Avant l’« agency » : la domination d’un paradigme holiste dans l’analyse de l’action sociale

1En rupture avec l’idée moderne, issue des Lumières, de la politique comme œuvre de sujets rationnels, libres et maitres de leurs actions, le développement des sciences sociales s’est accompagné de la mise au jour de déterminismes pesant sur les individus. Si la société est bien le produit des êtres humain·es, les individus sont des produits sociaux, dont la conscience, les actions et les modes de vie dépendent du contexte historique, économique et socio-culturel.

2Dans une perspective marxiste, matérialiste, la manière d’organiser la production détermine l’organisation politique et sociale ainsi que la conscience des individus. Le mode de production capitaliste (caractérisé par la propriété privée des moyens de production, et par l’exploitation de la force de travail prolétaire qui engendre de la plus-value) crée deux classes objectivement antagonistes, mais dont l’existence est dissimulée par une idéologie, une représentation distordue du monde venant justifier l’ordre social et les inégalités (Marx et Engels 1994 [1932]). La conscience des opprimé·es est aliénée, et pour entrer en lutte, les prolétaires doivent prendre conscience de l’antagonisme d’intérêt réel qui les oppose aux capitalistes et de l’illégitimité de leur exploitation, c’est-à-dire développer une conscience de classe. S’il existe une tension dans l’œuvre de Karl Marx entre une « logique du capital » et une « logique de la lutte » (Dardot et Laval 2012) pour penser la constitution de cette classe1, le philosophe semble souvent considérer que l’histoire, conçue comme le passage d’un mode de production à un autre, est relativement indépendante des actions individuelles. La société est fondamentalement le fruit de l’organisation économique de la production, qui détermine à la fois les actions et la conscience des individus. Le paradigme structuraliste, développé au milieu du xx^e siècle, construit lui aussi une approche holiste. S’il rompt avec un déterminisme strictement économique, le paradigme structuraliste, diversement développé en anthropologie, en sociologie, en linguistique et en psychologie (Claude Lévi-Strauss, Émile Durkheim, Pierre Bourdieu, etc.), accorde lui aussi peu d’importance aux actions individuelles et cherche à dégager les « structures » déterminantes de la société saisie comme un tout.

Naissance et définition du concept : penser le pouvoir d’action des individus

3Dans les années 1970, le concept d’agency est mobilisé pour répondre à certaines difficultés rencontrées par ces paradigmes et repenser les rapports entre les actions humaines et l’organisation sociale. De nombreuses recherches sur l’agency se développent en histoire, en sociologie, en philosophie et en linguistique, au point qu’on a pu évoquer un agentive turn pour rendre compte du paysage intellectuel états-unien et européen des années 1980-1990 (Montenach 2012, p. 7).

4Le terme anglais d’agency désigne l’« agentivité », la qualité d’agent·e. Grammaticalement parlant, l’agent·e est à l’initiative d’une action. Cette notion a été mobilisée pour comprendre comment l’action des individus et des groupes, qui est déterminée par les structures sociales, a en retour des effets – de renforcement ou de déstabilisation – sur ces structures. Elle permet de sortir de la dichotomie déterminisme/liberté, en dépassant à la fois l’idée que nos actions sont pleinement prévisibles parce que socialement déterminées, et l’idée qu’elles manifestent un libre arbitre exempt de toute détermination. Il ne s’agit pas de renoncer à une lecture systémique ou structurelle du social, mais de reconnaître le rôle des individus et des groupes dans le maintien ou la transformation de l’ordre social, et les résistances que développent les personnes en situation d’oppression.

5Les agent·es ne sont pas nécessairement des individus humains, et l’on peut parler d’agency à un niveau supra-individuel (par exemple pour des institutions). L’agency n’est assimilable ni à la libre-volonté (impliquant la pleine conscience, la pleine intentionnalité et l’indépendance par rapport aux déterminismes sociaux) ni à la résistance (puisque nos actions peuvent se conformer aux normes). Cependant, ce concept a été particulièrement mobilisé pour penser le pouvoir d’agir des opprimé·es, sortir d’une appréhension monolithique de la domination, et rendre visibles les luttes et les résistances déjà existantes (par exemple chez les ouvrier·ères, les esclaves, les femmes). Il a ainsi permis de restituer des oppositions et des conflits dans la vie quotidienne, des résistances locales et individuelles.

