Mettre en œuvre les politiques culturelles

5L’activité des inspecteurs se définit par rapport aux pratiques et aux traditions sectorielles dont ils sont les héritiers. Pour la majorité d’entre eux, on l’a vu au chapitre 1, l’administration opérationnelle et le contrôle sont mêlés. Par exemple, lorsque l’inspecteur général des services administratifs Émile Biasini, administrateur de la France d’outre-mer et conseiller technique d’André Malraux, est saisi au début des années 1960 par le ministre au sujet d’un conflit social, il prend en charge toute la chaîne de négociation :

Eisenhower, Khrouchtchev, Macmillan et de Gaulle, [devaient se réunir] à Paris en mai 1960. Naturellement, le traditionnel gala de l’Opéra était prévu. Quinze jours avant : préavis de grève de la CGT. Malraux m’appelle et me somme de régler l’affaire. [Il dit à l’administrateur général de l’Opéra :] « Écoutez, voilà, vous allez me rassembler tout le monde dans la salle ». J’ai tenu le discours suivant : « Écoutez, je ne suis pas un comédien, je ne connais pas vos affaires, je ne sais pas ce qui se passe. Ce que vous faites, si vous le faites, c’est que vous avez des problèmes. Je comprends. Moi, je m’engage à résoudre votre problème. Je ne le connais pas, mais je vous promets que je le réglerai. Ceci dit, à une condition, c’est que vous cessiez ce mouvement idiot ».10

6Ces modalités d’intervention se retrouvent dans toutes les inspections de la culture et au-delà. Dans le secteur des archives, l’inspecteur ne se limite pas à un état des lieux distancié. Lors de ses visites, il « élimine et entasse par terre » les publications administratives périmées, « reclasse, étiquette, estampille » les registres d’état civil, « empaquette dans du papier kraft des liasses constituées et y appose une étiquette d’identification […] »11. Ces usages restent la norme jusqu’aux années 1970. Ils expliquent la réaction du chef de l’inspection de l’enseignement artistique face au projet de son supérieur, le délégué général à la formation et aux enseignements, lorsque celui-ci propose en 1978 de concentrer la décision et l’action de son administration au seul niveau de la délégation et de ses bureaux, et de recentrer le rôle de l’inspection sur l’activité de « juger, informer et proposer » ; le chef de l’inspection s’estime alors privé de sa participation active à la décision, et proteste que « c’est là [l]’aviser […] de la suppression des plus importantes de [ses] attributions antérieures »12.

7Au demeurant, les inspecteurs prennent bel et bien en charge un travail de contrôle, mais de façon souvent périphérique. Il s’agit principalement de la notation des agents et du contrôle des établissements, particulièrement présents dans l’activité des inspecteurs généraux des archives et chez ceux de l’enseignement artistique (en arts plastiques et en musique). L’inspecteur général de l’action culturelle s’assure pour sa part de la qualité de la gestion financière des maisons de la culture. Quelle que soit la place accordée à ces activités de contrôle, chacune des inspections l’intègre dans la fabrique quotidienne des politiques culturelles. Dans le secteur des musées, Dominique Poulot explique par exemple qu’au début du xx^e siècle, « douze artistes, salariés à mi-temps, doivent évaluer chacun environ 150 établissements par an, dont moins de 20 % de musées stricto sensu »13. Chargés de contrôler le respect par les collectivités gestionnaires des normes définies par l’État en matière de musées, ces inspecteurs pointent le manque d’espace, les risques d’incendie, l’humidité ou les autres menaces pesant sur les collections. Mais ils sont loin de se limiter à ce rôle. Ils conçoivent des questionnaires afin de connaître le nombre de visiteurs et les programmes éducatifs existants, recommandent le développement des collections d’artistes locaux, incitent à la valorisation des traditions culturelles, et favorisent la publication de catalogues. Leurs homologues du théâtre contrôlent l’activité et les comptes de certaines compagnies, et participent à des jurys de concours, mais le cœur de leur activité consiste en l’évaluation de la qualité artistique des spectacles dont ils font le compte rendu au directeur des théâtres, évaluation qui peut servir de fondement à l’attribution ou au retrait de certaines subventions. En 1976, un inspecteur assiste ainsi à 275 représentations en un an, dont 65 hors de Paris intra-muros14.

8Tous les inspecteurs sont en lien avec les acteurs artistiques et culturels, et avec les élus à Paris et en région. Jusqu’à la structuration des services déconcentrés de la Culture, qui prennent de l’importance dans les années 1990, ce sont eux en effet qui assument une des contributions les plus actives à l’aménagement culturel du territoire, ce qui les placera plus tard en concurrence avec les conseillers sectoriels créés dans les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) à partir des années 198015. Outre leur fonction de relais scientifique pour l’ensemble des conservateurs, à qui ils apportent leurs conseils sur des questions de mise en valeur d’une collection, de création d’un musée ou d’opportunité d’une rénovation, les inspecteurs généraux des musées classés et contrôlés sont pour leur part chargés de l’affectation des crédits de fonctionnement et d’équipement des musées en région. De même, faire le lien avec les collectivités et favoriser la qualité des enseignements et des programmations proposées est au cœur de l’activité de l’inspection de l’enseignement artistique. Alors que l’État ne représente dans les années 1970 que 3 à 5 % du budget des écoles municipales d’art plastique, les inspecteurs discutent avec les élus des orientations de l’enseignement, des moyens à mettre en œuvre, et proposent des solutions aux problèmes éventuellement constatés.

