Égalité des chances ou des places ?

7Au socle des théories de la justice réside la prémisse selon laquelle la justice ne consiste pas nécessairement à traiter tout le monde de la même façon. Deux critères, en particulier, sont mobilisés pour différencier de façon juste l’accès aux biens : les besoins qu’ont les individus de ces biens et leurs mérites, c’est-à-dire les efforts qu’ils ont déployés pour obtenir ces biens. Prenons l’exemple de l’argent : il semble juste d’en différencier l’accès selon les besoins (évalués par exemple par la taille du ménage, si cet argent est une allocation d’aide sociale) et les mérites (appréciés notamment par la pénibilité du travail, si cet argent est un salaire).

8L’identification des mérites s’avère cependant délicate, car il faut éviter que les indicateurs choisis pour les estimer ne reflètent en réalité des circonstances dont les individus ne sont pas responsables. Les diplômes, par exemple, témoignent des efforts d’un individu au cours de sa scolarité, mais aussi des circonstances qui lui ont permis de déployer et rendre efficaces ces efforts (absence de handicap, aide matérielle et morale de la famille, qualité des écoles fréquentées, etc.). Quant au goût pour l’étude, où s’arrête l’effort personnel et où commence la disposition inculquée par la socialisation familiale ? On en vient à douter de la possibilité même de mérites strictement indépendants des circonstances.

9Considérer que les différences dans l’accès à des biens sont injustes dès lors qu’elles résultent du jeu de circonstances plutôt que de celui des mérites, c’est concevoir la justice comme une égalité des chances. Cette conception se prolonge, dans les politiques publiques, par des actions visant à supprimer l’effet des circonstances susceptibles d’entraver l’expression des mérites individuels. Dans le domaine scolaire par exemple, il s’agit d’éviter que les circonstances locales n’affectent la réussite scolaire des élèves des quartiers défavorisés en allouant des moyens supplémentaires aux établissements situés dans ces quartiers, voire en ciblant directement les meilleur·es de ces élèves afin de les aider à intégrer des filières prestigieuses de l’enseignement supérieur. Dans cette conception de la justice, une fois les circonstances neutralisées, les différences résiduelles dans l’accès aux biens sont considérées justes puisqu’elles sont censées ne refléter plus que des différences de mérites.

10Cette conception s’oppose à celle de l’égalité des places (dite aussi des résultats, des conditions ou des situations effectives), selon laquelle les écarts dans l’accès aux biens sont tous considérés injustes, quelles que soient leurs causes – circonstances ou mérites (Dubet 2010). Cette seconde conception se traduit, en politique, par des mesures destinées à réduire ces écarts, telles que l’augmentation du salaire minimum et le plafonnement des hauts salaires, la redistribution des richesses (imposition des ménages à hauts revenus, taxation des héritages, prestations sociales pour les ménages à faibles revenus) et le renforcement des services publics.

Quand les concepts sont mis à l’épreuve du réel

11Trois principales critiques sont adressées à la lutte pour l’égalité des chances. La première est qu’elle risque d’échouer à écarter ou compenser les multiples processus producteurs de circonstances qui rendent la compétition inéquitable – discriminations, socialisation familiale, fonctionnements institutionnels, etc. Or, cet échec n’implique pas seulement que les inégalités ne diminuent pas, il les aggrave. En effet, dans un système dit méritocratique (c’est-à-dire qui prétend différencier les places au terme d’une compétition juste car fondée sur les seuls mérites), le mérite des individus qui ont joui de circonstances favorables est surestimé, tandis qu’est sous-estimé celui de ceux qui ont pâti de circonstances défavorables. Les inégalités sont donc accrues tout en étant invisibilisées, puisque les écarts dans les niveaux des biens obtenus semblent justes même s’ils résultent en réalité de l’avantage octroyé aux spécificités des groupes dominants, maquillées en mérites individuels2 (Bourdieu et Passeron 1970).

