Une notion liée historiquement à celle de ghetto

1Historiquement, la notion de ségrégation est liée à la figure du ghetto, séparation dans un espace bâti délimité d’une partie de la population d’une ville, liée à une distinction « ethnique » ou culturelle. Le ghetto juif, de celui de Venise au xvi^e siècle à celui de Varsovie pendant la Seconde Guerre mondiale, constitue une référence incontournable pour saisir les processus de mise à l’écart de certaines populations sur la base de leur origine « ethnique » ou de leur appartenance religieuse. Au sein de l’École de Chicago, qui documente les processus urbains résultant notamment des migrations qui marquent la métropole au début du xx^e siècle, Louis Wirth consacre sa thèse (1980 [1928]) à la communauté juive du West Side. Ses analyses visent à comprendre les quartiers communautaires, en montrant que le ghetto est une forme d’organisation sociale structurée par des réseaux de solidarité permettant notamment l’insertion des migrant·es récemment arrivés. Le ghetto n’est alors pas le résultat de mécanismes d’exclusion : il constitue une étape dans les parcours résidentiels et dans les trajectoires d’intégration sociale.

2Par la suite, la sociologie urbaine états-unienne reste marquée par cette figure, à travers la question du ghetto noir et de la ségrégation raciale. Les ghettos noirs se forment à partir des années 1920 dans les métropoles et la concentration de populations afro-américaines dans les centres des villes s’accentue après la Seconde Guerre mondiale alors que les populations de classe moyenne, majoritairement blanches, s’installent dans les banlieues. Malgré les luttes pour les droits civiques et l’abolition de la ségrégation raciale, les divisions sociales et raciales de l’espace perdurent et les années 1970 à 1990 voient se multiplier les études sociologiques sur le ghetto noir, dont les débats sont structurés autour de l’existence ou non d’une culture de la pauvreté. William Julius Wilson développe ainsi, à la suite d’autres auteur·rices, le concept d’underclass, catégorie qui regroupe les populations pauvres urbaines vivant dans des quartiers où les pauvres sont surreprésentés. Cette catégorie, caractérisée par une exclusion du monde du travail et un isolement social et institutionnel, se traduit par des comportements familiaux (monoparentalité par exemple) et sociaux (criminalité). Cette approche a été critiquée par Douglas Massey et Nancy Denton (1993), qui reprochent à William Julius Wilson d’avoir sous-estimé dans son analyse la dimension raciale et le rôle de la ségrégation. D’autres auteurs, comme Loïc Wacquant (2006), construisent une critique replaçant les structures sociales au cœur de l’analyse, ce que permet notamment la notion de ségrégation. Il s’agit de s’écarter à la fois du naturalisme biologisant (faisant d’un élément culturel comme la religion juive une caractéristique biologique), des approches niant les classes sociales comme celle de Louis Wirth, et des analyses en termes de culture de la pauvreté qui neutralisent les rapports de domination. Loïc Wacquant s’attache à dégager les éléments constitutifs structurels du ghetto (stigmate, contrainte, confinement spatial, et emboîtement institutionnel synonyme de différenciation des services publics). La fonction sociale du ghetto consiste pour les classes dominantes à maximiser les profits (exploitation d’un groupe) et à minimiser les contacts, mais il permet aussi de protéger les populations dominées : c’est « le caractère bifront du ghetto, à la fois arme et bouclier » (ibid., p. 20). La notion d’hyperghetto proposée par Loïc Wacquant rend compte de l’accentuation de la ségrégation sociale et raciale par rapport au ghetto des années 1970, sous l’effet conjugué de facteurs économiques et politiques : transition d’une économie fermée à base industrielle vers un système mondialisé fondé sur les services ; persistance d’une ségrégation résidentielle à l’égard des Africain·es-Américain·es ; retrait de l’État-providence et rétraction des institutions et services publics dans les quartiers noirs historiques (Wacquant 2006).

3Si elles sont historiquement liées, les notions de ghetto et de ségrégation sont distinctes. La ségrégation constitue un élément nécessaire mais non suffisant du ghetto. Ce dernier est par ailleurs un terme impropre pour rendre compte de la concentration spatiale des populations les plus aisées dans certains espaces. Enfin, la dimension ethnique ou raciale est un élément intrinsèque du ghetto, alors qu’elle peut être absente des analyses en termes de ségrégation.