9Enfin, les inspections sont parties prenantes de la production de la norme, car elles participent aux groupes de travail qui préparent les lois et les réformes. C’est ainsi à Claude Charpentier, inspecteur général de l’administration des affaires culturelles, qu’est confiée à la fin des années 1960 une mission d’étude sur la création de directions régionales, puis sur l’implantation à titre expérimental de la première d’entre elles à Nantes. L’inspection de l’enseignement artistique est pour sa part la cheville ouvrière de la réforme de l’enseignement de l’architecture et de la création des écoles d’architecture distinctes des Beaux-Arts, après 1968 – un chantier poursuivi en 2004 par la nouvelle inspection de l’architecture et du patrimoine, qui met en œuvre la réforme licence-master-doctorat en estimant les coûts, en animant les groupes de travail associant des professionnels et en écrivant les textes réglementaires. De manière plus routinière, le rôle que ces agents jouent jusqu’aux années 2000 dans les commissions les place également en position de force pour dire quelles sont les frontières de la culture et qui est en droit de les faire exister. Ces instances occupent une place centrale dans l’administration des politiques culturelles, où l’intervention de l’État s’est d’abord structurée en s’appuyant sur la légitimité des agents du champ artistique. Elles mettent en présence, selon les sujets, des conservateurs, des artistes, des architectes, des élus, qui débattent de la qualité des dossiers soumis à leur évaluation (restauration de monument, acquisition d’œuvres d’art, réalisation de chantiers de fouilles, etc.), et émettent de façon concertée un avis – souvent consultatif – sur ces dossiers. Ces espaces offrent, jusqu’aux années 2000, une place prédominante aux inspecteurs. Associés réglementairement aux délibérations, ils ont la main sur la présentation des dossiers débattus, l’orientation des débats, sans compter qu’ils participent aux votes à partir desquels les avis sont donnés, voire qu’ils sont chargés de la rédaction des avis eux-mêmes.

10Loin d’être à distance de la mise en œuvre et de la décision, les inspecteurs sont donc, jusqu’aux années 2000, des acteurs de la fabrique des politiques culturelles, une position qui se traduit spatialement dans les organigrammes et les bureaux de la Culture. L’administration culturelle s’est durablement caractérisée par un principe de division des rôles institutionnels entre scientifiques et artistes d’un côté, administratifs de l’autre, mis en œuvre sous la forme de binômes de direction16. Cette pratique est notamment à l’origine de l’organisation de la direction de la musique, formalisée par le compositeur Maurice Fleuret en 1981 dans un organigramme dit « en pétales » ou « en fleur », qui réunit les sous-directions autour du directeur. Chacune d’entre elles est constituée d’un administrateur et d’un inspecteur. Cette innovation organisationnelle valorise la fonction d’expert des inspecteurs de la musique, et consacre leur « véritable rôle politique : leur savoir professionnel est désormais au service de décisions et d’actions »17. L’usage se retrouve à l’archéologie ou encore à l’inventaire. Jusqu’au début des années 2000, des historiens et des archéologues occupent les postes d’inspecteur et travaillent avec les chefs de service de ces secteurs. L’inspection de l’archéologie est ainsi sise à l’époque au service des fouilles et antiquités, rue d’Ulm, celle de l’inventaire auprès du service de l’inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, au Grand Palais. La proximité spatiale se traduit dans l’attribution des bureaux, les inspecteurs jouxtant les directeurs et prenant une part quotidienne à l’activité administrative. Le cas de Cédric F., inspecteur de l’archéologie dans les années 1980 à 1990, permet de saisir les modalités concrètes de ces interactions. Devenu inspecteur dans les années 1980 après vingt ans de carrière comme conservateur régional des fouilles et antiquités, il décrit la configuration des bureaux et les interactions qu’elle facilitait :

Lorsque j’ai pris cette fonction [d’inspecteur général de l’archéologie] en 1986, l’inspecteur général avait son bureau à quelques mètres ou à une dizaine de mètres du bureau du sous-directeur de l’archéologie, qui était l’administrateur responsable de l’archéologie française ; en général c’était un énarque. Donc on était en quelque sorte – alors je mets les guillemets – le codirecteur scientifique si vous voulez. L’énarque n’ayant pas de formation à l’archéologie, il avait besoin auprès de lui d’avoir quelqu’un qui puisse lui donner des conseils sur l’heure pour beaucoup de dossiers délicats mais qui appelaient une réponse directe, par exemple une note qui descendait du cabinet du ministre et à laquelle il fallait répondre dans les deux heures. Voyez. Donc ça n’était pas du tout affiché comme ça, mais dans la réalité quotidienne, c’était comme ça.18

11La proximité des inspecteurs avec les directeurs les amène à établir des diagnostics sur des situations pratiques (rédiger une note pour répondre à une question sur un dossier) comme sur l’évolution plus globale d’un secteur culturel, et à prendre en charge une fonction de conseil quotidien.

12L’implication des inspecteurs dans la conception et la mise en œuvre de ces programmes d’action est légitime et reconnue. Lorsque dans les années 2000 des réformes organisationnelles les placent physiquement à distance des directions techniques et de leurs services métiers, ces routines sont ébranlées, ce qui ouvre la voie à une évolution des formes institutionnelles.

« L’apprentissage sinon de la solitude du moins de la séparation »

13En 2010, à la suite de la réforme de l’organisation du ministère de la Culture, les inspections ont non seulement été fusionnées dans quatre services, mais elles ont également été déplacées physiquement. Ce déplacement spatial institutionnalise le renouvellement de légitimité des inspections. Il amène en outre leurs agents à afficher un comportement différent (celui de la séparation stricte entre fonctions de pilotage et fonctions de mise en œuvre) et favorise l’implantation de pratiques routinières par lesquelles les inspecteurs collaborent depuis lors avec les niveaux supérieurs de la décision.

