Nation
p. 473-489
Texte intégral
1Dans l’ordre social existant, la nation est d’abord une réalité juridique et administrative liée aux États. Elle est ce qui fixe les populations respectives de ces derniers à des territoires identifiables par des frontières tout en délimitant l’étendue des autorités de leurs gouvernements. Or, en ce qu’elle institue et maintient cette relation entre des populations, des territoires et des autorités, la nation est aussi une image, c’est-à-dire une affection par laquelle des individus et des collectivités se représentent comme membres d’une communauté nécessairement exclusive. C’est pourquoi la nation peut très bien être invoquée contre sa version étatique, et ce dans des perspectives opposées de restauration ou de transformation sociales. Aborder la nation comme une construction historique soulève ainsi la question de savoir sous quelles conditions ce schème ambigu, à la fois juridico-administratif et idéologique, peut occuper une place dans l’analyse des catégorisations sociales. Comment manier un concept aussi instable, situé au carrefour de programmes politiques antagoniques ?
Les origines contestées de la nation
2Le mot « nation » provient du latin natio, à son tour dérivé du verbe nasci, « naître ». Il désignait à l’origine un groupe né simultanément au même endroit. En latin chrétien, cependant, le pluriel nationes renvoyait aux nations païennes par opposition au peuple de Dieu (CNRTL n. d.). Si l’on en reste à l’étymologie du terme, la nation constituerait donc une communauté de naissance par un acte d’union – « nous, collectivité née en même temps au même endroit » – et d’exclusion – « les autres qui ne sont pas élu·es ».
3Cette représentation d’une communauté de naissance est-elle, à elle seule, un facteur déterminant dans la formation des nations ? Dans une telle perspective, les nations tiennent leur cohérence de pratiques culturelles partagées préexistantes (Smith 1986). Les récits sur un âge d’or ou sur des guerres fondatrices seraient à l’origine de chaque identité nationale et de sa permanence dans le temps. Toute nation reposerait sur des éléments tangibles comme l’histoire, la religion ou la langue.
4À l’opposé d’une telle interprétation, d’autres considèrent les nations comme des projets menés par les États ou leurs adversaires (Gellner 1989 [1983]). De ce point de vue, les États font les nations à partir du moment où ils établissent les limites territoriales de juridictions souveraines unifiées (Hobsbawm 1992 [1990]). Cette construction étatique de la nation prend appui sur l’extension mercantiliste des marchés au-delà de l’échelle urbaine. La nation contraste avec la pluralité des juridictions médiévales fondées sur l’ordre et codifiées par des droits et obligations réciproques (Sassen 2009a [2006]). De ce point de vue, les chercheur·es peuvent montrer les différenciations sociales produites par les institutions de l’État. À l’époque moderne, les armées en fournissent un exemple. Les dirigeants des États en guerre mettent en avant la figure du soldat homme, ce qui revient souvent à hiérarchiser un front masculin et un arrière féminin (Connell 2014 [1995]).
5Au vu de l’écart qui sépare ces approches, on ne peut pas s’attendre à un consensus quant aux origines historiques de ce qu’on appelle « nation ». Certes, pendant longtemps, l’existence de la nation dans l’Athènes de l’ère classique semblait une évidence. Dans La société archaïque (1971 [1877]) de Henry Lewis Morgan, la nation athénienne était le modèle d’un système de gouvernement unifié. Aujourd’hui, l’enjeu est de savoir dans quelle mesure une telle nation est comparable à ses caractérisations contemporaines. Certain·es estiment que l’on trouve dans les textes des traces d’une conception d’Athènes comme d’un ethnos, c’est-à-dire une « nation » ou un « peuple », par opposition au politai (« citoyen ») masculin (Cohen 2000). D’autres s’appuient davantage sur une analyse des institutions athéniennes. La cité athénienne peut alors être présentée comme une communauté qui refuse tout type de pouvoir séparé. Elle serait en cela très éloignée de la réalité qu’il est convenu d’appeler « nation » de nos jours (Ismard 2014).
Quelle construction de la nation ?
