Un dispositif d’enquête « multi-méthodologique »

1Tout résultat d’enquête est indissociable des conditions spatiotemporelles dans lesquelles il a été obtenu1. Dans le cas de cette recherche, entreprise en 2013, c’est un refus de terrain qui représente l’élément déterminant d’une inscription interdisciplinaire à la croisée de l’histoire et de la sociologie de l’action publique. Le projet initial de réaliser une ethnographie du travail d’inspection par observation directe s’étant heurté à un refus de la part des services d’inspection approchés, la boîte à outils du socio-historien a constitué un ensemble de ressources pour ménager un chemin d’accès vers un objet qui se dérobait. L’entrée en interdisciplinarité2 s’est faite par les outils (prosopographie, mise en série de données d’archives) et l’exploitation des données par des méthodes tour à tour quantitatives et qualitatives. Trois étapes ont balisé ce parcours : le détour par les archives, la mise en série des données historiques et enfin le recours aux entretiens.

2À la suite du refus de terrain, le premier contact avec les acteurs de l’inspection de la culture s’est opéré à distance, par l’identification de versements d’archives faits par des inspecteurs sous la V^e République et conservés à Pierrefitte-sur-Seine. Le plus souvent soumis à des conditions de communication restrictives, ces cartons ont été consultés à l’issue de demandes de dérogation3. Celles-ci ont été obtenues avec le concours de différents acteurs internes du ministère de la Culture, au premier rang desquels le Comité d’histoire du ministère de la Culture, qui a relayé et appuyé chacune de nos demandes. Au terme de l’enquête de terrain, 157 articles (cartons DIMAB, soit 52 mètres linéaires) issus de 27 versements différents ont été dépouillés. Les plus anciens couvrent les années 1950, les plus récents s’arrêtent à l’année 2013. Ensemble, ces articles balaient tant les questions d’organisation de service que les négociations statutaires.

3Cette collecte s’est accompagnée d’une mise en série des données sous la forme de deux bases de données plus spécifiquement axées sur l’activité d’un des quatre services : l’inspection générale des affaires culturelles (IGAC). D’un côté, une base prosopographique est dédiée aux trajectoires des agents passés par le service tout au long de la période. De l’autre, les rapports des cinquante dernières années sont recensés et codés. Conformément à une démarche prosopographique4, la population des IGAC a principalement été reconstituée à partir des bottins administratifs de l’administration centrale. La trajectoire de chacun de ces agents a ensuite été retracée à partir de sources classiques de la prosopographie : annuaires (ENA, ENFOM, Who’s Who, Bottin mondain, ENS, www.lesbiographies.com), coupures de presse et dossiers de personnel, voire mémoire pour l’attribution d’une décoration (principalement l’ordre des Arts et des Lettres). La base de données finale, dite « base IGAC », regroupe les trajectoires de 130 inspecteurs et chargés de mission d’inspection ayant exercé à l’IGAC entre 1959 et 2017, ainsi que les trajectoires de 25 candidats malheureux à l’inspection. La base consacrée aux rapports produits par l’IGAC a été constituée à partir des rapports annuels d’activité de l’IGAC (systématisés à partir de 1992) et de diverses listes récapitulatives de l’activité du service disséminées dans les archives antérieures à cette date. Cette « base Rapports » tend à l’exhaustivité sans pour autant l’atteindre, et réunit 2 261 rapports produits entre 1965 et 2017. Elle a permis non seulement d’avoir une vision longitudinale de la production, mais aussi de réaliser un tirage aléatoire de 200 rapports, parmi lesquels 153 ont été localisés dans les archives et sur Internet5.

4Une série d’entretiens a enfin pu être réalisée, d’abord avec des inspecteurs et inspectrices retraités, et donc accessibles en dépit du refus de terrain initial, puis avec des agents en fonction, à partir de 2016, avec l’autorisation des chefs des quatre services concernés. Au total, 84 témoins différents ont été rencontrés. Enfin, les sources de l’enquête consacrée aux administrateurs de la France d’outre-mer par Marie-Ange Rauch au milieu des années 19906 ont fourni sept entretiens de seconde main. Dans ce travail, les archives ont été, comme pour d’autres chercheurs7, une ressource mobilisée pour confronter les acteurs aux traces laissées par leur travail administratif, l’objectif étant de bénéficier d’un support tangible à partir duquel fixer l’attention et le discours. La liste des collègues de l’enquêté lorsqu’il était en fonction, la liste des rapports qu’il a produits pendant son service à l’inspection et enfin un ou deux exemples de rapports ont servi de support aux échanges et de moyens efficaces d’ancrer la discussion sur les pratiques d’inspection.

5En définitive, nous avons donc déployé une approche « multi-méthodologique », reposant sur la collecte de données dans les archives et par contact direct avec ceux qui sont impliqués dans la production du contrôle administratif. Cette démarche présente au demeurant la limite de ne compter que très peu d’entretiens avec des directeurs de l’administration centrale du ministère, qui auraient été susceptibles de renseigner en première main leur perception et leur usage de l’inspection. Ces sources, riches tout en étant nécessairement parcellaires, nourrissent deux types de mouvement qui traversent l’ensemble de cette enquête : la circulation entre les niveaux d’analyse d’abord, la circulation dans le temps – entre passé et présent – ensuite.