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    Plan détaillé Texte intégral Désigner pour agir et dénombrer. L’approche par les institutions : des indicateurs essentiellement macro-économiques Déconstruire les catégories d’action publique avec les outils des sciences sociales : analyser l’action des institutions et les effets d’étiquetage Penser ensemble les conditions de vie matérielles, et un statut social et politique stigmatisé La circulation des savoirs sur la pauvreté : méthodes participatives et récupération par les institutions Conclusion Bibliographie Auteur

    Catégoriser

    Ce livre est recensé par

    • Anna Kandel, Lectures, mis en ligne le 22 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/lectures/67214 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13s6r
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    Table des matières

    Pauvreté

    Judicaëlle Dietrich

    p. 521-535

    Texte intégral Désigner pour agir et dénombrer. L’approche par les institutions : des indicateurs essentiellement macro-économiques La perspective des institutions internationales : définir des critères d’évaluation macro-économiques de la pauvreté De la pauvreté absolue à la pauvreté relative : une intégration limitée des facteurs non économiques Déconstruire les catégories d’action publique avec les outils des sciences sociales : analyser l’action des institutions et les effets d’étiquetage Historiquement, deux modes de gestion de la pauvreté Mettre en perspective les catégories et les résultats de l’action institutionnelle Penser ensemble les conditions de vie matérielles, et un statut social et politique stigmatisé Vers une approche sociale et relationnelle de la pauvreté Relégation et stigmatisation par l’espace : des mécanismes de production et de gestion de la pauvreté Pauvreté et citoyenneté La circulation des savoirs sur la pauvreté : méthodes participatives et récupération par les institutions Saisir la pauvreté « par le bas » : les ambiguïtés des méthodes participatives Quelle circulation entre institutions et sciences sociales ? Le risque de la récupération Conclusion Bibliographie Auteur

    Texte intégral

    Les institutions définissent principalement la pauvreté comme un état de privation matérielle, une définition que l’on retrouve dans le sens commun. Tout en intégrant cette dimension, les sciences sociales l’appréhendent d’abord comme un rapport social fondé sur l’assistance, qui induit la dépendance supposée ou réelle d’un groupe social par rapport aux autres, mais aussi sa relégation et son infériorisation. Ainsi, le fait d’être « pauvre » consiste à occuper un statut social défavorable du point de vue de l’accès aux droits, aux pouvoirs et à la citoyenneté. Enfin, en sciences politiques et études du militantisme, l’analyse de la pauvreté et de son traitement permet d’excaver sa charge idéologique, comme de montrer la contribution de l’usage de la notion à la reproduction de l’ordre existant.

    1Pour saisir la notion de pauvreté, il faut comprendre pourquoi elle a émergé comme terme pertinent pour désigner les conditions de vie d’une partie importante de l’humanité. De fait, un dixième de la population mondiale est qualifiée de « pauvre » par les instances internationales en 2020 (Banque mondiale, Organisation des Nations unies, Observatoire des inégalités) ; et en un quart de siècle, plus d’un milliard d’individus seraient passés au-dessus du seuil de l’« extrême pauvreté ». Ce milliard d’individus correspond à la « population cible » d’un plan mondial porté par les Nations unies, dans le cadre du millénaire pour le développement. L’objectif de soustraire ce groupe à la pauvreté soulève quantité d’interrogations sur la définition même de la notion : son évaluation, le chiffrage statistique du nombre de personnes concernées, les effets de seuils susceptibles de faire gonfler ou rétrécir ce chiffre, les actions d’une large gamme d’acteurs visant à réduire ce phénomène… et jusqu’au principe même d’une évaluation exclusivement fondée sur un chiffre.

    2La diversité des modes de gestion de la pauvreté se réfracte précisément dans la diversité des termes mobilisés pour la désigner dans les représentations communes. Symétriquement, dans le champ scientifique, la multiplicité des approches de la pauvreté – qu’elles soient quantitatives ou qualitatives – complexifie les critères de définition et d’analyse de ce fait social. Ainsi, cette notice vise à exposer les approches institutionnelles de la pauvreté, mais aussi pointe les apports et limites des principaux prismes d’analyse académiques du phénomène.

