Quelques jalons étymologiques, historiques et conceptuels

1Le terme de minorité provient du latin minor signifiant « plus petit, plus jeune », antonyme de major, qui a donné par exemple maire, majeur et major. Son sens juridique désignant la situation d’une personne « qui n’a pas atteint l’âge prescrit par les lois pour disposer de sa personne et de ses biens » est attesté dès 11881. Dans son texte « Sur la notion de minorité », Colette Guillaumin (1985) souligne qu’en dépit de son apparente hétérogénéité sémantique initiale, la notion de minorité présente un noyau de sens que l’on retrouve dans les acceptions ultérieures. L’auteure cite notamment « celle de l’incapacité (ou d’une capacité partielle), juridique et coutumière » (p. 102) : les personnes en situation minoritaire ne peuvent disposer entièrement d’elles-mêmes.

2Dans un sens très ancien, et qui aurait ensuite disparu de l’usage courant, mineur signifiait aussi « moins puissant, inférieur socialement » ; on parlait par exemple de « noblesse mineure » au xvii^e siècle. L’idée d’une place relative dans un ordre hiérarchique donné doit être conservée car elle permet d’insister sur le caractère relationnel et relatif de la notion de minorité. De la même façon, le sens du verbe minorer, qui indique l’action de « diminuer l’importance de quelque chose », restitue bien l’un des rouages principaux du processus de minorisation, entendu dans un sens dynamique : les minoritaires font l’expérience récurrente d’être traité·es comme des personnes de moindre valeur, qui devraient redoubler d’effort pour faire leurs preuves.

3Le mot minorité est quant à lui apparu de façon plus tardive dans la langue française. Provenant du latin minoritas, dérivé juridique de minor, et de l’influence du terme anglais minority, le terme a pris le sens de « groupe le moins important dans un ensemble » (1776) et de « plus petit nombre d’un groupe » (1784). Son sens se précise encore au siècle suivant, marqué par la construction des États-nations territoriaux modernes. Au xix^e siècle en effet, les déplacements forcés prennent un caractère massif visant l’homogénéisation du territoire délimité de l’État-nation, en l’expurgeant de ses étrangers et étrangères comme de ses minorités2. C’est à cette époque qu’apparaît le concept juridique de minorité au sens de « groupement de personnes liées par des affinités religieuses, linguistiques, ethniques et politiques et englobées dans un ensemble plus important ». Ce sens s’est répandu au xx^e siècle avec les locutions du type « minorité nationale » (1908) ou « minorités ethniques » (1931). Cette dernière acception, en apparence la plus proche de l’outil analytique forgé par les sciences sociales, est pour le moins trompeuse car elle comporte le risque d’une essentialisation des minorités.

Des minorités à la minorisation : l’apport conceptuel des sciences sociales

4C’est bien à propos de cet usage courant-là que les sciences sociales divergent le plus, sur deux points essentiels. En premier lieu, en sciences sociales, la notion de minorité n’est pas substantialiste. Elle conceptualise un rapport social et non des groupes sociaux précis qui pourraient être définis selon un certain nombre de critères – ce que suggèrent de prime abord les expressions telles que « minorités ethniques », « minorités raciales », « minorités sexuelles » ou « minorités religieuses ». Pour les sciences sociales, le terme minorité renvoie avant tout à une relation inégalitaire (Guillaumin 1972 ; 1985, p. 104), ancrée dans une histoire singulière. C’est en ce sens que l’historien Pap Ndiaye restitue la « condition noire », qu’il définit comme une « minorité française » (2009).