L’usage de la notion de ségrégation en France

4En France, le terme de ségrégation s’est diffusé à partir des années 1950, à la suite des travaux fondateurs de Otis Dudley Duncan et Beverly Duncan sur la ségrégation raciale dans les villes des États-Unis. Si quelques géographes français précurseurs s’intéressent dès les années 1950 aux disparités intra-urbaines (George 1950 ; Chombart de Lauwe 1952), l’émergence d’un champ d’étude structuré autour de cette question se fait attendre. Dans les années 1970, une série de travaux développent des approches statistiques sur la structure sociale des espaces urbains, comme ceux de Nicole Tabard (1987) sur la région parisienne ou ceux de Marcel Roncayolo (1952) sur Marseille, tandis que la critique marxiste met en avant le lien entre rapports de classes et divisions sociales de l’espace. Dans les années 1980, les analyses de Monique Pinçon-Charlot, Edmond Préteceille et Paul Rendu (1986) se penchent sur les liens entre ségrégation et accès aux équipements en région parisienne. Les années 1990 sont marquées par un regain d’intérêt pour la notion de ségrégation en France, dans le contexte de débats autour de la politique de la ville, des « quartiers » ou de l’éducation prioritaire. Parallèlement à la diffusion de l’usage de cette notion dans les recherches des géographes et des sociologues français·es, des travaux la déconstruisent et interrogent ses présupposés. Ainsi, l’ouvrage dirigé par Jacques Brun et Catherine Rhein (1994) discute la notion même de ségrégation à travers des approches pluridisciplinaires, et les méthodes quantitatives qui y sont liées. Jacques Brun y souligne notamment que le terme ségrégation renvoie à des formes variées de différenciation sociale de l’espace, laissant entendre qu’elles procèdent d’un même système causal. Il met en évidence plusieurs glissements sémantiques que permet l’usage de ce terme, entre approches statique/dynamique, descriptive/explicative, analytique/jugement de valeur. L’ouvrage revient également sur les enjeux de mesure (méthodes, indices, échelles, erreur écologique).

5Dans les années 2000, les questions de ségrégation sont fréquemment analysées en lien avec l’objectif de mixité sociale (Bacqué 2003). Les enjeux de justice spatiale sont interrogés (Lehman-Frisch 2009). Cette période est également marquée par un débat autour du problème que pose l’usage du terme « ghetto » pour décrire les espaces urbains pauvres en France (Maurin 2004 ; Donzelot 2009) dans un contexte d’accentuation des inégalités sociales (Piketty 2013) et des processus d’exclusion (Paugam 1996). Le terme de ghetto semble en effet inapproprié pour décrire les banlieues françaises, dont la situation sociale est éloignée de celle des quartiers centraux ségrégués états-uniens, et qui sont particulièrement diverses sur le plan des trajectoires migratoires (Wacquant 2006). Son usage par certains auteur·rices (notamment Éric Maurin et Jacques Donzelot) met l’accent sur les effets des préférences ou des stratégies individuelles au détriment d’une analyse des déterminants structurels de la ségrégation. Il contribue enfin à rendre invisibles les processus d’agrégation des populations les plus aisées (tels qu’analysés par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot 2009), dont certain·es chercheur·es ont montré qu’ils étaient plus forts que les dynamiques de paupérisation et se traduisent par des formes de spécialisation sociale où l’homogénéité est encore plus forte que celle des quartiers pauvres, notamment en Île-de-France (Préteceille 2006).

Les causes de la ségrégation

6La ségrégation est attribuée à trois grandes séries de causes. Selon les auteur·rices et les écoles de pensée, elle est expliquée soit par des logiques structurelles relevant de mécanismes économiques et sociaux, soit par des logiques institutionnelles et politiques, soit par des logiques issues de choix et comportements individuels (Oberti et Ptéteceille 2016).

7La notion de ségrégation, souvent accolée à l’adjectif « socio-spatiale », peut d’ailleurs se distinguer des approches marxiennes centrées sur la division sociale de l’espace (urbain) en ce qu’elle se centre souvent sur des enjeux de mesure (ampleur et évolution de la ségrégation) et sur l’espace résidentiel. Le positionnement théorique des auteur·rices se lit alors dans la manière dont ils appréhendent les processus ségrégatifs et leurs causes, en insistant soit sur la division sociale de l’espace (logiques macro-économiques et structurelles), soit sur la place des dispositions légales (rôle des acteurs institutionnels et des politiques publiques) ou encore sur les comportements individuels, à travers l’analyse des effets des stratégies résidentielles (discrimination et entre-soi) mais aussi des effets non intentionnels résultant de leur agrégation. Les modèles de la succession et de l’invasion, issus de l’École de Chicago, placent ainsi les mobilités résidentielles au cœur des processus d’évolution de la répartition des groupes sociaux et raciaux dans l’espace urbain (Rhein 1994). Le modèle de Thomas Schelling (1980) observe quant à lui les effets résidentiels de comportements individuels où le fait que chacun·e ne tolère qu’une proportion limitée de personnes différentes de soi aboutit à une inégale répartition résidentielle des populations. Il permet d’explorer les conséquences collectives de l’agrégation de « petites décisions » individuelles. Ces approches centrées sur les comportements individuels se distinguent des interprétations qui mettent en avant les logiques structurelles de marché (notamment foncier et immobilier) et les logiques de classes pour expliquer les processus de ségrégation (Castells 1972 ; Pinçon et Pinçon-Charlot 2009).

