Psychologisation
p. 551-566
Texte intégral
1La notion de psychologisation désigne le recours croissant, tant par les professionnel·les que par les profanes, à des schèmes théorico-pratiques et à des modes de catégorisation issus de la psychologie dans des univers dont les discours et les pratiques étaient auparavant énoncés et analysés selon d’autres schèmes (Raveneau 2009). La psychologisation est elle-même une catégorie d’analyse, qui permet, notamment aux chercheur·es en sciences sociales, mais aussi parfois à des représentant·es du monde « psy » (Blondeau et Rouchy 2004), de regrouper un ensemble hétéroclite de manières de catégoriser.
2La labellisation de certaines manières de catégoriser comme relevant de la psychologisation a souvent une forte visée critique. Portée dans les années 1960-1970 par un marxisme diffus et une sociologie critique en pleine expansion, la dénonciation de la psychologisation a longtemps servi d’élément fédérateur pour les chercheur·es en sciences sociales engagé·es dans la défense de leur interprétation scientifique et politique du monde social. La critique de la psychologisation a fait office d’arme de dénonciation massive permettant dans un même mouvement de critiquer la concurrence « psy », mais aussi l’essor du néolibéralisme, l’affaiblissement des structures collectives, le discrédit porté sur la lutte des classes, etc. La psychologisation a ainsi été dénoncée comme induisant une individualisation, une pathologisation, une dépolitisation des problèmes sociaux, de même qu’une responsabilisation, voire une culpabilisation des individus. La psychologisation, en tant que catégorie utilisée dans l’univers scientifique, ne peut être déconnectée des luttes autour des enjeux de catégorisation (et, partant, autour des différentes visions du monde qui leur sont associées) entre les disciplines des sciences humaines et sociales, elles-mêmes grandes productrices de catégories de classement concurrentes. Indissociablement catégorie d’analyse et catégorie critique productrice d’illégitimité scientifique ou politique, la psychologisation est une notion qui suppose un important effort de discernement et de réflexivité de la part de celles et ceux qui en font usage.
3Dans la littérature sociologique, l’utilisation de la notion de psychologisation est fréquente, mais contestée. Désormais d’usage courant pour désigner la large diffusion dans les sociétés contemporaines de schèmes de perception et d’action issus de la psychologie, cette notion se voit néanmoins reprocher d’être un concept bulldozer regroupant sans grand discernement des manières très différentes de catégoriser, dont l’origine se situe dans des courants psychologiques qui n’ont pourtant cessé de se différencier, voire de s’opposer les uns aux autres. Les analyses mobilisant la notion de psychologisation privilégieraient par ailleurs l’application de schèmes critiques assez généraux et stéréotypés au détriment d’une description détaillée de la variété tant des catégories utilisées que de leurs usages et de leurs effets, notamment selon les périodes ou les univers étudiés. Présenter la notion de psychologisation consiste dès lors à analyser la diffusion objective dans les sociétés occidentales d’une culture psychologique servant de support aux constructions sociales des différences individuelles, tout en mettant en évidence les multiples facettes du phénomène sous l’angle des manières de catégoriser produites.
Émergence et extension du domaine de la psychologie
4Nonobstant l’hétérogénéité de la psychologie, son développement est, à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, observable dans les sphères académiques, où se construit sa relative unité, mais aussi dans la multiplication de ses applications à de nombreux problèmes individuels ou sociaux (Rose 1985). Loin d’être seulement la conséquence d’une vulgarisation ou d’une récupération des travaux scientifiques, la psychologisation est, dès l’origine, inhérente à la psychologie (Rose 2009). Depuis les années 1960 en France, les professions du psychisme (psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes, psychiatres, coaches, expert·es en développement personnel, etc.) ont vu leurs effectifs se multiplier et sont de plus en plus mobilisées, notamment dans le cadre de politiques publiques individualisant le traitement de problèmes sociaux comme l’échec scolaire, le chômage, la délinquance, le stress au travail, etc. (Bresson 2012 ; Vrancken et Macquet 2006). Les catégorisations « psys » se sont également diffusées dans les professions spécialisées dans le travail relationnel avec ou sur autrui : manager·euses, coaches, travailleur·euses sociaux·ales, soignant·es, enseignant·es, etc. (Demailly 2006). Tant les relations de travail que les relations familiales, la vie privée que la vie publique, sont aujourd’hui susceptibles d’être appréhendées à travers des schèmes théorico-pratiques inspirés de différentes formes de psychologie. Relayés par les médias (Darras 1995 ; Mehl 2003), ces schèmes sont désormais mobilisés dans l’ensemble de l’espace social – y compris au sein de classes populaires a priori plus éloignées de la culture psychologique que les classes moyennes et supérieures (Mauger 2011 ; Schwartz 2011). Ainsi, depuis les années 1940 aux États-Unis et les années 1960 en France, pour ne prendre que deux pays, s’est diffusée une culture psychologique de masse progressivement constituée en une des principales grilles de lecture du réel. On peut étendre à l’ensemble des courants « psy » ce que Serge Moscovici (1961) écrivait à propos de la psychanalyse : le registre « psy » cesse progressivement d’être ce « dont on parle » pour devenir ce « à travers quoi on parle ».
