Discriminations
p. 225-238
Texte intégral
1Comme le précise la juriste Danièle Lochak dans l’un des premiers articles (français) consacrés à la notion de discrimination, « toute inégalité de traitement n’est pas constitutive de discrimination », et ne le devient « que si elle apparaît illégitime ». Le critère distinctif de la discrimination ne réside donc pas dans le fait de « traiter moins bien », mais « d’établir une distinction qui tombe sous le coup d’une disposition du droit positif » (Lochak 1987, p. 779). Néanmoins, l’une des limites de cette approche par le droit réside dans le fait qu’elle procède d’une « forme d’épure juridique, où les faits tendent à être détachés de leur contexte historique et social » (Fassin 2002, p. 413). Elle tend ainsi à évacuer de l’analyse les rapports sociaux qui produisent des groupes différenciés et réalisent les hiérarchies sociales. Si un passage par le droit est incontournable tant est prégnante la circonscription normative de la discrimination et la construction de sa prohibition, la seule approche juridique ne suffit pas à rendre compte des logiques sociales qui lui donnent forme et sens et dont l’analyse est au cœur de son usage par les sciences sociales. La conceptualisation de cette notion reste toutefois malaisée car, comme l’indique le suffixe « -tion », elle exprime à la fois une action, un état (soit le résultat de cette action), et un processus, qui renvoie aux mécanismes ayant contribué à générer cet état (De Rudder et al. 2000). Le halo de signification qui entoure la notion suppose donc de croiser les perspectives, les méthodes et échelles d’analyse, ainsi que les disciplines – ce que propose cette notice.
Expansion juridique de la non-discrimination
Principe d’égalité et discrimination
2Le droit français a, historiquement, une conception formelle et individualiste de l’égalité qui repose sur la généralité de la règle (la loi doit être la même pour tous et toutes et rester aveugle aux différences). Dans une « conception extensive » consacrée par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, « la discrimination se résume dans la violation du principe d’égalité » (Lochak 2005) : constitue une discrimination toute différence de traitement non justifiée par une différence de situation.
3Telle qu’elle apparaît dans le Code pénal (à partir de 1972) et dans le Code du travail (à partir de 1982), la conception de la discrimination est quant à elle plus « restrictive » (Lochak 2005 ; Bereni et Chappe 2011). Elle repose en effet sur un mode d’appréhension catégoriel des critères prohibés (sexe, origine, handicap…) qui la circonscrivent. De plus, pour qu’un comportement soit sanctionné, il doit relever d’une situation expressément définie par la loi, comme le refus de fourniture d’un bien ou d’un service ou le refus d’embauche. Le Code pénal, spécifiant qu’il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre, s’en tient à une appréhension directe de la discrimination qui vise l’identification d’un·e auteur·rice et le caractère intentionnel de son acte.
4Au tournant des années 2000, c’est principalement sous l’influence du droit communautaire que l’approche juridique française de la discrimination va être transformée. Le droit européen a en effet une conception plus substantielle et concrète de l’égalité. Il reconnaît qu’il y a une discrimination non seulement lorsque des personnes se trouvant dans une situation similaire sont traitées différemment, mais aussi lorsque des personnes placées dans des situations différentes font l’objet d’un traitement identique.
L’influence du droit communautaire
5Le droit communautaire recourt très tôt au principe de non-discrimination, et dans ce domaine le motif du sexe va servir de terrain d’expérimentation. Dès 1957, le traité de Rome comporte une disposition interdisant la discrimination salariale entre les femmes et les hommes. C’est toutefois l’article 13 du traité d’Amsterdam (1997) qui vient considérablement élargir les compétences de l’Union Européenne en matière de non-discrimination, en l’habilitant à intervenir contre « toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ». Il est notamment à l’origine de deux directives dont le processus de transposition va fortement peser sur la consolidation de la législation antidiscriminatoire des États membres de l’Union1.
