« C’était pas con, mais c’était pas attendu » : un agenda et un cadrage anticipés

4Le travail de construction du programme annuel des inspections s’organise autour d’une liste de missions (encadré 4). Cette étape est contenue dans l’entre-soi de l’administration centrale : les inspecteurs se réunissent au sein de leur service pour identifier les missions qui leur semblent à la fois nécessaires et convergentes avec les attentes supposées des commanditaires. La liste établie est ensuite soumise aux directeurs généraux, sollicités pour ajouter, amender voire supprimer des missions. Ces modalités de consultation laissent peu de place aux acteurs extérieurs ou aux agents subalternes. Elles permettent aux directeurs de l’administration centrale d’orienter pour partie au moins les thématiques inscrites au programme. La procédure vise à lier étroitement demande politique et production de rapports, en cherchant à articuler la programmation des missions avec les priorités des politiques sectorielles, comme cela a pu être observé dans d’autres services10. À rebours de l’idée d’une autonomie complète des inspecteurs, la cheffe de service d’une inspection revendique ce lien :

Donc la première chose que j’ai dite [aux inspecteurs], moi, le premier jour, comme cheffe, j’ai dit : « Les missions, je vous garantis qu’elles seront suivies d’effets. Mais pour qu’elles soient suivies d’effets, il faut qu’elles soient demandées et désirées. Et c’est pas votre cerveau qui doit élaborer des lettres de missions ». Alors en revanche ça ne veut pas dire que les IGAC ne proposent pas des missions. Bien sûr qu’ils en proposent, et on les fait remonter et on les débat avec le DG [directeur général] et avec le cabinet. Mais par contre, s’auto-mandater, si vous voulez, les cabinets n’ont pas le temps de faire attention à des auto-mandats de gens très intelligents qui sont à côté de la plaque ! Donc il y a des tas de rapports très intelligents qui n’ont jamais été lus. […] C’était pas con, hein, mais c’était pas attendu.11

5Proches du pouvoir politique (les directeurs sont nommés – et révoqués – par le ministre), les acteurs qui exercent un « contrôle sur le contrôle » opèrent discrètement, afin de maintenir la façade institutionnelle de l’indépendance des inspecteurs. Ni systématiques ni ouvertes, leurs interventions s’exercent indirectement, notamment par des stratégies de détournement de l’attention, comme l’explique cette enquêtée, ex-sous-directrice de l’administration centrale, qui retrouve chez une directrice l’emploi d’une tactique qu’elle-même mettait à profit avant d’être inspectrice :

Je me suis dit : « Mais quand même, c’est peut-être pas très sain que ce soient les directions générales qui nous disent : “Allez là-bas” ». Parce que, eux, leur tendance – et je le sais très bien parce que j’étais avant dans une direction générale – c’est d’aiguiller l’inspection générale vers les endroits où ça va bien. Parce que si on aiguille l’inspection générale vers les endroits où ça va mal, ça va vous retomber dessus. On va vous dire : « Vous n’avez pas fait votre travail de tutelle correctement ».12

6Au-delà de l’identification des établissements, services et politiques à inspecter, ces directeurs interviennent sur le cadrage des missions elles-mêmes, lorsqu’ils écrivent les lettres de mission avec le concours des inspecteurs. Cette pratique est la norme dans les grandes inspections13 autant que rue de Valois. Elle est revendiquée dans les principes généraux d’organisation de l’IGB qui précisent que « [s]i cela n’a pas été précisé lors de l’élaboration du programme annuel, l’inspecteur a préalablement à sa mission des échanges avec les services […], qui permettent de fixer des éléments de cadrage de la mission, ou des points d’attention, permettant de définir les objectifs de la mission »14. Les inspecteurs de la création disent eux aussi faire le point avec les services sur la situation et les attentes relatives à chaque mission : « Ça, en général, on essaie même de le faire avant que ça n’apparaisse dans la lettre de mission, on essaie de cadrer au mieux, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur la commande. […] On fait un point avec la DRAC [direction des affaires culturelles], le directeur, le conseiller [technique du cabinet] »15.

7Les missions ponctuelles, déclenchées en cours d’année, révèlent d’autres formes d’intervention d’acteurs situés cette fois en dehors de l’administration centrale. Cette seconde catégorie de missions vise à répondre à un besoin de connaissance à court terme. Elle a priorité sur les missions inscrites au programme annuel. Par exemple, si l’on considère le programme fixé à l’IGB en 2018, on remarque qu’une mission a été chargée de contrôler la bibliothèque municipale de Calais. Elle a été sollicitée par la maire de la ville, qui souhaitait une expertise dans le cadre d’une démarche de labellisation « Ville d’art et d’histoire ». Une autre, initiée à la suite de la mobilisation d’associations d’historiens du féminisme, concerne l’avenir de la bibliothèque Marguerite-Durand à Paris.

8Les élus locaux peuvent, comme on le voit, contribuer à faire émerger certains sujets en demandant une mission d’inspection auprès du représentant du ministre sur leur territoire (c’est-à‑dire le directeur régional des affaires culturelles ou le préfet), voire auprès du ministre lui-même. Mais si les missions ponctuelles permettent de répondre à des mobilisations et d’inscrire certains sujets à l’agenda, elles autorisent symétriquement la construction d’une ignorance par absence de remontée d’informations. Principaux acteurs de terrain, les agents des services déconcentrés jouent un rôle clé dans la circulation de l’information et, le cas échéant, dans le signalement de situations problématiques. Il incombe dans ces cas à leur supérieur, le directeur régional des affaires culturelles, d’engager une procédure de saisine officielle, comme l’explique cet enquêté en fonction dans le secteur des patrimoines :

Il y a une région, actuellement, où ça se passe très, très mal. […] Et on a emmerdement sur emmerdement. Ça fait huit dix mois qu’on fait remonter au [directeur général des patrimoines] : « Attention ». Sauf que pour qu’on intervienne vraiment, il faut qu’on ait une lettre de mission d’inspection. Soit le DRAC demande une inspection, soit le DG [directeur général des patrimoines] nous dit qu’il [faut qu’il] y ait une inspection. Or ça ne remonte pas de la DRAC [vers l’administration centrale]. Pourquoi ? [Parce que] le DRAC sait très bien que le jour où il demande une inspection, on va examiner tous les dysfonctionnements.16

9Le directeur régional dont il est question adopte ici une tactique qui consiste à ne pas faire état à sa hiérarchie des tensions dont ses services l’alertent. Sa prétendue ignorance justifie l’absence de déclenchement du processus de saisine. Or sans conflit déclaré, les inspecteurs sont dans l’impuissance, car la situation n’est ni identifiée ni labellisée comme problématique.