5Cependant, phénomène historique, la psychologisation ne saurait être perçue comme inéluctable ou incoercible (Castel et Le Cerf 1980a). Si certains univers sociaux, comme l’éducation des enfants, font l’objet depuis les années 1960 d’une psychologisation croissante (Chamboredon et Prévot 1973), d’autres, qui relevaient autrefois de la juridiction des « psys », comme l’homosexualité, en sont aujourd’hui sortis. Dans certains univers de travail, l’influence de la psychologie a baissé au profit de registres juridiques, managériaux ou gestionnaires (Delaunay 2006). Par ailleurs, l’élargissement du mandat des professionnel·les du psychisme et la massification du recours à des schèmes « psys » ne conduisent pas mécaniquement à un règne sans partage des spécialistes du psychisme et peuvent même fragiliser le contrôle de leur activité. À titre d’exemple, la psychologisation de l’échec scolaire, imputé à des troubles médico-psychologiques, peut aussi s’interpréter comme une « scolarisation » des métiers du psychisme, dont l’activité intègre de plus en plus, contre le gré des « psys », un travail de résolution de problèmes scolaires (Morel 2014). En outre, amenés à s’éloigner du cœur de leur activité et à réaliser des tâches sans rapport direct avec leur formation (Fassin 2004), les « psys » se voient concurrencés par d’autres professionnel·les et/ou par des profanes « proto-professionnels » (de Swaan 1995). Entraînant la dissolution du psychologique dans un registre de sens commun, ces processus peuvent entraîner une déprofessionnalisation des métiers du psychisme. La psychologisation ne constitue donc pas un processus linéaire et s’accompagne de mouvements de dépsychologisation (Divay 2008 ; Fassin 2006).
Saisir les mécanismes de la psychologisation à différents niveaux
Les caractérisations macrosociologiques et leurs limites
6Si la diffusion d’une culture psychologique est incontestable, son aspect kaléidoscopique complique une caractérisation fine du concept. Néanmoins, certain·es auteur·rices font tenir ensemble les éléments du puzzle en s’en tenant à une définition très large. Robert Castel et Jean-François Lecerf (Castel et Le Cerf 1980b, p. 2) formulent ainsi cette définition ouverte d’une culture psychologique de masse :
caractérisée par la prépondérance des codes individualisants comme grilles d’interprétation de la réalité, des techniques d’action psychologique comme instruments de sa transformation, et des modèles de développement personnel comme les idéaux sur la réussite desquels l’homme joue le sens global de son existence.
7Une autre possibilité consiste à situer la psychologisation par rapport aux modes de catégorisation avec lesquels elle entre en relation. D’abord ceux, comme le processus de psychiatrisation ou de médicalisation avec qui elle entretient un rapport métonymique : d’un côté, la psychologisation ne se superpose pas à la psychiatrisation parce qu’elle n’est pas toujours portée par et dans les milieux médicaux ; mais, de l’autre, dans son acception la plus large, la psychologisation peut englober la psychiatrisation en tant qu’une modalité parmi d’autres conduisant à psychologiser certains problèmes sociaux, par exemple en constituant des classifications psychiatriques (comme « hystérique » ou « pervers narcissique ») en modes de catégorisation sociaux. On peut également examiner les rapports entre psychologisation et processus d’individualisation et de subjectivisation, avec lesquels elle se trouve dans un rapport d’étroite interdépendance (Elias 1991 ; Haroche 1995), voire d’inclusion (Crespo et Serrano 2010). Il peut aussi s’agir de différencier la psychologisation de modes de catégorisation concurrents. Puisque la réflexion et l’action de nombreux·ses spécialistes du psychisme s’effectuent majoritairement à l’échelle de la psyché individuelle, appréhendée comme objet relativement autonome, la psychologisation tend à se démarquer de la sociologisation mettant en avant les logiques proprement sociales et de la biologisation privilégiant un matérialisme biologique.