14La réforme de 2010 fait passer les services d’inspection de huit à quatre (voir chapitre 1). Suivant une conception pyramidale de l’administration, ils sont placés en haut de la chaîne hiérarchique, auprès des directeurs généraux, ou maintenus, dans le cas de l’inspection générale des affaires culturelles (IGAC) et de l’inspection générale des bibliothèques (IGB), auprès du ministre. Ils sont également rassemblés dans des unités organisationnelles identifiées, installées dans des unités spatiales. Tous les inspecteurs d’un même service ont donc des bureaux localisés dans un même bâtiment. Enfin, ces unités spatiales sont placées à proximité des directeurs généraux ou du ministre et de son cabinet selon les cas19. Ces déplacements géographiques ne sont pas anodins : a contrario, la « fixité » spatiotemporelle implique aussi la fixité sociale20. La concentration dans une unité géographique préfigure la construction d’une unité de service et le fait de se considérer comme un groupe à part. Surtout, l’inscription dans de nouveaux lieux, à la fois discrets et prestigieux (une aile du Palais-Royal pour l’IGAC et le collège théâtre de l’inspection de la création artistique, un monument historique avec vue sur les Tuileries pour l’inspection des patrimoines, un immeuble Art déco à deux pas du Centre Pompidou pour les collèges musique et arts plastiques), est un signe d’autorité : l’implantation dans les beaux quartiers et l’aménagement architectural des bureaux servent d’opérateurs symboliques attestant de la respectabilité des activités qui s’y tiennent21. Au quotidien, la géographie joue également sur les possibilités concrètes d’échange. En éloignant les inspecteurs de leurs anciens collègues des bureaux, le déménagement bouscule certaines routines et en génère d’autres, ce dont témoigne le chef de l’inspection de la création artistique dans l’introduction du rapport annuel d’activité de son service en 2009 :

[L’inspection de la création] qui, dans les anciens locaux de la rue Saint-Dominique, vivait dans une grande proximité géographique avec les autres services de la direction faisait, rue de Valois, l’apprentissage sinon de la solitude du moins de la séparation. Plus de rencontres improvisées, chaque échange devait être planifié.22

15En éloignant physiquement les inspecteurs de leurs pairs des services métiers, la réforme de 2010 rend les échanges quotidiens entre inspecteurs et chefs de services techniques plus difficiles. Ces acteurs ne sont plus pris dans la même temporalité et ne vivent plus les mêmes difficultés au même moment. Or, comme dans les ateliers d’usines où la cadence des machines alimente la conscience et la solidarité23, le rythme des bureaux ancrait les inspecteurs dans les équipes des directions. Les déplacements spatiaux remettent ainsi en cause les routines anciennes, sans les faire disparaître tout à fait. Des formes douces de transgression maintiennent de manière discrète les habitudes de collaboration entre services d’inspection et services techniques. Les bureaux des monuments historiques continuent par exemple à orienter les demandes de conseil et d’expertise formulées par les conservateurs de province vers les inspecteurs. Certains inspecteurs prêtent par ailleurs informellement main-forte aux services de l’administration pour la rédaction des bilans annuels, comme l’explique un enquêté. En tant qu’inspecteur des patrimoines, il entretient une collaboration régulière avec le service technique qui prend en charge son secteur de compétence (dénommé mission de l’inventaire général du patrimoine culturel). Sa contribution prend notamment la forme d’une aide à la préparation du bilan annuel de la mission :

Donc l’analyse de ces rapports annuels est faite conjointement par moi et mes collègues à la mission [de l’inventaire]. Là, on prépare [le bilan annuel]. Mais ça, c’est pas vraiment dans mon rôle d’inspecteur. À la limite, j’ai pas à le faire. Simplement, comme ils ont peu de moyens à la mission, on travaille en parfaite intelligence, même si en écoutant [la cheffe du service de l’inspection des patrimoines] je devrais moins voir la mission [de l’inventaire], car selon elle, l’inspection ne devrait pas avoir à travailler au quotidien avec les services. Et les inspecteurs, chacun dans leur spécialité, considèrent qu’ils doivent travailler au quotidien avec les services [rire].24

16Parallèlement, les collaborations se renouvellent. Installés à proximité des niveaux supérieurs de la hiérarchie administrative, les inspecteurs côtoient plus étroitement de nouvelles catégories d’acteurs. Pour l’IGAC par exemple, le déménagement au plus près du cabinet signe une nouvelle considération politique.

17L’implantation administrative de l’IGAC a longtemps été marquée par une distance avec le ministre : le service est d’abord installé à 500 mètres, rue d’Aboukir, puis à 100 mètres, place de Valois, à la fin des années 1990. Ce n’est qu’en 2010 qu’il rejoint le bâtiment principal du ministère, rue de Valois. Tous les IGAC sont depuis installés au troisième étage du bâtiment, le ministre en occupant le 1^er étage et son cabinet une partie du deuxième. Des distributeurs de boissons et de friandises permettent aux agents des trois étages de cette aile de se restaurer. Cet aménagement fait naître des échanges informels et quotidiens entre les IGAC et les membres du cabinet, décrits par deux inspecteurs ayant connu des implantations plus distantes (place de Valois puis rue de Valois) :

CK : [quand on a déménagé] ça a changé complètement, parce qu’il suffit de descendre pour voir le conseiller [technique du ministre]. Et donc le conseiller le sait, on le rencontre à la machine à café […]
MC : Le distributeur de boissons est unique pour tout l’immeuble.
CK : Et c’est à notre étage !
MC : Et donc on voit les gens du 2^e et du 3^e.
CK : Et même en montant ou en descendant les escaliers. Quand vous êtes en train de travailler sur un rapport, que vous l’avez pas encore rendu et que la personne vous croise et vous dit : « Ah, au fait, j’ai vu Untel, qui m’a dit que… », ben ça aide, ça aide énormément ! Donc ça, c’est fondamental [d’être installé près du cabinet].25

18Le déménagement produit donc moins « l’isolement » qu’une réactualisation des liens. Il contribue à renouveler les apparences institutionnelles de l’inspection culturelle de deux manières conjointes. D’abord, il rend physiquement visible un changement. Déménagements et emménagements peuvent en effet être lus comme la manifestation exemplaire de l’introduction de nouvelles normes26. Ensuite, la séparation spatiale objective le comportement désormais prescrit aux inspecteurs. La proximité et les échanges quotidiens qui prévalaient antérieurement sont dévalorisés et les inspecteurs sont appelés à respecter un comportement distant avec certains acteurs (les agents des bureaux). La façade a donc une emprise sur les inspecteurs qui se plient à la norme de la distance, à partir de laquelle ils sont eux-mêmes observés par le reste de l’administration.