10Les logiques de construction de l’agenda des inspections favorisent ainsi la production d’une ignorance stratégique. Une lecture intentionnaliste serait cependant partielle tant la production de l’ignorance déborde les frontières de l’intention17, en particulier parce que la production de connaissances – qu’il s’agisse de la qualité de conservation des œuvres d’un musée, des modalités de gestion d’un service déconcentré ou encore des effets d’un dispositif d’aide aux artistes émergents – est étroitement déterminée par les principes de vision, partagés et situés, des agents de l’espace de l’administration culturelle. Une question ou un contrôle ne peuvent être inscrits à l’agenda des services qu’à la condition que le sujet concerné ou l’établissement visé soient inclus dans l’espace des possibles de l’inspection, c’est-à‑dire seulement s’ils sont considérés comme « inspectables ».

11Comme les autres inspections de l’administration centrale, les inspections de la culture sont des services dits « de débouché » (voir chapitre 2). Ils accueillent un total d’une centaine de fonctionnaires en fin de carrière, le plus souvent quinquagénaires, longuement socialisés dans leur domaine de spécialité car ayant fait tout ou partie de leur carrière au sein du secteur concerné. Même si elles diffèrent d’une inspection à une autre, les socialisations professionnelles de ces agents ont accompagné l’incorporation de principes de vision communs aux inspecteurs et aux inspectés. Selon ces hiérarchies, certains acteurs, au premier rang desquels les grands établissements nationaux et les services de l’administration centrale, sont « ininspectables ». Si les textes les autorisent à pénétrer dans tous les services et établissements du ministère, les inspecteurs anticipent l’absence d’effets de leurs conclusions face à des acteurs plus puissants qu’eux. Ce sentiment déborde les frontières du seul ministère, comme le révèle le témoignage de Jean Picq, conseiller maître à la Cour des comptes et président de la 3^e chambre (en charge de la culture) de 2004 à 2011, qui déplore la réticence à toute critique extérieure d’un monde de la culture « qui se sait protégé par le Prince » et que ses appuis politiques préserveraient de toute mise en cause18. Cette doxa alimente chez les agents du ministère de la Culture la croyance dans l’impuissance des inspecteurs face aux grands directeurs, comme permettent de le comprendre ces deux extraits :

Vous avez le Louvre, Versailles, Orsay, les mastodontes. Je parle pas de l’Opéra, la Philharmonie de Paris… Des gens qui, quand ils ont un problème budgétaire et que le ministère ne veut pas les suivre, appellent en général l’Élysée, hein. […] Le ministre, à partir du moment où vous créez des mastodontes comme ça, le contrôle que vous avez sur eux, c’est un contrôle budgétaire, c’est tout. Le reste, ils font ce qu’ils veulent à l’intérieur.19

C’est comme les directeurs de grandes scènes nationales, c’est quand même des barons hein. Je veux dire, des gens comme François X., on va pas l’évaluer comme ça. C’est d’ailleurs inévaluable !20

12L’anticipation de la résistance des agents dominants au contrôle, et de l’efficacité de leur contestation des conclusions des rapports, encourage l’autocensure des inspecteurs, d’autant plus qu’elle s’ajoute à la croyance dans le caractère incommensurable, « ininspectable », de la création et du talent. Les grands établissements nationaux, qu’il s’agisse de scènes nationales ou de grands musées, sont en conséquence très rarement inspectés, et l’on ne recense pratiquement aucune mission d’inspection en administration centrale au cours des années 2000.

13Plus que les enjeux ponctuels déterminés par les intérêts des acteurs en présence, cette ignorance institutionnelle résulte de l’incorporation des rapports de domination de long terme. Celle-ci se solde par la passivité des agents dominés : pris dans des relations de pouvoir qui leur sont défavorables, les inspecteurs forment des habitudes de non-contestation qui ne nécessitent, pour se maintenir, aucune action spécifique de la part des agents dominants21. Avec les années s’est ainsi mise en place une prophétie auto-réalisatrice : que les inspecteurs se pensent impuissants face aux grands directeurs suffit à exclure durablement ces derniers des possibles de l’inspection.

14La délimitation du périmètre d’intervention des inspecteurs résulte ainsi de contraintes institutionnelles et d’une socialisation au croisement de la culture et de la haute administration. Le processus d’inscription à l’agenda et de cadrage des missions garantit la reconnaissance de la légitimité d’un questionnement et détermine quelle attention pourra être accordée au rapport. Au-delà de cette opération d’identification et d’inscription, c’est dans la manière de cadrer les sujets eux-mêmes et d’en traiter que se joue une deuxième forme d’anticipation de la réception.

Défendre les intérêts de son ministère, en toute neutralité

15Activité administrative constituante, le rapport d’inspection est un rouage du fonctionnement administratif22. À travers lui, ce sont les modalités pratiques de préservation de la norme qui deviennent visibles : le rapport dit la norme et qualifie les écarts entre cette norme et les situations observées. En tant que tel, il est donc nécessairement situé, il représente un point de vue qui cristallise toute une culture d’institution. La cohérence des analyses et propositions produites avec les valeurs dominantes de la Culture conditionne alors la recevabilité du rapport.

16Les inspecteurs partagent une culture institutionnelle à l’importante force intégratrice, qui déborde les frontières de leurs spécialités (patrimoine, création, etc.). Alors que le ministère de la Culture est souvent décrit comme une administration cloisonnée, où il existerait autant de métiers que de bureaux23, une culture d’institution au singulier réunit les agents qui se définissent par opposition aux autres administrations de l’État24 : c’est la culture d’élite contre l’animation culturelle du ministère de la Jeunesse et des Sports, la souplesse et la créativité contre le pédagogisme et la rigidité de celui de l’Éducation25, mais aussi le désintéressement et l’élévation de l’esprit contre les « comptables tatillons » de la Cour des comptes26 ou des Finances. Dans ce ministère « de tripes »27, sensibilité, passion et conviction sont revendiquées comme des valeurs cardinales. Si d’un côté les administrateurs de la Culture donnent des gages de leur crédibilité administrative (usage des statistiques, maîtrise budgétaire), ils affichent de l’autre leur adhésion aux valeurs du champ de l’art (singularité, désintéressement, liberté)28.

17À l’instar des agents du bureau du budget qui s’investissent dans une croisade morale contre les ministères dépensiers29, les inspecteurs de la culture, quelle que soit leur spécialité, se conçoivent comme les gardiens d’une liberté de création menacée par les logiques économiques du profit et par les coupes budgétaires imposées par les ministères régaliens. L’inaliénabilité des œuvres et la démocratisation culturelle constituent, malgré des critiques récurrentes, de véritables totems dans l’identité des agents de cette administration. À travers des « plans, recettes, règles, instructions »30, cette culture permet une articulation entre l’échelle individuelle et l’échelle collective dans l’action. Ainsi, les missions d’inspection mettent en œuvre un ensemble de pratiques et d’actions au cours desquelles l’inspecteur porte une position commune – celle du ministère – endossée dans un propos individuel – le rapport. Celui-ci, pour être entendu, doit nécessairement épouser ces représentations et valeurs, sans quoi il risque d’être rapidement « enterré ».