6Parler d’une construction de la nation n’a donc rien d’évident. L’histoire même de la nation prend souvent la forme d’une narration dont l’effet est de présenter son objet comme un projet continu où une certaine identité s’accomplit au fil des générations (Balibar 1988b) par des événements et des grandes figures marquantes : la guerre de Cent Ans, la prise de la Bastille et le sacre de Napoléon Bonaparte ; Vercingétorix, Jeanne d’Arc et Robespierre. Aussi bien l’enseignement de l’histoire de la nation que l’historiographie elle-même se trouvent ainsi pris dans la dimension affectivo-politique du phénomène national. On le voit, en France, dans les enjeux des controverses autour de la portée de la Résistance sous le régime de Vichy : dans quelle mesure l’intégrité morale et politique de « notre » nation aurait-elle été atteinte sous l’occupation ?
7Ce qui passe habituellement pour un gage de scientificité, à savoir le fait de proposer un critère de définition de son objet, ne permettrait aucunement d’échapper à ces débats teintés de jugements de valeur. Les critères de définition de la nation généralement listés dans les dictionnaires ne sont pas extérieurs aux jugements de valeur. La mise en garde méthodologique d’Eric Hobsbawm selon laquelle il est préférable de partir du concept de nation plutôt que de son supposé référent est à cet égard fructueuse. Ce serait en s’intéressant avant tout à la nation telle qu’elle est conçue par les partisan·es les plus convaincu·es des projets nationaux que l’on pourrait espérer étudier sa formation. C’est que, même en définissant la nation à partir de la conscience d’une appartenance commune, on ne ferait que présupposer l’existence de ce qui est à expliquer : la réalité de ce mode de catégorisation et d’identification (Hobsbawm 1972, 1992). Plutôt que d’énoncer des définitions a priori de la nation, cela nous encourage à nous confronter à l’irréductible diversité de la réalité nationale.
8Cette diversité tient d’abord à la pluralité des territoires administrés par des autorités distinctes, pluralité qui n’a été permise qu’avec la paix de Westphalie de 1648. Cette dernière fait de l’acceptation mutuelle de la souveraineté sur un territoire le fondement des rapports pacifiques entre États. Ce qu’il est convenu d’appeler État-nation se constitue, au cours du xviiie siècle, par ces territoires plus ou moins continus, délimités par des frontières. C’est pour identifier ce phénomène que l’idéal-type de l’État tel que conçu par Max Weber prend sens. C’est en effet toujours « dans les limites d’un territoire déterminé » que l’État « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime » (1963 [1919], p. 100-101). Néanmoins, c’est aussi avec la paix de Westphalie que sont jetées les bases de ce qui deviendra le droit d’asile : les États accordent aux personnes opposées à leurs souverains le droit de rejoindre un autre pays. La souveraineté nationale repose ainsi sur un paradigme de l’immobilité érigeant l’habitation de son propre pays en norme et réduisant la migration à une anomalie (Gemenne 2016).
9Au cours des xviiie et xixe siècles, la diversité du phénomène national tiendra aussi, de plus en plus, à la variation des configurations politiques dans lesquelles la nation, l’État et le peuple entrent en jeu. Les protagonistes des Révolutions française et américaine donnèrent au concept de nation la signification du milieu où s’exerce la souveraineté du peuple, celle-ci étant à son tour la garante de la légitimité du pouvoir de l’État. Or, l’émergence de l’Allemagne et de l’Italie fut liée, elle, à une forme d’intégration culturelle de populations sous l’auspice d’un même État. Par ailleurs, au milieu du xixe siècle subsistaient encore des empires – russe, d’Autriche, ottoman – rassemblant une pluralité de nations, tandis que les populations irlandaise ou polonaise revendiquaient, dans une opposition nette aux États qui les administraient, un droit à la formation nationale. Selon les cas, les réalités politiques de la nation, de l’État et du peuple pouvaient donc soit coïncider, soit entrer dans un processus visant à une telle adéquation, soit coexister de manière relativement indépendante, soit entrer en conflit sous l’impulsion d’une lutte pour l’auto-détermination. Les configurations nation-État-peuple ne sont pas moins nombreuses aujourd’hui.
