Déviance
p. 215-223
Texte intégral
La déviance à l’aune des grands paradigmes successifs en sciences sociales
Le paradigme de l’intégration sociale : normalité et anomie
1Au xixe siècle, les deux types de transgressions sont confondus. La notion de déviance doit beaucoup à Émile Durkheim (Durkheim 2013 [1963]), qui a été le premier à envisager le suicide ou le crime non comme des signes de folie ou de perversion, mais comme des comportements de « sociologie normale », c’est-à-dire qui présentent une régularité et une prévisibilité. Il rompait ainsi avec les catégories morales ou médicales qui, jusqu’alors, réprouvaient ces actes au nom de la morale ou de ce que l’on pensait être la normalité mentale.
2Pour Durkheim, les déviances et les pratiques transgressives s’expliquent par les situations d’absence ou de faiblesse des règles collectives de référence, qu’il nomme anomie. C’est l’affaiblissement des normes sociales, le manque de repères moraux et comportementaux qui conduisent au développement de conduites ou d’aspirations marginales. Il n’y a donc de déviance qu’en fonction de l’état des normes sociales. C’est pourquoi la déviance est relative à des espaces culturels (par exemple, la polygamie ou la consommation de haschich) et à des périodes historiques spécifiques (par exemple, la prostitution ou l’homosexualité).
La déviance dans les paradigmes culturaliste et fonctionnaliste
3Au début du xxe siècle, les sociologies culturalistes et fonctionnalistes états-uniennes reprennent la notion de déviance dans le cadre d’une réflexion générale sur la « désorganisation sociale ». S’agissant de la première École de Chicago, le texte fondateur est l’étude réalisée par William Isaac Thomas et Florian Znaniecki sur les émigré·es polonais·es aux États-Unis (Thomas et Znaniecki 1981 [1927]). D’origine paysanne, ces derniers se trouvent confrontés à un système dont ils ignorent les codes. Cette transplantation désorganise leur univers social, y compris leur modèle familial. À titre individuel, cette désorganisation se traduit par ce qu’il nomme « démoralisation », c’est-à-dire l’adoption d’un mode de vie errant (alcoolisme, vagabondage, délinquance). Ultérieurement, la sociologie des gangs a montré comment ces groupes se constituent et fonctionnent selon des normes et valeurs internes, en marge du milieu urbain. Pour Talcott Parsons (Parsons 1954), les phénomènes de déviance sont liés à quatre facteurs : l’indétermination des buts sociaux, l’incertitude des règles de conduite individuelle, l’existence d’attentes contradictoires, et le manque de symboles concrets largement partagés. Enfin, selon Robert King Merton (Merton 1965), la satisfaction d’un individu dépend de cadres sociaux stables, qui permettent l’organisation de ses conduites et de ses aspirations. Dans cette perspective, il considère que la déviance est une conduite adaptative, dans les contextes où les systèmes de référence et les opportunités accessibles sont en crise – ou font défaut. La déviance constitue pour lui une dissonance entre les buts valorisés par une société et les moyens qu’elle met à disposition des individus pour les réaliser. Il en distingue quatre formes : l’innovation, le ritualisme, l’évasion et la rébellion. La déviance (refus d’adhésion aux normes) relève du type « évasion », la délinquance (contestation radicale d’un ordre social) du type « rébellion ».