6Le succès de la notion d’agency coïncide avec le développement de mouvements sociaux et de luttes décoloniales, anticapitalistes, antiracistes et féministes dans les années 1960-1970. Pour Laura M. Ahearn, il y a une « connexion claire » entre ces luttes sociales, le développement du concept d’agency et les critiques postmodernes et poststructuralistes des récits impersonnels dominants, qui laissaient trop peu de place aux tensions, contradictions et actions d’opposition entreprises par les individus et les collectifs (Ahearn 2001).

Les Cultural Studies

7L’un des premiers théoriciens à mettre en évidence l’agency des groupes sociaux dominés est l’historien britannique Edward P. Thompson, qui renouvelle ainsi l’approche matérialiste : il maintient la centralité des modes de production dans l’analyse de la société et de l’histoire, mais ne réduit pas ces dernières à leur seule dimension économique. À l’inverse, il accorde un rôle structurant à la culture, la conscience, l’expérience et l’agency des acteur·rices sociaux·ales. Développant une histoire « par le bas », qui met en récit les faits et les pratiques au plus près de l’expérience subjective des acteur·rices, Thompson veut comprendre comment la classe ouvrière anglaise se forme comme classe politique à partir d’une expérience vécue de l’oppression, pour mieux penser la capacité des humain·es à faire leur histoire : « Les êtres humains sont des agents, même limités, et ce même s’ils sont souvent vaincus par les déterminations. Ce sont les agents qui façonnent leur propre histoire » (Thompson et Corfield 1992, p. 8).

8Cette volonté de développer une analyse matérialiste du social en échappant au réductionnisme économique – et donc en accordant un rôle déterminant à la conscience, à l’expérience et à l’agency, soit à la « culture » comme manière dont les individus vivent et font l’expérience des structures sociales – est paradigmatique des Cultural Studies. C’est d’ailleurs une école de pensée dont Thompson est, avec Richard Hoggart, Raymond Williams et Stuart Hall, l’un des principaux fondateurs. Cette approche plus dialectique ouvre à une nouvelle conception du déterminisme, pensé comme ensemble de limites et de contraintes qui s’exercent sur nos actions, plutôt que comme chaîne causale prévisible qui modèlerait mécaniquement nos comportements (Lecercle 2016, p. 38).

Un concept à la croisée des disciplines

9La notion d’agency a pris différents sens selon les cadres disciplinaires et les travaux empiriques qui l’ont mobilisée (histoire, sociologie, anthropologie linguistique, sciences de l’éducation, etc.). Ainsi, par exemple, la question des rapports entre les conduites individuelles et l’organisation sociale, entre l’agency et la structure, est au cœur de la sociologie : différentes écoles de pensée se sont développées en y apportant des réponses contrastées, engageant des épistémologies concurrentes (Dubar, Encyclopædia Universalis). La notion d’agency a notamment été popularisée par Anthony Giddens, qui cherche à dépasser les approches d’Émile Durkheim et de Max Weber pour articuler les analyses « macro » et « micro » et rendre compte non seulement des structures sociales, mais aussi du sens que leur attribuent les individus : si les structures sociales déterminent les actions des agent·es, ces actions ont réciproquement un effet et des conséquences dans la construction du social. En anthropologie linguistique, des auteur·rices comme Alessandro Duranti (2006) ou Laura M. Ahearn (1999, 2001) explorent la manière dont l’agentivité est conjointement exprimée dans le langage (de quelles manières nous attribuons linguistiquement une action à un·e agent·e), et mise en œuvre par les locuteur·rices. Analyser les interactions linguistiques permet de distinguer différents types d’agentivité, et de comprendre comment les discours, les catégories et les structures sociales interagissent. Sally Eckert et Penelope MacConnell-Ginet, par exemple, analysent la co-construction des rapports de genre et des discours. Elles mettent en évidence le rôle structurant du genre dans les interactions verbales et les dynamiques conversationnelles (qui parle davantage, qui s’exprime comment) et, réciproquement, le rôle des discours et des interactions dans la construction des identités de genre (les identités de genre des participant·es peuvent être supposées par les interlocuteur·rices, mais aussi imposées, négociées, contestées ou subverties dans les interactions). Situer l’analyse au niveau des pratiques, à un niveau local plutôt que global (Eckert et MacConnell-Ginet 1992, p. 8), leur permet ainsi d’explorer la co-constitution du langage et du monde social (Eckert et MacConnell-Ginet 2003).

