L’âge, une catégorie sociale

1L’âge est un principe de catégorisation sociale : les divisions entre les âges sont une manière de traduire l’écoulement du temps, et permettent une mise en ordre, cognitive et pratique, de l’existence. En balisant les biographies de la naissance à la mort, elles permettent aux individus de se projeter dans le futur, d’anticiper en partie le déroulement de leur existence, et d’en réduire l’incertitude. L’âge est également un principe de structuration sociale : les différents groupes d’âges occupent des statuts et des rôles différents et hiérarchisés. Ces âges font système et n’existent que relationnellement : l’enfance, la jeunesse, la maturité ou la vieillesse reçoivent valeurs, sens et contenus sociaux relativement les unes aux autres. Les partitions par âge introduisent ainsi des discontinuités dans le tissu continu de la vie et du temps qui s’écoule : en créant des différences entre les groupes d’âge ainsi constitués, elles opèrent dans le même temps une homogénéisation interne à ces groupes. Ces scansions sociales d’âge entretiennent des rapports lâches et dialectiques avec les transformations biologiques et physiques qui marquent l’écoulement du temps dans les corps : Arnold Van Gennep indique ainsi dans Les rites de passage que « la puberté physiologique et la “puberté sociale” sont deux choses essentiellement différentes et qui ne convergent que rarement » (1981 [1909], p. 76). Les rites d’initiation, qui permettent l’accès à l’âge adulte, regroupent des individus aux états physiologiques comme aux âges numériques divers.

2Les âges de la vie sont donc des constructions sociales, et s’avèrent en tant que telles socialement variables1. Pour s’en convaincre, il suffit d’opérer des détours historiques ou anthropologiques : le nombre des âges et les limites entre les catégories d’âge varient selon les sociétés, dans le temps et dans l’espace, comme varient leurs contenus proprement sociaux, c’est-à-dire les statuts et les rôles qui y sont attachés, les droits et les devoirs qu’ils engagent, les attentes sociales qu’ils supposent, les valeurs relatives qui leur sont attribuées. Les sociétés dessinent donc, de façon normative, des parcours des âges différents. Ainsi, Anne-Marie Peatrik (2001) a mis en évidence que chez les Meru Tigania Igembe, société agro-pastorale située à l’est du mont Kenya, l’avancée en âge est un parcours d’accomplissement. La maturation des individus, considérés au début de leur vie comme des ébauches d’êtres humains, s’accomplit lors du déplacement sur l’échelle des âges. En passant d’un échelon d’âge à un autre, l’individu de sexe masculin accède, au fil de son parcours, à des fonctions différentes : après l’initiation, les hommes deviennent des « guerriers », fonction qu’ils occupent durant une quinzaine d’années, puis se consacrent en tant qu’« hommes » à la reproduction et à la vie familiale durant quinze à vingt ans, avant d’accéder au statut de « Pères du pays », responsable des affaires politiques. Succède à cet échelon celui des « Accomplis », détenteurs de la fonction rituelle, car « au plus proche d’un principe créateur, appelé Ngaï ou Murungu, entité abstraite dont procèdent le monde et les créatures qui le peuplent » (ibid., p. 160). Le parcours féminin des âges divise la vie en autant d’étapes symétriques, à l’exception de la classe des guerrières, absente. Ce parcours apparaît ainsi bien distinct du parcours des âges des sociétés occidentales, tant dans le nombre des catégories d’âge, qui a d’ailleurs varié au cours des siècles, que dans leurs limites ou dans le sens du parcours des âges. Les images d’Épinal des « degrés des âges »2, très populaires au cours du xix^e siècle, dessinent ainsi un parcours de vie divisé en étapes d’une durée de dix ans, où succèdent à une phase ascendante, une acmé autour de la cinquantaine puis une phase de déclin, dont le terme est marqué, avant la mort, par le retour en état d’imbécillité, c’est-à-dire d’enfance. Ainsi, alors que la vieillesse est dans nos sociétés un temps de décrépitude, de déclin, et d’amoindrissement des capacités, physiques et sociales, elle constitue chez les Meru un temps d’épanouissement et d’émancipation.

