Dénaturaliser l’indépendance

4À rebours de la représentation d’inspections neutres par nature, l’observation du processus de différenciation des fonctions de contrôle à l’œuvre dès le début de la V^e République montre comment ces services ont inscrit l’indépendance dans l’histoire de leur éthique professionnelle. La perspective socio-historique, en mettant de côté la question des origines des services, documente un processus permanent de négociations et de déstabilisations d’accords autour de règles et usages. Une objectivation qui restitue le processus permettant de « faire passer des règles, des savoirs, des dispositifs, des régularités et des rôles, ce que l’on désigne par “l’institué”, pour nécessaires et fonctionnels, et qui peut même les soustraire à la discussion et les absolutiser »4. Dans cette histoire, le rapport progressivement institué comme instrument de l’action publique représente un véritable fil rouge.

5Le processus de différenciation de la fonction d’inspection est ainsi étroitement lié à la volonté des inspections de se présenter comme des acteurs de l’avènement d’une politique de l’indépendance : toute la rhétorique qui consiste à disqualifier les formes traditionnelles d’inspection professionnelle et à stigmatiser une trop forte proximité avec les enquêtés autant qu’avec la commande politique participe de l’établissement de cette position. Symétriquement, les hauts fonctionnaires dirigeants, qu’ils soient à la tête de directions générales opérationnelles ou membres de cabinet, œuvrent plus ou moins activement à ce retournement. Pour eux, les inspections représentent une ressource dans la légitimation des politiques qu’ils défendent5. Ces services permettent d’attester d’un souci de bonne gestion de l’administration et constituent une source de légitimation essentielle à travers les analyses prétendument impartiales qu’ils produisent. Pour autant, si la reconnaissance d’une définition spécifique du travail d’inspection et de la position des inspecteurs s’impose progressivement à l’ensemble des services du ministère, la ratification de cette définition n’est pas opérante en elle-même. Elle doit, pour être efficace, s’accompagner d’un changement des pratiques et des représentations6, et de la construction du rapport en instrument neutre et objectif de l’action publique.

6Mettre en évidence ce que le rapport d’inspection doit à des stratégies d’acteurs divers dans l’État montre que l’instrument ne s’impose pas de lui-même : des coalitions s’organisent pour l’inscrire dans l’économie générale de la légitimité de l’indépendance. Ces mobilisations impliquent notamment des groupes professionnels qui ne sont donc pas seulement en position de recevoir, accepter ou résister à des outils imposés d’en haut par les réformes7. Cette diversité des parties prenantes contribue en outre à montrer à quel point l’État est un « conglomérat organisationnel profondément différencié »8, et comment cette différenciation évolue dans le temps au gré de la spécialisation des administrations.

La fabrique de la neutralité des rapports

7Les renouvellements symboliques et luttes de définition qui ont permis aux inspections d’accéder au statut d’acteurs indépendants des politiques publiques supposent, pour maintenir ces services dans cette position distanciée, un travail continu. Il s’agit de faire évoluer l’activité elle-même, et plus précisément la forme « rapport », les rituels qui l’entourent, pour attester de sa neutralité. Un tel changement s’opère grâce à la redéfinition de l’illusio inspectorale, c’est-à‑dire des règles du jeu de l’écriture et de l’adhésion des inspecteurs à ces règles, dans un processus jamais achevé.

8L’inscription des rapports d’inspection dans les technologies de l’indépendance se traduit par une redéfinition des normes de production. La comparaison de cette littérature entre le début de la V^e République et les années 2000 met en évidence un ensemble de techniques visant à faire du rapport un point de vue non situé, donc indépendant. Les rapports sont d’abord marqués par un processus de neutralisation discursive, par ailleurs observable dans l’ensemble de l’administration9. L’effacement des rapporteurs en est la forme la plus évidente, bien que la signature nominative perdure. Outre le bannissement du recours à la première personne ou de l’expression de ressentis ou de jugements personnels, la norme d’une écriture à plusieurs mains dans des études associant des auteurs issus de différents services se diffuse. Tout l’enjeu est de construire une analyse présentée comme non située, ce qui passe également par l’élargissement de la consultation, manifestée par la publication de listes comptant des dizaines de personnes auditionnées10, la standardisation des mises en page, l’adoption de plans types, qui se retrouvent non seulement d’un inspecteur à un autre mais également d’une inspection à une autre, contribuant progressivement à dégager une forme dominante d’écriture inspectorale. La généralisation d’outils de traitement de texte, qui permettent d’uniformiser les mises en page grâce par exemple à des feuilles de style, participe de ce processus de standardisation autant que le recours à des indicateurs d’évaluation communs à différents secteurs. Cette standardisation s’appuie sur un travail d’objectivation des règles, dans une multiplicité de guides et vade-mecum qui circulent entre inspections au gré de l’intensification des missions conjointes au cours desquelles les inspecteurs partagent – voire imposent – leurs méthodes de travail et donc une certaine conception des attendus formels de l’indépendance.