Comment mesurer la ségrégation urbaine ? Définition des groupes sociaux et échelle d’analyse

8Outre ces enjeux théoriques, un débat traverse les recherches sur la ségrégation autour des méthodes de mesure. Il s’agit d’une part de déterminer quels sont les groupes dont on compare la répartition spatiale. Dans les années 1950, les méthodes de l’écologie urbaine factorielle montrent qu’il est possible de décrire la structure de l’espace urbain à l’aide des trois dimensions indépendantes que sont le rang social, le statut familial et le statut ethnique (Shevky et Williams 1949). En France, la catégorie socio-professionnelle des résident·es est la variable la plus fréquemment utilisée, en lien avec la structure des données Insee, les modalités de la PCS étant alors un enjeu. Pour Edmond Préteceille, il n’est pas suffisant de comparer les cadres aux ouvrier·ères et les calculs doivent prendre en compte des modalités détaillées, permettant notamment de faire la distinction entre les secteurs public et privé. Il est également possible de saisir la division sociale de l’espace urbain à partir du revenu (Fleury et al. 2012). En France, les données disponibles rendent difficiles les travaux basés sur la race ou l’origine migratoire, qui alimentent les recherches aux États-Unis et en Angleterre depuis les années 1950. Jean-Louis Pan Ke Shon (2009) et Mirna Safi (2013) soulignent ainsi la rareté des études quantitatives sur la ségrégation ethnique en France. Le choix des variables et modalités décrivant les groupes de population pose finalement la question des approches intersectionnelles et du croisement des formes de domination dans les espaces urbains.

9Enfin, les recherches sur la ségrégation posent la question de l’échelle et de la maille d’analyse de l’espace urbain. Mesurer les différences de localisation entre des groupes à l’échelle de l’immeuble, du quartier ou de la commune donne des résultats sensiblement différents. Plus l’échelle est grande (et les distances petites) et plus les mailles sont homogènes donc la ségrégation élevée. C’est l’une des critiques majeures adressées par Edmond Préteceille aux travaux de Éric Maurin sur « le ghetto français ».

10Les débats sur les variables et les échelles d’analyse renvoient en partie à la structuration des données statistiques qui permettent de construire des mesures de la différenciation sociale des espaces urbains. Le développement des méthodes quantitatives depuis les années 1960, en lien avec des moyens informatiques de plus en plus importants, s’est traduit par une diversification importante des indices et mesures de ségrégation. Leur objectif est d’évaluer la concentration d’une population dans l’espace. Les indices de ségrégation et de dissimilarité proposés par Otis Dudley Duncan et Beverly Duncan (1955) « mesurent les sur-représentations ou les sous-représentations d’un groupe dans les unités spatiales » (Apparicio 2000, p. 3). L’indice de ségrégation a pour but de comparer un groupe d’individus à l’ensemble des autres groupes et mesure ainsi le pourcentage du groupe qui devrait changer d’unité territoriale pour avoir une distribution spatiale identique à celle du reste de la population. L’indice de dissimilarité mesure l’incompatibilité de la localisation de deux groupes sociaux différents. Cela permet de comprendre dans le détail si certains groupes s’opposent plus fortement que d’autres et de remarquer l’existence ou non de polarisations. Au-delà de ces deux indices historiques, toujours utilisés, d’autres mesures permettent de prendre en compte des dimensions complémentaires de la ségrégation : l’exposition, la concentration, la centralisation et l’agrégation géographique (ibid.).