La tripartition du parcours des âges dans les sociétés contemporaines

3Le parcours actuel des âges dans les sociétés occidentales a été modelé de manière puissante par la constitution des États sociaux, régulant l’industrialisation et le capitalisme au xix^e siècle, en limitant l’emprise du travail sur l’existence des individus. Ainsi, à partir du début du xix^e siècle, les lois interdisant le travail des enfants, puis instaurant une instruction obligatoire, ont progressivement institué l’enfance comme une période de formation, préparatoire à l’activité professionnelle et à l’exercice de la citoyenneté. De même, à partir de la deuxième moitié du xix^e siècle, les luttes ouvrières et syndicales pour la retraite ont constitué le dernier temps de la vie comme un repos mérité par la contribution passée à la richesse de la nation. L’édification conjointe des sociétés industrielles et des États sociaux a produit une « institutionnalisation du cours de vie » (Kohli 1989) en trois âges, structurée par le travail comme principe organisateur des sociétés contemporaines : à la jeunesse comme temps de formation succède la maturité caractérisée par l’activité professionnelle rémunérée, puis la vieillesse associée à la retraite, temps d’inactivité pensionnée permettant une existence digne après le travail. Cette institutionnalisation du parcours des âges, lisible sur le temps long, ne s’est pas accomplie de manière linéaire, touchant de manière différenciée les différentes classes sociales, mais aussi les sexes (selon leurs engagements plus ou moins précoces, importants ou limités dans l’activité rémunérée par le marché, et selon la place qui leur est en conséquence réservée dans les institutions de formation). C’est d’ailleurs ce que souligne Pierre Bourdieu dans « La jeunesse n’est qu’un mot » : les expériences et les pratiques des acteurs situés dans un même groupe d’âge mais appartenant à des classes sociales différentes, relèvent d’« univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun » (1984, p. 145). Mais dans le même article, il souligne aussi les effets d’homogénéisation de l’âge, en tant qu’il est fondé sur une institution (en l’espèce, l’institution scolaire) qui s’impose à l’ensemble d’un groupe d’âge. De ce point de vue, l’instruction obligatoire progressivement relevée à 12, 14 puis 16 ans, et la généralisation en 1945 d’un régime de retraite universel, ont renforcé cette institutionnalisation tripartite du cours de vie.

4Depuis le dernier tiers du xx^e siècle, on observe un mouvement conjoint d’allongement de la jeunesse et de la vieillesse, et de multiplication des âges de la vie (Van de Velde 2015, p. 13-18). En France, cet allongement des deux âges extrêmes de la vie est en partie le fruit de choix politiques, destinés à résoudre la crise de l’emploi entraînée par le ralentissement de la croissance dès le milieu des années 1970 : au début des années 1980, l’abaissement de l’âge légal de la retraite à 60 ans et la création de mécanismes de cessation anticipée d’activité ont allongé le troisième âge par l’abaissement de sa limite inférieure ; l’allongement de la formation des jeunes, avec le mot d’ordre « 80 % d’une génération au bac »3, a contribué à allonger le temps de la jeunesse. Mais l’allongement des âges de la vie procède également de la transformation des situations et des pratiques sociales de chacun de ces groupes d’âge : la jeunesse s’est ainsi allongée par la désynchronisation des étapes d’entrée dans la vie adulte (Galland 2011), avec une entrée plus tardive sur le marché du travail et une dissociation entre la décohabitation du domicile parental, la mise en couple et la fondation d’une famille. La vieillesse s’est également allongée grâce aux gains croissants d’espérance de vie, réalisés à partir des années 1970 aux âges élevés, qui coïncident avec l’arrivée à maturité des systèmes de retraite4 et l’amélioration significative de la situation matérielle et financière des retraité·es.

5Cet allongement des âges de la vie a entraîné leur subdivision en plusieurs fractions d’âge, constituées par une pluralité d’institutions. La variété des termes d’âge et la formation de néologismes sont des indices de cette multiplication des âges5. Ainsi, l’institution scolaire, par les déclinaisons toujours plus fines des âges, les programmes détaillés qui indiquent ce qui doit être acquis à un âge donné, et souvent année par année, contribue à cette subdivision interne croissante de l’enfance et de la jeunesse. Les connaissances et l’institution médicales prennent également un poids croissant dans la normalisation et le gouvernement des âges de la vie : elles définissent désormais des développements et des vieillissements normaux et pathologiques, et associent plus étroitement les âges de la vie à des expressions physiologiques ou biologiques. Les spécialités médicales d’âge, comme la pédiatrie et la gériatrie, permettent une meilleure connaissance des caractéristiques et des (in)capacités physiques et psychiques des enfants comme des vieilles personnes, retraduites par le marché en biens et services adaptés à ces différents âges. Le marché, dans une société de services dont une partie de la production de la richesse repose sur la consommation, est en effet une autre institution approfondissant la subdivision des âges. C’est particulièrement le cas pour la nourriture, les vêtements et les jeux de l’enfance, déclinés selon des fractions d’âge toujours plus étroites : ainsi les sites de ventes de jouets en ligne font-elles apparaître des menus par âge, qui, selon les enseignes, déclinent l’enfance en catégories d’une à deux années, voire de quelques mois seulement (entre 0 et 2 ans, par exemple).