18La concordance entre le rapport et les schèmes de pensée dominants du ministère est cependant fragilisée par le développement des missions conjointes associant des inspections de divers secteurs. Celles-ci supposent que les différentes parties prenantes construisent une position commune, depuis le cadrage de la mission jusqu’à la définition d’une analyse et la formulation de préconisations. Ce « principe d’indivisibilité de la mission » est associé à la contrainte de trouver un consensus31. De plus en plus courantes (voir chapitre 3), les missions conjointes représentent aujourd’hui le quart de l’activité de l’IGAC par exemple, le rapport final devant autant que possible proposer une vision cohérente du sujet traité. Au cours de ces missions, chaque inspecteur est pourtant porteur de la position de son ministère, il est « formaté », selon l’expression d’un enquêté, pour adopter une lecture de la situation et proposer des orientations cohérentes avec sa culture institutionnelle. Le long extrait d’entretien qui suit restitue ces lignes d’opposition. Jean-Claude J., inspecteur ayant fait toute sa carrière dans l’administration culturelle, y revient sur une mission conjointe avec l’inspection générale des finances (IGF), réalisée dans le cadre de la modernisation de l’action publique (MAP)32, dans les années 2010 :

En fait, cette mission sur le développement des ressources propres des établissements culturels s’inscrit dans une grande logique administrative qui est celle de la MAP : modernisation de l’action publique. […] Et là, c’était un sujet qu’elle [la MAP] avait repéré en disant : « Ce serait bien de s’intéresser à la façon dont on a développé les ressources propres des établissements culturels – ressources propres, c’est la billetterie, etc. ; la ressource propre, c’est tout ce qui n’est pas subvention –, la façon dont ça a été développé, et de faire une évaluation de ça. Et donc pour ça, on va demander à l’inspection générale des affaires culturelles bien entendu, mais aussi à l’IGF, de se mettre ensemble pour essayer de réfléchir de manière aussi transparente et objective que possible sur ce qui avait été fait et ce qui pouvait être fait ». Et là, j’ai vu arriver en face de moi un gang : cinq personnes. Cinq personnes ! Un stagiaire, deux jeunes inspecteurs, un inspecteur général et un inspecteur général senior superviseur. Une machine de guerre. […] L’idée c’est que très clairement, loin de jouer le jeu de l’évaluation confiante entre les deux ministères, en fait l’inspection générale des finances s’est dit […] : « À travers cette mission, on va faire des trésors de guerre, on va faire des prises de guerre ». Et [l’inspecteur général des finances] n’a eu de cesse d’essayer de me faire écrire un rapport qui allait dans le sens de deux prises de guerre du ministère des Finances : 1. Il faut augmenter le prix d’entrée des musées, ça fera plus de ressources et, de toute façon, quand vous allez au Louvre, vous avez des queues de 500 mètres devant le Louvre, à 50 % composées d’étrangers. Quand un étranger vient à Paris, de toute façon, il va au Louvre, il y va en famille, et que ça coûte dix euros ou quinze euros, il ira quand même. CQFD : il faut donc augmenter le prix d’entrée. Vieux débat. […] La deuxième prise de guerre qu’il souhaitait obtenir, c’est une remise en cause du dispositif fiscal favorable au mécénat. […] Les grandes lois du mécénat, la loi Aillagon notamment, ne concernent que la culture. Il y a des dispositifs qui sont vraiment très favorables, 66 % de déduction, etc., obtenus de haute lutte par le ministère de la Culture, par des trajets interministériels, très lourds, très longs, très développés. Et ils souhaitaient remettre ça en cause.33

19Cet exemple donne à voir la confrontation entre deux positions ministérielles : d’un côté, une « machine de guerre » qui cherche à imposer des réductions budgétaires et un désengagement de l’État, de l’autre, un inspecteur seul, qui s’efforce de défendre les acquis obtenus « de haute lutte » par son ministère, et des dispositifs qui garantissent l’accès le plus large à la culture (par le refus d’une hausse du prix du billet). Comme ses homologues de l’IGF, Jean-Claude J. défend les intérêts de son administration. Mais dans certains cas, la position de l’inspecteur au sein de l’équipe interministérielle de la mission ne lui permet pas de faire valoir la position de la rue de Valois. Un travail de rappel à l’ordre se met alors en place et peut se solder par la défection du rapporteur en cas d’échec. C’est ce que permet de comprendre une mission conjointe réalisée en 2009, dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP).

20Ce programme de réformes vise à dégager des axes de rationalisation organisationnelle et budgétaire dans tous les ministères. Pour ce faire, une série d’audits, pilotés par l’inspection générale des finances et associant des membres des corps de contrôle des différents ministères, est déclinée dans toutes les administrations. L’inspecteur de l’IGAC associé à cette équipe interministérielle est le seul représentant de la Culture dans une équipe d’inspecteurs généraux des finances à qui sont adjoints des consultants de Capgemini. La cible de l’audit est ici un grand établissement culturel parisien, réputé pour le contexte social tendu qui y règne :

[Les IGF et les consultants] sont arrivés à la conclusion qu’on pouvait supprimer 360 emplois [dans l’établissement X] en les externalisant à une société de surveillance. […] [La secrétaire générale de l’établissement] a essayé de leur expliquer [que ça ne permettait pas d’économies à court terme], [le directeur de l’établissement] a essayé de leur expliquer ça, moi, j’ai essayé de leur expliquer ça. Ils n’ont rien voulu entendre. […] Moi, j’ai refusé de signer le rapport. J’ai envoyé une note [au chef IGF de la mission] lui disant que j’étais en désaccord total et que je refusais de signer. […] J’avais fait une note au cabinet [du ministre de la Culture] pour leur dire pourquoi j’étais pas d’accord, pourquoi je refusais de signer. J’étais allé leur expliquer. La conseillère [technique] au cabinet, j’étais allé lui expliquer. Elle avait dit : « bon très bien », elle avait pris ma note. On m’avait rien reproché. On m’avait pas dit que c’était très bien, mais je crois qu’ils étaient contents, quand même, que j’aie pris ces distances. Et puis le rapport a été enterré et n’a jamais eu de suites.34

21Pour cet inspecteur comme pour la secrétaire générale, le directeur de l’établissement et les membres du cabinet, s’opposer à une suppression de 360 postes faite au profit d’une externalisation fait consensus à l’époque. Si tous s’accordent sur la valorisation du compromis – atteindre une voie moyenne est la meilleure manière de préserver les intérêts des politiques culturelles –, la défection reste un moyen légitime quand l’intégrité de la Culture est mise en danger. Elle représente d’ailleurs une pratique institutionnellement reconnue et encadrée depuis la réorganisation de 202235. En refusant de signer le rapport et en abandonnant la lutte qui aurait permis au moins d’y concilier les représentations et valeurs associées à la culture, l’inspecteur (et avec lui le cabinet) trouvent une voie sûre pour en compromettre la réception et s’assurer de l’absence de suites.