    Désigner pour agir et dénombrer. L’approche par les institutions : des indicateurs essentiellement macro-économiques

    3Les acteurs dédiés à la gestion de la pauvreté l’appréhendent comme un problème social qu’il faudrait résoudre. Définie comme un dénuement matériel objectif, ils se focalisent sur les conditions de vie et adoptent une approche principalement économique.

    La perspective des institutions internationales : définir des critères d’évaluation macro-économiques de la pauvreté

    4Parmi la diversité des intervenant·es impliqué·es dans le traitement de la pauvreté, certains acteurs disposent d’un pouvoir qui les érige en producteurs de normes. Les institutions internationales jouent un rôle majeur dans les discussions et la distribution globale des ressources : les Nations unies et les agences qui y sont reliées, mais aussi la Banque mondiale (BM) et autres banques de développement. Elles mobilisent une approche essentiellement macro-économique de la pauvreté, qui croise support statistique et formalisation mathématique.

    5Les définitions produites par ces acteurs ont, en vertu de leurs fonctions de résolution d’un problème social, un rôle de légitimation de leurs propres actions, participant activement à la formation des représentations globales de la pauvreté et au développement d’outils et de méthodes visant à la réduire. Ce rôle prescriptif se retrouve dans la mise en œuvre des définitions et des politiques de lutte contre la pauvreté menées par la BM. Depuis le discours de Nairobi en 1973, elle a montré sa capacité à prescrire sa démarche aux États dits du « Tiers-monde », notamment par le biais de ses aides financières ou de ses « expert·es » dans la formulation de diagnostics et/ou de bonnes pratiques. En définissant le seuil de pauvreté – celui-ci se situe à 1 puis 2,15 dollars depuis 2022 par jour – et sur des méthodes à appliquer pour réduire la pauvreté, elle fonde une approche établie sur un critère quantitatif (et en chiffres absolus) (Ravallion 1998). À cela s’ajoute l’invitation, pour ne pas dire l’injonction, à réduire la pauvreté par le biais d’actions économiques contraintes (notamment les politiques d’ajustement structurel), ancrées dans un modèle néolibéral. Indépendamment de leur efficacité sur la pauvreté, on n’a pu que constater leurs conséquences en termes d’accroissement des inégalités (Cling et al. 2002).

    De la pauvreté absolue à la pauvreté relative : une intégration limitée des facteurs non économiques

    6L’évaluation de la pauvreté s’est cependant amendée au fil des décennies. Aujourd’hui, ces instances internationales reconnaissent l’importance de posséder certains biens, plus que d’une capacité à consommer, dans l’appréciation de la pauvreté, ainsi que les fluctuations de cette situation (qui peut varier selon les saisons ou les étapes de l’existence). Mais même si l’on relève, dans les rapports de la BM, des références sociologiques ou ethnologiques, elles ne sont présentes que pour appuyer une démonstration économique déjà étayée par les indicateurs statistiques, ou pour interpréter un fait (Saïdi 2007). Ainsi, les exigences critiques de la Banque ne dépassent pas le champ technique, ne remettant pas en cause l’attachement au cadre de référence marqué par le crédo libéral. Dans les années 1970, il faut d’abord justifier la nécessité de l’ajustement structurel ; au début des années 2000, si les IFI reconnaissent les limites de cette politique, nombreux·ses sont ceux et celles qui dénoncent la reformulation légère sans transformation profonde des modes d’action (Stiglitz 2002 ; Cling et al. 2002). La décennie 2000 voit cependant une évolution vers une approche moins unidimensionnelle et absolue. La BM introduit un autre seuil, permettant d’appréhender une pauvreté dite « relative ». L’entrée reste économique, mais l’objectif consiste à prendre en compte d’autres déterminants sociaux, déclinés selon les contextes. On considérera notamment le fait que, dans les pays riches, disposer d’un revenu supérieur à 2 dollars par jour ne suffit pas à sortir de la pauvreté ; l’intégration sociale ne dépend pas seulement des ressources économiques. C’est notamment ce que révèlent les inégalités d’accès aux services publics, ainsi qu’à la représentation élective. Ce mode d’évaluation complémentaire montre le lien étroit entre les manifestations de la pauvreté, les conditions de vie et les structures de la société dans laquelle elle est étudiée.