6Cette multiplication des âges s’accompagne enfin d’un brouillage entre les âges dans des sociétés plus différenciées, plus mobiles, ou plus liquides, où les positions sur le marché du travail sont moins assurées, et les liens d’alliance moins durables : chacun·e peut ainsi choisir ou être sommé·e de « refaire sa vie » à différents moments de son parcours biographique ; se former à un nouveau métier, être parent sur le tard, changer radicalement d’univers professionnel et de vie… Une même personne peut ainsi être à la fois une jeune mère et une professionnelle senior, ou un·e enseignant·e expérimenté·e et un·e jeune chercheur·e. L’injonction contemporaine à « rebondir » après un échec professionnel ou amoureux, à se renouveler dans son métier, voire à se réinventer, renforce ce brouillage des âges.

L’âge, un rapport social comme les autres ?

7Ces parcours des âges, socialement construits, opèrent des hiérarchisations entre les âges : certaines positions d’âge concentrent pouvoirs, responsabilités, prestige et permettent à celles et ceux qui les occupent de bénéficier d’une autonomie élargie, mais aussi de déterminer les positions, les droits et les devoirs des autres échelons d’âge. Cette hiérarchie est particulièrement visible dans le champ politique : dans les démocraties contemporaines, la majorité élargit à la fois les droits (politiques et civiques), les devoirs, les pouvoirs et les responsabilités des individus qui l’atteignent. Certaines fonctions de représentation et de pouvoir sont soumises à des limites d’âge : il faut ainsi être âgé·e de 18 ans au moins pour être éligible à la fonction présidentielle ou à la députation, et de 24 ans à la fonction sénatoriale. Dans nos sociétés fondées sur le travail, l’organisation tripartite de la vie fait de l’âge adulte l’étalon à partir duquel les autres âges sont définis et hiérarchisés. En ce sens, la division et la hiérarchisation entre les âges constituent un rapport social (Kergoat 2010), c’est-à-dire une tension qui traverse la société autour d’enjeux de production et de reproduction, matérielles et symboliques, du vivre ensemble. En outre, ainsi que le souligne Danièle Kergoat, ce rapport ne peut se penser de manière isolée, mais doit au contraire être analysé dans son imbrication ou son tissage avec d’autres rapports sociaux, de sexe, de classe et de race, également variables selon les univers sociaux.

8Comme les autres rapports sociaux, le rapport social d’âge apparaît naturalisé et euphémisé, mais selon des logiques propres. En effet, l’âge semble, dans ses usages administratifs, neutre. Depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), l’obligation de déclarer baptêmes, puis naissances, mariages et décès, a constitué l’âge civil comme une « mesure objective, continue et rigoureuse [de] la durée qui sépare chacun de sa date de naissance » (Bozon et Rennes 2015, p. 8). Cette objectivité de la mesure numérique en années, dont découle son apparente neutralité, en fait un outil commode car indiscutable d’administration des populations, un instrument essentiel d’une « police des âges » (Percheron et Rémond 1991), qui attribue aux individus droits et devoirs politiques, sociaux, religieux. En France, plus que dans d’autres pays, le critère d’âge est ainsi un instrument d’organisation des politiques publiques et sociales et un critère d’attribution (ou de suppression) des allocations et des droits sociaux. Par exemple, la séparation des politiques du handicap et de la dépendance introduit des différences de compensation (financière, matérielle et humaine) du handicap selon que les incapacités (physiques ou cognitives) se déclarent avant ou après 60 ans (Frinault 2005). Si les rapports d’âge sont euphémisés6 et s’expriment finalement assez peu en termes de lutte des âges ou de guerre des générations, c’est aussi en vertu d’une représentation des parcours des âges qui fait de l’écoulement du temps le principal moteur du déplacement dans les âges de la vie. Une forme d’idéologie de l’âge permettrait ainsi de légitimer les positions inégales entre les âges, puisque le simple écoulement du temps, qui s’impose à tous·tes, permettrait à chacun·e d’occuper successivement les différentes positions d’âge, et donc d’en connaître grandeurs et misères, difficultés et bénéfices, intérêts et limites. L’impossibilité de se soustraire au pouvoir du temps justifierait l’ordre des âges, puisque le tour de chacun·e viendrait à son heure.