Un investissement inédit dans l’écriture

20L’activité d’écriture tient longtemps une place si ce n’est marginale, du moins très minime par rapport à ce que connaissent les services aujourd’hui, comme le traduit dans les années 1970 le directeur du théâtre, écrivant au ministre combien

[l]a nature même des missions de l’Inspection Générale des Spectacles, la multiplicité et la diversité des manifestations dont elle doit assurer la couverture, rend évidemment impossible la mise en œuvre du schéma administratif classique : ordre de mission-inspection-rapport. […] [Les inspecteurs] n’ont pas la possibilité pratique – et cela ne semble d’ailleurs ni opportun ni nécessaire – d’établir un rapport écrit sur chacun des spectacles ou des troupes inspectés.29

21Si les inspecteurs écrivent, c’est de manière ponctuelle, dans le cas de missions expressément commandées afin de disposer d’un rapport sur une situation problématique ou une question de politique sectorielle. Le modèle perdure jusqu’au début des années 2000, où seule la moitié des missions menées par l’inspection des musées suscite la rédaction d’un rapport30.

22Bien moins centraux qu’aujourd’hui, ces documents ne sont pas systématiquement vus comme caractéristiques de l’activité, ce dont témoigne également le fait qu’ils n’ont bien souvent pas fait l’objet d’un archivage raisonné. Les versements réalisés aux Archives nationales par les inspections jusqu’aux années 1990 s’avèrent en effet étonnamment pauvres en rapports. Seules l’inspection des enseignements artistiques31 et celle des archives32 font exception. Ces deux services ont en effet archivé des dizaines de monographies, courts comptes rendus dédiés à des établissements et des services à l’issue de visites de contrôle. Les rapports laissés par les inspections de la musique33 et du théâtre34 sont quant à eux pour l’essentiel des fiches de notation des enseignants et des comptes rendus de jurys de concours concis, peu comparables avec le rapport administratif tel qu’on a coutume de l’imaginer. Pour les autres services, les cartons recèlent surtout des données relatives à la participation des inspecteurs aux différentes commissions, à leur contribution à la vie des services à travers la préparation de circulaires ou de textes réglementaires, à leur collaboration à des groupes de travail et aux activités internationales. De manière convergente, l’image que les services donnent d’eux-mêmes intègre peu leur rôle de scribes. Les notes internes que les inspections rédigent à destination des directeurs, voire des ministres, pour faire connaître leur activité au moment des changements d’équipes, ou encore les courtes descriptions qu’elles formulent pour accompagner leur notice dans les Bottins administratifs, mettent en avant leur participation active à la fabrique des politiques bien plus que leur activité d’analyse, de distance et d’écriture.

23On mesure le contraste avec les représentations actuelles, qui résultent d’une évolution amorcée il y a vingt ans et semblent avoir fait de la production de rapports le seul indicateur aujourd’hui considéré comme légitime pour appréhender l’activité et la performance des services d’inspection. Les journalistes s’en saisissent, comme Yvan Stefanovitch qui dénombre en 2015 5,3 rapports par conseiller à la Cour des comptes, 2,7 à l’inspection générale des finances, 2 par inspecteur général des affaires sociales ou encore 0,18 par inspecteur général de l’éducation nationale35. La même année, l’IGAC recense 41 rapports pour 32 inspecteurs (titulaires et chargés de mission d’inspection), l’IGB, 30 rapports pour 10 inspecteurs, et l’inspection de la création, 55 rapports pour 33 inspecteurs en fonction, soit des ratios respectifs de 1,28, 3 et 1,66, qui les situent dans la moyenne des inspections. Plus qu’une réalité objective, ces ratios disent le renversement de la représentation communément admise du travail de ces contrôleurs : ils produisent d’abord des rapports. Les services eux-mêmes contribuent à légitimer et diffuser cette idée. Les rapports d’activité de l’IGAC, de l’IGB, comme ceux de l’inspection de la création artistique, consacrent désormais l’essentiel de leurs pages au recensement et à la description de leur production écrite (près du double de l’espace accordé aux autres activités telles que la participation à des jurys, des commissions, etc.). Le volume de cette production est affiché comme le signe d’une bonne santé du service : l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) souligne ainsi en 2016 avoir réalisé « 218 rapports et notes soit une hausse de 22 % par rapport à 2015 » ; la même année, l’inspection générale des finances (IGF) affiche 109 missions réalisées, dont 8 missions internes et 75 missions d’évaluation et de conseil, les missions étant entendues comme donnant lieu à des notes ou des rapports.

24Doter ces agents de bureaux et de moyens de traitement de texte est dès lors devenu un enjeu. En 1993, les bureaux des IGAC sont par exemple équipés d’ordinateurs fixes et plusieurs ordinateurs portables sont mis à disposition des inspecteurs pour leurs déplacements en mission. Les équipements sont également agrémentés de logiciels et de disquettes afin de permettre à ces agents de disposer d’outils de traitement de texte (Word) compatibles avec ceux des autres directions avec lesquelles ils collaborent. Ces instruments, objets et gestes rendent compte du sens et de la valeur que les actes ont pour ceux qui les exécutent36. De même que l’introduction de la machine à écrire favorise une standardisation des pratiques des dactylographes dans le contexte d’intensification du régime de production des écritures du xx^e siècle, l’ordinateur encourage et traduit l’intensification de l’activité d’écriture des inspecteurs et la plus grande importance conférée à leurs rapports.