    7Globalement, dans la perspective institutionnelle, la notion de « pauvreté » est mobilisée par des acteurs chargés de mettre en place des politiques soumises à des objectifs de résultats. De ce fait, elle constitue bien davantage une catégorie d’action qu’une notion théorique. Par opposition à cette approche strictement institutionnelle, les sciences sociales privilégient l’étude des processus sociaux qui expliquent l’entrée et le maintien dans le statut de pauvre.

    Déconstruire les catégories d’action publique avec les outils des sciences sociales : analyser l’action des institutions et les effets d’étiquetage

    8La délimitation entre pauvres et non pauvres est opérée par et pour une grande diversité de forces sociales (Bierschenk et al. 1994) : les États, les instances mondiales, les organisations non gouvernementales… Les sciences sociales mettent à distance la posture caritative de ces institutions et analysent la fixation de ces seuils comme l’émanation d’une logique de régulation sociale. Ainsi, elles prêtent une grande attention au caractère performatif de ces catégories, dans la mesure où le fait même de qualifier des individus de « pauvres » les fait entrer dans un groupe stéréotypé, qui les assigne à des représentations et des politiques spécifiques.

    Historiquement, deux modes de gestion de la pauvreté

    9Historiquement, la pauvreté a été traitée alternativement de deux façons : une forme de déviance sociale, le contrôle social des « pauvres » constituant un enjeu central, et un objet d’intervention politiques dans le but de maximiser le bien-être de l’ensemble de la société (Geremek 1987). Tocqueville, dans son Mémoire sur le paupérisme (1835), incarne bien cet état d’esprit : il y pointait les effets pervers de l’aide et de la charité, qui participeraient à l’entretien de la pauvreté et à l’augmentation du nombre de personnes considérées comme pauvres. Les acteurs tels que les pouvoirs publics et, à un autre niveau, les structures familiales jouent un rôle central dans la production et la délimitation des catégories et des personnes concernées.

    10S’élaborent ainsi des processus de catégorisation des pauvres pour hiérarchiser les accès aux dispositifs d’assistance (Geremek 1987) questionnant les modes de gouvernement. Ainsi, Élisa Chelle (2012) montre comment se met en œuvre l’« administration du mérite » envers les pauvres, qui doivent alors légitimer leur statut et droit à l’assistance : « Avec la théorie du gouvernement par la preuve, un palier est franchi. La démarche se veut unificatrice : entre secteur social, sanitaire et managérial » (ibid., p. 249). La conditionnalité permet d’opérer une sélection entre des groupes sociaux, afin de favoriser les individus pour qui un secours s’avère justifié en fonction de leurs « mérites », par rapport aux autres relevant d’un « type défectueux d’humanité » (p. 205).

    Mettre en perspective les catégories et les résultats de l’action institutionnelle

    11Les sociologues tentent également de comprendre la forme que prennent les catégories institutionnelles par la mise en perspective historique et anthropologique. Ils et elles ont montré que les approches macro-économiques sont loin d’être neutres : si l’approche monétaire reste la plus utilisée (selon un seuil), c’est précisément parce qu’elle tient compte de la monétarisation étendue des sociétés contemporaines (Messu 2003).