22On retrouve ainsi dans le cours des missions d’inspection des dispositions développées par les inspecteurs antérieurement dans leur carrière, qui consistent à « faire bloc »36 avec les services, le cabinet et le ministre, c’est-à‑dire à prôner les valeurs de la Culture et, à travers elles, à défendre activement les intérêts de la « maison » face aux autres administrations. Partageant l’illusio administrative de la rue de Valois, ces fonctionnaires prennent naturellement position en faveur de leur administration et procèdent de la même manière que leurs homologues des autres secteurs : la neutralité apparente des missions et des rapports de contrôle est en pratique le support de l’investissement, de la consolidation et de la défense d’une culture institutionnelle spécifique.

Derrière l’objectivité, des prises de position feutrées

24En coulisses, les inspecteurs s’engagent en faveur de l’aboutissement de leurs préconisations. Tout comme le moment du cadrage, l’écriture du rapport lui-même est le produit d’une « co-construction » avec les commanditaires ou les responsables des organismes inspectés, comme l’explicitent deux inspecteurs des bibliothèques. Outre des rapports sur des questions transversales de politique du livre et de la lecture, ces derniers prennent en charge le contrôle des bibliothèques des collectivités, soumises au contrôle scientifique et technique de l’État depuis les lois de décentralisation des années 198037 :

EK : À l’expérience, en tout cas en ce qui me concerne sur les trois ou quatre dernières années, je pense que c’est relativement productif si c’est effectivement dans ce climat de co-construction […] avec la collectivité. […] Il y a un juste milieu à trouver entre le respect de la collectivité, avec ses contraintes, avec ses difficultés matérielles, avec, je dirais, l’air du temps tel qu’il est, les difficultés des finances publiques et puis effectivement une liberté de jugement qui est attendue de nous de toute façon. […]
LF : Ceci pour vous dire vous voyez, cette susceptibilité qu’on observe même du côté d’un établissement de l’État, d’une université, est a fortiori observée du côté des collectivités territoriales. Alors que je suis en général moins courtois que le doyen, sur ce point je crois qu’il faut faire attention, en n’oubliant jamais qu’une collectivité n’est pas obligée de tenir compte de nos rapports et donc si nous disons les choses de manière trop brutale, le rapport risque d’aller direct à la poubelle. C’est difficile de trouver le juste milieu.38

25Rendre acceptable suppose notamment de taire une partie des informations récoltées, des analyses produites et des solutions envisageables. C’est au prix de cette ignorance que le ministère peut conserver un pouvoir d’orientation sur les politiques culturelles mises en place par les collectivités, dont l’investissement est supérieur à celui de l’État (hors audiovisuel)39, ce que résumaient déjà les inspecteurs des premières générations :

L’autorité [de l’inspection générale de l’enseignement artistique] s’exerce directement sur les écoles nationales, mais seulement par accord avec les élus locaux pour les écoles municipales. C’est dire que dans certains cas, la diplomatie s’avère indispensable. L’Inspection ne peut en effet agir auprès des écoles municipales que dans la mesure où celles-ci demandent ses conseils […]. La part du Ministère dans leur financement est en effet de l’ordre de 3 à 5 %.40

26Ce travail ouvert d’écriture, fait d’échanges et de discussions avec plusieurs parties prenantes, remet en cause l’idée d’une séparation stricte entre émetteur et récepteur des textes, selon des modalités observées également à l’inspection générale des affaires sociales (IGAS)41. L’enjeu consiste à construire une distance acceptable, c’est-à‑dire suffisamment proche du politique pour garantir l’intelligibilité des analyses et suffisamment loin pour préserver la façade de l’indépendance qui conditionne la performativité du rapport42.

27Cette anticipation de la réception ne garantit pas pour autant la fortune critique du rapport. Pour être entendus, les inspecteurs s’engagent dans des dispositifs plus ou moins institutionnalisés de restitution. Les formes de leur soutien sont ponctuellement transgressives, la pratique de la fuite, qui consiste à transmettre un rapport à la presse, étant la plus connue43 alors même qu’elle demeure marginale en regard des modalités d’engagement institutionnalisées. Des dispositifs institutionnels permettent en effet aux rapporteurs de soutenir et défendre leurs conclusions face au cabinet et aux services visés dans leurs rapports. Le premier est la « note de transmission », qui accompagne le rapport au moment où il est adressé au commanditaire. Cette note est signée par le chef du service d’inspection concerné et vise à faire valoir les arguments saillants du rapport. Elle manifeste symboliquement l’approbation par le chef de service du contenu de l’analyse proposée (voir chapitre 4). Ce premier outil est complété depuis les années 2000 par des réunions dites « de restitution ».

28À l’issue de chaque mission, ces réunions rassemblent les rapporteurs accompagnés de leur chef de service, les membres du cabinet concernés par le sujet, et les directeurs et/ou sous-directeurs en charge des secteurs impliqués. L’enjeu est de livrer une synthèse de l’analyse produite et d’obtenir une validation de tout ou partie des préconisations formulées, assortie d’un engagement à ce qu’elles soient mises en œuvre. Alors qu’elles s’inscrivent, on l’a vu, dans une temporalité spécifique, à distance des rythmes des bureaux de l’administration opérationnelle, les inspections peuvent être confrontées à la difficulté de faire valoir l’intérêt de questions parfois à contretemps de l’agenda ministériel : « La réunion de restitution, elle est généralement – malheureusement – très abîmée par les coups de téléphone, les portables, les gens qui n’écoutent pas, qui font semblant d’écouter et puis qui n’écoutent pas [rire] quelquefois, c’est un peu décevant »44. La préparation de cette restitution joue donc un rôle déterminant dans la réception, et traduit en pratique l’engagement des inspecteurs.