6Ces différentes directives ont eu d’importantes répercussions tant sur les modalités de protection des victimes que sur la conceptualisation même de la notion de discrimination. Sur le premier plan, elles prévoient un aménagement de la charge de la preuve dans les juridictions civiles (si la partie plaignante peut apporter des éléments suffisants, c’est alors à l’employeur·euse d’apporter la preuve du caractère objectif de sa décision) ; une protection des plaignant·es ou des témoins contre les mesures de rétorsion ou de représailles prises par l’employeur·euse ; l’obligation faite aux États de désigner un organisme chargé de promouvoir l’égalité de traitement. Sur le second plan, elles élargissent la notion de discrimination en introduisant et définissant la discrimination indirecte. Cette dernière se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour les membres d’un groupe. Sur le même plan, elles considèrent le harcèlement comme une forme de discrimination. Enfin, elles ouvrent la possibilité aux États d’adopter des mesures spécifiques ou actions positives pour assurer « la pleine égalité dans la vie professionnelle ».
7De plus, si ces directives ne condamnent pas expressément les discriminations multiples, elles évoquent explicitement le fait que les femmes en sont souvent victimes. Parmi ces discriminations, peuvent alors être distinguées les discriminations additives (un motif s’ajoute à un autre : une même personne peut être discriminée tantôt à raison de son sexe, tantôt à raison de son handicap) et les discriminations intersectionnelles (différents motifs agissent simultanément et de manière combinée : par exemple, pour les femmes musulmanes d’origine maghrébine, les critères de sexe, d’origine et de religion interagissent et sont indissociables).
8Par ailleurs, alors que le droit français est conçu de façon abstraite et positive, le droit communautaire donne une place prépondérante à la jurisprudence de la Cour de justice européenne. Au sein de cette dernière, la notion de « discrimination indirecte » apparaît dès 19812 dans une décision concernant l’instauration, par une entreprise, d’un taux horaire différent selon que l’on travaille ou non à temps partiel. Derrière son apparente neutralité, cette disposition est discriminatoire car elle affecte de manière disproportionnée les femmes.
9L’introduction de cette notion n’a toutefois pas été sans heurt en France. Si la notion de « mesure discriminatoire, directe ou indirecte » apparaît bien dans la « loi relative à la lutte contre les discriminations » (2001), la Commission européenne lui reprochera, notamment, une absence de définition précise et explicite de la discrimination directe et indirecte. C’est suite à une mise en demeure de la commission que la France adoptera la loi « portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations » (2008), qui finit de transposer les directives européennes.
Limites de l’approche juridique
10Reste que malgré la multiplication des motifs prohibés et des régimes de protections qui leur sont associés, le droit de la non-discrimination se heurte à la difficulté de sa mise en application. En plus des difficultés, pour les personnes, de réunir des preuves matérielles leur permettant de porter plainte en justice, les juristes s’accordent sur le fait que ce droit souffre d’un manque de lisibilité et d’un défaut d’efficacité. Le contentieux reste donc très faible (Gründler et Thouvenin 2016). S’agissant de la discrimination indirecte, peu de requérant·es invoquent ce fondement et les juges peuvent se montrer peu enclin·es à en constater l’existence. De même, en matière de discrimination multiple, avocat·es et juristes adoptent le plus souvent une approche unidimensionnelle et mettent en avant le motif le plus facile à démontrer (Lanquetin 2009).
11Par ailleurs, l’approche de la discrimination par le droit présente des limites intrinsèques à la matière et au raisonnement juridique. La délimitation formelle de la discrimination évacue en effet de son périmètre des formes de « discriminations légales » fondées par exemple sur la nationalité (par exemple les emplois fermés aux étranger·ères), ou sur l’identité de genre (par exemple le non-accès à la PMA aux personnes trans). Elle exclut aussi de son champ la sphère privée (Bereni et Chappe 2011) alors que des processus discriminatoires peuvent se jouer dans le cadre de la famille (Marsicano et al. 2016). Enfin, le cadre juridique ne considère qu’à la marge les inégalités de classe (le législateur a introduit le critère de « la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique, apparente ou connue de son auteur » en 2016). Or les conditions sociales dépréciées peuvent contribuer à nourrir les phénomènes discriminatoires, dès lors que l’on considère les discriminations dans une approche plus systémique.
Approche systémique des discriminations : l’apport des sciences sociales
12La discrimination systémique peut être définie comme « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés » (Chicha-Pontbriand 1989, p. 85). Elle relève d’une perspective analytique mettant en avant la multiplicité et le caractère cumulatif des normes, des représentations, des pratiques et des jeux d’acteur·rices qui participent du processus de production de la discrimination (Dhume 2016). Cette approche systémique appréhende les discriminations dans leurs déclinaisons objectives et subjectives et dans leurs dimensions macro, mezzo et micro-sociales. Sa mise en évidence suppose donc une utilisation croisée de plusieurs outils méthodologiques et théoriques.