Les débats sur les effets de la ségrégation

11La ségrégation n’est évidemment pas sans effets sur les populations. Comme Pierre Bourdieu l’a montré, « le rassemblement en un même lieu d’une population homogène dans la dépossession a aussi pour effet de redoubler la dépossession » (1993, p. 167). Ces « effets de lieu » se manifestent par des inégalités d’accès aux ressources et surtout aux « biens socialement les plus rares » (ibid., p. 165). Les travaux sur la ségrégation scolaire (Zanten 2001) et universitaire (Frouillou 2015) ont particulièrement mis en avant ces effets. Les processus de discrimination territoriale (Hancock et al. 2017), qu’ils soient opérés au détriment de certains espaces par les politiques publiques (comme la Seine-Saint-Denis, systématiquement sous-équipée), ou au détriment des individus (effet d’adresse lors de la recherche d’emploi, par exemple) sont des manifestations de ces effets de lieu.

12Dans la littérature anglophone et en particulier aux États-Unis, la question des effets de quartier fait l’objet de débats très nourris depuis plusieurs décennies (Bacqué et Fol 2007). Si la ségrégation, en confinant les groupes dominés du fait de leur appartenance sociale ou raciale dans certains quartiers mal desservis, mal équipés, plus exposés aux nuisances, prive manifestement ces groupes de l’accès aux ressources urbaines les plus valorisées, la question des impacts de la concentration des populations pauvres sur le destin social des individus est plus débattue. Les approches centrées sur l’underclass et la culture de la pauvreté, mentionnées plus haut, n’ont pas démontré de manière convaincante que l’homogénéité sociale des quartiers dits « pauvres » est nécessairement un problème. De nombreux travaux ont mis au contraire en avant l’importance du capital d’autochtonie (Retière 1994) et du quartier populaire comme lieu de ressources matérielles et symboliques pour ses habitants, aux États-Unis comme en France (Collectif Rosa Bonheur 2019).

Conclusion

13Comme l’explique Jacques Brun (1994), la ségrégation est finalement une notion peu précise, qui entraine souvent des glissements sémantiques : « Sa polysémie et sa forte charge en connotations morales ne font que traduire la complexité des interférences entre les enjeux théoriques – comprendre les mécanismes – et les enjeux pratiques – trouver des solutions » (p. 41).

14Afin de surmonter ces imprécisions, on proposera de s’appuyer sur la définition d’Agnès van Zanten (1996) selon laquelle il faut deux conditions pour pouvoir parler de « ségrégation » : une certaine intentionnalité (action spécifique des institutions) et une production de formes spécifiques d’inégalité ou d’exclusion scolaires ou sociales. Sonia Lehman-Frisch (2009) va également dans ce sens en montrant que la division socio-spatiale n’est injuste que dans la mesure où elle est productrice d’inégalités, ou si elle « résulte de processus injustes, qui contreviennent notamment au principe fondamental de la liberté et de l’égalité intrinsèque des personnes » (ibid., p. 101).

15Quant aux façons d’appréhender la ségrégation, on renverra à la proposition d’Yves Grafmeyer (1994) de l’étudier par trois voies complémentaires : la mesure des distances résidentielles entre des groupes définis sur des bases démographiques, sociales ou ethniques (qui concentrent la plupart des travaux) ; l’évaluation de l’accès initial aux biens matériels et symboliques ainsi qu’aux services offerts par la ville (qui renvoie là encore à la justice spatiale) ; l’étude des « enclaves » faiblement hétérogènes sur les plans ethnique, racial ou social (qui renvoie aux effets de quartier et à la question controversée du ghetto).

16Pour finir, on peut s’interroger sur la façon de combattre la ségrégation. Dans le contexte actuel de retrait de l’État social et de néolibéralisation, l’action publique s’est progressivement orientée vers la lutte contre les formes les plus visibles et considérées comme les plus problématiques de la ségrégation. La politique de la ville a été ainsi mise en place, depuis les années 1980, pour répondre, par le biais de dispositifs spécifiques, aux problèmes sociaux, économiques et urbains de quartiers concentrant des difficultés identifiées par le biais d’indicateurs variables au cours du temps (le dernier en date étant le taux de pauvreté). Elle dispose d’ailleurs de peu de moyens face à l’ampleur des inégalités auxquels les habitants sont confrontés dans le domaine du logement, des transports, de la santé, de l’école ou de l’emploi et s’est surtout traduite, dans la dernière période, par des transformations urbaines des quartiers concernés. Cette forme de « spatialisation des problèmes sociaux » (Tissot et Poupeau 2005) passe toutefois sous silence les ressorts structurels de la pauvreté et laisse dans l’ombre les mécanismes de la ségrégation.

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17Renvois : « Communautarisme » ; Ethnicité et ethnicisation ; Inégalités ; Justice spatiale ; « Migrants » ; Pauvreté ; Race ; Spatialisme.