12Une deuxième critique faite à cette conception de la justice porte sur son principe même, selon lequel toute différence résultant de circonstances est injuste et doit être supprimée. Pensons à l’inné. En toute logique, c’est une circonstance. Cependant, s’il semble évidemment légitime d’atténuer l’impact d’un handicap inné, il en est autrement d’un talent inné. On imagine mal, par exemple, brimer le « talent naturel »3 de certain·es pour la musique ou le football.

13Enfin, quand bien même serait atteinte une véritable égalité des chances, on pourrait encore interroger la légitimité de l’élitisme inhérent à cette conception de la justice qui récompense les quelques gagnant·es et se désintéresse du sort de la masse des malheureux·ses coupables de n’avoir pas su « saisir leur chance ». En justifiant l’écart de leurs positions respectives, cette conception de la justice dévalorise toute aspiration à la coopération et à la solidarité.

14Quant à la lutte pour l’égalité des places, c’est justement l’exercice d’une solidarité trop peu soucieuse des mérites qui lui est reproché. En ne récompensant pas à sa juste valeur le mérite des gagnant·es et en adoucissant excessivement le sort des perdant·es, elle pourrait finalement décourager tout le monde de faire des efforts, favorisant le statu quo (chacun·e reste à sa place) plutôt que la mobilité sociale. Ces critiques ont impulsé une certaine évolution des politiques sociales, perceptible par exemple dans l’instauration de mesures d’activation destinées à « responsabiliser » les bénéficiaires d’une allocation chômage et à leur faire « mériter » leurs prestations en contrepartie de la démonstration de leurs tentatives de retrouver un emploi.

15Notons enfin que ces deux conceptions de la justice s’imbriquent l’une à l’autre par leurs échecs et leurs succès respectifs. Les circonstances qui empêchent l’égalité des chances ne sont autres que des inégalités dans les places : l’inégalité des places produit donc de l’inégalité des chances. Mais l’inverse est aussi vrai : l’inégalité des chances aboutit à une inégalité des places… qui se transforme, à la génération suivante, en une circonstance productrice d’inégalité des chances. L’égalité des unes ne saurait donc être obtenue sans l’égalité des autres.

La diversification

17Les travaux sur les inégalités sociales se sont longtemps focalisés sur la mobilité sociale intergénérationnelle. Il s’agissait de comprendre dans quelle mesure la position des parents est transmise à leurs enfants, en soupesant les rôles respectifs et censément opposés, au regard de l’égalité des chances, que jouent la famille et l’école. Les mêmes indicateurs socio-économiques, et en particulier en France, les catégories socio-professionnelles (CSP), étaient souvent utilisés pour identifier tant les biens que les unités comparées. On se demandait, par exemple, quel était l’accès aux différentes CSP d’individus caractérisés par la CSP de leurs parents. La justification implicite de cette focalisation sur les CSP était que l’accès à la plupart des biens, et finalement les conditions de vie, étaient relativement homogènes au sein de chaque CSP4.

18La recherche sur les inégalités prend aujourd’hui des orientations beaucoup plus diverses, quant aux biens considérés comme aux unités de comparaison.