Dévoilement statistique et inscription structurelle
13Dans son inscription structurelle, la discrimination peut être révélée par la mise au jour d’écart de situation entre différents groupes. Quantitative, cette démarche analytique s’attache à mettre en évidence un « résidus discriminatoire », associé à l’effet propre de la caractéristique étudiée, une fois pris en compte les effets d’autres variables inclues dans un modèle statistique. Elle dévoile ainsi des phénomènes tels que le plafond de verre (Gobillon et al. 2014), la ségrégation sexuée ou ethnicisée des emplois dans certains secteurs d’activité (Briard 2019 ; Meurs et al. 2015), ou encore la ségrégation ethnique et sociale de certains quartiers (Pan Ké Shon 2009). Si les travaux sur les discriminations multiples restent rares, peuvent toutefois être mentionnés ceux de Dominique Meurs et Ariane Pailhé qui concluent à une double discrimination des femmes d’origine maghrébine dans leur probabilité d’accéder à un emploi : par rapport aux femmes sans ascendance migratoire, mais aussi par rapport à leurs homologues masculins (Meurs et Pailhé 2008).
14L’impact disproportionné de la variable étudiée peut également être révélé par la mise en place de tests de situation, ou testing. Expérimental, ce type d’enquêtes consiste à répondre à des offres réelles en envoyant des réponses fictives, par paire, en ne faisant varier que la caractéristique testée. Les différences de traitement entre les différentes paires sont alors considérées comme discriminatoires (Cédiey et al. 2007). Ces dernières années, ces études se sont multipliées, tant du point de vue des critères testés que du point de vue des champs étudiés. Ces travaux restent toutefois cantonnés à des situations pouvant être expérimentées in situ, c’est-à-dire au recrutement ou à l’accès à un service. Ils ne permettent pas d’appréhender les différentiels de trajectoire.
15Un autre pan de la recherche statistique s’est fortement développé depuis les années 2000 : celui de la mesure de la perception et de l’expérience des discriminations. Dans la statistique publique, l’enquête « Trajectoires et origines » (Ined-Insee 2008) a été particulièrement innovante dans la construction d’indicateurs jusqu’alors peu présents dans la recherche française. Elle en mobilise trois types. Les premiers, construits à partir de questions d’opinion, portent sur les représentations à l’égard des discriminations et évaluent la propension à penser que les discriminations peuvent advenir. Les seconds portent sur l’expérience auto-reportée des discriminations, mesurée à partir du fait de déclarer penser avoir subi des traitements inégalitaires ou des discriminations, et ce à raison d’un ou plusieurs motifs discriminatoires. Le troisième type d’indicateurs renvoie à des discriminations situationnelles. Contrairement aux précédents, il repose sur des questions qui n’utilisent pas le terme « discrimination » ou « traitement inégalitaire » mais se rapportent à la description de situations concrètes et contextualisées (Simon et Lesné 2012). L’enquête « Trajectoires et origines » aborde 26 situations de ce type, dans les domaines de l’école, du travail, du logement, de la santé et des services. Elle évoque, par exemple, le fait, dans le cadre de son travail, de se voir charger de tâches inutiles ou de se voir imposer des horaires dont personne ne veut. Dans le cadre du logement, il peut s’agir de se voir refuser sans raison valable un logement ou un prêt. Se référant à la subjectivité des enquêté·es (il s’agit de « penser que »), ces indicateurs mettent en évidence le caractère polymorphe, transversal mais aussi répété des situations discriminatoires vécues.
Inscription institutionnelle et approche processuelle
16Si les méthodes statistiques donnent à voir des situations de ségrégation, des écarts inexpliqués, ou encore l’ampleur de l’expérience vécue des discriminations, elles n’en expliquent pas les mécanismes. Par ailleurs, la démarche statistique ne permet pas d’appréhender les processus qui donnent sens aux catégories. En effet, elle construit a priori les groupes susceptibles d’être victime de discrimination, pour ensuite les tester. Or, la « race », le sexe et la classe (et l’on pourrait ajouter à ce triptyque les identités de genre ou sexuelle, ou encore le handicap) sont des « réalisations situées des membres de la société », c’est-à-dire « quelque chose qui se réalise dans l’interaction avec les autres » (West et Fenstermaker 2006).