Tableau 1. Typologie des modes d’adaptation individuelle selon R. K. Merton
Modes d’adaptation | Buts | Moyens | |
I | Conformisme | + | + |
II | Innovation | + | - |
III | Ritualisme | - | + |
IV | Évasion | - | - |
V | Rébellion | + | + |
L’apport de l’interactionnisme : l’élargissement du périmètre d’application de la notion
4Parallèlement aux approches précédentes, un autre courant prend forme dans la mouvance intellectuelle de la seconde l’École de Chicago, celui de l’interactionnisme. Il opère deux déplacements décisifs. Tout d’abord, ce courant élargit le champ d’étude. Contrairement aux travaux culturalistes et fonctionnalistes, il ne se focalise pas sur les seuls actes délinquants (crimes violents et délinquance juvénile principalement), mais envisage l’ensemble des comportements qui suscitent des réactions négatives, allant de l’usage de drogue à la maladie mentale, des formes de sexualités marginales comme l’homosexualité (Chauncey 2003) aux sous-cultures alternatives, comme celle des musiciens de jazz (Becker 1985 [1963]). Ensuite, les travaux interactionnistes ne recherchent pas la source de la déviance dans la psychologie et les motivations individuelles, mais dans les différentes formes de réaction sociale que suscitent certains comportements. Albert Kircidel Cohen (Cohen 1955), dans son étude de la culture interne des gangs, formule une nouvelle définition de la déviance en inversant la perspective. Il met le focus non sur les individus, mais sur le contexte dans lequel ils agissent. L’ouvrage de référence est Outsiders de Howard S. Becker ; amorcée dès le milieu des années 1950, la première version paraît en 1961. La déviance devient selon lui est une étiquette qui a été appliquée avec succès sur un individu, un groupe ou une situation. Il pose la question de l’état « d’étranger » dans une culture, sous deux angles complémentaires : qui est défini comme tel et comment ? Mais aussi, comment des groupes partageant par exemple une pratique, s’auto-définissent-ils comme tels ? Ces notions de marquage, d’étiquetage et des activités sociales qui les produisent, deviennent alors le centre des travaux interactionnistes. Elles ont acquis aujourd’hui une telle importance que nous en avons fait un point spécifique de la construction des différences, présenté dans la deuxième partie de cette notice.
La déviance au prisme de l’individualisme méthodologique
5Dans la période contemporaine, à la suite des travaux de Raymond Boudon (Boudon et Bourricaud 2000) la notion de déviance est envisagée sous de nouveaux angles, en particulier l’individualisme méthodologique. Cet auteur considère que les approches durkheimiennes et fonctionnalistes reposent sur un « modèle conventionnel », c’est-à-dire qu’elles présupposent un accord dominant sur un ensemble de normes et de valeurs. Leur respect est dû principalement à la pression exercée par les systèmes de contrôle social formel et informel, qui génèrent par l’apprentissage un degré de conformisme plus ou moins élevé et homogène. Ce modèle, conçu au début du xxe siècle, est selon Boudon de plus en plus inadéquat dans la société contemporaine où les valeurs d’autonomie et les opportunités de choix individuels gagnent en influence. La soumission à des institutions, des idées ou des principes collectifs perd de son importance au profit des logiques de raisonnement et d’action individuelles. L’enjeu n’est plus la conformité/la déviance à des règles sociales, mais le type de relation que les individus, soucieux d’autonomie, entretiennent avec les systèmes normatifs. La compréhension sociologique doit dès lors se focaliser sur les principes de référence que les individus construisent par eux-mêmes et pour eux-mêmes, en particulier leur appréhension des risques et leur raisonnement en termes de coûts/bénéfices. Cette perspective est dite « auto-référencée ». La déviance est alors moins une non-conformité qu’une distance prise par rapport à des normes jugées inadéquates ou contradictoires. Elle est aussi situationnelle. Dans la mesure où les systèmes de normes et de valeurs individuels sont nécessairement plus contingents que les systèmes collectifs, il devient nécessaire de prendre en compte et de différencier les contextes d’action. Enfin, ces systèmes auto-référencés se caractérisent souvent par leur complexité, c’est-à-dire qu’ils reposent sur des composantes hétérogènes et parfois ambivalentes. Une recherche de Sylvie Lidgi sur la conduite automobile concrétise parfaitement cette approche, elle montre aussi bien l’importance des systèmes auto-référencés, les variations dans leur apprentissage que les aléas conjoncturels de leur contenu (Lidgi 2005).
Approfondissement de deux notions-clé : étiquetage et stigmatisation
6Dans la sociologie de la déviance, les notions « d’étiquetage », de « stigmatisation » et de « labellisation » ont une importance centrale. Ce sont d’un côté des activités sociales de dévalorisation de l’identité de personnes ou de groupes. D’un autre côté, ces termes désignent aussi le produit des disqualifications qui placent ceux qui les subissent en position de fragilité, de marginalité (chômeur·euse, prostitué·e) ou de rejet radical (par le racisme, l’accusation de violence).