    12Cette attention aux schèmes qui alimentent l’action publique porte également sur les catégories qu’elle mobilise, comme celle d’« exclusion », un temps employée comme synonyme de « pauvreté ». Insistant sur les effets d’un placement en dehors de la société, l’identification de cette mise à l’écart a contribué à la formulation de la notion d’« exclus » par René Lenoir (1974). Le fait d’appréhender la pauvreté par le truchement de l’exclusion qu’elle est supposée produire a fait l’objet d’importants débats en sociologie, questionnant les connotations politiques du terme d’exclusion : celui-ci, apparu dans le champ de l’administration publique, sous-entendrait que les pauvres ne feraient pas partie intégrante de la société et oblitérerait la dimension de domination verticale d’un groupe sur l’autre, présente dans le terme de classe. L’association, voire l’assimilation entre ces deux termes, tend à une dépolitisation de la compréhension de la pauvreté et de son traitement : elle la mure dans un état figé, voire définitif, qui ne permet plus de lutter contre (Karsz 2000). Cependant celles et ceux que l’on appelle les pauvres peuvent n’être vu·es que comme victimes d’une situation subie, et sans capacité d’action. Ce positionnement passif des individus peut certes constituer une réalité empirique et produit des rapports sociaux que renforce la pauvreté elle-même. Néanmoins, il résulte également des effets d’imposition symbolique qu’occasionnent les analyses de ce phénomène, souvent performatives.

    13Une autre manière de déconstruire les catégories de l’action publique consiste à se pencher sur leurs résultats à partir de critères scientifiques, issus de recherches indépendantes. D’aucun·es constatent une certaine amélioration du sort des plus démuni·es – attribuée entre autres à la diffusion globale du développement humain (Sévérino et Ray 2011 ; Sen 2000). En revanche, la mise en place assez globalisée de politiques néolibérales a contribué à sa « résurgence » (Lamoureux 2003, p. 1). L’idée d’une résurgence de la pauvreté est d’ailleurs à interroger, car, plus qu’une réapparition après une disparition – la misère ou la pauvreté n’ayant jamais cessé d’exister –, il semblerait plus pertinent de constater que ce phénomène a cessé de masquer sa présence latente, voire que la réalisation de doctrines néolibérales a pu creuser les inégalités, rendant visible la pauvreté de manière plus aiguë.

    Penser ensemble les conditions de vie matérielles, et un statut social et politique stigmatisé

    Vers une approche sociale et relationnelle de la pauvreté

    14À la lumière de ces critiques, observer les conditions de vie ou le niveau de revenu d’une personne ne peut suffire pour appréhender sa pauvreté. Cette entrée par le manque et les privations est, d’après Simmel (1998 [1907]), individualiste – elle ne permet pas de penser la dimension collective de la pauvreté. En outre, la mesure de ces besoins ne peut être établie sans arbitraire. Pour en rendre compte, il faut selon le sociologue l’appréhender comme une forme spécifique du lien social. C’est ce qu’il formule dans Les Pauvres (ibid.) : il avance une définition de la pauvreté fondée sur la relation d’assistance, soit « l’attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à leur égard » (p. 98). Ainsi, « ce n’est pas la privation dont souffre la personne qui fait d’elle un pauvre […] ; seul le secours accordé en raison de cette privation fait d’elle un pauvre au point de vue sociologique » (p. 49).

    15Cette démarche interroge directement la fonction sociale de la pauvreté. En effet, l’assistance aux pauvres n’est pas désintéressée mais participe, en termes de gestion des sociétés, au maintien de l’ordre social. En effet, elle vise à « supprimer les dangers et les pertes représentés par les pauvres vis-à-vis du bien de la communauté » (p. 49), incluant parfois les velléités de sédition qui pourraient questionner les hiérarchies sociales. La relation d’assistance institutionnalisée ne poursuit donc nullement l’objectif de sortir les pauvres de leur pauvreté, mais poursuit un objectif conservateur visant à préserver le « statu quo social ».