17Si l’on s’en tient au domaine de l’emploi – mais la logique est applicable à l’éducation au logement, ou encore à la santé –, la mise en évidence des discriminations suppose une analyse des politiques, pratiques, procédures décisionnelles et normes qui participent du fonctionnement d’une organisation donnée. Elle suppose d’identifier la manière dont les discriminations s’intègrent notamment dans les procédures, formelles et informelles d’évaluation, de sélection, ou de promotion. C’est en ce sens que Joan Acker utilise le concept de « régimes d’inégalité » (Acker 2006) pour désigner l’intrication des « pratiques, processus, actions et significations qui produisent et maintiennent les inégalités de classe, de genre et de race dans les organisations spécifiques » (ibid., p. 443). La psychologie sociale a quant à elle mis l’accent sur les discriminations induites par les « biais implicites » (Hamilton-Krieger 2008). Elles se produisent lorsque l’appartenance d’un individu à un groupe minoritaire infléchit la perception portée sur lui par un décideur (employeur·euse, recruteur·euse, responsable hiérarchique) et fonde, de manière subtile et le plus souvent inconsciente, les décisions prises à son encontre. Par ailleurs, les processus discriminatoires s’inscrivent dans le fonctionnement concret des espaces de travail. Ils s’immiscent dans l’organisation du collectif de travail (répartition des tâches ou des horaires, modalité des prises de décisions), ou encore dans les relations et les sociabilités de travail. C’est notamment le cas lorsque les blagues, les commentaires désobligeants, les refus de collaboration ou encore les remises en causes de compétences ou de réputation professionnelle créent un climat de travail dégradé susceptible d’entraver la trajectoire ou l’intégration professionnelle des personnes qui en sont l’objet (que cela soit en raison de leur sexe, de leur couleur de peau, de leur âge, de leur orientation sexuelle ou encore de leur handicap).
18Partant du point de vue des minoritaires, les méthodes qualitatives mettent au jour la manière dont les processus d’altérisation et d’imputation identitaire irriguent de multiples interstices de la vie sociale. Elles dévoilent les mécanismes de mise à distance, matérielle comme symbolique, auxquels sont confrontées les personnes discriminées : limitation de leur accès au capital culturel dans les processus d’orientation scolaire ; accès différenciés aux réseaux professionnels, familiaux ou amicaux ; rétention d’information ; refus de coopération ; cantonnement à certaines tâches ; surcroît d’exigence, ou encore refus de fréquentation (Poiret 2010). Autant de processus qui contribuent à la discrimination, entendue comme la réalisation « en acte »3 d’un rapport de domination qui tout à la fois engendre et désavantage des groupes mis en situation minoritaire.
Contingence de l’expérience
19Reste que la discrimination est difficilement saisissable comme pratique isolée. Chaque situation discriminatoire est en effet susceptible d’être discutée, nuancée, voire invalidée en tant que telle. Notamment lorsqu’elle s’inscrit dans un cadre fortement concurrentiel ou qu’elle relève de relations sociales complexes, traversées par de multiples rapports sociaux. Mais aussi parce que les manifestations de la discrimination restent le plus souvent voilées, ce qui rend difficile leur (d)énonciation par les personnes discriminées. Structurellement disponible et conjoncturellement activée, son éventualité fait toutefois partie intégrante de l’expérience de la discrimination dont l’unité peut être caractérisée « par la permanence d’une certitude et d’une incertitude. La certitude, c’est le fait de savoir que même si on n’est pas discriminé, on reste toujours discriminable. L’incertitude, c’est le fait de ne jamais savoir quand, où, comment et par qui on pourrait être discriminé » (Dubet et al. 2013, p. 79).
20La discrimination apparaît alors comme un objet dont la réalité est à la fois négociable et source majeure de conflit. Elle donne en effet lieu à des conflits de qualification qui ne portent pas tant sur la réalité d’un fait (ne pas obtenir un logement, ne pas se voir promouvoir, ne pas obtenir l’orientation de son choix, ne pas avoir accès à un réseau) que sur la construction même de son interprétation comme discrimination. Cette qualification est d’autant plus complexe que les modalités d’évaluation juridique de la preuve ne recouvrent que partiellement les modalités d’objectivation et de conceptualisation sociologique des processus discriminatoires. Ce qui n’est pas sans lien avec sa construction en tant que paradigme d’action publique : comment les politiques publiques de lutte contre les discriminations parviennent-elles à opérationnaliser ce concept protéiforme ?