— Préparer cette réunion de restitution, ça consiste en quoi ?
— On répète. On répète avec [la cheffe de service]. On répète. Elle s’assoit, elle dit : « Assieds-toi. Je ne connais rien au sujet, explique-moi ». Elle, elle a travaillé avec des ministres, donc elle sait que quand on parle à un ministre, on a droit à deux minutes. Il faut pas dire de bêtise, il faut quand même être très convaincant. Voilà. Elle nous fait faire ça. On s’adresse jamais au ministre lui-même bien sûr. On s’adresse au directeur adjoint du cabinet. Et elle vérifie si nos arguments sont convaincants. C’est un peu un metteur en scène avec sa troupe. Voilà.45

29Le jeu de rôle est un moyen pour le chef de service de l’IGAC de s’assurer d’un alignement des cadres d’interprétation qui soit favorable à l’inspecteur au moment de sa rencontre avec le cabinet. Comme toute interaction, la réunion de restitution suppose que les participants partagent des schémas interprétatifs46. Pendant la « répétition », les acteurs mettent au point les outils cognitifs qui augmenteront leurs chances d’être compris et approuvés par les membres du cabinet. En s’investissant dans cette étape, les rapporteurs améliorent leur capacité à convaincre leurs interlocuteurs, c’est-à‑dire à obtenir des membres du cabinet qu’ils s’investissent à leur tour dans la publicisation du rapport.

L’enterrement institutionnalisé des savoirs inconfortables

30Toutes ces modalités d’anticipation n’empêchent pas nécessairement la production de rapports désajustés de la culture d’institution du ministère. Dès lors, qu’advient-il des analyses produites ? Qui détient le pouvoir de les faire « disparaître », d’en empêcher les effets ? S’arrêter sur l’un de ces rapports hors normes permet de révéler la dimension institutionnelle de ce processus : loin d’être le fait d’acteurs occupant des positions de pouvoir qui les autoriseraient à faire disparaître des conclusions, il s’agit ici encore de modalités à la fois organisationnelles et diffuses de gestion des savoirs inconfortables.

31Le cas choisi concerne une mission menée par Jean-Claude J. Énarque, ex-administrateur civil, cet inspecteur général des affaires culturelles a une trajectoire relativement atypique par rapport à celle de ses collègues : il ne passe que les premières années de sa carrière au ministère, avant de rejoindre une organisation internationale au sein de laquelle il s’acculture à des méthodes de modélisation économique. Une fois à l’inspection, il réinvestit cette socialisation en dispensant de nombreux cours d’économie de la culture. Dans les années 2000, le modèle économique des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) pose question. Ces organismes, de statut le plus souvent associatif, sont financés par les Régions et l’État. Leur mission consiste depuis les années 1980 à constituer des collections publiques d’art contemporain, à les diffuser auprès de nouveaux publics et à inventer des formes de sensibilisation à la création actuelle. Dans l’évaluation qu’il fait de ces institutions emblématiques des années Lang, Jean-Claude J. adopte une lecture économique et propose de remettre certaines œuvres sur le marché :

— Donc je fais mon travail. Et puis comme je fais mon travail, je le fais honnêtement. Et qu’est-ce que je constate ? Je constate que 95 % des œuvres qui ont été achetées sont dans les réserves. Que personne ne les voit jamais, probablement parce que personne n’a envie de les voir d’ailleurs. Je vois que les comités d’acquisition des FRAC sont composés par quelques personnes qui sont entre soi : le directeur de FRAC, d’autres directeurs de FRAC, les deux trois journalistes qui font la pluie et le beau temps, etc., par les pairs, donc ils se cooptent d’un FRAC à l’autre. […] Et non seulement j’écris ça, mais en plus je dis : compte tenu de la façon dont sont achetées les œuvres des FRAC, par des comités qui ne sont légitimés que par eux-mêmes, la bonne logique est que des œuvres au bout d’un certain moment puissent être revendues parce que même si c’est pas des œuvres géniales, au moins elles ont une sorte de label : œuvre qui a été achetée par le FRAC. Ça peut éventuellement leur donner une petite valeur sur le marché de l’art et créer de la ressource. J’écris tout ça.
Et à ce moment-là, j’envoie mon rapport au président des FRAC qui met en branle tout le milieu des FRAC, parce que j’avais, en quelques pages, bousculé toutes les vaches sacrées des FRAC, c’est-à‑dire : 1) Touchez-pas à nos comités de sélection ; 2) Évidemment, ça doit être imprescriptible et invendable, il faut que ce soit inaliénable ; 3) C’est pas vrai que c’est dans les réserves, enfin si c’est vrai mais c’est pas grave, c’est normal, etc. Enfin j’avais touché à toutes les vaches sacrées du secteur. […]
— Vous vous y attendiez à cette réaction ?
— C’est-à‑dire que moi, j’ai toujours tendance à penser [soupir] que lorsqu’on vous fait des critiques intelligentes, c’est toujours intéressant. J’ai toujours tendance à penser ça. Donc je m’étais dit : ça va être tonique. Mais je ne m’attendais pas à un tel… voilà. Donc ce rapport, que j’ai rendu au cabinet, le directeur du cabinet de l’époque a fait tout de suite une réunion en disant : « Bon, écoutez, votre rapport, il est très courageux hein, bien écrit et tout, il se lit comme un roman. Mais on va rien en faire. Évidemment, on peut pas mettre à feu et à sang le milieu de la création contemporaine et des FRAC ».47

32Ici, les propositions du rapporteur sont irrecevables parce qu’inconcevables : elles entrent en contradiction avec le système de croyances et de justifications, partagé par les acteurs du domaine de la culture et de la bureaucratie, selon lequel « l’aide à la création artistique, la préservation du patrimoine et surtout la sempiternelle “démocratisation culturelle” sous ses multiples déclinaisons ont constitué, sinon toujours des “valeurs partagées” donnant sens à l’action, au moins des compromis discursifs relativement stables »48. Même s’il ne s’agit pas, dans le rapport sur les FRAC, de toucher aux intérêts d’un groupe (le rapport ne propose pas de baisser les budgets, ni de réduire le nombre de FRAC, etc.), le discours est inintelligible pour la hiérarchie, car il suppose la remise en question de principes fondamentaux tels que le caractère inaliénable des collections et l’usage de la cooptation pour la composition des commissions d’acquisition. Si les conclusions proposées sont si mal reçues, c’est qu’elles représentent des « savoirs inconfortables »49, c’est-à‑dire des vérités qu’on ne peut accepter sans remettre en cause des routines institutionnelles ou des hiérarchies de valeurs. Face à ce savoir, la réaction de l’institution, qui engage collectivement le cabinet et les directeurs de FRAC, consiste alors à « ne rien faire », à ne pas prendre en considération les propositions, à faire comme si elles n’avaient pas existé.