    16Le regard des sciences sociales se porte ainsi davantage sur comment et pourquoi l’attention publique se focalise sur les pauvres, plutôt que sur le système produisant la pauvreté. Les effets de l’étiquetage institutionnel n’épuisent pas cette question : de nombreux facteurs contribuent à la formation de « représentations des pauvres », qui varient selon les pays et les époques. Jeanne Lazarus (2006) a démontré comment l’altérité perçue de la pauvreté a semblé s’estomper, dans la mesure où elle touche, en temps dits de « crise », des groupes sociaux bien moins « autres » que « [ressemblant] à tout le monde » (p. 145). D’autres travaux autour des concepts de « disqualification » (Serge Paugam 2005) ou de « désaffiliation » (Robert Castel 1991) remettent en question une opposition binaire entre « pauvres » et « non-pauvres », dévoilant un processus de « déstabilisation des stables » (ibid.). Ces approches insistent sur l’existence d’une diversité de situations, ne pouvant se résumer à la seule exclusion (Guibet Lafaye 2012). Robert Castel croise approche relationnelle et processuelle, montrant le continuum entre des situations de précarité et des situations de pauvreté. Il propose notamment la notion de « désaffiliation sociale », qu’il définit comme les décrochages successifs qui conduisent à la pauvreté (perte du travail, perte du lien social, divorce…). À ce titre, le développement des approches relationnelles de la pauvreté questionne non seulement les formes d’étiquetage, mais également les capacités d’agir des individus. En effet, vivre avec et chercher à sortir de la pauvreté impliquent un travail, un effort, du temps pour répondre aux besoins vitaux au quotidien, ce qu’évoque Florence Bouillon sous le terme de « compétences précaires » (2007).

    17Cependant, on ne peut que relever la persistance d’un discours sur l’assistanat qui vise à rendre responsables les personnes et groupes sociaux en difficulté de leur situation et qui contribue ainsi à la stigmatisation. Cette grille de lecture de la pauvreté se comprend dans un contexte qui ne fait que confirmer des évolutions sociales plus larges allant de l’individualisme au primat de la liberté et de l’épanouissement personnel (Bréchon 2000).

    Relégation et stigmatisation par l’espace : des mécanismes de production et de gestion de la pauvreté

    18La mise à l’écart institutionnelle peut prendre une forme spatiale, lorsque les institutions se servent de critères spatiaux comme de leviers de différenciation et d’action sur les populations. C’est ce dont témoignent les termes d’exclusion, d’intégration, de « ghetto » (Wacquant 2007) ou encore de marginalisation, qui renvoie à l’idée de marge et de zone (Beauchez et al. 2017).

    19Ce traitement spatial de la pauvreté constitue l’une des dimensions d’une altérisation qui se joue à plusieurs échelles. En effet, sans réduire la compréhension de la pauvreté à la seule analyse de la répartition des pauvres selon leur revenu, le référentiel spatial peut produire ou renforcer des représentations stigmatisantes associées à la pauvreté, comme l’a analysé Claire Hancock (2008) en rappelant comment l’expression « jeunes des banlieues » est mobilisée pour identifier des « Autres » et renforcer une assignation à identité et à territorialité, à distance de la norme.

    20L’entrée par l’espace peut également devenir en soi un mode de gestion de la pauvreté. À l’échelle locale, en France, les politiques de gestion de la pauvreté ont progressivement évolué vers un ciblage des territoires (grands ensembles, mais aussi villes nouvelles), une sectorisation au sein d’un quartier ou d’une ville touchée par l’inactivité professionnelle ou le développement d’activités informelles alternatives dans des zones spécifiques (on pense par exemple aux Zones urbaines sensibles). Ces modes d’intervention, portés par une diversité d’acteurs depuis les agences publiques aux associations en passant par les financeurs, ont tendance à cibler des espaces plutôt que des individus. Des actions volontaristes sur le bâti ou les activités visent à transformer les organisations matérielles des espaces, afin à terme d’en changer les structures sociales. Dans ces approches, la prise en compte des personnes, de leurs stratégies ou tactiques, tend à disparaître derrière un spatialisme qui viserait à réduire la pauvreté. Cela passe aussi par une tendance à réduire à l’échelon local la capacité d’action des habitant·es des espaces ciblés (Bertrand 2011).