Action publique antidiscriminatoire
21Les politiques de lutte contre la discrimination renvoient à des politiques sectorielles impliquant une multitude d’acteur·rices (services administratifs ministériels, structures interministérielles, établissements publics, collectivités locales, associations, instances consultatives, partenaires sociaux, entreprises, administrations publiques). Gwénaële Calvès parle à cet égard du « caractère centrifuge des politiques antidiscriminatoires contemporaines », qui articulent des niveaux supranationaux (programmes d’action communautaire de lutte contre les discriminations), nationaux, et territoriaux (2008). Cette « dispersion » rend difficile une lecture unifiée de ces politiques. Et ce d’autant plus que si certains dispositifs se réfèrent à la totalité des critères, ils les considèrent le plus souvent de manière indépendante, quand ils ne se limitent pas à un seul d’entre eux. L’approche multicritère s’avère en effet quasi inexistante dans la mise en œuvre de l’action publique antidiscriminatoire.
Une mise sur agenda politique tardive
22Que ce soit sur l’agenda politique et juridique ou comme problématique de recherche, le langage de la discrimination ne s’est imposé en France qu’à la fin des années 1990. Et c’est clairement sous l’angle ethno-racial que cette question est apparue dans l’espace public. Cela peut apparaître surprenant, eu égard à l’attention portée, au niveau européen, sur les discriminations à raison du sexe. En France, le concept de discrimination n’a toutefois pas été immédiatement approprié par les études sur le genre et les mouvements féministes. Au tournant des années 2000, par exemple, les rhétoriques de légitimation de la « parité » ont écarté « la dimension antidiscriminatoire de cette revendication » (Bereni et Lépinard 2004). La volonté de ne pas conceptualiser la parité comme une mesure d’action positive et comme politique de quota – alors associées au (contre)modèle particulariste et « communautariste » américain – ont conduit les discours en faveur de la parité à distinguer le sexe des autres critères et à ne pas associer les femmes à un « groupe minoritaire ».
23C’est le Conseil des ministres du 21 octobre 1998 qui marque la reconnaissance officielle de la lutte contre les discriminations, désignée comme une « priorité » par Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité. Suivront la création d’un Groupe d’études et de lutte contre les discriminations (1999), de Commissions départementales d’accès à la citoyenneté (1999) et d’un numéro vert accessible aux victimes de discrimination raciale (2000).
Mutations d’un référentiel d’action publique
24Les années 2000 viendront modifier et consolider ces premiers dispositifs, tant en termes législatifs (voir supra) qu’en termes institutionnels, avec la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) en 2005. Tandis que le déploiement initial de la lutte contre les discriminations était tourné uniquement vers la discrimination raciale, ces nouvelles dispositions marquent l’élargissement du cadre antidiscriminatoire à toutes les formes de discriminations. Cette mise en équivalence des critères prohibés ne va toutefois pas sans susciter de questionnements sur ce qu’il y a de commun et de spécifique quant à leur caractérisation et à leurs modalités de prise en charge.
25Ce mouvement d’universalisation (Chappe 2011) est également entériné par l’émergence du référentiel de la « diversité », porté et diffusé par des acteurs du milieu patronal français au milieu des années 2000 (Bereni 2009). Inscrit dans une logique entrepreneuriale et managériale qui vise en premier lieu la performance économique et l’excellence individuelle, ce référentiel d’action relève de la soft law et s’avère plus incantatoire que contraignant. Il sera institutionnalisé par un « label diversité » créé par l’État français en 2008, indépendamment du label « égalité », créé en 2004 et entièrement dédié à l’égalité professionnelle.
26L’importance prise par le référentiel de la diversité s’est accompagnée d’une moindre visibilité institutionnelle de la lutte contre les discriminations en général – ce que traduit l’absorption de la Halde par le Défenseur des droits en 2011 – et par une quasi-disparition du critère racial dans les dispositifs antidiscriminatoires en particulier. La disparition du Fond d’action social pour l’intégration et la lutte contre les discriminations dans une Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances en 2006, absorbée en 2014 dans un Commissariat général à l’égalité des territoires (qui se fondra lui-même dans l’Agence nationale de la cohésion des territoires en 2020) illustre ce même phénomène. Ces infléchissements découlent également de la place croissante prise par la promotion de la laïcité mais aussi par la lutte contre la radicalisation qui viennent mettre en exergue une contiguïté ambiguë, mais déjà ancienne, entre populations discriminées et populations incriminées (Eberhard 2010)4.