5En second lieu, pour les sciences sociales, « le concept de minorité n’est pas d’ordre statistique » (Wirth 1945, p. 349). Et l’auteur de « The problem of minority groups » de prendre appui sur deux exemples historiques pour illustrer cela : d’une part, celui des Noir·es vivant dans le Sud des États-Unis qui sont, dans certains États, numériquement majoritaires mais n’en constituent pas moins une minorité « socialement, politiquement et économiquement subordonnée » (p. 349) ; d’autre part celui de la situation particulièrement déséquilibrée créée par l’expansion coloniale des nations européennes. D’un point de vue sociologique en effet, les conquêtes impériales ont institué les minorités numériques de colons blancs originaires de la nation colonisatrice (et assimilés) en majorités, et les peuples colonisés, pourtant bien plus nombreux que les colons, en minorités (ibid.). Néanmoins, cette question numérique – objet de toutes les mesures, de tous les fantasmes tels que celui du « grand remplacement », d’innombrables manipulations et de débats infinis – ne doit pas être écartée par la recherche scientifique car elle constitue un paramètre très important de la dynamique relationnelle entre minoritaires et majoritaires. Plus précisément, la complexité de ces rapports numériques, problématisée à distance du sens commun, constitue un vaste pan des sciences sociales critiques contemporaines portant sur les situations minoritaires3, de la controverse sur l’enregistrement des origines dans la statistique publique en passant par la déconstruction du thème de la « mixité sociale », de « la crise migratoire » ou l’analyse sociologique des discours sur les rapports démographiques entre populations au sein d’un État.

6Ces premiers jalons indiquent à quel point le concept de minorité est historiquement ancré dans l’études des rapports ethniques (Simon 2006), ce qui justifie la place accordée dans cette notice à l’étude des processus de minorisation en tant que classement social dépréciateur fondé sur l’origine (nationale, culturelle, ethnique ou raciale, successivement ou cumulativement). Pourtant, l’un des intérêts majeurs de ce concept est précisément de permettre une dé-singularisation relative des situations minoritaires, autorisant ainsi leur mise en perspective sans en trahir l’historicité.

Les femmes sont-elles une minorité ? Pour une approche intersectionnelle non blanchie de l’expérience minoritaire

7Quand elles voient leurs libertés restreintes par les coutumes et les lois, quand elles sont considérées comme (partiellement) incapables, quand elles ne peuvent pas disposer librement de leur corps, quand elles voient leur importance constamment diminuée, quand elles sont réduites à un statut d’objet décoratif ou sexuel, quand elles doivent redoubler d’effort pour faire leurs preuves, quand elles sont confrontées aux relations inégalitaires avec les hommes sur les lieux de travail, dans les lieux publics, dans les lieux de culte, dans les Parlements, dans les mouvements sociaux, dans leurs familles et leurs foyers, ou dans bien d’autres situations, les femmes sont, d’un point de vue sociologique, minoritaires. Certes, la question des rapports numériques entre femmes et hommes est singulière. Elle est souvent résumée par l’idée selon laquelle les femmes constitueraient la moitié de l’humanité, ce qui rendrait la situation des femmes incomparable à celle des minorités ethniques. Or cette idée est doublement fausse : on l’a déjà souligné, les minorités ethniques sont parfois majoritaires au plan numérique, tandis que les sex-ratios apparaissent très fortement déséquilibrés dans certains contextes, du fait de pratiques et de politiques discriminatoires envers les filles et les femmes (Attané 2012). Au moment des débats sur les politiques paritaires en France, c’est pourtant cet argument numérique qui a été mis en avant pour défendre la légitimité de la parité femmes-hommes en politique (Lépinard et Bereni 2004) : les femmes représentant la moitié de l’humanité, elles devraient accéder à une représentation équilibrée. Cet argument paritaire fondé sur le nombre s’est transféré ensuite du champ politique vers le champ professionnel (Bereni et Revillard 2007). Dans les cercles universitaires par exemple, nombreuses sont les voix dites universalistes qui plaident ainsi pour une acception strictement numérique de la parité et non politique, en exigeant un nombre identique d’hommes et de femmes dans les instances où sont administrées les universités (Lemercier 2015). Comme ces travaux l’indiquent, un autre revers de l’argument simple et efficace des femmes-universellement-moitié-de-l’humanité est qu’il a fermé la porte aux nez de celles et ceux qui cherchaient à défendre aussi une représentation politique plus juste des minorités ethniques et raciales en France.