25Autre signe d’une centralité accrue de l’activité de rédaction : dans les années 1990, les secrétaires dactylographes viennent à manquer dans les inspections. Les comptes rendus de réunion de l’IGAC font état des plaintes des inspecteurs sur le sujet : les secrétaires sont débordées, les rapports ne peuvent être tapés dans les temps37. Pour pallier ce manque, certains entreprennent de se former à la bureautique, afin de maîtriser la chaîne de leur production écrite. Les demandes de formation au traitement de texte se multiplient à cette époque, allant de quelques heures dispensées en interne par l’administration du ministère à des cours assurés par des organismes spécialisés extérieurs38. Robert G., IGAC dans les années 1990, revient sur cette période de transition :

Les secrétaires avaient fait un pool, c’est très bien, elles dis[ai]ent toujours : « Ah non mais moi, attendez, j’ai le rapport de M. X avant [le vôtre], mais je vous le fais après ». Alors on revient trois jours après [pour demander] : « Vous avez fait mon rapport ? » [Elles répondent] : « Non, j’ai pas eu le temps ». […] Alors avec [l’ordinateur] portable, c’était bien. C’étaient des disquettes. Alors je rentrais – c’était je sais pas, dix heures du soir – et je mettais des notes : tiens il faut que je pense à ça, ça, ça. Ça, c’était intéressant, et le lendemain, on remet au propre. Et à ce moment-là je me suis passé des secrétaires. J’ai dit : « Bon, je fais le travail moi-même, elles feront le nombre d’exemplaires voulus, elles arrangeront la présentation pour que les titres et les sous-titres soient de la typographie, ça c’est leur boulot. Et moi j’écris le texte ».39

26Le rapport est investi comme une activité principale. Les inspecteurs en maîtrisent la chaîne de production et la présentation.

Se recentrer sur une écriture : celle des rapports

27Comprendre la conversion des inspections à l’écrit nécessite de prendre en compte des stratégies d’acteurs, en particulier celles de groupes professionnels et celles de fonctionnaires dirigeants ayant intérêt à ce retournement. Parmi les groupes professionnels en charge de la tâche d’inspection, l’IGAC est celui qui trouve dans les transformations de l’action publique des années 1990-2000 une occasion pour étendre son territoire professionnel (voir chapitre 1). Pour devenir des acteurs incontournables du contrôle et de l’évaluation des politiques publiques, ses agents vont être les premiers à investir significativement la production de rapports. Cette stratégie aurait fait long feu si elle n’avait pas rencontré les intérêts convergents d’un autre groupe40. Il s’agit de fonctionnaires dirigeants de la rue de Valois qui ont, à partir des années 1990 et surtout 2000, besoin d’accroître leurs ressources pour attester de la rationalité de leur décision. La culture est en effet considérée comme un secteur dépensier, pris en charge par des fonctionnaires peu compétents et à l’esprit trop artiste pour assurer une bonne gestion. Plus que tout autre administration, le ministère de la Culture doit donner des gages de son sérieux, en particulier à partir du moment où son budget est doublé, au début des années 1980. La commande de rapports, à l’IGAC d’abord, aux autres inspections ensuite, constitue une des composantes de la conformation de cette administration au mythe de la gouvernance dépolitisée.

28À partir des années 1990, la stratégie de l’IGAC consiste ainsi à faire du rapport le cœur de son activité. Bénéficiant d’une augmentation d’effectifs qui le porte à une vingtaine d’agents, le service tente d’investir de nouvelles tâches et d’étendre le périmètre de son contrôle sur de nouveaux acteurs. Son nouveau chef de corps, Christian Pattyn, détient les ressources symboliques qui lui permettent d’être accepté à la table de la réunion hebdomadaire des directeurs avec le ministre et de relayer ses revendications. Fils de notaire du Nord de la France, comme on l’a vu, énarque, il a connu une carrière rapide jusqu’à la tête de l’une des plus prestigieuses directions du ministère. Nommé exceptionnellement jeune à l’IGAC, sur fond de divergence personnelle avec des proches du ministre en fonction, il réinvestit dans son rôle de chef de service les dispositions acquises à la faveur de sa carrière professionnelle de haut fonctionnaire. Ancien acteur de la décision en matière de politique architecturale, il met à profit son expérience de médiateur entre l’administratif et le politique et « d’homme de l’institution par excellence »41.

29Ses tentatives pour élargir la juridiction de l’IGAC sont d’abord un échec. En 1991, il tente de faire basculer le centre de gravité du service vers le conseil, s’accordant avec le chef du cabinet de l’époque (Francis Beck, énarque lui aussi) sur la nécessité de « définir l’insertion de l’IGAC à l’intérieur du Ministère et d’accentuer son rôle de conseil par rapport aux tâches de contrôle »42. Mais l’engagement de principe du directeur reste sans effet. Les tentatives de gagner les établissements publics puis les associations sont également un échec : soit l’initiative du contrôle reste étroitement dominée par les directeurs sectoriels43, soit la demande est ignorée et reste sans suite, notamment sans traduction réglementaire44. L’élargissement de la juridiction des IGAC ne peut donc se faire ni par une diversification des tâches (conseil, évaluation), ni par un élargissement à tous les types d’organismes (établissements publics, associations)45. La dernière voie possible est celle d’une intensification des contrôles existants.