8Enfin, on peut caractériser la psychologisation en tant que produit de son époque. De nombreux·ses chercheur·es ont essayé de rapporter la psychologisation à des transformations historiques caractéristiques de la modernité – en particulier le plus inquiétant en elle (Illouz 2008). L’homo psychologicus (De Vos 2013) serait le produit des techniques de contrôle des populations caractéristiques des bureaucraties modernes (Berger 1965), du développement d’un État à l’influence tentaculaire (Foucault 2003 ; Herman 2003 ; Nolan 1998), du « narcissisme » induit par le capitalisme bourgeois (Lasch 1979), de la vulnérabilité des individus dans une « société du risque » (Furedi 2004), du brouillage des frontières entre l’intimité du privé et la vie publique (Sennett 1977), de l’effondrement des traditions morales et culturelles (Rieff 1966) ou religieuses (Moskowitz 2001). D’autres travaux, moins critiques, soulignent qu’aucune subjectivité n’existe en-dehors des techniques de gouvernement qui lui donnent forme et considèrent donc les modes de catégorisation induits par la psychologisation comme l’expression, à l’échelle des individualités, de transformations sociales, idéologiques, culturelles propres à l’époque contemporaine et aux valeurs qui y prédominent : autonomie, responsabilité, authenticité, réalisation de soi, maximisation de son potentiel individuel (Coutant 2018 ; Ehrenberg 1998 ; Foucault 1984 ; Giddens 1991 ; Otero 2003).
9Les fresques macrosociologiques peignant les transformations sociales reflétées et produites par la psychologisation gagnent à être complétées par des études historiques ou ethnographiques détaillant le processus et documentant la diffusion des différents courants « psys », comme celles de Castel (1981) ou Lézé (2010) pour la psychanalyse, d’Olivesi (1999) pour l’analyse transactionnelle et la programmation neurolinguistique, de Salman (2019) sur le coaching en entreprise ou d’Oller (2020) sur le coaching scolaire. L’enjeu est, en se déprenant d’une critique idéologique, d’analyser la variété des usages sociaux et des effets de la psychologie en fonction de contextes, de métiers, de groupes sociaux différents. Les modalités de la psychologisation doivent être notamment resituées dans des chronologies et des contextes nationaux et internationaux (Woollven 2018). À titre d’exemple, la diffusion en France de la psychanalyse après 1968 (Castel et al. 2008) et de la psychologie cognitive dans les années 2000 s’effectue selon des modalités différentes du point de vue du contexte socio-culturel et politique, des acteur·rices du monde « psy », des intermédiaires, des récepteurs impliqués, des ressorts de l’extension et des territoires « colonisés ». L’historicisation de l’importation de schèmes de perception et d’action « psys » dans certains domaines d’activités peut d’ailleurs conduire à relativiser la psychologisation. Ainsi, les travailleur·euses sociaux·ales, particulièrement visé·es par les travaux sur la psychologisation (Bresson 2006), ayant toujours basé leur travail sur une appréhension psychologisante des situations qu’ils et elles traitent, ne s’inscrivent donc pas à proprement parler dans ce processus (Ravon 2007).
10Le regard critique souvent présent dans les travaux sur la psychologisation des rapports sociaux, en général sous-tendu par une distance à la psychologie et à ses objectifs, a par ailleurs été récemment pris pour cible par une critique pragmatique qui prend au sérieux les ambitions de la psychologie et en interroge la logique interne. Le travail d’Eva Illouz (2008) sur la culture thérapeutique, illustre cette évolution :
Une analyse approfondie et contextuelle des utilisations et des effets de la thérapie révèle qu’il n’y a pas d’effet global unique (de « surveillance » ou de « bio-pouvoir »). […] Je préfère examiner le discours thérapeutique du point de vue de ce qu’il est appelé à accomplir, à savoir construire des soi cohérents, créer de l’intimité, procurer un sentiment de compétence dans le domaine du travail et faciliter les relations sociales en général. […] Cela implique, tout simplement, que j’analyse (pour pouvoir le critiquer) le discours thérapeutique à partir de son propre horizon de présuppositions et de revendications.