8En conceptualisant ainsi le terme de minorité, il s’agit moins de procéder par analogie simpliste entre les femmes, les groupes ethniques, les invalides ou les LGBT que de développer les outils conceptuels d’une pensée complexe des différences et des hiérarchisations sociales. « Tous les noirs sont des hommes, toutes les femmes sont blanches mais quelques-unes d’entre nous sont courageuses », titrait une anthologie du Black feminism en 1982, pointant l’invisibilisation des points de vue et situations des femmes noires, systématiquement marginalisés dans les mouvements politiques des femmes autant que de ceux des Noirs américains (Dorlin 2008). Au regard de telles situations, les sciences sociales se sont dotées d’outils analytiques intersectionnels (Hill Collins et Bilge 2016) pour penser ensemble les différentes logiques de minorisation, d’oppression, de domination, de stigmatisation et d’exploitation sans les dissoudre les unes dans les autres. Incontestablement, il faut continuer d’historiciser davantage les relations de pouvoir inégalitaires qui forgent les expériences minoritaires ; et continuer de penser leur co-extensivité (Cervulle et al. 2012). Ainsi, le cadrage conceptuel forgé par Colette Guillaumin (1985) et Nicole-Claude Mathieu (1985), centré sur les rapports de pouvoir, demeure précieux. Ce cadrage de la minorisation permet d’engager une perspective intersectionnelle articulant les rapports ethniques (dont les rapports de race4), les rapports de genre, les rapports de classe et de classe d’âge (Fillod-Chabaud, Biland et Schütz 2017 ; Palomares et Testenoire 2010).

Débats et prolongements actuels : rôle du droit et pluralité des expériences et des voix minoritaires

9Dans toutes les premières définitions sociologiques des minorités, le droit est défini exclusivement comme un support de perpétuation des inégalités structurelles entre les groupes sociaux majoritaires et minoritaires. Louis Wirth insiste par exemple sur le fait que la personne minoritaire est limitée en droit, à travers un discours et parfois un codage juridique qui lui impute une moindre capacité à exercer ses droits et obligations et la confine dans un particularisme. Ce codage juridique contribue ainsi à l’éloigner de l’universalité et de la généralité à laquelle prétend le majoritaire (Guillaumin 1972, 1985 ; Bertheleu 2005).

10Or, durant ces quinze dernières années, des pistes de recherches stimulantes se sont développées au croisement de la sociologie du droit et de la justice, et de la sociologie des minorités. Des chercheur·es se proposent par exemple de « penser la présence de la légalité et la place et l’action du droit et par le droit dans nos sociétés » (Chappe et al. 2018, p. 681). Ces pistes se nourrissent d’enquêtes empiriques approfondies sur la place du droit dans les politiques de lutte contre les discriminations, de promotion de la diversité, du handicap et celles ayant trait à la parité. Elles interrogent notamment le droit comme une ressource pour les individus et les groupes en situation minoritaire, comme le font par exemple Vincent-Arnaud Chappe et Narguesse Keyhani (2018) au sujet de la mobilisation des cheminots marocains contre les discriminations à la SNCF. Bien entendu, de nombreuses enquêtes en révèlent les limites et les chausse-trappes, telle celle de Mireille Eberhard (2010) sur le tournant antidiscriminatoire au sein du MRAP5, ou celle de Sarah Mazouz (2014) sur les COPEC6, qui montre que « l’usage qui y est fait du droit antidiscriminatoire révèle des pratiques qui en compromettent l’effectivité » (p. 14). Ces travaux insistent sur le caractère permanent de l’expérience de la minorisation qui ne saurait être réduite à des discriminations ponctuelles ; ils restituent les obstacles qui empêchent la traduction de l’expérience minoritaire dans les arènes juridiques.

