit de ne pas leur appliquer les règles d’institution et de fonctionnement des instituts d’université et de faculté. Ces centres n’ont donc pas de budget particulier, les crédits nécessaires étant groupés dans une rubrique spéciale au budget de la faculté. Leurs directeurs sont nommés par le ministre, sur proposition du doyen, ce qui renforce encore les possibilités de cumul de positions et d’accumulation de pouvoir : si l’on recense les troisièmes cycles créés entre 1955 et 1960, on retrouve parmi les chefs de centre la majorité des grands et petits barons des sciences physiques, avec par exemple Georges Chaudron pour le doctorat de chimie industrielle, Georges Champetier pour celui de chimie macromoléculaire, Pierre Grivet à la fois pour celui d’électronique et celui de physique des accélérateurs de particules. À la faculté des sciences de Paris, qui représente entre 30 et 40 % des doctorats de spécialité décernés à partir de 1957, et couvre rapidement le spectre des spécialités les plus dynamiques, les plus notables exceptions sont d’une part ceux qui disposent déjà d’exceptionnelles facilités de recrutement, c’est-à-dire les professeurs comme Alfred Kastler, travaillant dans les locaux de l’École normale supérieure, pour qui le troisième cycle apparaît dans un premier temps comme redondant avec le curriculum local, et d’autre part ceux qui dirigent les CES centraux, comme René Lucas et Max Morand en physique générale, ou les services de propédeutique. Hormis ces cas précis, les principales concentrations de capital scientifique se dotent toutes d’un troisième cycle, plus ou moins rapidement selon leur position dans le champ et leurs difficultés de recrutement : le groupe de théoriciens entourant Louis de Broglie à l’Institut Henri Poincaré, ainsi que les instituts de physique du globe et de mécanique des fluides, confrontés à un déficit chronique d’étudiants car marginalisés par le système même des certificats, en créent ainsi un dès la première vague, en décembre 1955, très vite suivis par le Laboratoire de chimie physique et le Laboratoire de minéralogie, dans une situation semblable. Sur les 124 doctorats de spécialités soutenus devant la faculté des sciences de Paris entre 1957 et 1959, 13 sont ainsi consacrés à la physique théorique, 15 à la chimie physique, ce qui en fait les deuxième et troisième spécialités les plus peuplées45. Les séries suivantes de création concernent avant tout des secteurs moins touchés par le manque d’étudiants, mais dont les besoins en main-d’œuvre sont très fortement croissants grâce à leur développement au CNRS ou au CEA, comme la chimie biologique de Claude Fromageot, la chimie métallurgique de Georges Chaudron, l’optique d’Albert Arnulf, la physique du solide d’André Guinier, la physique théorique de Maurice Lévy, et bien sûr la physique nucléaire d’Irène Joliot-Curie, à l’Institut du radium. Ce dernier laboratoire occupe, avec 23 soutenances, le premier rang du nombre de soutenances entre 1957 et 1959, toutes disciplines confondues. Ferment la marche les secteurs les plus classiques, ou du moins anciennement ancrés à l’Université, comme l’astronomie, amenés à la création d’un centre par suivisme plutôt que par nécessité : André Danjon, lors de la séance du Conseil de l’enseignement supérieur abordant la mise en place du troisième cycle, en décembre 1954, s’était alors contenté d’affirmer qu’« il ne voit pas quant à lui l’utilité d’un tel diplôme pour l’astronomie »46. L’équivalence du CES d’astronomie au DES pour l’agrégation de mathématiques assure en effet à sa chaire un flux continu d’étudiants. Même pour ces secteurs assurés, pour une raison ou une autre, d’un flux continu de jeunes scientifiques, le troisième cycle devient progressivement un outil indispensable : la rue Lhomond elle-même finit par suivre, puisqu’en 1963 Alfred Kastler estime nécessaire d’écrire personnellement à Laurent Capdecomme, directeur de l’enseignement supérieur, pour souligner qu’en l’absence d’un tel dispositif « son recrutement se trouve gravement compromis depuis deux ou trois ans »47 ; il demande dès lors, avec succès, la création d’un CES de physique atomique et statistique48.