30La déconcentration culturelle offre cette occasion d’intensification. La structuration et l’autonomisation des services déconcentrés de la Culture aboutissent au début des années 199046. Après une décennie de résistance de la part des directions sectorielles, l’échelon régional devient l’échelon normal de gestion, de coordination et d’animation des politiques publiques de la culture. La rue de Valois se convertit à la doctrine portée par les réformes du new public management : « Le niveau central ne conserve que les affaires d’intérêt national ou international, et doit limiter son rôle à la conception, l’animation, l’orientation, l’évaluation et le contrôle »47. Les directions régionales des affaires culturelles (DRAC) et les services départementaux de l’architecture (SDA) deviennent alors des acteurs à part entière, représentants transversaux du ministère auprès des préfets en région, et dont le fonctionnement rompt avec l’organisation très sectorisée de l’administration centrale48. Le contrôle de ces services par l’IGAC est systématisé et prend la forme de missions dites « périodiques » : il s’agit de la programmation à intervalles réguliers de visites suivies de rapports. De 1991 à 2012, les vingt-six DRAC sont inspectées tous les quatre ans, les cent SDA tous les trois ans. L’IGAC rédige dès lors des rapports annuels recensant sur des dizaines de pages les rapports rendus dans l’année, dont le nombre explose (figure 3). Autrement dit, l’IGAC investit le contrôle, accroît sa production de rapports et donne à voir cette réorientation de son activité par la publicisation des listes et de certains contenus. À partir des années 2000, ce service est associé, comme ses homologues des autres administrations, aux études transversales – audits interministériels le plus souvent – mises en œuvre dans le cadre des réformes successives de l’État.

Figure 3. Nombre de rapports produits par l’IGAC (1985-2020)

31Confrontées à la délégitimation d’une partie de leur activité traditionnelle, les autres inspections dites « spécialisées » se rangent elles aussi à une activité scripturale. L’inspection de la création artistique recense ainsi 73 rapports en 2004, 85 en 2009, 94 en 2013, celle des bibliothèques, 53 en 1996, 38 en 2004, 35 en 2009. Leur séparation d’avec les bureaux de l’administration opérationnelle et leur rapprochement spatial et organisationnel avec le sommet de la hiérarchie de leur secteur assure un lien plus étroit avec la commande de rapports de la part des directeurs généraux.

32Tenue pour confidentielle et très peu diffusée, cette littérature grise est lentement partagée en interne à un public un peu élargi. Au-delà des membres du cabinet du ministre, les directeurs de l’administration centrale, le secrétaire général, les préfets et directeurs régionaux peuvent en être destinataires. Les années 2010 ouvrent un peu – et de façon inégale – l’audience à l’extérieur de l’administration, grâce à Internet où des moteurs de recherche publics permettent de trouver une partie de ces documents49. Ces pratiques vont de pair avec un usage médiatique qui reste marginal mais devient plus fréquent. Certains rapports sont mis en avant par les acteurs politiques pour témoigner de la considération portée par l’exécutif à un problème donné. Il en va ainsi du rapport conjoint IGF-IGAC sur le financement de l’audiovisuel public50. Commandé fin 2021, il est rendu en juin 2022 après l’annonce surprise de la suppression de la redevance audiovisuelle, et la publicisation du rapport de la mission conjointe de contrôle sur le financement de l’audiovisuel public du Sénat. Autre exemple en 2021, quand le ministre de la Culture assure qu’il va s’inspirer des douze recommandations du rapport de la mission sur la responsabilité environnementale de la presse51. Ou encore fin 2019, lorsque le gouvernement assure de son soutien la presse en outre-mer, et dit attendre « avant la fin de l’année » des propositions de l’IGAC au sujet du groupe France-Antilles52. Un an plus tôt, face à la contestation provoquée par le projet d’implantation d’une tour de 96 mètres à Clichy-la-Garenne, la ministre déclare avoir demandé à l’inspection des patrimoines d’analyser le projet lauréat d’« Inventons la métropole du Grand Paris », etc.53. Les fonctionnaires dirigeants mettent en avant leur souci des effets des rapports, en commandant notamment des études sur les suites. Les missions d’inspection représentent ainsi l’une des ressources de légitimation de la décision politique.

Changement générationnel

34La position d’inspecteur est le plus souvent investie en seconde partie voire en fin de carrière (encadré 1). Si les impétrants ont rarement moins de 45 voire 50 ans, leurs trajectoires sont hétérogènes. Jusqu’aux années 2000, les inspecteurs se distribuent entre trois catégories principales de profils. On trouve d’abord ceux qui sont issus d’une carrière de fonctionnaire, le plus souvent en région ou dans des établissements, donc en dehors de l’administration centrale. Les inspecteurs généraux des archives sont ainsi recrutés au sein du corps des conservateurs en chef des archives. Archivistes paléographes, ils ont fait l’essentiel de leur carrière dans les services d’archives des départements. C’est le cas par exemple d’Henri Blaquière, recruté en 1971, d’abord archiviste du Tarn, de l’Aude, puis directeur du service des archives de Haute-Garonne. Les trajectoires sont comparables chez leurs homologues des monuments historiques et des bibliothèques. Dans cet ensemble, les inspecteurs généraux de l’administration des affaires culturelles présentent certaines spécificités. Les premières générations, recrutées entre 1959 et 1980, sont constituées d’anciens administrateurs de la France d’outre-mer réintégrés dans l’administration centrale à la suite du processus de décolonisation. Diplômés de droit et de l’École nationale de la France d’outre-mer, ils ont fait carrière en Indochine et en Afrique. À partir des années 1990, ces profils disparaissent pour laisser place dans ce service à des administrateurs civils, ayant mené la plus grande partie de leur carrière dans l’administration de la culture, en administration centrale ou en établissements.

35Les inspections sont le reflet du degré d’institutionnalisation du secteur dont elles ont la charge. Aussi les domaines des musées, de l’archéologie ou encore de l’inventaire, entrés plus tardivement dans les champs de l’action de l’État que les bibliothèques, archives ou monuments historiques, sont-ils inspectés par des agents entrés rue de Valois soit depuis les marges de l’emploi public, soit depuis d’autres ministères. Avant les années 1990, nombreux sont les conservateurs de musées qui ont d’abord exercé leurs fonctions en tant que vacataire, contractuel, voire bénévole dans des musées de province. Ils intègrent le corps des conservateurs de musées puis le grade d’inspecteur au terme de plusieurs années de ces situations précaires. Dans les domaines de l’inventaire et de l’archéologie, la Culture s’est fortement appuyée sur les universitaires et les enseignants du secondaire. Professeur agrégé d’histoire, Gérard A. commence par exemple sa carrière dans les années 1970 avec une mission de directeur des antiquités en région, à temps partiel, pour laquelle il reçoit une simple indemnité de 300 francs alors qu’il est en même temps professeur d’histoire en lycée. Lorsqu’un poste de directeur des antiquités est créé, il l’occupe à temps plein à la fin des années 1980 et il intègre le corps des conservateurs du patrimoine avant d’être nommé inspecteur en 1995.