• Les biens : les biens dont on compare l’accès sont de plus en plus variés, que l’on pense par exemple à la jouissance d’un environnement non pollué, à la reconnaissance du savoir expérientiel, au rapport au temps (capacité de se projeter dans l’avenir, autonomie dans la gestion de son temps de travail) ou encore à l’habileté à naviguer sur Internet.
• Les unités : à partir des années 1980, la gamme des unités comparées est elle aussi élargie. Du fait notamment de la diversification des pratiques de consommation et de l’érosion de la conscience de classe, les CSP ne semblent plus à même de différencier les conditions de vie aussi nettement que par le passé, et on préfère désormais comparer les individus selon leurs revenus, diplômes et statut d’emploi, trois variables souvent regroupées pour composer le statut socio-économique. Par ailleurs, une série d’autres variables – genre, race, origine (nationale/étrangère), orientation sexuelle, classe d’âge, génération ou encore quartier d’habitation – font l’objet d’une attention croissante. La plupart d’entre elles ont été propulsées dans le débat public à la faveur de mouvements sociaux (féminisme, Mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, Marche pour l’égalité et contre le racisme en France, Marche des fiertés) portés par des groupes sociaux s’estimant injustement traités. Or, l’analyse des rapports sociaux en jeu bénéficie, depuis les années 1990, de la constitution d’un nouvel objet de la recherche sociologique française, la discrimination. Appréhender des différences dans l’accès aux biens en tant que résultats de discriminations, c’est-à-dire de traitements différenciés selon un critère illégitime, contribue en effet à dénaturaliser certains rapports sociaux (comme ceux de genre et de race) et à lever le voile sur d’autres, jusque-là relativement délaissés par la recherche (comme ceux que sécrètent le handicap, l’âge et l’apparence physique) (Bereni et Chappe 2011). En outre, cette perspective se prête à une démarche analogique propice aux éclairages transversaux, lorsque l’analyse de processus communs à différents rapports sociaux permet que l’étude de l’un bénéficie à celle des autres.

19L’attention portée aux discriminations se prolonge, sur le plan politique, dans des objectifs d’égalité des chances (par la suppression des discriminations qui biaisent la compétition) plutôt que d’égalité des places (par l’aplanissement des écarts dans les résultats). Elle s’immisce également dans les débats philosophiques sur la justice : ces mouvements sociaux qui, depuis la fin du xx^e siècle, dénoncent les discriminations (de race, sexe, et sexualité, notamment), ne placent-ils pas au premier plan les demandes de reconnaissance5, pour délaisser celles, plus anciennes, de redistribution économique6 ? Ce n’est pas l’analyse de Nancy Fraser, selon laquelle les demandes de justice sociale portées par ces mouvements sociaux ciblent en réalité la reconnaissance comme la redistribution, c’est-à-dire qu’ils rejettent la domination identitaire mais aussi l’exploitation économique. Le féminisme, par exemple, conteste à la fois, d’une part, un cadre normatif androcentriste qui impose une dépréciation systémique de tout ce qui est de l’ordre du féminin et, d’autre part, l’injustice économique propre au genre, que sécrète une division du travail qui assigne aux femmes la plus large part du travail domestique et une position dévalorisée sur le marché du travail rémunéré (Fraser 1998).

Les imbrications

20Une deuxième grande tendance de la recherche sur les inégalités est l’attention croissante portée à l’imbrication des biens, comme à celle des unités de comparaison.

• Les biens : les inégalités dans l’accès à différents biens interagissent, conduisant au cumul des avantages à un pôle de l’échelle sociale et à celui des pénalités à l’autre, ce qui exacerbe les inégalités dans d’autres biens encore. Les inégalités de santé sont un bon exemple de ces effets dominos. Elles résultent d’inégalités cumulées dans l’accès à toutes sortes de biens (revenus, relations sociales, diplômes, etc.) qui sont autant de déterminant sociaux de la santé. Or, l’état de santé interférant sur l’accès à divers biens, tels que l’éducation et l’emploi, les inégalités de santé génèrent à leur tour d’autres inégalités. Enfin, cette imbrication du social et de la santé est exacerbée à certains moments de la trajectoire de vie. Ainsi, des conditions matérielles défavorables vécues in utero ou pendant la petite enfance sont particulièrement susceptibles d’altérer la santé de l’enfant mais aussi de l’adulte, et donc de pénaliser durablement son insertion sociale.
• Les unités : si on s’intéresse maintenant non plus aux biens dont l’accès est différencié, mais aux catégories sociales qui accèdent différemment à ces biens, alors on constate également des interactions – mais celles-ci conduisent moins au cumul des avantages ou des pénalités qu’à leur co-construction. C’est pour désigner cette dynamique bien particulière qu’a été forgé le concept d’intersectionnalité, à la fin des années 1980 (Crenshaw 1989), sous l’impulsion de militantes féministes. Celles-ci contestaient l’idée selon laquelle les femmes formeraient un groupe homogène, désigné par une catégorie universelle « femme », et connaîtraient toutes la même oppression sexiste. Cette oppression est en réalité vécue différemment par chaque femme selon ses diverses appartenances simultanées (de classe sociale, race, orientation sexuelle, religion, nationalité, etc.). Or, ces inégalités vécues par une même personne selon ses différentes identités ne s’additionnent pas, elles interagissent et se co-construisent, c’est-à-dire que chacune s’actualise différemment selon la combinaison qu’elles forment toutes ensemble. Ainsi, par exemple, une femme noire ne vit pas de l’oppression raciale plus de l’oppression de genre, comme si l’oppression raciale était la même pour toutes les personnes noires, et l’oppression de genre la même pour toutes les femmes : son expérience de l’oppression raciale est façonnée par son genre, tandis que son expérience de l’oppression de genre l’est par sa race.