26Dans les autres facultés, le troisième cycle permet d’une part de renforcer des spécialisations anciennes, intimement liées au tissu industriel local, comme la métrologie à Besançon, la chimie de la houille à Lille ou la biochimie appliquée de Nancy – liée à l’École de brasserie et de malterie –, mais aussi d’assurer le recrutement de la série d’importants centres de recherche créés au cours des années 1940 à 1950 : c’est le cas, dans le cadre du CNRS, de la physico-chimie macromoléculaire de Charles Sadron à Strasbourg, du magnétisme et de la physique du solide de Louis Néel à Grenoble, de la catalyse de Marcel Prettre à Lyon ; c’est aussi le cas, au sein de l’Université, de la physique nucléaire d’Alger dirigée par André Blanc-Lapierre, de celle de Lyon autour de Jean Thibaud, celle de Strasbourg autour de Marguerite Perey et Serge Gorodetsky, de la chimie biologique de Pierre Desnuelle à Marseille, de la chimie organique de Max Mousseron à Montpellier, ou encore de l’électronique de Gaston Dupouy à Toulouse.

27Un tel mécanisme permet en outre d’impulser la mise en place de spécialisations nouvelles : en témoignent la physique nucléaire de Grenoble, dirigée par Noël Félici, très liée au Centre d’étude nucléaire de Grenoble inauguré par le CEA en 1959, celle de Toulouse impulsée par Daniel Blanc, ou encore la physique théorique construite par Daniel Kastler à Marseille et la physique du métal développée par Raymond Jacquesson à Poitiers. S’il peut s’agir d’initiatives universitaires, il faut souligner que le troisième cycle peut aussi s’insérer dans des politiques industrielles qu’il vient soutenir : c’est par exemple le cas du doctorat de chimie physique créé à la faculté des sciences de Dijon, en 1962, création directement demandée par la Compagnie générale de télégraphie sans fil (CSF), qui vient alors d’implanter au voisinage de cette faculté son centre de recherches physico-chimiques. L’entreprise souhaite à cette occasion non seulement s’assurer d’une main-d’œuvre très qualifiée, mais aussi organiser ce que l’on pourrait appeler la formation continue de ses ingénieurs, autorisés à assister aux enseignements en auditeurs libres ; elle ouvre en échange ses laboratoires à des travaux de thèse49.

28Ce développement reste cependant très inégal, ne serait-ce que géographiquement : les facultés des sciences de Clermont-Ferrand et de Rennes par exemple ne disposent pas de troisième cycle concernant les sciences physiques avant le milieu des années 1960. Mais il l’est aussi scientifiquement : alors que la détention d’une thèse de troisième cycle est considérée par les publications ministérielles et assimilée comme un marqueur fondamental pour l’entrée au CNRS50, en réalité la proportion de stagiaires et d’attachés de recherche qui détiennent effectivement ce titre varie grandement. Pour certains domaines en expansion rapide et qui soit s’avèrent très gourmands en main-d’œuvre, comme la physique corpusculaire, soit sont fortement industrialisés comme l’électronique, soit encore sont éloignés des curricula de second cycle comme les théories physiques, près de 40 % des jeunes chercheurs, stagiaires et attachés de recherche en poste au 31 décembre 1963 sont docteurs de troisième cycle ; dans des disciplines plus classiques, comme la chimie organique et la chimie minérale, cette proportion passe sous la barre des 10 %, d’autant que le doctorat de troisième cycle y est souvent perçu comme redondant avec un titre d’ingénieur chimiste, ou même un diplôme d’études supérieures. Alors que les sciences physiques sont au premier rang, sciences mathématiques comme naturelles conservant un taux de doctorat de troisième cycle inférieur à 10 %, à l’intérieur même du secteur scientifique des sciences physiques les sections du CNRS se saisissent donc très différemment du nouveau dispositif, selon des temporalités qui leur sont propres, en fonction de leur proximité avec le modèle du savant ou celui du chercheur.