(In)visibilité statistique et action positive
27Cette invisibilisation des discriminations raciales dans les politiques publiques est évidement à mettre au regard du contexte républicain français colorblind5 et aux débats qui ont entouré et entourent encore les statistiques dites « ethniques » (Simon 2020). Elle contraste fortement avec les dispositifs d’action positive mis en place dans le cadre de l’égalité entre les femmes et les hommes. Après deux révisions constitutionnelles qui instaurent le principe de parité en matière d’accès aux mandats électoraux et fonctions électives (1999) et aux responsabilités professionnelles et sociales (2008), les quotas sexués sont désormais rendus possibles. Ils sont instaurés dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises de plus de 250 personnes, dans l’accès aux postes d’encadrement supérieur des trois fonctions publiques. Depuis la loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes de 2014, les dispositions visant à favoriser la représentation des femmes ont été étendues (instances délibératives des établissements publics administratifs de l’État, instances dirigeantes des fédérations sportives, chambres de commerce et d’industries…). Ces avancées ne concernent toutefois que les postes les plus qualifiés, voire élitistes et n’ont que peu d’impact sur les processus organisationnels et les dynamiques de production des inégalités genrées à tous les niveaux de l’organisation (Jacquemart et al. 2016).
28Les vingt dernières années ont ainsi vu le passage du déni à la dénégation de la question des discriminations (Fassin 2006). Tandis que le premier terme se rapporte à leur occultation, le second se traduit par des remises en cause plus subtiles du phénomène. Si son existence n’est pas contestée, son ampleur est minimisée. Cette dénégation s’appuie notamment sur une appréhension limitée de la discrimination, qui la circonscrit à ses manifestations les plus ostentatoires et les plus condamnables. Cette relativisation du phénomène passe également par la mise en cause des victimes elles-mêmes, accusées d’exagérer l’importance du phénomène, de le manipuler, quand elles ne se voient pas attribuer les causes de la discrimination qu’elles subissent, selon le procédé classique qui consiste à « blâmer la victime ». L’expérience de la discrimination est pourtant loin d’être un épiphénomène, comme en attestent, par exemple, les baromètres de la discrimination dans l’emploi publiés annuellement par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail. Il en découle un décalage entre un groupe majoritaire qui considère l’existence des discriminations comme un dysfonctionnement, certes répréhensible, mais marginal, et des groupes minoritaires (au sens sociologique, et non numérique), pour qui l’expérience de la discrimination est une réalité inscrite dans le cours ordinaire de la vie sociale.
*
29Renvois : Classes sociales ; Ethnicité et ethnicisation ; Genre ; Handicap ; Inégalités ; Intersectionnalité ; Minorités et minorisation ; Race ; Ségrégation ; Sexualité.
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West Candace et Fenstermaker Sarah, 2006, « “Faire” la différence », L. de Verdalle et A. Revillard trad., Terrains et travaux, no 10, p. 103-136.
Notes de bas de page
1 Tandis que l’une se réfère à « la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » (Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000), l’autre porte « création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail » (Directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000). Elles seront suivies de directives relatives à l’égalité entre les hommes et les femmes.
2 Arrêt de la Cour du 31 mars 1981. En ligne : [https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61980CJ0096, Jenkins].
3 L’expression « en acte » est due à Véronique De Rudder qui considère la discrimination raciste comme du « racisme en acte » (De Rudder et al. 2000), ce qui peut également être décliné en termes de « sexisme en acte » ; « classisme en acte », « homophobie en acte », etc.
4 Ce processus d’invisibilisation est au cœur du dernier rapport remis par Jacques Toubon en tant que Défenseur des droits intitulé « Discriminations et origine : l’urgence d’agir » (juin 2020).
5 Littéralement : aveugle à la couleur.
Auteur
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Mireille Eberhard
Maîtresse de conférences en sociologie à Université Paris Cité, membre de l’Unité de recherches migrations et société (Urmis-CNRS/IRD/Université Paris Cité/Université Côte d’Azur), fellow de l’Institut convergences migrations
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