1Coordonné par une équipe de jeunes chercheuses et chercheurs, cet ouvrage explore méthodiquement les outils conceptuels et théoriques des sciences sociales contemporaines. Leur projet a mûri au sein du laboratoire junior Altérités, marginalités, catégorisations de l’ENS de Lyon (2016-2019), pour s’élargir à une réflexion globale sur les processus de catégorisation et de classement et leurs produits. L’introduction s’attache à définir ce que catégoriser, classer, penser veut dire, en général, et en particulier, pour la recherche en sciences sociales. Le projet éditorial affiché est résolument constructiviste, sans tomber dans le relativisme pour autant :

Il ne s’agit pas de tout détruire, dans un geste désabusé qui ne laisserait que les ruines lasses d’un monde social impossible à déchiffrer ou à changer. Au contraire, le travail de déconstruction des catégories induit un effet de connaissance, qui n’annule pas le monde social mais rend visibles ses principes et mécanismes de division. (§ 53 de l'introduction du présent ouvrage)

2Il en résulte un imposant lexique en 48 entrées, allant de « Action collective » à « X-phobies, x-ismes ». Chaque rubrique est traitée dans une perspective résolument pluridisciplinaire. Chacune donne à voir la généalogie et les itinéraires contrastés du concept, les articulations complexes entre catégories ordinaires, catégories savantes et catégories administratives, l’enjeu de pouvoir que représentent ces classements et les luttes incessantes qui les sous-tendent, ainsi que les nombreux points d’intersection et d’imbrication entre ces catégories. Les notices, courtes, vont à l’essentiel tout en proposant une bibliographie à jour et les renvois indispensables aux autres entrées, cimentant l’ensemble.

3L’initiative est particulièrement bienvenue à un moment où les sciences sociales en France font l’objet d’attaques sans précédent. Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, s’en prenait aux ravages que ferait l’« islamo-gauchisme » à l’université, « une idéologie qui mène au pire »1. En janvier, une centaine de professeur·es des universités et de chercheur·es lui apportaient leur soutien dans une tribune au Monde où ils dénonçaient « les idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” (transférées des campus nord-américains) » présentes dans nos universités, « nourrissant une haine des “Blancs” et de la France » ; et « un militantisme parfois violent [qui] s’en prend à ceux qui osent encore braver la doxa antioccidentale et le prêchi-prêcha multiculturaliste »2. Tandis que la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal annonçait qu’elle allait demander au CNRS de mener une enquête portant sur l’ensemble des courants de recherche en lien avec l’« islamo-gauchisme » à l’université, sans suite à ce jour3.

4Ce livre est la meilleure réponse qui soit à ces amalgames et accusations mensongères, traitant avec rigueur les termes les plus controversés, privés de leur charge polémique, montrés dans leur genèse et leurs développements comme des instruments de compréhension de la réalité sociale. Le nombre des contributions et leur richesse interdisent de les présenter toutes ici. L’introduction, sous la plume de Marlène Bouvet, Florent Chossière, Marine Duc et Estelle Fisson, s’en charge d’ailleurs très bien, en les esquissant à grands traits, et en montrant comment elles s’entremêlent et se complètent. On peut les classer en quatre grandes catégories, même si elles se chevauchent. Il y a, d’abord, les termes qui sont au cœur des controverses actuelles autour de l’islamogauchisme, du wokisme et de la cancel culture à l’université : Genre, Sexualité, Intersectionnalité, Queer, Approches matérialistes et débats féministes, Race, Minorités et minorisation, Approches post-coloniales et décoloniales, Identité, Multiculturalisme, Culturalisme, « Communautarisme »… Des termes présentés comme importés des États-Unis et étrangers à la culture française, bien à tort si l’on pense aux travaux pionniers de Colette Guillaumin sur race et racisme, intersectionnaliste avant la lettre (Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Côté-femmes, 1992), ou à ceux de Christine Delphy sur le genre, notion qu’elle emploie pour la première fois en 19774. Une entrée spécifique pour « antisémitisme », tout comme pour « islamophobie », aurait été bienvenue, deux termes au cœur des débats actuels autour de l’altérité. Mais le choix des entrées a toujours une part d’arbitraire dans ce type d’ouvrage, et la palette couverte est déjà impressionnante.

5Viennent ensuite des notions plus anciennes et moins controversées, qu’il ne s’agit pas d’opposer mais de combiner aux précédentes pour penser les rapports sociaux : Classes sociales, Âge, Handicap, Pauvreté, Inégalités… Un troisième groupe de notices aborde les différentes formes que peut prendre l’altérisation : Discriminations, Ethnicité et ethnicisation, Exotisation, Ségrégation, Stéréotypes, X-phobies, x-ismes, Frontières, Spatialisme, « Migrants », Nation, Corps, Humains et non-humains. Le dernier groupe porte sur les rapports de pouvoir au sens large : Oppression, domination, exploitation, Pouvoir, Enfermement, Hégémonie, Subaltern, Psychologisation, Médicalisation, Biologisation, Cartographier – et a contrario les multiples formes de résistance – Action collective, Agency, Empowerment, Déviance, Mémoires, Visibilité, Passing, Justice spatiale, Subjectivation.

6Le terme d’« agnotologie », sous la plume d’Aude Fauvel, mérite une mention à part. Il renvoie à l’étude de l’ignorance, symétrique de celle des connaissances, appelée de ses vœux par l’historien des sciences Robert Proctor. Connu par ses travaux sur l’action de désinformation des industriels du tabac aux États-Unis, il a codirigé avec sa femme Londa Schiebinger le livre Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance (Stanford, Stanford University Press, 2008) qui va populariser la notion5. Pour eux l’agnotologie, soit « comprendre comment, quand et pourquoi nous ne savons pas », était désormais une tâche « aussi importante » que de comprendre « pourquoi nous savons » (ibid., p. 71). Cette ignorance peut être délibérée, provoquée, comme dans le cas des fake news. Elle est plus souvent encore involontaire, reflet des relations de domination et de pouvoir, comme le montre l’ignorance de la médecine concernant le corps des femmes, le rôle du clitoris et les conditions de leur orgasme, ou l’effacement des femmes dans le champ scientifique. C’est en tout cas un champ de recherche passionnant et plus que jamais d’actualité. Le présent ouvrage contribue à chasser l’ignorance en mettant au jour le travail sans fin des sciences sociales pour rendre intelligible le monde qui nous entoure, ignoré par leurs détracteurs.