7Dès 1938, le sociologue Franck Tannenbaum est le premier auteur à mettre en évidence l’importance décisive de l’étiquetage négatif des personnes dans les rapports sociaux. Il reconfigure l’étude de la délinquance juvénile en considérant que c’est la stigmatisation, due à l’apposition de jugements péjoratifs à la suite d’actes mineurs, qui conduit certains jeunes à adopter un rôle de délinquant. Il montre aussi leur difficulté à se départir des conséquences de ce type de disqualification (Tannenbaum 1938).
8Cependant, ce sont les auteurs interactionnistes de la seconde École de Chicago qui ont conceptualisé ces notions. Leurs travaux présentent trois caractéristiques majeures. Tout d’abord, ils envisagent toutes les situations sociales, des plus banales aux institutions, du point de vue des interactions qu’elles génèrent entre les personnes. Dès lors, le stigmate est ce qui, dans le cadre d’une interaction, affecte en la discréditant l’identité sociale d’une personne ou d’un groupe (Goffman 1975 [1963]). Ensuite, le choix de leurs terrains est toujours celui des comportements mineurs, des modes de vie disqualifiés ou ignorés. Leur intérêt théorique se porte sur ce qui est socialement considéré comme sans valeur, ce que l’on pourrait appeler « les catégories d’acteurs invisibles ». Enfin, ces auteurs partagent également une approche méthodologique. S’inspirant plus ou moins explicitement de l’ethnologie, leurs recherches reposent sur de méticuleuses enquêtes de terrain, ils pratiquent tous ce que l’on nomme une microsociologie. Les auteurs phares en sont Erving Goffman et Howard Saul Becker. L’un et l’autre commencent leurs investigations empiriques dans la deuxième partie des années 1950, et publient dès le début des années 1960.
Goffman : le « stigmate » et sa gestion par l’individu
9Erving Goffman publie en 1961 Asiles, études sur la condition des malades mentaux, une minutieuse analyse de la situation de malades mentaux·ales interné·es dans les hôpitaux psychiatriques. Son projet est de reconstituer sous ses multiples angles « l’univers du reclus » et les « adaptations secondaires » qu’il doit effectuer. Il montre comment l’institution institue la maladie mentale, lui fournit ses codes et structure les rapports médicaux. Il établit des homologies structurales avec d’autres « institutions totales » (prison, armée), au sens où elles prennent en charge la totalité de la vie d’individus pour leur faire intégrer certains comportements ou les neutraliser. Il s’attache en particulier au vécu du malade, et propose une « théorie sociologique du moi ». Si l’individu est aliéné au premier degré par les effets propres de la maladie, il l’est aussi au second degré dans l’espace social : l’institutionnalisation de sa maladie lui impose un ensemble de déterminations majeures. La tension entre exigence thérapeutique, impératifs de sécurité et de contrôle social font de l’institution asilaire un espace social conflictuel, traversé de nombreux malentendus dans la vie ordinaire de l’hôpital. Goffman montre aussi comment le malade est capable de distanciation, en se construisant une position intermédiaire entre l’identification et le rejet de l’institution. Il décrit la manière dont il modifie son comportement à la moindre tension pour retrouver son équilibre. Le malade entretient ainsi un rapport actif avec le stigmate qui lui est imposé.
10En 1963, le second grand livre de Goffman, Stigmate, élargit sa réflexion au rôle des relations interindividuelles dans la formation des normes sociales. Le stigmate est un jugement de valeur négatif intervenant dans une interaction, au détriment de l’un des protagonistes. Il ne se manifeste qu’en situation, et repose sur le constat d’un écart (réel ou imaginaire) par rapport aux attentes normatives des autres à l’égard de l’identité d’une personne ou d’un groupe. Goffman met également en valeur les stratégies d’adaptation et de dissimulation des individus stigmatisés – ou stigmatisables – pour éviter de provoquer un malaise public, et ainsi limiter les effets négatifs de leur possible disqualification.