10Sous ces conditions, on comprend que « nationalisme » soit un terme tout sauf univoque. Le mot est forgé à la fin du xixe siècle pour désigner les mouvances de droite qui, comme lors de l’affaire Dreyfus, affirmaient l’existence d’un fondement de la nation qui soit ethnique – culturel et linguistique –, voire racial – au sens où des traits héréditaires constitueraient la permanence du peuple. Or, ces affirmations avaient été précédées par le mouvement des nationalités du début du xixe siècle. Culminant dans le « printemps des peuples » de 1848, les revendications nationales étaient alors du côté des révolutionnaires et des libéraux (Cabanel 2015). De plus, au cours des années 1880, une gauche comme celle de Jules Ferry réinvente un nationalisme qui se veut progressiste. Celui-ci confère au projet impérial et colonial français une « mission libératrice et civilisatrice » visant à faire aligner les comportements des colonisé·es sur ceux de la nation française (Girardet 1958, 1978). Toujours alimenté par des sentiments d’appartenance et d’honneur, le nationalisme oscille de la sorte entre la valorisation d’une nation particulière et l’énonciation d’une mission universelle. Sa polyvalence se voit d’autant plus renforcée avec l’émergence de nouveaux mouvements nationalistes minoritaires au tournant des xixe et xxe siècles. Dans des espaces-temps distincts mais en dialogue, les nationalismes africains-américains et les différentes variantes du sionisme ont ainsi voulu réinvestir la construction nationale d’une dimension émancipatrice et/ou réparatrice, parfois en préconisant la constitution de nouveaux États destinés à la protection et à l’épanouissement de populations infériorisées ou persécutées (Du Bois 2007 [1947] ; Sundquist 2005).
La nation, ses autres et ses exclu·es
11Malgré leur diversité, les réalités qui peuvent être désignées par les concepts de « nation » ou de « nationalisme » sont souvent animées par un même enjeu. C’est celui du partage de la communauté politique, c’est-à-dire de l’identification de qui peut avoir part aux droits en un certain endroit.
12Les termes de nation et de citoyenneté sont en effet intimement liés. La seconde désigne les capacités politiques et civiques dans les limites dessinées par la première. Ces notions ne se confondent pas pour autant. En langue française, ce n’est qu’au xvie siècle que l’on voit apparaître la notion de « citoyen » qui signifie alors « habitant d’une ville ». Pour cette forme de citoyenneté propre au droit urbain, la position sociale – définie notamment par la possession de savoirs spécifiques en intendance, en médecine ou dans le domaine des infrastructures – est souvent un critère d’intégration plus important que la religion. Dans certains documents municipaux de Marseille du xive siècle, la ligne de fracture se dessine moins entre chrétien·nes et juif·ves qu’entre juif·ves citoyen·nes et juif·ves étranger·ères. Dans d’autres cas de la même époque, les juif·ves sont reconnu·es comme des citoyen·nes-citadin·es soumis·es à un régime spécifique. Ainsi, dans des villes catalanes, afin de s’engager à ne pas dépasser le taux d’intérêt admis, les juif·ves doivent, tous les ans auprès d’un notaire, prêter serment sur les rouleaux des Dix Commandements (Denjean et Sibon 2011). Lorsque la notion de « citoyen » évolue pour désigner les membres des nations construites au cours des xviiie et xixe siècles, cela aura progressivement pour effet d’élargir à l’échelle des États une telle opposition entre les membres originaires de la communauté et les étranger·ères, mais aussi de distinguer des degrés d’appartenance, autrement dit une plus ou moins grande reconnaissance de différentes catégories en tant que citoyennes. C’est ce que révèlent les rapports de genre : jusqu’au xxe siècle, à des dates variant selon les nations, les femmes avaient la nationalité sans être citoyennes.