    21À l’échelle mondiale, la production de définitions, de normes et de politiques provient majoritairement des pays riches, portant des idéologies et des référentiels qui tendent à réduire la pauvreté au sein de régions et pays dits « en développement ». Cette partition du monde se retrouve dans des imaginaires stéréotypiques d’espaces caractérisés comme « pauvres », qui distinguent les villes de bidonvilles, de celles où la pauvreté se concentrerait plutôt dans des logements collectifs périphériques, des squats ou des quartiers paupérisés (parfois dits ghettoïsés). Ainsi, certaines conceptions contribuent à différencier espaces et populations, là où la pauvreté est perçue comme productrice de dysfonctionnements urbains, quand, ailleurs, les espaces de la pauvreté seraient conçus comme des outils de gestion. Mais ces lectures spatialisées participent à régionaliser les analyses de la pauvreté, et laissent penser à quelques spécificités locales des slums indiens ou favelas brésiliennes, justifiant alors la pauvreté a priori irréductible du plus grand nombre dans le monde dit « en développement ».

    22Dans cette perspective, appréhender la dimension spatiale de la pauvreté implique aussi de saisir comment elle s’articule avec le positionnement social. Il s’agit alors d’interroger la capacité inégale qu’ont les individus et les groupes à retirer des usages de l’espace, un certain nombre de ressources matérielles et symboliques et à les transmettre. C’est dans l’analyse des hiérarchisations sociales, que peut intervenir ponctuellement la proposition de raisonner en termes de « capital » à propos de l’espace (Veschambre 2006). Ces approches, s’appuyant sur la conceptualisation de capitaux spécifiques à dimension spatiale (« territorial », « spatial », « de mobilité », etc.), font cependant l’objet de critiques, dans la mesure où elles convoquent souvent des lectures caricaturales du travail de Bourdieu. De ce fait, elles tendent à renforcer le flou sur ce que le terme prétend désigner (Ripoll 2019), en contribuant à un dualisme entre social et spatial, et empêchent de saisir la façon dont les configurations spatiales contribuent à la production de la position de pauvre.

    Pauvreté et citoyenneté

    23Parce que la pauvreté est à envisager comme une situation de rupture, la notion est indissociable d’une dimension politique : les situations de pauvreté se traduisent par une rupture de l’insertion dans la vie publique. Cette réflexion est déjà ouverte par George Simmel qui rappelle la non-uniformité des pauvres et leur isolement :

    Ce qu’il y a de plus terrible dans la pauvreté est le fait qu’il y a là des êtres humains qui, dans leur position sociale, sont pauvres et rien que pauvres […]. De dénuer ceux qui reçoivent l’aumône de leurs droits politiques exprime de façon adéquate le fait qu’ils ne sont rien que des pauvres. À cause de ce manque de qualification positive, la classe des pauvres […] n’engendre pas de forces sociologiquement unificatrices (Simmel 1998 [1907], p. 101).