Usages de l’agency par les théories féministes et queer : repenser ensemble l’oppression, la constitution des sujets et la production de savoir

10Les théories féministes et queer ont joué un rôle déterminant dans le développement et la formulation du concept d’agency : d’une part, en s’interrogeant sur la puissance d’agir des femmes dans un contexte de domination patriarcale structurelle et, d’autre part, en cherchant à visibiliser leurs stratégies de résistance et leur rôle historique et politique (Campbell et al. 2009, p. 7). En effet, les féministes ont mis au jour différentes manières dont l’oppression patriarcale privait les femmes de leur pouvoir individuel et collectif : subordination sociale et économique, violences physique, psychique et symbolique, isolement, exclusion de la vie politique, etc. Dans ce contexte, l’enjeu était triple : analyser et dénoncer ces phénomènes, sans reproduire la négation patriarcale de l’agentivité des femmes2 et sans invisibiliser leurs résistances, afin de leur ouvrir des pistes de lutte et d’action collective. Il s’agissait également de s’interroger sur la construction des subjectivités, des désirs et des projections : quel est notre pouvoir de choisir et d’agir si nous sommes intimement construit·es par les normes sociales de genre ? Guidées par le concept d’agency, des théoriciennes féministes ont critiqué l’opposition entre l’agency et la structure (Hartsock 1983), et déconstruit une série de dualismes auxquels cette opposition pouvait être liée (par exemple les dichotomies public/privé, actif/passif, esprit/corps), ainsi qu’une conception patriarcale de l’agency comme capacité que le sujet mettrait en œuvre de façon autonome et isolée (conception qui ignore le caractère fondamentalement relationnel de l’individu) (Meyers 1989 ; Mackenzie et Stoljar 2000). Chez certaines, ce geste a pu s’accompagner d’une critique épistémologique portant sur la production de savoir : le savoir n’est pas neutre, mais produit depuis un certain « point de vue » (standpoint). La position sociale difficile dans laquelle sont placées les femmes et les minorités de genre – notamment du fait de l’existence de normes de genre et d’injonctions contradictoires (Bartky 1990) – peut les conduire à développer un point de vue critique, une agency épistémique et politique (Harding 2004).

11La mise en œuvre d’une agency depuis une position contradictoire, double ou fragmentée a été particulièrement explorée par les théories féministes décoloniales. Ainsi, María Lugones exprime son insatisfaction à l’égard de l’analyse marxiste : si les opprimé·es ne peuvent échapper à l’oppression, comment penser leur prise de conscience subjective et leur possibilité de s’engager dans une lutte ? Pour répondre, elle propose de renoncer à une conception unifiée du sujet, qui est formé dans des cadres sociaux coloniaux et racistes et dans plusieurs structures contradictoires, pour prendre en compte les espaces liminaux, marginaux, dans lesquels le sujet se déploie : c’est depuis cette contradiction, cet entre-deux, que le sujet fait l’expérience d’une forme d’agency (Lugones 19903).

De Foucault à Butler : quelle agency pour penser le genre ?

12Un point fait débat parmi les théories féministes : le rapport à Michel Foucault, et la possibilité de penser les luttes depuis sa conception du pouvoir et depuis la critique poststructuraliste du sujet. En effet, Foucault déconstruit la « conception juridique » du pouvoir, selon laquelle le pouvoir est possédé par une instance centrale (l’État) et se distribue dans d’autres institutions, se manifestant par le fait d’édicter des lois et des interdictions (le pouvoir c’est ce qui empêche en interdisant). Au contraire, Foucault considère qu’il n’y a pas un mais une multitude de pouvoirs hétérogènes, qui fonctionnent localement et mettent en œuvre différentes techniques dans des contextes socio-historiques précis. Le pouvoir n’est pas une chose que l’on possède, mais une action qui s’exerce « à partir de points innombrables » (Foucault 2005 [1976], p. 123).

13Faire partir l’analyse du pouvoir de son point d’exercice, au lieu de le concevoir comme l’émanation de la volonté d’un sujet, se fonde sur la mise en doute du sujet conscient, libre et autonome tel qu’il est pensé par la philosophie depuis Descartes, « c’est-à-dire comme conscience solipsiste et anhistorique, auto-constituée et absolument libre » (Revel 2002, p. 62). Au contraire, Foucault veut « rendre compte de la constitution du sujet dans la trame historique » (ibid.), donc explorer les formes de subjectivités construites dans les relations de pouvoir et dans les pratiques (Foucault 2001 [1982]). Par exemple, le régime de savoir-pouvoir développé autour du sexe au xix^e siècle, qui fait du sexe la vérité intime du sujet et la cause profonde de ses comportements et de sa vie, influe sur la manière dont les sujets vont à la fois se dire, se vivre et se penser (Foucault 2005 [1976]). C’est ce qu’il a appelé l’« assujettissement » : les sujets ne sont ni les cibles passives du pouvoir, ni les sujets souverains qui possèdent le pouvoir, mais ils se constituent dans les relations de pouvoir parce qu’ils agissent dans ces relations, incarnent les normes, les relaient, les subvertissent, etc. En ce sens, « là où il y a du pouvoir, il y a résistance et […] celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir » (ibid., p. 126) : le pouvoir n’existe qu’en s’exerçant, parce qu’il « travaille » ce qui lui résiste, de sorte que la résistance est « coextensive et absolument contemporaine » au pouvoir.