13Paradoxalement, l’existence de ces degrés d’appartenance à la nation est peut-être la plus manifeste là où une universalité des droits a été proclamée (Fredrickson 2003 [2002]). Après la Révolution, les régimes français qui se sont succédés aux xviiie et xixe siècles ont immédiatement fait face aux effets pratiques de l’affirmation d’un droit naturel universel. En témoignent les revendications de liberté et d’égalité formulées par celles et ceux qui en demeuraient pourtant de fait privé·es – les esclaves et les femmes, deux catégories qui sont loin d’être exclusives (hooks 2015). C’est notamment ce qu’a montré Silyane Larcher dans son travail sur les luttes des esclaves français·es (2014, voir encadré 1).
14Le partage des rapports politiques mis en place par la nation française est alors à la fois incluant et excluant. Incluant, parce que l’institution de l’égalité vise formellement à effacer les différences symbolisées par l’origine, la culture ou la couleur de peau. Excluant, car c’est cette institution même qui provoque des stigmatisations dont le propre est de recréer ces différences en les transposant dans de nouveaux dispositifs juridiques et civils censés être fondés en nature, dans le corps et l’héritage même de certaines populations, c’est-à-dire dans la race (Doron 2016 ; Schaub 2015 ; Schaub et Sebastiani 2021).
15Les enjeux du droit de nationalité suivent une logique similaire d’inclusion-exclusion. Les révolutionnaires français·es ont pour une large part hérité le principe du droit du sol de l’Ancien Régime. En France, la nationalité – le lien juridique attachant, par distinction d’avec l’étranger, une personne à un territoire national – fut et demeure la condition de la citoyenneté, c’est-à-dire du droit aux droits politique et civique. Les révolutionnaires ont ainsi jeté les bases à la fois d’une extension de la communauté politique et de la limite jusqu’alors la plus stricte entre « le national-citoyen et l’étranger non citoyen » (Lochak 1992). Pour renforcer cette limite, le Code civil, principale source du droit de nationalité de l’époque moderne en Europe, a ensuite substitué le droit du sang au droit du sol dans l’identification du Français d’origine (Weil 2002). Il a aussi contribué à inscrire la domination de genre dans la nation en affirmant l’importance du rôle du père et en restreignant les droits des femmes mariées (Duby et Perrot 1991).
16Dès lors, l’opposition convenue entre une conception française de la nationalité fondée sur le droit du sol et une conception allemande axée sur le droit du sang ne tient pas. Il n’en est pas moins vrai que la nationalité allemande comporte une composante culturelle plus marquée, au sens où elle octroie plus facilement la nationalité à des populations dont l’histoire et les pratiques linguistiques feraient des « Allemands ethniques » (Volksdeutsche). Par contraste, le droit de nationalité français s’est construit autour d’une logique assimilationniste et statocentrée visant à une incorporation politique des immigrés de deuxième génération dans la nation (Brubaker 1992). Depuis les années 1980, sous l’influence de la représentation d’une « identité nationale », c’est-à-dire d’une vie commune menacée par des modes de vie supposément inassimilables, les gouvernements français ont cependant souvent fait valoir une conception ethnique et culturelle de la citoyenneté : dans son discours de Grenoble en 20101, Nicolas Sarkozy stigmatise ainsi les Français·es « d’origine étrangère ». La conception ethnique et culturelle de la citoyenneté se fait aussi entendre dans les voix qui, depuis les débats sur le port du voile relancés en 2003, brandissent la laïcité comme une injonction à l’assimilation culturelle individuelle qui, si elle n’est pas aboutie, doit être imposée par les moyens répressifs de l’État (Lindner 2017).