36Enfin, en matière de création et d’architecture, les inspecteurs sont recrutés à l’extérieur de l’administration – une tradition « qui se caractérise par l’entrée dans le monde de l’administration d’individus qui sont bien loin d’en posséder l’esprit »57. Les inspecteurs de l’enseignement artistique sont ainsi recrutés parmi des artistes plasticiens également professeurs en école d’art, ou parmi des musiciens et compositeurs parfois enseignants dans des conservatoires. C’est le cas de Denis D., formé au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, et dont la carrière de compositeur est distinguée par de nombreux prix et résidences, tant avant qu’après son entrée à l’inspection de la musique. Il se maintient dans la carrière artistique même alors qu’il est inspecteur : en 1987, il passe ainsi six mois à Bruxelles dans le cadre d’une résidence à la Villa Médicis hors les murs et, en 1991, il reçoit une bourse de congé sabbatique de compositeur. Les inspecteurs des monuments historiques spécialistes de l’architecture sont pour leur part d’anciens architectes ayant exercé en libéral avant d’entrer dans les services déconcentrés de l’architecture. Leurs homologues de la création artistique ou du théâtre sont d’ex-danseurs, comédiens, critiques d’art, directement issus de la carrière artistique.

37Progressivement, ces profils deviennent minoritaires, avant de pratiquement disparaître dans les années 2000, comme dans l’ensemble de l’administration culturelle58. Près de la moitié (40 %) des recrues arrivées après 2002 ont en effet passé plus de cinq ans en administration centrale et moins du quart n’ont jamais travaillé pour le ministère (que ce soit en administration centrale, en établissement public ou en service déconcentré). Ce changement morphologique est la conséquence de deux facteurs. Le premier est une formalisation des conditions d’accès au poste d’inspecteur. À l’hétérogénéité et l’opacité des conditions de recrutement qui prévalaient jusqu’aux années 1980 succède dans toutes les inspections une relative fermeture et formalisation des procédures. D’abord, plusieurs corps ou statuts spécifiques d’emploi sont créés, ce qui s’accompagne de l’inscription des procédures et critères de sélection dans le règlement. Les inspecteurs généraux des services administratifs sont dotés d’un corps particulier en 1973 : c’est la naissance des inspecteurs généraux de l’administration des affaires culturelles. Un premier corps des inspecteurs de la création et des enseignements artistiques est également créé en 1993, puis élargi en 2002 avec la création du corps des inspecteurs et conseillers de la création, des enseignements artistiques et de l’action culturelle (ICCEAAC). Enfin, la constitution d’un corps unique de la conservation va de pair avec l’homogénéisation des situations des inspecteurs, qui occupent depuis un statut d’emploi uniformément encadré. Ces conditions objectives rendent l’accès à la position d’inspecteur plus difficile pour les agents ayant fait toute leur carrière en dehors de l’administration, même s’il reste marginalement possible, notamment par le biais du tour extérieur du gouvernement ou par le recours à une voie contractuelle de la fonction publique. Ces changements, qui découlent de l’institutionnalisation de la position d’inspecteur, ne sont toutefois qu’une partie de l’explication du processus. De manière plus large, c’est la professionnalisation de la culture à l’œuvre depuis les années 1980 qui explique que les inspecteurs aient derrière eux des trajectoires de plus en plus institutionnalisées.

38Dans les années 1980, les politiques de l’emploi culturel, nourries par la hausse spectaculaire du budget du ministère (doublement), ont favorisé l’essor de l’emploi culturel aussi bien dans le secteur privé (création de postes salariés grâce aux subventions) que dans l’administration et les établissements publics de la culture (augmentation des effectifs des corps d’agents de l’État dépendant du ministère de la Culture et de ceux des établissements publics culturels)59. En créant la fonction de conseiller sectoriel chargé d’accompagner la mise en œuvre des politiques nationales sur les territoires régionaux, la déconcentration culturelle offre également de nouveaux débouchés aux artistes et spécialistes du patrimoine non fonctionnaires à partir des années 199060. Les trajectoires des acteurs culturels se sont en conséquence institutionnalisées et cet effet est enregistré avec un certain décalage dans les services d’inspection. C’est donc la transformation des positions à l’intérieur du champ de la production culturelle qui rend compte de la disparition progressive des agents extérieurs à l’administration dans les inspections.

39L’évolution générationnelle, qui distingue les inspecteurs recrutés avant et après les années 2000, témoigne ainsi du mouvement des positions dans le champ de la culture en général. L’interprète, le compositeur ou l’historien de l’art est remplacé par l’administrateur culturel, bon connaisseur des rouages de l’administration et de la gestion, qui devient majoritaire parmi les inspecteurs recrutés après 2000. Outre cette compétence de gestionnaire, les « nouveaux » inspecteurs présentent la particularité d’être passés par des positions élevées dans la hiérarchie administrative. Ce sont majoritairement d’ex-directeurs de services déconcentrés ou d’organisations artistiques ou culturelles. Avant 2000, même pour ceux qui avaient fait carrière dans l’administration, les postes occupés n’atteignaient jamais un tel niveau hiérarchique. Daniel P. par exemple, doyen de l’inspection générale des bibliothèques en 2005, n’a jamais atteint le niveau de directeur. Conservateur des bibliothèques en 1969, à sa sortie de l’École des chartes, il a été assistant du directeur des bibliothèques de France, chef de bureau de la coopération au service des bibliothèques de la rue de Grenelle et adjoint au directeur de la direction des bibliothèques, des musées et de l’informations scientifique et technique. Autre exemple, inscrit pour sa part dans les services déconcentrés, celui d’Élise B., inspectrice de la spécialité archéologie en 2002 : diplômée d’histoire de l’art du Moyen Âge, elle est documentaliste contractuelle à la direction régionale des antiquités, passe quelques années dans un bureau de la direction des antiquités à Paris avant de regagner la région Rhône-Alpes en tant que conservatrice régionale de l’archéologie ; elle termine sa carrière comme conservatrice régionale adjointe des monuments historiques, avant d’être nommée inspectrice.