Ethnographies des rapports de pouvoir psychologisés
11De Canguilhem (1958) qui pointait les liens entre la psychologie enseignée à la Sorbonne et la Préfecture de police à Foucault (2003) qui faisait de la « fonction-Psy » la « discipline pour tous les indisciplinables », avec une fonction tautologique de renforcement de tous les pouvoirs disciplinaires, de nombreux·ses intellectuel·les ont souligné que la psychologisation était indissociable de rapports de pouvoir et d’enjeux de gouvernement des déviant·es, puis des « normaux ». La psychologisation est donc une notion critique, dont le cœur concerne le renforcement des mécanismes de pouvoir, induits par l’extension des modes de catégorisation « psys ». Toutefois, depuis les années 1990, les chercheur·es mettent aussi en évidence les effets ambivalents de la psychologisation, à la fois moyen de contrôle ou de domination et ressource émancipatrice.
12Si elles prennent leurs distances avec certaines approches critiques surplombantes qu’elles perçoivent comme idéologiques, les enquêtes ethnographiques n’abandonnent pas pour autant l’objectif d’analyser comment les modes de catégorisation psychologisants pèsent comme des contraintes sur les individus et contribuent à la reproduction de rapports de domination. L’usage de catégorisations « psys » pour appréhender les écarts à la norme tend à invisibiliser les rapports sociaux (de classe, de genre, de race) qui en sont à l’origine. Appréhender par le biais de catégories « psys » les difficultés des élèves des classes populaires (phobies scolaires, troubles des apprentissages, dysfonctionnements familiaux, etc.), des travailleur·euses (souffrance au travail, stress, burn out), des chômeur·euses (troubles de l’employabilité), tend à invisibiliser le fait que ces difficultés sont en grande partie produites par les inégalités sociales face à l’école et le fonctionnement de l’institution scolaire (Terrail 2006), les contraintes organisationnelles et objectifs de productivité (Loriol et al. 2004) ou l’état du marché de l’emploi et des politiques de lutte contre le chômage (Orianne et Conter 2007). Les explications psychologisantes responsabilisent, voire culpabilisent les individus en faisant de leurs qualités ou de leur motivation personnelles la cause de leur position sociale, reléguant au second plan des contraintes supposées intangibles et extérieures (Brunel 2004 ; Buscatto 2006 ; Gonnet 2019 ; Lancelevée 2016). Les spécialistes du psychisme, même quand ils ou elles prétendent subvertir l’ordre social, peuvent par ailleurs se montrer conservateur·rices et participer au renforcement de la position des groupes dominants : les approches « psys » véhiculent parfois, au nom de l’enfant, une représentation patriarcale des relations familiales et contribuent, en les culpabilisant, à la fragilisation de la position des mères (Cardi 2007, 2010 ; Garcia 2011). De même, la notion de « parentalité », forgée par les « psys », peut conduire à un contrôle social par une « remise aux normes » des conduites des pratiques éducatives des classes populaires (Dauphin 2014) ou des mères (Odier Da Cruz 2013). L’occultation des facteurs sociaux hypothèque la capacité à appréhender les difficultés sous un angle collectif et politique. Puisque psychologisation rime souvent avec pacification des conflits sociaux (Salman 2008), des catégories comme « souffrance au travail », « stress », « burn-out », qui mettent l’accent sur les difficultés émotionnelles ressenties au niveau individuel, peuvent entraver la mobilisation collective des travailleur·euses pour dénoncer la dégradation des conditions de travail ou les contraintes organisationnelles à l’origine de leur mal-être. Elles invitent davantage les travailleur·euses à changer leurs désirs que le monde qui les entoure (Castel et Le Cerf 1980a). L’individu souffre alors de son incapacité à se représenter ce qui échappe à son contrôle, il « manque de prise sur le dehors » (Castel et Haroche 2001).