11Un autre aspect marquant des définitions pionnières des minorités est leur dominocentrisme relatif. Tout en leur reconnaissant une dette critique, en particulier à l’égard d’un auteur comme Pierre-Jean Simon qui a posé les fondements d’une sociologie des relations interethniques et des minorités en France (1995, 2006), les chercheur·es en sciences sociales accordent aujourd’hui bien davantage de place aux épistémologies du point de vue situé, à la pluralité des expériences minoritaires (Chassain et al. 2016) et aux multiples formes de résistances (Belkacem 2015) – ce qui a aussi transformé les recherches sur la représentation politique des minorités (voir par exemple Bouvard et Jérome 2019 ; Célestine 2018). Ainsi, certain·es notent que :

[l]es voix des minoritaires interviennent dans un ordre symbolique qui les spécifie, les isole, les amoindrit. Y prêter attention, c’est donc aussi interroger cet ordre. Et c’est peut-être entrevoir par où s’insinuent les résistances, justement, à la domination, l’exploitation, l’oppression. (Jounin et al. 2008, p. 9)

12La notion d’urbanités minoritaires (Palomares 2019) s’inscrit dans le prolongement de ces travaux. Partant de la riche tradition de recherche anthropologique sur les minorités urbaines, soucieuse de « l’urbanité concrète, définissant une place matérielle, physique » dans la ville (Raulin 2009, p. 34), cette notion invite à concentrer le regard sur les citadinités contrariées des groupes en situations minoritaires ainsi que leurs petites et grandes résistances, individuelles ou collectives. En particulier, en dépit des conditions d’existence très dures qu’ils présentent, les bidonvilles n’en demeurent pas moins des « garants d’urbanité », par contraste avec les sentiments d’isolement, de nivellement et de contrôle panoptique éprouvés dans le relogement contraint7. Au-delà des bidonvilles – notamment Roms (Legros et Vitale 2011) –, ce constat peut s’étendre aux lieux qui permettent le développement d’urbanités minoritaires, procédant autant qu’ils protègent (plus ou moins efficacement) des logiques d’oppression de classe, sexuelle, genrée et/ou raciale, comme le montrent par exemple les travaux de Colin Giraud (2014) et de Cha Prieur (2019) sur les quartiers gays et les lieux queers.

13En conclusion, retenir le terme de minoritaires est un choix conceptuel parmi d’autres possibles : les notions connexes, dominé·es, exploité·es, opprimé·es, « renvoient davantage à des configurations matérielles » (Jounin et al. 2008, p. 9), tandis que l’idée de minorité renvoie à un rapport qui « a deux faces, l’une concrète et l’autre idéologico-discursive », et « unit à l’intérieur du même univers symbolique minoritaires et majoritaires » (Juteau 2015, p. 135). Les débats et prolongements actuels en sciences sociales invitent à investiguer plus avant la pluralité des situations minoritaires, la complexité des relations inter et intra-minoritaires et à restituer les logiques de minorisations enchevêtrées – dont on peut faire l’hypothèse qu’elles contribuent de manière déterminante au maintien du statu quo et à l’invisibilisation des dominations blanche, masculine, cisgenre, hétérosexuelle, valide. Quant à la situation majoritaire elle-même, elle est aussi désormais abordée de façon plus ancrée, complexe et évolutive comme le montre le succès des travaux récents portant sur la blanchité (Cosquer 2018 ; Delon 2019 ; Le Renard 2019) construits dans un dialogue critique avec les Whiteness Studies (Bosa 2012), ainsi que ceux portant sur les masculinités hégémoniques, à la suite des travaux pionniers de Raewyn W. Connell (1995). Cette démarche requiert néanmoins une vigilance quant au risque de perdre de vue la relation inégalitaire entre majoritaire et minoritaire et ainsi diluer, occulter ou même dénier la domination, l’oppression et l’exploitation majoritaires.

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14Renvois : Âge ; Déviance ; Discriminations ; Ethnicité et ethnicisation ; Genre ; Handicap ; Hégémonie ; Intersectionnalité ; Oppression, domination, exploitation ; Race ; Sexualité.