9Les dispositifs qui encadrent l’inscription de l’écriture inspectorale dans l’économie générale de l’indépendance ne fonctionnent évidemment pas par eux-mêmes. Leur efficacité se comprend à la lumière de l’investissement dont ils font l’objet par les inspecteurs. Les dispositions des agents à se vivre comme des acteurs indépendants varient selon leur socialisation professionnelle antérieure. L’expérience prolongée dans le secteur artistique et culturel favorise la sélection d’agents valorisant l’indépendance au sens de qualité morale, prêtée en particulier aux créateurs. Leur activité comme professionnel de l’art et de la culture, dans ou à l’extérieur de l’administration, les place du côté autonome de l’espace culturel11. Chez celles et ceux qui ont fait carrière au sein de la rue de Valois, ces dispositions sont renforcées par le partage d’une représentation ambivalente du rôle de technocrate : celui-ci est à la fois proche par la rigueur, la connaissance des règles administratives, la fidélité à l’État, et à distance, en rupture, par son esprit critique, sa capacité à jouer avec les règles, son ouverture à d’autres mondes que celui de l’administration12. Ces dispositions sont réinvesties dans l’activité d’écriture, suivant un processus d’ajustement à la position d’inspecteur qui est accompagné par l’institution. Les modalités d’attribution des missions, de discussion collégiale des résultats d’analyse ou encore d’apprentissage sur le tas des normes de l’argumentation sont autant de dispositifs informels qui garantissent, à côté des dispositifs formels, la construction et l’entretien de la croyance partagée dans l’indépendance. C’est ainsi parce que l’ajustement entre dispositions et position d’inspecteur réussit que le partage d’un ethos d’inspecteur devient possible. Cette incorporation du jeu inspectoral, qui suppose une adhésion préréflexive, incite à nuancer fortement l’idée d’une contradiction voire d’une hypocrisie administrative : c’est bel et bien en toute bonne foi que les inspecteurs se conçoivent comme libres de leur plume, et que leurs rapports peuvent en retour bénéficier de la légitimité d’une production indépendante.

Des usages politiques de l’indépendance

10Se revendiquer comme indépendantes, c’est enfin, pour les inspections, entretenir la représentation classique qu’il existerait une frontière entre ce qui est politique et ce qui est exempt des conflits partisans13. Or l’observation montre que définir la limite entre ces deux univers, c’est aussi ménager la possibilité de transgresser la frontière. Par leurs écrits et les usages qui en sont faits, les inspections contribuent tant à politiser qu’à dépolitiser l’action publique, en favorisant l’émergence de certains sujets en problèmes publics14 ou en les tenant à l’inverse confinés dans un entre-soi bureaucratique.

11L’inscription du rapport dans l’économie générale de l’indépendance et l’appropriation symbolique par les inspecteurs de la figure de fonctionnaire indépendant contribuent à renouveler les usages politiques des rapports. D’un côté, la différenciation des fonctions d’inspection, qui se traduit en particulier par l’installation des inspecteurs à proximité des strates supérieures du ministère, encourage une proximité quotidienne. Croiser les membres du cabinet du ministre ou des directeurs généraux au détour d’un couloir ou à l’occasion d’une pause près de la machine à café favorise le rapprochement discret des analyses des inspecteurs avec les attentes des acteurs dominants des politiques culturelles. Plus largement, la formalisation des modalités de suivi, avec la création de comités des pairs, de réunions de restitution et de relevés de décision, manifeste le fait que les inspecteurs sont tenus à distance de la prise de décision, leur donne de multiples occasions de s’engager, de « se mouiller ».

12À l’échelle de l’écriture elle-même, la standardisation des rapports décrite découle de la circulation de normes entre services d’inspection. Le mimétisme institutionnel explique ce changement. Il se renforce tout au long des années 1990-2000, à mesure que la proximité sociale entre les inspecteurs de la culture et leurs homologues des autres administrations s’accroît. Mais la circulation des méthodes résulte de rapports de force entre services ne disposant pas des mêmes ressources, les inspections les moins prestigieuses telles que celles de la Culture étant contraintes par les mieux dotées – au premier rang desquelles l’inspection générale des finances ou celle des affaires sociales – à mettre en œuvre des instruments et des méthodes érigées en gage d’indépendance. Cette circulation contribue en retour à façonner les normes de la neutralité à partir de la définition qu’en donnent ces grands corps. En outre, la neutralisation rhétorique, appuyée par le recours modéré mais présent à des indicateurs dans les rapports, va de pair avec un déplacement dans les cadrages des problèmes traités par les inspecteurs. Leur vision plus transversale sur les politiques de la culture s’accompagne d’une clôture toujours plus forte sur l’expertise. En appréhendant les politiques culturelles comme des experts, les inspecteurs construisent une définition technique des sujets qui leur sont confiés. Plus largement, les rapports offrent un traitement de plus en plus économique des questions culturelles, les premiers rapports sur les retombées économiques de la culture étant emblématiques de cette politique d’économisation15.

13Cette évolution qui consiste à mettre de côté la question des fins pour n’interroger que celle des moyens justifie en outre de soustraire au débat public des questions perçues dès lors comme techniques. À ce titre, les rapports d’inspection participent de stratégies de confinement des problèmes publics16. Tout en objectivant les modalités de saisine et de cadrage des inspections, ainsi que les formes de l’écriture et de la diffusion des rapports, les évolutions à l’œuvre depuis trente ans construisent la possibilité d’un entre-soi administratif renforcé. L’agenda des inspections est en partie déterminé par les intérêts des acteurs dominants qui s’emploient à détourner le regard inspectoral des questions qui fâchent. Les inspecteurs, tout en jouant la carte de la consultation, n’ouvrent que marginalement l’espace du débat démocratique : les personnes auditionnées restent souvent les mêmes, priorité étant donnée aux agents du ministère tandis que les élus et les représentants des publics de la culture sont laissés à l’écart. Enfin, la publicisation des rapports reste un trompe-l’œil : théoriquement accessibles en ligne, ils ne sont toujours pas partagés, leur accès dans les archives reste très encadré et les demandes de communication auprès des services sont souvent laissées sans suite. L’indépendance des rapporteurs fait ainsi de leurs écrits une ressource pour légitimer la décision politique sans qu’il soit permis de connaître la teneur de cet avis. Les gages d’indépendance suffisent en soi et ne font pas sortir le rapport de l’ordre du secret qui permet de construire une séparation entre les gouvernants d’un côté et les citoyens de l’autre.