29Grâce au déblocage des budgets de l’enseignement supérieur, les CES se multiplient, le Conseil de l’enseignement supérieur et l’administration ministérielle refusant rarement les demandes de création. Cette prolifération est cause de confusion dès le début des années 1960 : en 1963, il existe ainsi 163 CES officiellement de troisième cycle, mais aussi plus d’une cinquantaine de CES de second cycle considérés par le ministère lui-même comme d’« un niveau assimilable »51, dont le titre peut être exactement le même, mais sans centre de recherche dédié. Comme le souligne le BUS, il y a dès lors souvent « confusion au sein d’une même faculté et souvent d’une faculté à une autre des certificats d’études supérieures de deuxième et de troisième cycle »52 : le troisième cycle, grandi trop vite, connaît alors une crise de croissance.

30Robert Davril, le successeur de Laurent Capdecomme à la direction de l’enseignement supérieur, confie ainsi au Conseil de l’enseignement supérieur une réforme globale du troisième cycle, « pour corriger et favoriser sa croissance, [et] éliminer si possible les déformations constatées »53 : sur le plan national, et dans le cadre de cinq grandes « disciplines fondamentales » – mathématiques, physique, chimique, sciences biologiques, sciences de la terre –, une liste de spécialités est ainsi établie, parmi lesquelles sont choisis les doctorats que chaque faculté est autorisée à délivrer. La floraison initiale est ainsi remplacée par un cadre national, qui filtre, normalise et systématise des initiatives jusqu’ici fondamentalement locales. Parallèlement, puisque la notion de certificat d’études supérieures a disparu du second cycle avec la réforme Fouchet-Capelle de la licence, elle ne peut être maintenue pour le troisième cycle : ces CES sont remplacés par un nouveau titre, le diplôme d’études approfondies (DEA), sanctionnant « des enseignements préparatoires à la spécialisation et à la recherche »54, comprenant 3 heures minimum d’enseignement et un stage de recherche, à temps complet, de huit mois minimum. Les étudiants peuvent aussi demander une attestation d’études approfondies (AEA), certifiant qu’ils ont suivi les enseignements d’un DEA, mais ne leur imposant pas de stage de recherche. Par rapport à l’ambiguïté du système des CES, ce nouveau titre trace désormais une ligne claire entre ce qui relève de l’enseignement de la science faite, le deuxième cycle, et de celle en train de se faire, le troisième cycle. En outre, il institue le fait qu’autant qu’il forme, le troisième cycle sélectionne : puisque la détention au moins de l’AEA devient nécessaire pour se présenter au doctorat ès sciences, le troisième cycle devient ainsi une nouvelle étape du cursus honorum scientifique, et non plus seulement un facilitateur. Se rejoue ainsi le même processus que celui qu’a connu la propédeutique, de dispositif pédagogique de soutien à instrument de sélection : le troisième cycle devient progressivement une étape de plus dans la technologie sociale de percolation qui fait et hiérarchise les scientifiques.

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31Les Britanniques ont un adage : « Changing a university is like moving a graveyard : it is extremely difficult and you don’t get much internal support ». Pourtant, malgré les critiques, les impatiences, les difficultés, les imprévus, l’Université, même prise dans la raideur des institutions napoléoniennes, se transforme, se réforme, et s’adapte, à bas bruit : si la propédeutique a eu plus d’un effet indésirable, la pratique transformant ce qui était conçu comme un dispositif de remédiation en un outil de sélection, il n’en reste pas moins qu’elle pose les jalons d’un nouveau type de dispositif pédagogique universitaire, ne serait-ce que par l’existence de programmes nationaux ; le troisième cycle est pour sa part un succès marqué, qui constitue un levier de politique scientifique relativement discret, mais particulièrement efficace, en contribuant à la spécialisation des différentes facultés, en permettant d’attirer efficacement de futurs chercheurs au laboratoire, grâce au système de bourse qui l’accompagne, et en homogénéisant la formation et donc les dispositions de ces jeunes gens, ce qui ne peut que faciliter leur travail collectif en les dotant d’une culture scientifique spécialisée commune.