Un concept récent

2En 1992, l’historien des sciences états-unien Robert Proctor demanda l’aide du linguiste Iain Boal pour imaginer un mot qui désignerait une étude appliquée de l’ignorance. Boal conseilla « agnotologie », du grec agnōsis (ἄγνωσις) « ne pas savoir » et logia (λογία) « étude de ». Proctor se servit d’abord uniquement de ce néologisme dans une note d’un livre sur l’histoire des luttes contre le cancer (Proctor 1995, p. 8), sous-entendant ultérieurement qu’il avait plutôt eu l’intention de se livrer à une expérience de pensée, que de proposer un concept abouti (Brown 2001). Des discussions avec ses collègues et en particulier avec son épouse Londa Schiebinger, une autre figure centrale de l’histoire des sciences aux États-Unis, soulignèrent toutefois l’intérêt qu’il y avait à interroger davantage les implications d’une conceptualisation de l’ignorance pour les études sociales des sciences. Entre 2003 et 2005, Proctor et Schiebinger réunirent un groupe de recherche pour réfléchir à cette question, ce qui déboucha sur la publication d’un livre collectif en 2008.

3Intitulé Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance (Proctor et Schiebinger 2008), cet ouvrage a fait date et entériné l’entrée d’agnotologie dans le vocabulaire des sciences sociales. À l’orée des années 2010, le terme a été traduit dans au moins quinze langues, dont le français. Dans le champ plus spécifiquement francophone, l’intérêt pour l’agnotologie est attesté par sa diffusion dans des publications et des rencontres scientifiques en France, en Belgique, au Québec ou en Suisse, ainsi que par la réalisation d’un blog de recherche et d’un documentaire sur le sujet (La fabrique de l’ignorance, diffusé sur Arte le 23 février 2021). Côté français, on signalera en particulier les travaux du philosophe Mathias Girel qui s’est attaché à faire connaître la notion dans les cercles universitaires hexagonaux (Girel 2013, 2017 ; Girel et Proctor 2013 ; Girel et Leduc 2017).

L’agnotologie ou « l’étude de la fabrique de l’ignorance »

4En 1995, quand il utilisa le mot pour la première fois, Proctor indiquait :

L’ignorance n’est pas seulement un vide dans lequel la connaissance est aspirée […]. L’ignorance est beaucoup plus complexe que cela. Elle a une géographie politique distincte et changeante qui est souvent un excellent indicateur des politiques du savoir. Nous avons besoin d’une agnotologie politique pour compléter nos épistémologies politiques. (Proctor 1995, p. 8)

5Le collectif à l’origine du livre de 2008 (treize chercheur·es) était plus catégorique. Il ne s’agissait désormais plus seulement de proposer de « compléter les épistémologies », mais bien d’affirmer que les productions d’ignorance et de connaissance devaient être étudiées de façon symétrique. L’agnotologie ou « comprendre comment, quand et pourquoi nous ne savons pas » était désormais une tâche « aussi importante » que de comprendre « pourquoi nous savons » (Proctor et Schiebinger 2008, p. vii). Si l’on suit ce raisonnement, l’ignorance n’est donc pas synonyme d’inconnaissance ; ce n’est pas une simple absence de savoir qui se trouverait peu à peu comblée par les découvertes des sciences. L’ignorance, au contraire, doit être envisagée comme une construction dynamique ; elle a une histoire, elle est modelée par des facteurs politiques, géographiques, culturels, etc., et elle peut, aussi, être produite par des scientifiques. Science et ignorance ne sont pas des concepts antinomiques, mais deux principes complémentaires et constitutifs du rapport au savoir. Dans sa définition originelle, l’agnotologie se présente ainsi comme un domaine de recherche ouvert, l’objectif étant d’étudier tous les types d’ignorance qui influencent la science depuis l’extérieur et l’intérieur. Il est important de souligner cet aspect et de s’y attarder, dans la mesure où le sens d’agnotologie a ensuite été réduit et, même, détourné de son acception première, à l’occasion de son passage dans un vocabulaire plus grand public.