Le vécu des inégalités

21Enfin, le vécu des inégalités est devenu un objet d’étude à part entière, qui vient compléter l’étude de leur réalité objective. On s’intéresse en particulier aux sentiments d’injustice qu’elles peuvent susciter. L’étude des discriminations en offre un bon exemple. Une première approche des discriminations consiste à mettre en évidence des différences dans l’accès à certains biens (par exemple, un emploi) entre des groupes sociaux que ne distingue que le critère discriminé (par exemple, des individus présentant tous les mêmes qualifications et les mêmes expériences de travail, mais se différenciant par leur race ou leur sexe). Cette mise en évidence est dite objective car elle peut être faite « de l’extérieur », par des chercheur·es qui tous·tes aboutissent aux mêmes conclusions, dès lors qu’ils et elles se mettent d’accord sur une même définition des discriminations. Or, cette première approche est singulièrement enrichie par l’analyse du ressenti des individus en présence – victimes, mais aussi auteur·rices présumé·es. Est-ce que les premières perçoivent le caractère discriminatoire et injuste du traitement reçu (Dubet et al. 2013) ? Comment les second·es justifient-ils et elles leurs actions (Carde 2016) ? Il s’agit en somme de conjuguer l’objectivation des différences dans l’accès à un bien avec une perspective en termes d’économie morale, c’est-à-dire un point de vue « du dedans », « restituant la cohérence et la signification des systèmes de valeurs et de normes, d’émotions et de sentiments » (Fassin 2009, p. 1262), afin de comprendre comment ces différences sont – ou non – perçues comme des injustices.

22Cette plongée dans le vécu des individus éclaire à nouveaux frais l’enchaînement des inégalités. Ainsi en est-il par exemple des inégalités de revenus et de santé. Les épidémiologistes savent de longue date que si les inégalités de revenus entraînent des inégalités de santé, c’est en différenciant l’accès à des ressources matérielles protectrices pour la santé (logement salubre, alimentation de qualité, environnement de travail sécuritaire, etc.), et ce quelle que soit la conscience qu’en ont les individus. Or, les études menées depuis la fin du xx^e siècle révèlent que si les inégalités de revenus sécrètent des inégalités de santé, c’est aussi parce que les individus qui se perçoivent comme défavorisés du fait de leurs revenus vivent un stress et une perte d’estime de soi néfastes à leur santé. Est en cause ici non pas le niveau de revenu absolu de l’individu mais la perception que celui-ci a de sa position sur l’échelle des revenus. Par exemple, se penser plus pauvre que « les autres » (ses pair·es, son entourage ou la société en général) peut induire un sentiment d’infériorité qui prolonge excessivement les réactions physiologiques aux événements stressants, favorisant une usure prématurée de l’organisme qui prédispose à diverses maladies (Marmot et Wilkinson 2001). De la même façon, une discrimination peut affecter la santé en privant la victime de ressources matérielles protectrices pour sa santé, comme des revenus ou un logement, mais aussi parce que la perception de la discrimination, en suscitant des sentiments de vulnérabilité et d’injustice, constitue un facteur de stress délétère à la santé7.