17Dans ces confrontations politiques, le droit ne fournit-il pas des critères précis pour trancher les discussions relatives aux limites de la nationalité ? En France, la nationalité demeure de nos jours une catégorie aux contours juridiques beaucoup plus nets que ceux de la citoyenneté. La seule présence de cette dernière dans le droit positif français se trouve dans la Déclaration de 1789 (Lochak 1992). Les définitions de la nationalité dans les textes juridiques sont donc on ne peut plus claires. Il demeure que certaines pratiques administratives participent de la production de la nationalité d’après des critères indéterminés ou fluctuants, ce qui rend plus labiles les limites de cette catégorie (Mazouz 2017). En France, la nationalité peut aujourd’hui s’acquérir selon trois procédures distinctes : par la filiation, par la déclaration et par la naturalisation. Parmi les conditions de cette dernière, on compte l’assimilation. C’est pourquoi les schèmes de pensée des agent·es administratif·ves chargé·es des « entretiens d’assimilation » jouent un rôle non négligeable dans l’identification des caractères supposément essentiels à la population nationale. Il est frappant de noter qu’entre 1975 et 2006, en moyenne par an, 69 % des cas évalués comme « défauts d’assimilation » en termes de langue ou d’intégration étaient des femmes. C’est que, selon les catégories dominantes, les mères sont les premières responsables de la formation des enfants. D’où, sans doute, une plus grande sévérité à l’égard des femmes. Elle est particulièrement prégnante lorsque celles-ci sont en âge d’avoir des enfants, autrement dit lorsqu’elles sont susceptibles de participer à la reproduction des futurs membres de la communauté (Hajjat 2010).
La nation avant le droit
18Cette communauté nationale est souvent conceptualisée dans les termes de ce qui est désormais une sorte de mantra (Redfield 1999) : les « communautés imaginées » de Benedict Anderson (1996 [1983]). Pour ce dernier, la nation est la représentation d’une appartenance commune. Cette représentation viendrait combler le manque d’une interconnaissance de tous·tes les citoyen·nes. La super-collectivité ainsi conçue serait limitée, souveraine et horizontale. Ce concept de « communautés imaginées » soulève plusieurs questions.
19Historiquement, implique-t-il que ce statut imaginaire soit le propre de la nation, qui serait en cela opposée à des communautés réelles pré-modernes (Tamir 1995) ? Un tel présupposé est contredit par les travaux anthropologiques sur les catégories conscientes et inconscientes dans la vie des tribus. Par exemple, les rites d’initiation des Baruya entretiennent activement la représentation de la communauté comme un « Tout » maintenu au fil des générations (Godelier 2015). Sur un plan théorique, le concept de « communautés imaginées » d’Anderson suppose-t-il que l’imaginaire ne soit qu’un supplétif de rapports immédiats, c’est-à-dire la représentation d’un vaste être-ensemble – celui de la nation à l’échelle de l’État – venant combler le vide là où l’interconnaissance et les relations face-à-face des villages tendent à disparaître (Chivallon 2007) ? Il semblerait au contraire que les habitant·es des villages précédant les États-nations avaient aussi leurs représentations d’une communauté limitée, relativement autonome et fondée sur une condition partagée. Sans doute serait-il plus prudent, alors, d’avancer que les différentes institutions qui composent l’État concourent à la production d’un peuple, c’est-à-dire un sujet censé transcender les divisions de classe, de genre et de race en assurant la convergence de l’égalité et de la nationalité (Balibar 1988a).
20On peut par conséquent considérer que l’école, en tant qu’institution populaire et non plus réservée à un apprentissage spécialisé ou d’élite, est un agent essentiel de cette mise en convergence de l’égalité et de la nationalité (Balibar 1988b). Les politiques linguistiques sont une instance de ce processus. Au Maroc, par exemple, l’amazighe, langue maternelle de près d’une moitié de la population, demeure marginalisée par un enseignement concentré sur l’arabe. La Constitution de 2011 précise que l’arabe est « la » langue officielle, expression d’une « identité nationale », d’une supposée source commune des membres de la nation. L’enjeu n’est pas que symbolique, puisqu’il en va, au Maroc, de l’accès à l’alphabétisation d’une grande partie de la population. La coïncidence de l’égalité et de la nationalité a, en outre, des conséquences qui dépassent les cadres nationaux. L’existence institutionnelle même de quelque chose comme des « minorités nationales » est révélatrice. Avec les Traités sur les minorités polonaises de 1919, les États ont certes reconnu l’existence de millions de personnes privées d’une quelconque protection juridique. Or, ce faisant, elles ont réaffirmé la coïncidence entre citoyenneté et nationalité, autrement dit la naissance et l’origine comme conditions de l’accès aux droits comme tels. En partant du principe que la loi ne s’appliquait qu’aux personnes assimilées à un peuple, l’État est devenu le véhicule de la nation avant d’être le véhicule du droit. C’est pourquoi être sans nation, c’est être sans droits (Arendt 1982 [1951]). Si, au xxe siècle, l’antisémitisme fut l’un des vecteurs d’une telle privation de droits par la privation de nation, il subsiste aujourd’hui dans les discours et les pratiques qui stigmatisent les juives et juifs en tant que menaces à l’intégrité nationale.