6L’ouvrage de 2008 distinguait quatre formes principales d’ignorance : 1) l’ignorance comme état natif ; 2) l’ignorance passivement produite, par choix sélectif ; 3) l’ignorance activement produite, par stratégie délibérée ; 4) l’ignorance vertueuse et/ou résistante.

7L’ignorance comme état natif (1) renvoie au fait de ne pas savoir, ce qui est inhérent à tout être humain, puisque, par définition, personne ne connaît jamais tout. Cette forme d’ignorance peut être décrite comme un élément neutre, au sens où elle n’est pas culturellement influencée ; il s’agit de l’état originel, « natif » de tout individu. La conscience de l’ignorance native est, par ailleurs, au cœur de tout apprentissage et de toute connaissance : celui ou celle qui veut savoir est guidé·e par le désir de sortir de cet état.

8L’ignorance passive (2) est engendrée par les choix inhérents à l’activité scientifique. Même si cela peut paraître contre-intuitif, toute acquisition de nouvelle connaissance se double en effet souvent d’une perte parallèle de savoir. La focalisation des savant·es sur un thème de recherche se fait généralement au détriment d’un autre. La découverte de la pénicilline dans l’entre-deux-guerres a ainsi entrainé l’abandon de certaines recherches sur les virus destructeurs de bactéries (phagothérapie), non parce qu’elles étaient fausses, mais parce qu’elles ont alors cessé par comparaison d’être attractives. À long terme, la phagothérapie était plus prometteuse (certains virus attaquent les bactéries mais aussi les cancers). Toutefois la pénicilline offrait à court terme une réponse antibactérienne plus rapide et plus fiable, d’où l’arrêt des recherches sur la phagothérapie et le retrait des financeurs, du moins en Occident (Kuchment 2011). De la même façon, une innovation technique s’accompagne souvent d’une perte de compétence. La généralisation des césariennes explique, par exemple, pourquoi les obstétricien·nes américain·es d’aujourd’hui ne savent plus effectuer les gestes manuels de retournement de bébés se présentant par le siège (Tuana 2008, p. 110).

9L’ignorance activement façonnée (3) procède quant à elle d’une stratégie délibérée : elle est le fait d’un·e ou plusieurs acteur·rices qui s’emploient à cacher, à manipuler ou, même, à détruire des données. L’exemple princeps est ici celui de l’industrie du tabac. C’est d’ailleurs cet exemple qui a fait la notoriété de Proctor, dont les études et l’expertise historique ont été utilisées dans plus de quatre-vingt-dix procès engagés contre le secteur. Proctor et ses émules ont démontré que, depuis les années 1950, les cigarettiers ont non seulement cherché à discréditer les recherches qui liaient cancer et tabagisme, mais, pire encore, ils ont grassement payé des médecins et des scientifiques pour que ces dernier·ères mettent en doute les conclusions de leurs collègues (Proctor 1995 ; Proctor et Schiebinger 2008 ; Oreskes et Conway 2010 ; Olivier 2019). L’un dans l’autre, le public fut maintenu dans l’ignorance des risques du tabagisme jusqu’à la presque fin du xx^e siècle, tandis que les expert·es vendu·es à l’industrie contribuèrent à retarder les développements de la cancérologie sans apporter de contribution vraiment utile à la recherche. Ce dernier aspect illustre de façon édifiante comment les milieux scientifiques peuvent eux-mêmes activement participer à la production d’ignorance.

10Pour finir et par contraste avec cette forme nocive, il existe aussi des productions d’ignorance vertueuses (4), au sens où des politiques, des scientifiques, ou le grand public peuvent décider d’oublier ou d’abandonner des recherches pour des raisons éthiques. À l’heure actuelle, on ne sait par exemple plus utiliser certains instruments de torture anciens, cette ignorance paraissant plutôt bénéfique. De même, le gel des recherches sur le clonage humain peut être vu comme une résistance positive face à un type de savoir aux implications potentiellement dangereuses.