Becker : la déviance comme processus, carrière et étiquetage par des « entrepreneurs de morale »
11L’un des principaux apports de Outsiders de Howard Saul Becker (1985 [1963]) est d’avoir envisagé la déviance comme un processus, et d’avoir mis en évidence les dynamiques conduisant à l’engagement progressif dans des « carrières » déviantes. Il reprend cette dernière notion à la sociologie des professions, en tant que « parcours ou progression d’une personne au cours d’une vie ». Pour lui, « ce ne sont pas les motivations déviantes qui conduisent au comportement déviant, mais à l’inverse, c’est le comportement déviant qui produit, au fil du temps, la motivation déviante […]. Le déviant est celui à qui cette étiquette a été appliquée avec succès, et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette » (ibid., p. 33). Becker articule ainsi des données liées aux contextes et aux réactions sociales, avec les facteurs subjectifs propres aux acteur·rices concerné·es et à la façon dont ils et elles donnent du sens aux situations. Il met également en évidence les séquences qui structurent les parcours et expliquent leur singularité. Ses études de cas sur les fumeur·euses de marijuana et les musicien·nes de danse sont devenues des classiques. Enfin, une dernière partie de la réflexion de Becker porte sur les « entrepreneurs de morale », c’est-à-dire sur les acteur·rices mobilisé·es dans la production de normes et d’étiquetages stigmatisants. Le chapitre 8 de Outsiders retrace les diverses actions menées par les ligues anti-alcooliques et par le Federal Bureau of Narcotics pour faire incriminer l’usage de marijuana (ibid., p. 171). Une recherche récente de Muriel Darmon sur l’anorexie (2008) reprend la démarche de Becker, en particulier la notion de carrière déviante.
Résistances à la stigmatisation : des délinquant·es en col blanc aux membres de minorités sexuelles et ethniques
12Un autre courant de recherche s’intéresse aux différentes formes de résistance à la stigmatisation. Cette perspective a été initiée par les travaux de Sykes et Matza (1957), qui ont mis en évidence les différentes techniques de neutralisation utilisées par des délinquant·es pour minimiser la portée de leurs actes transgressifs, voire pour les justifier. Ils ont ainsi montré que la déviance et la délinquance ne sont pas des activités amorales, mais qu’elles comportent un rapport à des normes et des valeurs en grande partie communes à celles de la population générale. Les acteur·rices déviant·es ne sont pas des handicapé·es psychologiques ou sociaux·ales, ils et elles ont au contraire une capacité de compréhension et d’adaptation aux situations dans lesquelles ils et elles sont impliqué·es. Ces capacités tactiques sont particulièrement évidentes lorsque l’on a affaire à des « délinquants en col blanc », des membres de l’élite mis·es en cause pour des comportements transgressifs (Sutherland 1940 ; Lascoumes et Nagels 2014). Benson (1985) a montré comment des hommes d’affaires poursuivis en justice parviennent à requalifier les faits qui leur sont reprochés en activité « normale », non blâmable. De même Lascoumes (2013), analysant les poursuites contre Jacques Chirac, met en évidence un « effet Teflon », c’est-à-dire la très grande difficulté rencontrée par les instances de contrôle (justice incluse) à apposer des stigmates dévalorisants à des acteur·rices puissant·es doté·es de très fortes capacités de résistance symbolique et argumentative.
13Enfin, un certain nombre de travaux ont abordé la question de la capacité des déviant·es à retourner le stigmate qu’ils et elles subissent afin de redéfinir leur identité. L’idée initiale se trouve chez Jean Genêt qui voulait « transformer les crachats en rose » (Genêt 1946). Elle a été développée par Louis Gruel dans une analyse de la résistance à l’exclusion (1985) et par Michael Pollack à propos des homosexuel·les dans le contexte de l’épidémie de VIH/sida (1988).
*
14Renvois : Corps ; Discriminations ; Empowerment ; Ethnicité et ethnicisation ; Minorités et minorisation ; Pauvreté ; Race ; Sexualité ; Stéréotypes.
Bibliographie
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Auteur
Directeur de recherche CNRS émérite, Centre d’études européennes, Sciences Po, Paris
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