13Mais la psychologisation contribue à la reproduction des rapports de domination pour une seconde raison : les schèmes psychologiques, loin de se distribuer au hasard dans l’espace social, sont beaucoup plus répandus et maîtrisés dans les classes moyennes et supérieures. Les affinités électives avec la psychologie résultent de dispositions culturelles (comme la propension à parler de soi selon des modalités spécifiques, voir Poliak 2002). Elles dépendent également de la possession d’un capital économique, le recours aux ressources de cet univers (faire un test d’intelligence, une psychothérapie, etc.) n’étant pas à la portée de toutes les bourses (Lignier 2012 ; Pilgrim 1997). Dans un monde où la connivence avec le registre « psy » dominant est un marqueur social et conditionne les « réussites » individuelles, ceux et celles qui n’en sont pas familier·es ou n’y ont pas accès sont désavantagé·es. La mauvaise maîtrise du registre psychologique utilisé par les enseignant·es explique en partie les difficultés des enfants de classes populaires à l’école (Bonnéry 2008 ; Roiné 2014 ; Tralongo 2008), des individus en interaction avec les travailleur·euses sociaux·ales (Duvoux 2009), de certain·es infirmier·ères scolaires confronté·es au tournant relationnel affectant leur métier (Longchamp 2014). À l’inverse, la maîtrise des schèmes psychologiques et la capacité à se situer sur un marché non unifié des professionnel·les et des diagnostics constituent des ressources importantes. Les familles des classes supérieures parviennent ainsi à optimiser la scolarité de leurs enfants en recourant à la catégorie d’« enfant intellectuellement précoce », qui procure des avantages scolaires (adaptations pédagogiques, saut de classe, regroupement entre « bon·nes » élèves) (Lignier 2012).
Résistances, appropriations, émancipation
14D’autres travaux apportent néanmoins des nuances à ce tableau monochromatique. D’une part, les individus ou les groupes psychologisés sont loin d’être totalement démunis et peuvent résister aux tentatives de psychologisation qui les ciblent. Du fait de la large diffusion de la psychologie dans l’espace social, la psychologisation consiste moins fréquemment à imposer une contrainte à des individus condamnés à subir un étiquetage qui leur serait totalement étranger. Tant les policier·ères (Loriol 2006), que les travailleur·euses sociaux·ales (Raveneau 2009) et les adolescents accueillis dans des établissements du secteur social (Eideliman et Coutant 2013) peuvent, au moins dans une certaine mesure, mettre à distance ces catégorisations ou se les approprier. De même, les lecteur·rices d’ouvrages de développement personnel ont une réception et une appropriation assez variées des conseils prodigués (Marquis 2014). La psychologisation n’est donc pas un processus d’étiquetage non négocié et uniforme dans ses effets, mais un processus de socialisation dont les effets dépendent tant des agent·es socialisateur·rices que des agent·es socialisé·es (Coutant 2012 ; Schwartz 2011 ; Stevens 2008 et 2013).
15De plus, des enquêtes montrent que les modes de catégorisation « psys » ouvrent des perspectives à celles et ceux qui y recourent. La mobilisation de la psychologie constitue d’abord, en tant que « mode d’identification » des individus associé à des éléments diagnostiques, des professionnel·les, des institutions (Lignier 2015), un registre d’action pour les professionnel·les et les profanes. La psychologisation des enseignant·es est ainsi imputable au fait qu’une telle interprétation des difficultés scolaires, sanctionnée par un diagnostic, permet d’identifier des « responsables », des professionnel·les et des institutions pouvant être sollicités (Morel 2012), ou encore de leur fournir une forme de réflexivité sur leur activité professionnelle (Baluteau 2007). De même, les expert·es « psys » qui interviennent dans les procès d’assises ont pour fonction de produire une définition pratique de la responsabilité des accusé·es, nécessaire pour formuler un verdict (Saetta et Sicot 2010). Plus généralement, les perspectives ouvertes par la psychologisation peuvent être perçues comme une échappatoire salutaire quand les professionnel·les se retrouvent confrontés à des pénibilités, des contradictions ou à des impossibilités d’agir (Lancelevée 2016 ; Rostaing 2008) : psychologiser certains « cas » permet à des conseiller·ères pour l’emploi de continuer à accompagner des demandeur·euses difficiles à placer sur le marché de l’emploi (Divay 2008). La psychologisation ne conduit pas seulement à des pratiques par défaut. Elle ouvre aussi des possibilités de renouvellement de l’aide apportée à autrui qui ne s’effectue pas nécessairement aux dépens du public visé. Le coaching en entreprise est souvent assez bien reçu par celles et ceux qui y recourent et y trouvent une forme de valorisation et de réflexivité (Salman 2007) ; le recours à la notion de « souffrance sociale » par les salarié·es ne les réduit pas systématiquement à la passivité en les éloignant d’attitudes plus revendicatrices, mais ouvre parfois des opportunités d’expression des difficultés, réussissant l’« imbrication complexe du psychique et du social, du biographique et du contextuel, du structurel et de l’occasionnel » (Renault 2008, p. 333). D’une certaine façon, la psychologie constitue, au même titre que la religion, un bien de salut permettant de donner du sens à des difficultés professionnelles, existentielles ou autres (Cherblanc et Jobin 2013 ; Cingolani 1996 ; Gamoussi 2013).