11En résumé, pour le collectif de 2008, l’ignorance n’est pas, en soi, négative. Ses effets peuvent être neutres, nocifs ou positifs. Elle peut découler d’un manque d’intérêt, de traditions non questionnées, de myopies scientifiques ; comme elle peut être produite de façon délibérée pour des raisons éthiques ou, au contraire, mercantiles ou amorales. Quoi qu’il en soit, l’ignorance n’est donc pas étrangère à la fabrique des sciences. Dans les visions classiques du progrès, la science est décrite comme un effort permanent de connaissance, elle avance par accumulation, savoir après savoir : l’ignorance ne tient pas de place dans ce processus, elle est l’espace obscur qui est conquis au fur et à mesure de cette progression. L’agnotologie, telle qu’elle fut conçue en 2008, induit de déconstruire cette représentation. Elle implique, à l’inverse, de concevoir l’ignorance comme une dynamique placée au cœur de l’activité scientifique : « l’ignorance peut être construite et déconstruite, et la science peut être complice de ces deux processus » (Proctor 2008, p. 3).

L’effacement organisé des femmes dans les savoirs : un fil agnotologique

12Les études genre appliquées aux sciences constituent une des niches de réception premières de l’agnotologie. Dans ce domaine, ce mot joue un rôle fédérateur. Il a permis de penser ensemble et de mieux visibiliser un éventail de travaux déjà produits sur l’influence des stéréotypes genrés dans l’exercice scientifique. Et, ce faisant, il a aussi contribué à accélérer la réalisation de recherches sur le sujet.

13Dès l’époque moderne, des autrices ont dénoncé les biais des récits scientifiques, soulignant combien le rôle des femmes tendait à y être minimisé, voire à y être carrément effacé (Schiebinger 1991 ; Pomata 2009). Il fallut toutefois attendre les mouvements féministes des années 1960-1970 pour que cette problématique devienne un sujet de préoccupation majeure des sciences sociales. Depuis lors, de nombreux travaux ont été écrits dans le cadre des études féministes, de l’histoire des femmes et des études genre, qui ont illustré la variété des moyens déployés pour ignorer la présence des femmes dans les savoirs. Du côté de la discipline historique, plusieurs études de cas ont décrypté les mécanismes utilisés pour invisibiliser les femmes, qui vont de l’impossibilité de publier sans caution masculine, à l’oblitération de toute mention de femme dans des travaux, en passant par le plagiat, le vol de données ou le frein mis aux carrières féminines (Fauvel et al. 2019). Entre autres illustrations, les historien·nes ont mis en exergue l’ampleur des difficultés rencontrées par Marie Curie pour se faire un nom sur la scène académique : jusqu’à la fin du xx^e siècle, ses découvertes n’ont été acceptées qu’à condition d’être présentées sous l’appellation de « Pierre et Marie Curie » (Hemmungs Wirtén 2015 ; Pigeard-Micault 2013). De même, puisqu’il était difficile de nier le caractère pionnier de l’œuvre de Trota de Salerne (xii^e siècle) en gynécologie, l’époque contemporaine s’est efforcée de la transformer en « père fondateur », relatant que Trota devait forcément être un homme, une absurdité discursive qui a seulement été démontée il y a quelques années (Green 2007, 2008). Quant à Alice Ball, une des premières Afro-Américaines diplômée de chimie, elle était totalement oubliée jusqu’à ce qu’on découvre que c’était elle qui avait inventé le premier traitement efficace contre la lèpre et non pas Arthur L. Dean qui s’était approprié ses résultats (Jackson 2004).