14Pour certaines théoriciennes féministes, cette conception parfois qualifiée de « poststructuraliste » ne permet pas de penser le changement social, l’action collective et la transformation des structures sociales (voir par exemple Hartsock 1989 ; Ahearn 2001). Pour d’autres, à commencer par Judith Butler, on peut développer une représentation originale de l’agency depuis l’analyse foucaldienne du pouvoir et du sujet, comme puissance d’agir dérivée de notre assujettissement et de notre vulnérabilité aux normes et aux catégories sociales. En effet, Butler considère que notre agency n’est pas le pouvoir d’un sujet souverain qui pourrait refuser les conventions de l’extérieur. C’est ce que montre l’exemple de la réappropriation subversive d’adresses injurieuses (par exemple « queer », « salope », « gouine » quand ils sont repris en un sens politique par les premier·ères concerné·es) : elle détourne la violence de l’injure et la transforme en revendication politique. Dans cette situation, l’agency n’est pas une capacité abstraite et autonome, elle dérive de notre vulnérabilité, notamment au langage, aux adresses qui nous sont faites, aux mots par lesquels on nous interpelle et aux catégories auxquelles on nous assigne (Butler 2004 [1997]).

15Cette conception de l’agency est essentielle à l’idée de « performativité du genre » développée par Butler (2005 [1990]). En effet, Butler considère qu’on « fait » son genre plus qu’on « est » son genre. Si le genre apparaît comme un être plus que comme une activité, c’est parce qu’il est mis en acte de façon régulière et pris dans un processus d’attente confirmée (on suppose que le genre est une identité préexistant à sa mise en acte, on attend qu’il se réalise dans des actes, c’est donc ce qu’on perçoit). Dans ce contexte, la notion d’agency intervient pour penser la mise en acte des normes, sans référer ces actes à un sujet préexistant. Les normes ne modèlent pas une matière passive. Elles peuvent prendre la forme d’injonctions contradictoires, et ne prescrivent pas les actions de bout en bout. Par conséquent, notre capacité d’agir est une capacité d’improvisation, à l’origine d’actions de reproduction et de subversion des normes, d’identification et de résistance aux catégorisations.

16C’est pourquoi Butler s’est vivement opposée aux interprétations volontaristes de la performativité du genre :

Le fait que la « performativité » du genre puisse être interprétée comme une forme de volontarisme m’a inquiétée. Et même si je suis tout à fait pour que l’on développe une théorie de la capacité d’agir, ce n’est pas la même chose qu’une liberté sans condition. La capacité d’agir, pour moi, est soumise à des normes et à des conventions sociales, et n’émerge pas ex nihilo des recoins de l’humain. (Butler et Jami 2009)

17Pour Butler, la puissance d’agir ne se développe pas depuis un déni de notre constitution dans et par les normes sociales de reconnaissance, mais se déploie lorsqu’on s’efforce de vivre dans « une relation critique et transformatrice avec [elles] » (Butler 2004 [1997], p. 16), qui s’appuie sur le développement d’autres idéaux et normes « qui nous soutiennent et nous permettent d’agir », sur l’invention d’autres relations, d’autres modes de vie, et sur l’action collective.

Traduire agency

18En langue française, la traduction d’agency ne fait pas consensus : faut-il traduire cette notion, et si oui, comment ? Pour certain·es, le terme anglais a un sens plus large et ouvert que ses différentes traductions : le conserver permet d’englober « les différentes formes d’actes auxquels ces dispositions ou ces capacités conduisent, et qui restent à préciser suivant les acteurs et les situations historiques » (Gallot et Grigera 2016, p. 55). Parmi les traductions proposées, on trouve des termes relativement neutres, comme « agentivité » ou « agencéité », qui ont l’intérêt de renvoyer au simple fait d’être l’agent·e d’une action, sans considération pour ses conditions ou son issue (reproduction ou transformation sociale), mais présentent l’inconvénient d’être trop techniques pour être réappropriés politiquement (Nordmann et Vidal dans Butler 2004 [1997], p. 14). D’autres termes, comme « capacité d’agir », « pouvoir d’agir » ou « puissance d’agir », renvoient davantage aux politiques de l’émancipation. Si le sens politique de ces expressions est plus évident, l’inconvénient de ces traductions est de reconduire une conception capacitaire de l’agency peu compatible avec une prise en compte de la vulnérabilité qui la fonde, et de mettre l’accent sur la capacité à subvertir les normes et les catégories plutôt qu’à les incarner.