    24C’est ce que l’on observe en reliant citoyenneté et pouvoir d’achat : le défaut d’intégration des pauvres à la société de consommation, se traduirait par un déficit de citoyenneté, c’est-à-dire un manque de reconnaissance sociale associée à une faible participation à la vie publique (Messu 2003). C’est dans cette perspective que sont pensées les principales politiques de la lutte contre la pauvreté, en cherchant par la mise en œuvre du lien social à combler le manque par l’accès aux ressources (aide alimentaire), au travail ou par le biais d’allocations. Or, s’il est un manque dans la pauvreté, Amartya Sen (2000) rappelle que ce serait surtout un manque de liberté : il reconnaît le plus évident, le manque de revenu, tout en insistant sur la relativité de l’accès aux ressources économiques, variable non seulement d’une société à l’autre mais également d’une personne à l’autre ; il pointe également les couplages avec d’autres rapports sociaux structurants. Par exemple, les rapports sociaux de genre sont d’une importance capitale pour comprendre la pauvreté et les différences de libertés – et cette liberté, toujours, d’après Amartya Sen, c’est dans la citoyenneté qu’elle trouverait sa solution, au-delà du simple transfert de ressources matérielles, même si celui-ci reste nécessaire. La citoyenneté revêt une dimension libératrice, dans la mesure où elle ne repose pas fondamentalement sur l’identification des besoins mais sur celle de l’appartenance. Cette appartenance reconnue donne en fait « créance » aux individus, par rapport à la société dont ils et elles sont membres. Elle rompt la dynamique de l’exclusion et de la désaffiliation pour mettre, au premier plan, la responsabilité de la société vis-à-vis de l’ensemble de ses membres. C’est pour cette raison que la situation d’informalité identifiée de certains groupes ou de certaines personnes est un véritable enjeu dans la perpétuation de la pauvreté. On voit une fois encore l’insuffisance d’une lutte contre la pauvreté qui reposerait essentiellement de politiques de transferts, fondées sur une logique de compensation monétaire. Quels que soient les dispositifs d’aides et d’assistance, la pauvreté ne se résorbe pas, voire s’accroît, du fait de l’entrecroisement de différents systèmes de domination notamment entre le capitalisme et le patriarcat (Kergoat 2011), mais également nourrie par les rapports nés de la colonisation. Interroger le rôle de l’État et des politiques publiques comme porteurs (et reproducteurs) de ce système est donc central dans la compréhension du phénomène de la pauvreté, tant elle met en jeu l’accès à la citoyenneté et à ses modalités d’exercice.

    La circulation des savoirs sur la pauvreté : méthodes participatives et récupération par les institutions

    Saisir la pauvreté « par le bas » : les ambiguïtés des méthodes participatives

    25Pour tenter de saisir les représentations des personnes considérées comme pauvres, sortir de l’écueil prescriptif énoncé plus haut et mieux définir la pauvreté, des chercheur·es et des groupes stratégiques ont développé l’usage de méthodes participatives. Cette démarche valorise des formes d’autodéfinition ou d’auto-cartographie de la pauvreté, et favoriserait la prise en considération de ce qui importe pour les concerné·es, afin d’intégrer les subjectivités et les effets de contexte. Les résultats sont souvent surprenants, car des personnes ayant de faibles revenus mais des modes de vie peu dépensiers, se sentent parfois subjectivement moins pauvres (par rapport à la moyenne) que des personnes plus riches d’après leurs revenus, mais dont les dépenses sont nombreuses et qui ont le sentiment de ne pas avoir suffisamment d’argent pour vivre conformément à leurs désirs (Lazarus 2012). C’est pourquoi toute forme de définition normative – donc excluante – s’avère mise à l’épreuve par l’investigation empirique.

    26Sans remettre en cause l’hégémonie des indicateurs utilisés à l’échelle mondiale, de nombreux acteurs (ONG, associations ou encore IFI) empruntent à ces outils méthodologiques : leurs initiatives privilégient de plus en plus une appréhension locale des groupes considérés comme pauvres aussi afin de rendre acceptables leurs projets (Dietrich 2015). Cette instrumentalisation peut viser l’imposition de programmes d’action déjà ficelés, et, en passant par l’auto-définition, viser une réduction du nombre de personnes concernées, par rapport au périmètre que recouvrirait une délimitation statistique. Il faut dire que se reconnaître et se faire reconnaître comme « pauvre » peut impliquer des représentations lourdes pour les ménages et individus concernés au sein de leur milieu : le stigmate associé à la « disqualification sociale » de la pauvreté (Paugam 2005) entraîne alors de nombreux « non-recours » aux droits ou aides dont certain·es pourraient bénéficier (Warin 2017). On le voit, les enjeux méthodologiques et scientifiques se doublent d’un enjeu de représentation : la définition de la pauvreté peut produire un effet performatif qui, à son tour, impacte la manière de se vivre comme pauvre ou de parer aux difficultés induites par ce statut. Il ne faut donc pas négliger l’effet de stigmatisation qui peut être généré par l’ensemble du travail de recherche, de la production des données jusqu’à ses implications sur les effets du traitement de la pauvreté.