21Au moins depuis le Manifeste du parti communiste (Marx et Engels 1994 [1848]), de nombreux courants cherchent à créer des solidarités de classe, de genre (Chamouleau et Farges 2016) ou de race (Singh 2005) par-delà les limites imposées par l’État-nation. En URSS et dans ses États-satellites, la référence à l’« internationalisme » s’est cependant souvent accompagnée, dans les faits, d’une forte identification nationale (Thiesse n. d.).
22L’aporie est donc la suivante : la nationalité, qui a toujours été la condition de la citoyenneté, empêche par là même le partage inconditionnel des droits promis par cette dernière. Sur différents continents, en témoignent de nos jours les immigré·es rendu·es illégaux·ales. Exclues de la sphère même de la légalité par une combinaison de législations et de pratiques policières, ces personnes sont forcées à migrer en permanence tout en occupant une place importante sur des marchés de travail dont la précarité tend à devenir la norme. Cependant, il n’est pas si rare qu’elles arrachent des droits plus ou moins pérennes grâce à leurs organisations et leurs luttes. Une autre catégorie dont les droits sont contestés au nom de la nation est celle des populations dont l’existence en tant que telle au sein des États est niée du fait de leur religion ou de leur origine réelles ou supposées. Ces groupes peuvent faire l’objet d’expulsions hors d’États dont les gouvernements sont engagés dans une purification ethnique. Sur le territoire national, elles peuvent aussi être soumises à des formes répressives de contrôle et d’assimilation, à l’image, actuellement, des Ouïghour·es de Chine.
23Étonnamment, cette restriction des frontières de la citoyenneté va aujourd’hui de pair avec une relative déconnexion entre les États et leurs territoires. Bien qu’ils n’étaient pas tous fortement centralisés, et malgré le fait que l’esclavage et la colonisation contribuaient déjà à la constitution de « circuits mondiaux du capital » (Grataloup 2015), le pouvoir d’un grand nombre d’États modernes était davantage enraciné dans leurs territoires respectifs qu’il ne l’est aujourd’hui. Cela tenait à leur dépendance à l’égard de la taxation de leurs paysan·nes et marchand·es d’une part, et de leur production agraire d’autre part. Les États que nous connaissons aujourd’hui cherchent au contraire à s’établir dans un ordre directement international et relativement détaché de l’extension physique des territoires nationaux. Avec les centres « offshore », des États comme la Suisse ou Singapour créent des espaces légaux où certaines de leurs propres lois sont suspendues afin de permettre des transactions financières ou des formes de travail interdites par la régulation nationale (Gerstenberger 2013).
24On n’en conclura pas pour autant que les frontières nationales sont dissoutes dans une « mondialisation », puisque des processus analogues peuvent très bien viser à produire de nouvelles formes de fermeture rentables (Ballif et Rosière 2009). Il s’agit plutôt d’identifier une tendance à la dénationalisation de l’État (Sassen 2009b [2007]) : des dispositifs historiquement crées par et pour les nations sont désormais des outils à la disposition des circuits mondiaux du capital. Sous ces conditions, les États deviennent compétitifs (Hirsch 1998) au sens où leurs politiques économiques sont déterminées par la nécessité d’attirer les capitaux nationaux ou étrangers. Cela s’accompagne par la désindustrialisation des pays occidentaux au profit du secteur tertiaire et par l’importance accrue de pays asiatiques dans le domaine de la manufacture. S’il y a quelque chose qui tend à disparaître, ce sont donc moins les frontières nationales que la sécurité de l’emploi ainsi que les possibilités pour les ouvrières et ouvriers de défendre leurs intérêts. Dans le cadre de cette division internationale du travail, les paradigmes dits « transnational » et « diasporique », issus de l’histoire et de la sociologie des migrations, ont développé des outils d’analyse du rapport des populations émigrées à leurs pays d’origine, et non plus seulement de leur intégration dans la société dite d’accueil. Contre un certain nationalisme méthodologique, ces paradigmes tentent de se défaire des biais stato-centrés dans l’étude de la société (Wimmer et Glick-Schiller 2003).