14Cette disqualification, parfois délibérée, parfois inconsciente, des contributions scientifiques féminines se lit également dans « l’effet Matilda ». Théorisé par une historienne (Rossiter 1993) et démontré par des sociologues (par exemple : Lincoln et al. 2012), cet effet varie suivant les époques et les disciplines. Toutefois, des tests en aveugle révèlent qu’à contenu égal, un article a toujours actuellement davantage de chances d’être publié et pris au sérieux s’il est signé avec un prénom masculin (Mathieu) plutôt que féminin (Matilda). L’analyse des procédés par lesquels les femmes ont été – et sont toujours – escamotées de la science est aujourd’hui un nœud central du domaine des études genre. Dans cet espace, Londa Schiebinger, la codirectrice de l’ouvrage de 2008, a joué un rôle déterminant pour la diffusion du terme agnotologie, qu’elle a repris à la fois dans ses travaux d’historienne et en sa qualité de conseillère auprès de plusieurs associations et instances gouvernementales (dont l’ONU) chargées de réfléchir aux problématiques d’inégalités dans les sciences.

15Outre ces travaux sur l’invisibilisation des savantes, les spécialistes du genre ont contribué à éclairer la façon dont les stéréotypes socioculturels participent à (dé)construire les sciences. L’objectivité est un idéal rarement atteint, la science est influencée et/ou récupérée par des lectures partiales, notamment dès qu’on touche aux visions du féminin/masculin. Des scientifiques ont délibérément occulté des données contrariant les représentations de la binarité hommes/femmes. Ils ont aussi plus involontairement ignoré des éléments que leurs préjugés les empêchaient d’intégrer. La difficulté à représenter correctement le clitoris est une des illustrations les plus connues de cet aveuglement (voir encadré 1).

L’agnotologie et l’essor des mouvements contre les « injustices épistémiques »

16L’exemple des revendications féministes autour du clitoris illustre que les « épistémologies de l’ignorance font souvent partie intégrante des mouvements de résistance » (Tuana 2006, p. 2). Au-delà de la question du genre et des femmes, les spécialistes d’agnotologie s’intéressent dès lors plus largement à tous les savoirs que les institutions scientifiques dominantes ont mis de côté, parce qu’ils provenaient de catégories de populations extérieures aux cercles académiques professionnels. L’occultation ou l’appropriation non déclarée de connaissances de peuples colonisés, de savoirs expérientiels de patient·es ou de recherches d’amateur·rices, sont au cœur des analyses actuelles d’agnotologie qui cherchent à souligner le caractère politique de certaines productions d’ignorance. A contrario, l’explicitation des mécanismes de l’ignorance à soubassements genrés (Schiebinger 2004 ; Tuana 2006), classistes (Sullivan 2007), racistes ou coloniaux (« l’ignorance blanche », Mills 2007, 2015 ; Schiebinger 2005), est conçue comme un outil, qui peut aider ces populations à prendre conscience de l’importance de leur activité scientifique mais aussi, plus pragmatiquement, à réclamer des formes de réparation pour redresser les « injustices épistémiques » subies, c’est-à-dire les torts moraux, juridiques ou économiques qui découlent de la non-reconnaissance de leurs contributions à l’édifice des sciences (Fricker 2007 ; Frickel et al. 2010 ; Frega 2013).

17De nombreux spécialistes de l’agnotologie sont ainsi impliqué·es dans des activités communautaires voire politiques. On a mentionné plus haut l’engagement de Londa Schiebinger en faveur de l’égalité dans les sciences, mais elle n’est pas la seule : de nombreuses autres historiennes et spécialistes de sciences sociales sont à l’origine d’initiatives publiques visant à visibiliser et à encourager la participation des femmes à l’innovation scientifique. De façon plus générale, on assiste à l’heure actuelle dans les milieux scientifiques et universitaires à un mouvement d’autocritique, qui insiste sur l’importance de situer les savoirs (Haraway 1988). L’éthique n’est plus le seul apanage des médecins : des comités sont constitués dans d’autres disciplines pour réfléchir à l’élaboration de recherches plus participatives, qui s’efforceraient d’intégrer les perspectives des populations minorisées, qu’il s’agisse de femmes, de patient·es, ou de peuples autochtones. Comme dans le cas du clitoris, ces réflexions savantes s’articulent à des mobilisations politiques et à de l’action collective. Outre le mot d’agnotologie, l’expression d’injustice épistémique initialement proposée par la philosophe Miranda Fricker (2007) a depuis été reprise par les milieux associatifs et juridiques (Tsosie 2012). Elle est utilisée, par exemple, pour soutenir les revendications de populations amérindiennes qui s’efforcent de faire reconnaître la valeur de leurs savoirs médicinaux pour bloquer les compagnies occidentales qui veulent des brevets pour se réserver l’exploitation de certaines plantes d’Amérique du Sud (Ekman Schenberg et Gerber 2022).