33« Ne rien faire » d’un rapport ne relève pas d’une simple décision individuelle : la connaissance produite existe, encore faut-il pouvoir s’en détourner. Ce processus est rendu possible par des moyens institutionnalisés sans lesquels ignorer ce que l’on sait50 serait impossible. Le premier consiste à limiter la diffusion de la connaissance. Le contrôle de la diffusion des rapports permet en effet aux membres les plus proches du sommet du ministère (directeurs, cabinet) de ne pas perdre la face, en conservant les défaillances de certains membres du groupe dans le secret de l’entre-soi. Les ministères accordent très peu de visibilité aux rapports produits par leurs services de contrôle. Les Affaires étrangères et la Défense ne publiaient par exemple aucun rapport sur leur site Internet avant 2022. D’autres permettent depuis plusieurs années d’en lire une partie. Ainsi, jusqu’en 2018, l’Éducation nationale mettait en ligne une vingtaine des 140 rapports produits chaque année par l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) ; l’IGF donne accès à l’ensemble des rapports publics de ses missions sur une page dédiée51. L’inspection générale de l’environnement et du développement durable, qui facilite la consultation de plus de 1 200 de ses rapports52 grâce à une base de données en ligne, et l’IGAS, dont tous les rapports publics sont référencés jusqu’à l’année 198753, font pour leur part exception. Rue de Valois, l’IGAC publie moins d’un quart de ses rapports, et l’inspection des patrimoines n’en publiait aucun. Accéder aux rapports par la voie plus classique des Archives nationales n’est pas plus aisé. Ces documents n’ont pas été versés aux Archives nationales de manière systématique. Ceux qui sont aujourd’hui disponibles à Pierrefitte-sur-Seine le sont bien souvent grâce à la démarche individuelle d’un inspecteur ayant déposé sa production au moment de son départ. Tous ne le font pas. Toute personne extérieure au service qui souhaiterait consulter cette littérature se heurte donc non seulement à des difficultés de localisation des sources, mais aussi à des barrages administratifs, l’accès à ces documents étant le plus souvent « bloqué », c’est-à‑dire soumis à l’autorisation préalable du service producteur du versement. En interne enfin, les rapports sont soustraits à la mémoire collective. Au sein des inspections, les services de documentation se chargent de l’archivage et de la gestion de ces écrits, mais n’en accordent que très rarement l’accès à leurs collègues. La mémoire du contrôle reste ainsi confidentielle, ce qui favorise la méconnaissance par les agents de l’administration eux-mêmes des informations et analyses produites par les inspecteurs.

34Ces pratiques contribuent à inscrire les rapports dans l’ordre du secret54 : peu importe l’importance de ce qui est dissimulé, le seul fait de savoir que l’on est privé d’une connaissance détenue par d’autres provoque une fascination. La prévention qui entoure la diffusion des rapports d’inspection du ministère de la Culture, alors même que la visibilité des inspections a été accrue, joue précisément ce rôle. En manifestant l’existence du contrôle, tout en contraignant et en refusant l’accès aux rapports (dans et hors du cercle de ses propres agents), l’administration fait savoir que savoir est impossible. Comme le mensonge, le secret est une ressource pour asseoir le pouvoir du Prince55. Le rapport inscrit dans l’ordre du secret devient un facteur de séparation entre groupes de l’administration, qui contribue ainsi à maintenir chacun dans sa position. En distinguant les rares personnes autorisées à y accéder, la publicisation construit un réseau dont les frontières séparent ceux qui savent de ceux qui ne savent pas56, tout en renforçant les liens entre les premiers. Le cas de cette inspection réalisée dans un musée de province où le directeur est remis en cause par ses équipes permet de le comprendre :

En réunion de restitution, le cabinet rigolait, parce que – c’est ma collègue qui avait trouvé la formule – [l’une des recommandations] c’était : « Accompagner le directeur dans son souhait de mobilité » [sourire]. On lui a suggéré qu’il aille voir ailleurs, avec, si possible, le moins d’encadrement possible, parce que manifestement, c’était pas son truc. Donc ce sont des choses, bon, il faut les rédiger avec tact. Là, d’ailleurs, on est un peu embêté parce que le comité technique musées (c’est l’instance paritaire avec les organisations syndicales) a demandé qu’on vienne leur présenter le rapport. Nous, on se voit pas venir devant les organisations syndicales et leur dire : « Le personnel a bien fait de nous alerter, parce qu’effectivement le directeur fait pas le job, en termes de management, il ne fait pas l’affaire ». Ce sont des choses qu’on ne dit pas à des organisations syndicales. Donc on réfléchit, ces jours-ci, à comment on va pouvoir présenter ce rapport devant les organisations syndicales sans charger le directeur.57

35Ce qui se joue dans la confidentialité, c’est donc autant le fait de pouvoir cacher les conclusions du rapport – autrement dit, poser un voile sur une connaissance produite – que le fait de résoudre des difficultés de gestion sans perdre la face – sans « charger le directeur ». Car faire perdre la face au directeur, c’est porter atteinte à la légitimité de l’encadrement supérieur en général. Il y a donc une connivence (rire ensemble en réunion), qui lie ceux qui détiennent toutes les informations (l’incapacité du directeur) et qui se manifeste lorsque ceux-ci décident de maintenir les organisations syndicales en dehors du secret en utilisant des formulations euphémisées (« désir de mobilité » plutôt que « mise à l’écart ») et en faisant une présentation tronquée du rapport devant les instances paritaires.

36Ces modalités pratiques s’articulent enfin avec des formes de dépréciation diffuses des inspecteurs. Les inspections de l’administration centrale de l’État ne bénéficient pas d’une image positive dans l’administration centrale. Au-delà des variations liées à la culture institutionnelle, les mêmes motifs de critique reviennent d’une maison à l’autre. Étudiant la mise en cause de l’activité des services de contrôle ministériels par les hauts fonctionnaires réformateurs de la fin des années 1980, Laure Célérier résume l’image dévalorisée dont pâtissent toutes les inspections générales, à l’exception de l’IGF : « Les services de contrôle seraient incapables de remplir de manière satisfaisante leur fonction première, de répondre aux besoins des ministres » ; l’autrice complète en soulignant « l’impression d’inspectrices-teurs indolent-e-s, trop âgé-e-s pour les compétences quasi militaires exigées par le métier »58. Rue de Valois, les expressions « cimetière des éléphants », « mouroir » ou « armée mexicaine » sont une façon courante d’évoquer les inspections. Cette caractérisation est d’autant plus surprenante que ces services accumulent des ressources symboliques importantes : leur rattachement à un ministre ou à un directeur général les place au plus près des sommets de l’administration, et leurs effectifs sont constitués de hauts fonctionnaires passés par des fonctions prestigieuses. En mettant en doute la qualité intellectuelle des inspecteurs, notamment en raison de leur âge, les agents du ministère ne reconduisent pas seulement les stéréotypes et le stigmate de l’âge caractéristiques des sociétés occidentales, mais confortent aussi, en pratique, une légitimité collective à contester la qualité des rapports produits par ces agents. Pouvoir douter de la solidité des analyses des inspecteurs, c’est pouvoir collectivement remettre en question ce que leurs rapports énoncent. Et dès lors, il n’est plus nécessaire d’adhérer à ce qui est dit.