16L’ambivalence de la psychologisation se retrouve surtout dans les débats autour de son rôle dans l’invisibilisation et la dépolitisation du social. Le recours au registre psychologique ne conduit pas mécaniquement au rejet des autres registres, ce qui invalide partiellement la thèse d’un impérialisme psychologique conduisant à l’élimination de tous les modes de catégorisations concurrents. Sans succomber à une vision irénique niant les rapports de concurrence entre représentant·es des différents registres (Darmon 2005), certain·es professionnel·les, à commencer par les « psys » (Borelle 2017 ; Dodier et Rabeharisoa 2006), articulent les différents registres interprétatifs (bio-psycho-socio, etc.) dans l’intention d’ajuster leurs pratiques à la multidimensionnalité des problèmes rencontrés. En outre, la psychologisation n’est pas en soi incompatible avec des formes de politisation. La lecture psychologisante que les infirmier·ères font de leur mal-être au travail (en termes de stress) n’empêche pas la dénonciation de leurs conditions de travail (Bouffartigue 2010). La vision psychologisante des violences envers les femmes par les féministes américain·es n’a pas entravé la politisation de leur cause (Pache 2019). L’hyper-centralité du registre psychologique dans certaines institutions dominées par la psychanalyse va parfois de pair avec une mobilisation politique classique de défense du droit des travailleur·euses (s’appuyant notamment sur les syndicats) (Morel 2008)1. En somme, le lien entre psychologisation et dépolitisation n’est pas systématique.
17Il est difficile à ce stade de prédire ce qu’il adviendra d’une notion aussi critiquée qu’utilisée, voire critiquée par celles et ceux-là mêmes qui l’utilisent. Son usage pourrait toutefois reculer du fait de la montée en puissance d’autres modes de catégorisation, notamment issus des neurosciences cognitives, qui tendent à occuper une position hégémonique – notamment dans l’éducation (Morel 2016). Si certains segments de la psychologie, comme la psychologie cognitive, peuvent être partie prenante des neurosciences, l’ensemble des « psys », quelle que soit leur obédience, s’inquiètent de leur influence grandissante. Consécutivement, c’est un nouveau front, réunissant un large spectre de disciplines issues des sciences humaines et sociales (dont beaucoup de « psys »), qui se constitue pour porter un regard critique sur la « biologisation du social » (Lemerle 2016) ou du psychisme (Pommier 2004), remettant au goût du jour une notion ayant fait flores dans les années 1960-1970. Preuve de ce glissement, nombre de chercheur·es autrefois spécialisé·es dans l’étude de l’extension des registres d’interprétation et d’action psychologiques, se sont tourné·es vers le développement des neurosciences cognitives (Ehrenberg 2018 ; Rose et Abi-Rached 2013). Au gré des fluctuations des rapports de force et des alliances entre représentant·es des principaux registres explicatifs du vivant (le biologique, le psychologique, le social), et sans pour autant que le passé se répète à l’identique, on assiste donc à des usages cycliques de notions telles que « psychologisation », « médicalisation » ou « biologisation ».
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18Renvois : Biologisation ; Corps ; Déviance ; Enfermement ; Médicalisation ; Pouvoir ; Stéréotypes.
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Notes de bas de page
1 Des catégories comme « la souffrance au travail » (Loriol 2006) ou le « harcèlement » (Cox 2012) constituent des leviers qui permettent à certains travailleurs d’imposer à leur hiérarchie de discuter de problèmes qui sans cela seraient restés difficilement abordables.
Auteur
Sociologue, maître de conférences en sciences de l’éducation, EXPERICE, Université Sorbonne-Paris-Nord
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