Fake news, fake science et intérêts corporatistes

18En dehors des historien·nes du genre et des spécialistes des minorités, l’agnotologie a surtout rencontré le succès auprès de celles et ceux qui enquêtent sur l’emprise des acteurs politiques et économiques sur la science et qui entendent dénoncer les pressions qui sont opérées sur la recherche quand ses découvertes sont considérées nuisibles par certains lobbys. Comme mentionné précédemment, Robert Proctor est connu pour avoir montré que les industries du tabac s’étaient sciemment employées à maintenir le public dans l’ignorance des risques liés au tabagisme, ce qui l’a amené à devenir expert dans des procès. Ce retentissement juridique a donné une large visibilité à son travail et contribué à l’appropriation de l’agnotologie du côté des historien·nes, des sociologues, des politologues et des journalistes qui étudient les liens entre sphères scientifiques, d’une part, et politiques et économiques, d’autre part. L’idée qu’à l’époque contemporaine les intérêts économiques jouent un rôle encore plus déterminant qu’auparavant dans la production d’ignorance et la capacité, ou pas, des scientifiques à pouvoir développer leurs investigations, est venue ici s’accorder aux observations de divers critiques. Outre les opérations de désinformation orchestrées par les cigarettiers, d’autres campagnes similaires menées par des « marchands de doute » (Oreskes et Conway 2010) ont ainsi été lues au prisme de l’agnotologie. Entre autres exemples d’études sur les « fabriques de mensonges » (Foucart 2013), on évoquera la question des travaux sur les maladies professionnelles, que des industriels se sont efforcés d’entraver pour limiter les demandes d’indemnisation (Rosental 2017) ; celle des données sur le réchauffement climatique, qui font l’objet d’attaques incessantes de la part de certains médias et politiques (Oreskes et Conway 2008, 2010) ; ou encore des enquêtes sur les effets délétères des produits de la chimie industrielle et des pesticides sur l’environnement, qui sont souvent ignorées par les industriels ou les autorités (Boudia et Jas 2014 ; Dedieu et al. 2015 ; Kleinman et Suryanarayanan 2015).

19Cet intérêt pour les pressions et les censures pesant sur la science contemporaine s’accompagne souvent d’une lecture critique de l’influence des nouvelles technologies de l’information et de la communication. À l’encontre de celles et ceux qui espéraient qu’Internet serait un outil d’« indépendance » qui aiderait à diffuser des connaissances et permettrait aux populations de mieux résister aux manipulations d’États autocratiques (Barlow 1996), les sociologues spécialistes de l’étude des réseaux sociaux rétorquent qu’aujourd’hui la toile aide plutôt « à propager l’ignorance, ce qui fait [des utilisateur·rices] la proie d’intérêts puissants souhaitant délibérément répandre l’ignorance » (Dunning et al. 2017). Dans cette perspective, l’agnotologie n’est pas perçue comme une question qui ne concernerait que les temps anciens où la science balbutiait et auxquels s’opposerait notre ère contemporaine préservée de l’ignorance grâce à la généralisation de l’accès à l’information et aux standards de preuves. Bien au contraire, l’agnotologie est décrite comme une problématique saillante de notre époque, où l’ignorance peut se fabriquer et se répandre à la vitesse grand V en suivant les réseaux socio-informatiques (Greyson 2019 ; Girel et Dessendier 2021). Tandis que ces derniers auraient permis aux « pourvoyeurs d’ignorance » (McGoey 2019) de répandre de fausses annonces (fake news) présentées sous des allures pseudo-scientifiques (fake science) (MacKenzie et Ibrar 2020), ils auraient, inversement, contribué à dévaloriser l’expertise des scientifiques professionnel·les. Entre la privatisation croissante de la recherche, les pressions politiques, économiques, et les diffusions de fake news sur Internet, la période actuelle serait particulièrement délétère pour la science. Nous serions passés dans une époque de « post-vérité », où le savoir aurait perdu sa valeur et où les scientifiques seraient décrédibilisé·es et délégitimisé·es dans le débat public (MacInytre 2018 ; d’Ancona 2017).