37Plus que l’action consciente de groupes isolés, on peut voir dans le dispositif de dénigrement des inspecteurs un moyen institutionnel de se prémunir contre des interprétations du monde qui entreraient en contradiction avec les cadres d’interprétation dominant dans l’institution. Plus précisément, certains rapports peuvent livrer une représentation de la réalité qui n’est pas en phase avec celle du récepteur, ce qui provoque une dissonance cognitive59. Le récepteur cherche alors à atténuer cette dissonance en mettant les informations qu’il lit en cohérence avec sa propre perspective. Croire à l’incompétence des rapporteurs est un moyen pour les agents de l’administration de conserver la possibilité d’une amnésie institutionnelle60, c’est-à‑dire la capacité de l’institution à préserver l’ordre établi en ne prenant en compte que les connaissances congruentes avec ses modes d’interprétation dominants.

Efficace de l’inutilité

38La réception des rapports est le facteur principal de la prise en compte des préconisations produites. Elle est anticipée, on l’a vu, de manière discrète, en grande partie préréflexive. C’est à cette condition que la fiction d’une totale indépendance peut être préservée. Mais dans une administration gagnée par la culture de la performance et du résultat, produire des analyses neutres et détachées de tout souci de mise en œuvre expose les inspections à la critique de l’inutilité. Pour l’institution inspectorale, il s’agit dès lors de construire une position qui, tout en manifestant l’importance accordée à son action, ne mette pas en péril les conditions d’émergence d’effets discrets, détournés et de long terme au cœur de l’efficace inspectorale.

39Seule une partie des rapports d’inspection relève de la culture de l’évaluation permettant de mesurer les effets d’une action. Lorsqu’il s’agit de produire un avis sur la réalisation d’un chantier ou sur l’agrément d’un établissement d’enseignement artistique, le rapport a des conséquences très concrètes, aboutissant à la délivrance d’autorisations de travaux et à l’attribution de labels ouvrant des droits à la subvention. Mais d’autres missions n’appellent pas de suites particulières. C’était en particulier le cas des contrôles réguliers auxquels les inspections se livraient jusqu’aux années 2000 sans qu’un dysfonctionnement ait été identifié. La question des effets des rapports ne se pose donc pas de manière univoque. En outre, les inspections n’ont pas de pouvoir coercitif leur permettant d’obtenir des services inspectés qu’ils appliquent les orientations proposées. C’est en s’appuyant sur leur commanditaire, qui représente le plus haut niveau hiérarchique de l’administration (le ministre ou le directeur général, selon les cas), que ces services tentent d’améliorer cette mise en œuvre en « se mouillant pour les dossiers », comme on l’a vu. À l’IGAC, une procédure portant sur les suites des missions a ainsi été formalisée dans les années 2010. La réunion de restitution se solde par la signature d’un relevé de décisions par le directeur du cabinet du ministre. Ce document, qui n’a pas de valeur contraignante, permet ensuite à l’IGAC de revenir vers les services un à deux ans plus tard, afin de s’informer de l’évolution des situations observées et de formuler le cas échéant des rappels à l’ordre qui ne sont, là encore, pas contraignants. Ce suivi alimente des tableaux de reporting à partir desquels l’IGAC peut faire connaître son impact sur les politiques :

Une fois par an, on fait un exercice de suivi des missions et donc on se retourne vers chaque direction générale en disant : pour tel tel tel et tel rapport qui sont ceux faits l’année dernière et pour lesquels on a un relevé de décisions qui vous demandait de mettre en œuvre telle ou telle mesure, qu’est-ce que vous avez fait ? […] Ensuite on fera des réunions avec chaque direction générale et le cabinet, et les directions générales auront à s’expliquer devant le cabinet si elles n’ont pas mis en œuvre certaines mesures.61

40Taxées d’inutilité dans certains médias autant que dans les représentations partagées au sein de l’administration, les inspections se plient à l’exigence de reddition de comptes à laquelle l’administration s’est globalement convertie depuis les années 199062. Des modalités de suivi des rapports, variées selon les services, ont vu le jour pour permettre d’objectiver le taux de mise en œuvre des préconisations formulées. En 2007, l’IGAC a par exemple réalisé une étude par questionnaire auprès des services concernés par une sélection de 44 rapports écrits entre 2004 et 200663. Elle conclut que les recommandations sont plus souvent exécutées en administration déconcentrée, quoique tardivement (certaines étant alors caduques), et ce sous l’effet de l’implication d’acteurs tels que les DRAC. Les propositions de portée limitée sont également plus souvent appliquées que celles qui appellent à une réforme de fond.

41Les rapports produits ont donc bel et bien des effets, mais à moyen voire long terme. Ainsi, un fonds dédié à la conversion des danseurs a été créé en 2007, dans le but d’assurer un accompagnement social à finalité professionnelle pour les artistes et techniciens fragilisés ou ayant épuisé leurs droits à l’indemnisation de l’assurance chômage, à la suite du rapport de l’IGAC sur le sujet en 200464. Autre exemple : la refonte de la sécurité sociale des artistes auteurs. Celle-ci clôt un processus de formulation des enjeux et d’acceptation des perspectives de fusion, dans lequel deux rapports ont joué un rôle prépondérant. Le premier contribue en 2005 à caractériser une crise du modèle existant, bicéphale, où le régime de sécurité sociale des artistes auteurs est géré par deux organismes agréés, deux associations, la Maison des artistes, qui a en outre une activité associative autonome, et l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA). Les auteurs décortiquent les modalités pratiques d’un rapprochement de ces deux organismes, évaluent les chances de réussite d’une telle entreprise et préconisent la création d’une structure unique de gestion, sous la forme d’une caisse nationale de sécurité sociale des artistes auteurs65. La mobilisation de l’équipe de direction de la Maison des artistes et des professionnels ralentira la mise en œuvre de la réforme. Le gouvernement la remet sur l’ouvrage en 2013, en confiant à l’IGAC et à l’IGAS la rédaction d’un rapport sur la création d’une caisse unique de sécurité sociale pour gérer la protection sociale des artistes auteurs66. Ce rapport s’emploie à détailler les arguments en faveur de la création de la caisse nationale de sécurité sociale des artistes auteurs, tout en anticipant les éventuelles résistances grâce à l’analyse des réactions au projet gouvernemental. Il recense les arbitrages à rendre parallèlement à la création de la caisse, ainsi que les modalités possibles d’organisation et de fonctionnement de cet organisme. Neuf ans plus tard, les ministères de la Culture et de la Santé agréent la Sécurité sociale des artistes auteurs. Cet organisme réunit désormais l’AGESSA et la Maison des artistes. Mais à côté de ces réalisations très identifiables, les suites des rapports peuvent porter sur des aspects moins spectaculaires de l’action publique. La visite de l’inspecteur elle-même a des conséquences sur les modalités de gestion des services ou sur la formulation d’un problème et sa résolution. Les relations régulières qui lient les inspecteurs aux services qu’ils contrôlent leur permettent de jouer un rôle d’intermédiaire qui peut aller jusqu’à solliciter des créations de postes ou des mutations directement auprès des services de l’administration centrale. Dans ce cas, l’effet du rapport précède sa rédaction : c’est au cours de la mission elle-même que la régulation s’opère. Impossibles à objectiver, ces effets sont pourtant bien connus des inspecteurs ; un enquêté en décrit la temporalité et l’inertie :