9Une telle représentation des âges méconnaît évidemment les chances inégales d’accéder aux différents âges de la vie, et notamment aux derniers, en raison de l’entrecroisement de ce rapport social avec d’autres rapports sociaux. Les âges de la vie ne peuvent donc être pensés sans prendre en considération les rapports sociaux de sexe, de classe ou encore de race. Deux indicateurs démographiques très robustes l’attestent : la mortalité et la morbidité, différenciées selon le sexe, la classe sociale et les appartenances ethno-raciales7. Les femmes, les personnes de classes supérieures et les personnes blanches bénéficient d’une meilleure santé et d’une longévité supérieure respectivement à celle des hommes, des personnes de classes populaires et des personnes issues de minorités ethniques. Mais l’expérience des différents âges de la vie est également fortement structurée par l’entrecroisement de ces rapports sociaux. Annette Lareau (2011) souligne ainsi dans Unequal Childhoods. Class, Race and Family Life à quel point les emplois du temps, les jeux, mais également le rapport au langage et aux institutions des enfants et de leurs familles diffèrent selon la classe, le sexe et la race, construisant ainsi des enfances, mais aussi des destins sociaux inégaux. La recherche collective dirigée par Bernard Lahire (2019) renforce ces résultats : dès la prime enfance, les socialisations différenciées selon la classe et le sexe produisent des expériences et des existences différentes, à l’origine d’inégalités scolaires, sociales, sanitaires entre les enfants. Ces inégalités, loin d’être renvoyées à leur origine sociale, sont souvent au contraire retraduites en termes d’âge, pour mieux les neutraliser : ainsi, les enfants « en avance » parce qu’ils et elles ont déjà en grande section de maternelle des compétences scolaires valorisées dans le primaire (utiliser un vocabulaire riche, compter, lire, écrire) sont ils et elles opposé·es à ceux et celles « en retard », dont les situations familiales et sociales les éloignent des demandes scolaires. On observe également un redoublement des rapports sociaux d’âge et des rapports sociaux de sexe dans d’autres domaines de la pratique sociale : au sein du couple, comme l’a souligné Michel Bozon (1990a et 1990b), en remarquant que l’écart d’âge entre conjoints traduit une « domination consentie » par les femmes ; mais aussi dans le « double standard du vieillissement » (Sontag 1972), qui assure une place dominante aux hommes âgés et invisibilise et délégitime les femmes vieillissantes dans la séduction, sur le marché matrimonial ou encore sur divers marchés du travail8. L’institution médicale exerce également une emprise plus serrée sur le parcours de vie des femmes, par la surveillance rapprochée et la normalisation (sociale et morale) de leur parcours génésique. Cette surveillance médicalisée de la capacité à procréer et du calendrier de procréation, de l’apparition des premières règles à la ménopause, en passant par l’âge normal (au sens statistique et moral) des grossesses ou encore l’écart idéal entre deux naissances, associe de manière plus étroite pour les femmes âge numérique, âge social et transformations physiques, voire biologiques (Charlap 2018 ; Rennes 2019). Durant la vieillesse également, les différences sociales sont dans le sens commun retraduites en termes d’âge, plus neutres : les personnes âgées « bien conservées » ou qui « font plus jeunes que leur âge » sont celles qui présentent l’hexis corporelle socialement valorisée de minceur, de dynamisme et d’énergie, les traits lisses et soignés, la « tenue », qui renvoient à la fois à la jeunesse et à l’apparence valorisée dans les catégories sociales supérieures.