Une téléologie de l’émancipation ?

19Saba Mahmood a insisté sur l’importance d’interpréter l’agency comme une capacité à reconduire les normes, autant qu’à s’y opposer. Elle a mis en évidence l’aveuglement des chercheur·es occidentaux·les dans leur analyse de mouvements non libéraux, à partir de présupposés libéraux normatifs sur la nature humaine : « Tous les êtres humains éprouvent un désir inné pour la liberté » ; « Nous cherchons tous d’une façon ou d’une autre à affirmer notre autonomie dès que cela est possible » ; « La capacité d’agir des êtres humains s’exprime d’abord dans les actes qui s’opposent aux normes sociales plutôt que dans les actes qui reconduisent ces normes » (Mahmood 2009 [2005], p. 17). Depuis les années 1970, les chercheur·es traquent les signes de résistance des opprimé·es dans les situations de subordination, et c’est cela qu’elles et ils appellent « capacité d’agir ». Si la démarche s’avère importante dans certains contextes, par exemple pour lutter contre les représentations par les médias occidentaux des femmes musulmanes comme passives et soumises, présupposer que toute situation de subordination contient en germes des éléments de résistance est problématique : cela peut égarer les chercheur·es, qui analysent des situations avec des grilles qui ne font pas partie de l’expérience des personnes, et qui font du « désir humaniste d’autonomie et d’expression de soi » « le substrat, le feu sous la cendre, qui peut soudain se rallumer et se transformer en un acte de résistance, dès lors que les conditions le permettent » (ibid., p. 22), ce qui est empiriquement contestable et constitue une universalisation abusive. Contre cela, Mahmood défend que l’agency est toujours située dans un contexte historique et culturel, de sorte que son contenu ne peut pas être déterminé une fois pour toutes. Il y a différentes manières d’agir vis-à-vis des normes, qui peuvent consister à les « habiter » plutôt qu’à les subvertir. Ainsi, dans le mouvement des mosquées en Égypte, les pratiques rituelles religieuses, les discussions et le travail sur soi des participantes sont orientés vers la production de sujets pieux. Il s’agit bien d’une capacité d’agir, mais qui vise à sédimenter les normes et non à les déstabiliser, et qui porte sur l’intériorité de l’individu plutôt que sur le monde extérieur.

Un outil d’analyse en situation ou le retour d’une métaphysique du sujet ?

20Certain·es auteur·rices ont critiqué les usages abstraits de la notion d’agency, qui ramènent des actions historiquement et socialement situées à une capacité humaine d’agir en général. Cela pose plusieurs problèmes : d’abord, cela efface les différences entre divers phénomènes d’agency et nuit à l’analyse des relations complexes, des ruptures et des continuités entre les actions en jeu (par exemple entre la résistance individuelle aux catégories et la mobilisation collective). De plus, la réduction d’actes spécifiques de résistance à une capacité humaine générale peut obscurcir les manières dont les personnes pensent leurs actions et les processus qui conduisent à réaliser telle ou telle action dans telles ou telles circonstances (Johnson 2003, p. 117-118). Ensuite, la volonté de mettre en évidence l’agency des opprimé·es pour réaffirmer leur appartenance à l’humanité peut constituer un geste problématique (s’il ne se fonde pas sur une analyse critique de la catégorie d’« humain » et de l’histoire politique et coloniale dans laquelle elle a été forgée), et politiquement insuffisant (par exemple, si défendre l’agency et l’humanité des esclaves noir·es exploité·es aux États-Unis avait une portée politique forte et un coût réel pour les chercheur·es pendant la lutte pour les droits civiques, le même discours présente aujourd’hui une portée moins subversive à l’endroit des hiérarchies racistes et des privilèges sociaux et universitaires) (ibid.). Enfin, la réduction de l’agency à une capacité spécifiquement humaine est remise en cause par des chercheur·es en études animales et par le féminisme néo-matérialiste, qui explore les liens entre les agentivités humaines et non-humaines, organiques et techniques et entre différentes matérialités (Barad 2015).

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21Renvois : Action collective ; Approches matérialistes et débats féministes ; Approches post-coloniales et décoloniales ; Empowerment ; Humains et non-humains ; Pouvoir.