Donald Trump, la crise de la Covid-19 et l’actualité de l’agnotologie

20En ces temps de multiplication des théories complotistes, explorer les ressorts de l’ignorance a donc été présenté par certain·es comme un enjeu de premier plan, qui ne doit pas seulement concerner les historien·nes et les philosophes des sciences, mais unir l’ensemble de la communauté scientifique et des acteurs publics engagés dans la défense des idéaux démocratiques et de la science (d’Ancona 2017 ; Nichols 2017 ; Paul et Haddad 2019). La présidence de Donald Trump aux États-Unis, son attitude face aux expert·es et son usage massif des réseaux sociaux, sont venus conforter cette analyse. En 2016, Robert Proctor lui-même prédisait que l’élection de Trump marquerait probablement l’entrée des États-Unis dans une période d’« anti-science » sans précédent (Proctor 2016). Effectivement, les proclamations climatosceptiques de Trump, qui ont été suivies par la suppression de budgets fédéraux consacrés au développement durable et par des piques acerbes dirigées contre les scientifiques et les activistes écologistes, sont apparues comme autant d’incarnations d’un « âge d’or » de l’ignorance, une ère où il est devenu de bon ton de se réjouir de ses lacunes et d’attaquer la recherche, une activité qualifiée d’inutile ou de dangereuse dès lors que ses résultats viennent contrarier les intérêts économiques (Galison et Proctor 2020). Le traitement de la crise de la Covid-19 n’a fait qu’accentuer cette lecture. La diffusion de rumeurs diverses, le déni de la véracité des données épidémiologiques ou vaccinales, l’annonce de la découverte de traitements miraculeux, l’apparition de spéculations complotistes accusant tour à tour la Chine, les gouvernements occidentaux, ou les laboratoires pharmaceutiques d’avoir créé le virus, ont semblé donner raison à celles et ceux pour qui notre monde est touché par une vague d’ignorance, qui s’accompagne parallèlement d’une plongée vertigineuse de la confiance accordée à l’expertise scientifique (Girel 2021).

21Cela dit, l’épidémie de la Covid-19 a aussi a contrario fait saisir l’urgence qu’il y avait à mieux comprendre les phénomènes de labellisation d’informations comme fake news et leur circulation, pour, éventuellement, pouvoir ensuite contrôler les « infodémies ». Dans ce contexte, le champ de l’agnotologie a logiquement attiré une attention renouvelée. Les médias ont multiplié les entretiens avec les spécialistes des études de l’ignorance. Plusieurs ouvrages et articles sur cette thématique sont aussi sortis durant la période (entre autres : Bovensiepen 2020 ; Fortaleza 2020 ; Kourany et Carrier 2020 ; MacKenzie et Bhatt 2020). Enfin, la plupart des pays occidentaux touchés par le nouveau coronavirus ont financé des groupes de recherche qui s’emploient à élaborer des stratégies pour répondre aux infodémies, lutter contre le coronascepticisme et le vaccinoscepticisme, voire criminaliser la dispersion délibérée d’informations erronées, comme le recommande, par exemple, un rapport conjoint de la Société royale et de l’Académie britannique au Royaume-Uni (The Royal Society et The British Academy 2020).