Âge et générations

10La notion de génération, avec laquelle la notion d’âge est parfois confondue, propose une autre perspective sur le temps et son écoulement. Telle qu’elle a été théorisée par Karl Mannheim (2011 [1928]), elle souligne l’empreinte durable et structurante de l’histoire sur les individus, les parcours biographiques et les collectifs. Dans Le problème des générations, Karl Mannheim propose une analogie formelle entre situation de classe et situation de génération, cette dernière étant constituée par la position non dans le processus de production mais dans le cours de l’histoire, c’est-à-dire par la possibilité d’être exposé·e aux mêmes conditions et événements historiques, qui construisent « une même forme de stratification de la conscience » (ibid., p. 77). Cette empreinte des conditions et des événements historiques sur les individus, sur leurs manières de voir, de percevoir et d’agir dans le monde, se cristallise à travers les expériences vécues durant la jeunesse, qui constituent autant de « couches de conscience » dont l’organisation dialectique se sédimente progressivement jusqu’à l’âge adulte. La notion de génération conceptualisée par Mannheim insiste donc sur la spécificité de la socialisation primaire et sur ses effets durables, qui impliquent que les conditions sociales et les événements d’une même époque affectent plus profondément et de manière plus inconsciente les générations en formation que les générations déjà formées, dont la vision du monde s’est construite et enracinée de manière consciente et inconsciente dans d’autres conditions sociales (Mauger 2015). Cette « image naturelle du monde » qui se forme durant la jeunesse n’est cependant pas uniforme : elle suppose une « communauté de vie historique », c’est-à-dire le partage d’un monde social objectivement commun, l’expérience des mêmes événements. Pour autant, ces événements ne sont pas vécus de manière identique au sein d’une même génération en formation : selon leur proximité et leur position par rapport à ces événements, Karl Mannheim distingue les individus relevant simplement de la situation de génération, de ceux qui participent aux événements et constituent ainsi, selon leurs conceptions des événements et leurs manière d’y prendre part, différentes « unités de génération », formant un ensemble générationnel susceptible de connaître un destin commun. Cette distinction entre situation de génération et ensemble générationnel est aujourd’hui traduite par la différence entre « génération sociologique », objectivement formée dans des conditions sociales spécifiques, et « génération historique », consciente de son destin de génération (Chauvel 1998). Enfin, cette « empreinte du temps » (Attias-Donfut 1988) marque différemment les individus selon leurs appartenances et trajectoires sociales, et diversifie leurs parcours biographiques, ainsi que l’a montré Julie Pagis (2014) à propos des événements de Mai 68.

11Prendre en compte les générations dans l’analyse des âges de la vie permet alors de dénaturaliser encore davantage les représentations sociales des âges, et de rendre compte de la transformation sociale de ces âges au fil du temps. Les baby-boomers9 connaissent ainsi une vieillesse différente de celle de leurs parents. La retraite et le grand âge ne sont plus des expériences inédites, mais des étapes intégrées dans le parcours biographique, anticipées et non découvertes, même si elles restent vécues de diverses manières selon la classe, le genre, ou la race. De même, l’urbanisation accélérée, la mobilité croissante, la marchandisation et la numérisation du monde, le réchauffement climatique ou la crise écologique transforment en profondeur les expériences vécues de l’enfance et de la jeunesse, et les destins de ces nouvelles générations (Attias-Donfut et Segalen 2020). Au-delà de la société globale, l’analyse générationnelle peut se révéler particulièrement heuristique quand elle met au jour des tensions ou des conflits au sein de collectifs, d’institutions, de champs particuliers, entre « jeunes » et « vieux ». En effet, le rapport social d’âge et les différences de générations s’actualisent de manière particulière selon les mondes sociaux dans lesquels ils se déploient : « chaque champ […] a ses lois spécifiques de vieillissement »10 (Bourdieu 1984, p. 144), structurées par les enjeux propres à ce champ, qui classent, déclassent et reclassent les individus dans les groupes d’âge internes au champ. Les usages sociaux de la « jeunesse » et de la « vieillesse » dans les collectifs et les relations de travail, dans les mobilisations sociales, masquent bien souvent des rapports de génération, aux conceptions, activités et aspirations différentes, ancrées dans des états différents du marché du travail et des socialisations primaires (Beaud et Pialoux 1999 ; Benquet 2015 ; Perrin-Joly 2017).

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12Renvois : Biologisation ; Classes sociales ; Corps ; Genre ; Inégalités ; Intersectionnalité ; Médicalisation ; Race.