    Quelle circulation entre institutions et sciences sociales ? Le risque de la récupération

    27Par ailleurs, les définitions scientifiques conservent un caractère éminemment politique. Les États, les institutions internationales ou les organisations non gouvernementales demandent souvent à des instances de recherche ou à des scientifiques d’évaluer les besoins des plus pauvres et de mesurer l’impact des politiques mises en place. En outre, les chercheur·es peuvent eux-mêmes porter des projets réformateurs, ou conservateurs. C’est ce que démontre Alice O’Connor (2000), en élaborant une analyse de la construction des savoirs sur la pauvreté aux États-Unis (poverty knowledge). La chercheuse met en évidence la diversité et les implications des liens institutionnels existant entre les chercheur·es travaillant sur la pauvreté et le monde politique. Ainsi, certaines approches de la pauvreté contribuent à établir la responsabilité des individus dans leur situation de pauvreté plutôt que des inégalités structurelles et systémiques. La mobilisation des recherches qui repositionnent leur objet passant de la pauvreté à des travaux sur les pauvres eux-mêmes constitue un processus d’individualisation qui participe d’une part à une euphémisation des facteurs systémiques et qui conduit, d’autre part, à une dépolitisation de la compréhension de la pauvreté (Wachsberger et Rodriguez 2016) notamment par le biais d’un brouillage des responsabilités administratives et politiques des acteurs publics (Swyngedouw 2011 ; Dietrich 2021).

    Conclusion

    28Le caractère plurivoque de la notion relate la diversité de ses usages et des intérêts, comme des intentions des acteurs partie-prenante. Ce serait, d’après Michel Messu (2003), la conséquence de son statut épistémologique et l’une des limites de son opérabilité dans le champ des sciences sociales. En fin de compte, les définitions de la pauvreté, concurrentes et complémentaires, témoignent d’une adaptation perpétuelle de la théorie à la critique des conceptions antérieures, ce qui entraîne l’élargissement du concept de pauvreté par l’intégration progressive de ses aspects non monétaires. Pourtant, si les rapports des institutions financières internationales n’insistent plus sur un lien de causalité entre compétitivité économique et réduction de la pauvreté, les recommandations en réponse restent marquées par les mêmes cadres de pensée, tels que la promotion de la flexibilité et la hausse de la productivité. L’objectif affiché et affirmé d’une réduction quantitative de la pauvreté doit s’interpréter dans le cadre d’un système capitaliste qui, par construction, domine, encadre et justifie les initiatives des différents acteurs. Ainsi, en creux, l’analyse de la gestion de la pauvreté permet de saisir les modalités de fonctionnement et formes d’encadrement des groupes sociaux.

    *

    29Renvois : Classes sociales ; Déviance ; Empowerment ; Enfermement ; Inégalités ; Justice spatiale ; Oppression, domination, exploitation ; Ségrégation ; Spatialisme ; Stéréotypes.

    Bibliographie

    Beauchez Jérôme, Bouillon Florence et Zeneidi Djemila, 2017, « Zone : l’espace d’une vie en marge », Espaces et sociétés, no 4, p. 7-18.

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    Auteur

    • Judicaëlle Dietrich

      Maîtresse de conférences en géographie à l’Université Jean Moulin Lyon 3, laboratoire Environnement, ville, société (UMR 5600)

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    Bouvet, Marlène, et al., éditeurs. Catégoriser. ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/128p3.
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