25Dans un monde où le modèle national demeure la norme, la compétition entre États est une compétition inégale. Il y a nation et nation. Dans le cadre de la reconnaissance extérieure de nouvelles nations par l’Organisation des Nations unies en 1960, la séparation des métropoles d’avec leurs anciennes colonies revenait souvent à tracer des frontières sans tenir compte des différences en termes d’histoire, de mœurs et de langue. À ceci s’ajoutait le fait, dans le cas des ex-colonies de plantation et d’exploitation, que les institutions des États avaient été créées par et pour l’appropriation privée du travail et des ressources (Gerstenberger 2013). D’où la grande marge de manœuvre laissée ensuite à la corruption et au népotisme de gouvernements qui, pour nombre d’anciennes colonies prises dans l’étau de la dette, a eu pour conséquence leur mise sous tutelle de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et de divers créanciers privés et publics. Forcés à des coupes budgétaires drastiques, ces gouvernements se sont alors opposés à leurs populations en privant celles-ci de biens aussi fondamentaux que l’eau propre ou les soins médicaux (Mbembe 2000). Pour attirer des capitaux, les gouvernements de certaines nations africaines proposent à la vente des licences d’extraction des ressources nationales, pratique également fort courante en Amérique du Sud et actuellement émergente en Arctique. D’autres gouvernements mettent des marchés illégaux à la disposition des investisseurs. Les licences vendues permettent alors le déversement de déchets, le blanchiment d’argent, la contrebande ou encore la vente d’armes ou d’humains (Bayart et al. 1997).
26De telles alliances entre gouvernements nationaux et investisseurs internationaux changent la donne pour les luttes menées au nom de la nation. Lors de la révolution tunisienne, les manifestant·es scandaient « pain, liberté et dignité nationale »2 (Ayari 2011). De même, dans les soulèvements récents en Algérie, au Soudan, au Liban ou en Irak, les drapeaux étaient partout. Leur signification est équivoque mais on y dégage un leitmotiv : le fait d’opposer les intérêts d’un peuple digne à la corruption et au détournement des régimes en place. En Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe essaiment actuellement des mouvements qui, dans les termes de leurs symboliques nationales respectives, revendiquent une indépendance au sens d’une auto-détermination effective de la vie commune. Toutefois, l’importance des occupations de places publiques ou de lieux de jonction, comme les ronds-points, laisse aussi penser qu’il s’agit d’exiger un plus fort ancrage local (Jeanpierre 2019) de l’économique et du politique.
27Que ces revendications d’autonomie et de localisme puissent coexister révèle, une fois de plus, l’instabilité de ce qui fait nation. La variation de son échelle et la diversité des objectifs poursuivis au nom de celle-ci nous invitent à la traiter moins comme un concept – une abstraction stable – que comme un signifiant. Cela implique de considérer la nation comme une réalité essentiellement conflictuelle organisée autour de références à une communauté conçue comme permanente et dotée d’un destin. De ce point de vue, la polysémie fait partie intégrante du phénomène national en raison des réappropriations constantes dont la nation fait l’objet depuis son apparition dans notre vocabulaire théologico-politique.
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28Renvois : Approches post-coloniales et décoloniales ; Ethnicité et ethnicisation ; Frontières ; Identité ; Mémoires ; « Migrants » ; Minorités et minorisation ; Race.
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Notes de bas de page
1 Discours disponible en ligne : [https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Discours-de-Nicolas-Sarkozy-a-Grenoble-_NG_-2010-08-02-555076].
2 « Khobs, horia, karama watania ».
Auteur
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Zacharias Zoubir
Professeur agrégé et docteur en philosophie, chercheur rattaché au Sophiapol (EA 3932)
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