Dans l’ensemble les préconisations des rapports de l’IGAC étaient mises en œuvre, mais souvent avec un décalage dans le temps assez considérable. C’est-à‑dire que sur le moment les propositions agacent, notamment les services, c’est du poil à gratter un peu. Donc ils mettent sous le coude. Et puis le problème restant, n’étant pas traité en fait, le problème subsistant, il revient constamment à la surface. [On se demande] « comment peut-on traiter ce truc-là ? ». Et puis il y a toujours quelqu’un qui dit : « Mais enfin, il y a une solution qui a été proposée dans un rapport il y a trois ans, il y a quatre ans, qui consiste en ceci, cela, mais évidemment, c’est ça qu’il faut faire ». Et tac. C’était assez souvent ça.67

42L’efficacité du rapport procède ainsi paradoxalement de l’indifférence qui peut accueillir sa restitution. C’est parce que l’analyse formulée est mise de côté qu’elle peut progressivement accompagner un changement cognitif, une acculturation des fonctionnaires dirigeants à certaines préconisations. La temporalité du rapport est ainsi une clé de compréhension des effets de long terme produits par ces instruments. Inscrits dans des cadres institutionnels contraignants, les rapports sont la source d’un changement qui ne peut être qu’incrémental.

43L’analyse des rapports rédigés pour préparer la mise en œuvre des réformes de la médecine légale dans les années 201068 montre, dans un autre secteur, comment des missions conjointes entre inspections de plusieurs ministères – ici Justice, Santé, Intérieur, Finances et Affaires sociales – permettent de construire un consensus interministériel préalable à la décision de réformer. Décloisonnant le travail supposément très confidentiel des inspecteurs, Romain Juston Morival interroge la manière dont le rapport d’inspection dialogue avec les analyses et préconisations commandées à d’autres institutions et/ou auteurs, comment il peut en être fait usage pour attester de la solidité d’une position ou au contraire pour discréditer certaines pistes. En d’autres termes, il s’agit moins de penser les effets d’un rapport pris isolément, que d’analyser son inscription au sein de l’écologie de la décision. Ce fil analytique révèle comment un problème public est construit dans le temps et avec des variations au travers d’une diversité d’études reprises, citées ou ignorées par les acteurs de la décision. Rue de Valois, les rapports contribuent tout autant à préparer les réformes. Madlyne Samak et Arnaud Mias dénombrent par exemple au moins une dizaine de rapports consacrés à la question de l’emploi intermittent entre 2002 et 2016, dont la moitié ont été confiés à des inspections (IGAC, IGF) et l’autre à des missions ad hoc, attribuées à des hauts fonctionnaires ou à des personnalités publiques69. Dans le monde des musées, Thomas Hélie travaille pour sa part sur la manière dont cette littérature grise accompagne la conversion entrepreneuriale des antennes de grands établissements nationaux décentralisés (Centre Pompidou-Metz, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Louvre Abu Dhabi en tête) dans les années 201070. Le discours en faveur du développement des ressources propres des établissements, irrecevable quelques années plus tôt, comme le montre l’exemple des fonds régionaux d’art contemporain cité plus haut, devient endossable dans la période récente et est porté en 2015 par les inspecteurs du ministère, dont la position s’aligne sur les préconisations formulées au-delà des frontières de la rue de Valois, notamment par les Finances. Convergents sur le fond, ces rapports posent les fondements d’une stratégie de marques publiques, et contribuent dans les années 2010 à infléchir le système de croyances et de justifications : là où les politiques culturelles étaient d’abord discutées et justifiées sur la base de principes et objectifs spécifiquement culturels, ce sont désormais des arguments de développement économique par la culture qui se trouvent ainsi progressivement légitimés71.

*

44Tout en révélant les modalités d’inaction publique72 que les rapports servent en contribuant à confiner les problèmes dans un entre-soi administratif, le prisme de l’ignorance souligne la dimension largement organisationnelle et involontaire de la non-connaissance. Celle-ci se loge dans l’anticipation de la réception, produite tant par les règles objectivées de l’écriture que par un habitus qui actualise les dispositions à la politisation des inspecteurs, acquises au cours de la première partie de leur carrière.

45Tenir ensemble ces deux dimensions, organisationnelle et dispositionnelle, permet de montrer que l’ignorance est une condition de connaissance. Le rapport n’est pas seulement un instrument dont l’efficacité se mesurerait aux changements (ou aux effets) provoqués. Il contribue au maintien et à la reproduction des rapports de pouvoir sur lesquels l’institution est fondée. D’un côté, la procédure de saisine préserve les groupes dominants du risque de contrôle, de l’autre, la pratique qui consiste à ébruiter les rapports permet à ces mêmes groupes d’affirmer leur différence et de renforcer leur cohésion en alimentant le secret. Plus largement, le doute collectivement entretenu sur la solidité des analyses des inspecteurs préserve l’ordre institutionnel de toute remise en question profonde de ses modes d’interprétation dominants.

46La temporalité du rapport en fait en même temps un facteur de changement institutionnel réel mais discret. Le cadrage des missions elles-mêmes, la dimension concertée de la formulation des problèmes n’est pas seulement une opération de soustraction, mais permet de résoudre certaines situations en clarifiant les enjeux avant même la restitution du document final. La pérennité du rapport, sa matérialité en fait enfin un élément de la continuité de l’État face aux alternances. Les directeurs et ministres changent, mais les préconisations restent, ce qui explique que des analyses proposées, incompatibles avec des contextes donnés, puissent devenir endossables politiquement par les équipes suivantes.