40Après 2000, les directeurs de services déconcentrés et d’organisations artistiques deviennent majoritaires. Gérard C., inspecteur de la spécialité architecture, est par exemple d’abord en poste dans des directions du ministère de l’Équipement avant de prendre la tête d’un premier service départemental de l’architecture et du patrimoine puis la direction de plusieurs écoles d’architecture parisiennes jusqu’à sa nomination à l’inspection en 2002. Dans la spécialité enseignement artistique, Clotilde de N. est d’abord conseillère pour la politique des publics dans un centre chorégraphique national, avant de briguer la direction d’un centre d’art avant la trentaine. Elle devient ensuite conseillère pour les arts plastiques dans deux DRAC successives, puis reprend la direction d’une école nationale supérieure d’art en province. Sa nomination à l’inspection dans la spécialité arts plastiques intervient en 2003. À l’IGAC, les années 2000-2020 sont marquées par la nomination plus fréquente de directeurs de grands établissements publics (Versailles, musée Guimet, Cité de l’architecture et du patrimoine entre autres) et celle de la première ex-directrice d’une direction générale de l’administration centrale.

41La coexistence au sein d’une même institution de profils aussi hétérogènes, même s’ils se sont en partie homogénéisés ces vingt dernières années, est liée au maintien de définitions concurrentes du rôle de l’inspecteur.

Expert ou intermédiaire ? Une définition du rôle sous tension

42Les modalités de sélection des inspecteurs par l’institution favorisent leur ajustement à la position qu’ils sont appelés à occuper (encadré 1). Les règles objectives se conjuguent aux modalités informelles de sélection et ce contrôle explique que pour une majorité d’inspecteurs, l’entrée à l’inspection aille dans le sens d’une socialisation de renforcement61. Ajustés à leur position, ils opèrent le plus souvent une conversion « quasi idéologique »62, mais selon des acceptions de la fonction finalement très hétérogènes. S’ils manifestent, dans des styles différents, un travail de la vocation comparable, les uns estiment en effet contribuer à la cause de la culture en tant qu’expert distancié quand les autres se redéfinissent comme des intermédiaires de l’action publique63.

43Pour un premier groupe d’inspecteurs, entrer à l’inspection, c’est accéder à des conditions propices à la réflexion et au recul, incompatibles avec leurs fonctions antérieures. Ils rationalisent leur investissement dans leurs nouvelles fonctions dans les termes d’une appétence pour l’étude et la réflexion, considérant contribuer aux politiques culturelles par le point de vue surplombant et la connaissance qu’ils construisent. Les agents qui adhèrent à cette première figure sont plutôt des hommes, dotés d’un capital culturel important et dont la socialisation professionnelle – réalisée dans des secteurs très différents – a renforcé des dispositions à l’étude. Issu d’une formation supérieure universitaire, Carl O. est par exemple diplômé de l’École nationale du patrimoine dans les années 1990 et intègre le corps des conservateurs du patrimoine dans la filière État. Cette appartenance favorise une conception de l’activité de conservation centrée sur l’étude et la conservation des œuvres64. Il devient rapidement conservateur régional des monuments historiques, et fait sa carrière en services déconcentrés, dans différentes régions. La fin de la cinquantaine approchant, il se tourne vers l’inspection pour répondre à « l’envie d’aller au fond des dossiers », c’est-à‑dire de toucher plus largement à la politique des monuments historiques, et de faire bénéficier les acteurs de terrain de son expérience :

Quand vous êtes CRMH [conservateur régional des monuments historiques], vous gérez toutes sortes de trucs […], vous participez à des milliards de réunions et c’est pas toujours évident de préserver du temps pour aller au fond des choses. […] Et à un moment, vous vous dites : « Mais attends, j’aimerais bien aller au fond des dossiers, au fond des projets de restaurations, au fond des protections, au fond d’un sujet qui m’intéresse sur tel aspect de la politique des monuments historiques ». […] Donc ben vous dites « l’inspection, c’est pas mal, je reste proche du terrain, j’apporte mon savoir-faire, mon expérience, assez élargis ».65

44L’inspection peut donc être l’occasion de renouer avec l’essentiel, inaccessible pendant la première partie de carrière car toujours repoussé par l’émiettement de la journée de travail et la bureaucratisation de l’activité, que l’on observe dans la profession depuis une trentaine d’années66. À cette réactualisation de désirs anciens s’ajoute la motivation de faire bénéficier « le terrain » d’un savoir-faire et d’une expérience « assez élargis », qui rappellent les modalités de construction de l’accomplissement de soi propres aux professionnels de la conservation, et qui s’expriment dans les formes rhétoriques du « talent », du « don » et de l’expression de valeurs éthiques et culturelles67.

45Les professions scientifiques ne sont pas les seules à favoriser cette définition du rôle. Les filières administratives, qui passent par des postes d’encadrement supérieur généraliste, présentent aussi cette position comme un moyen de « prendre la distance du regard critique et analytique », selon un ancien directeur d’institut français à l’étranger, passé par la rue d’Ulm. Pour son collègue, normalien lui aussi, dont l’essentiel de la carrière se déroule dans des établissements publics ou en cabinet ministériel, l’IGAC est le lieu à partir duquel se rapprocher de la démarche de chercheur qu’il a connue à ses débuts, en tant que maître-assistant à l’université :

Vous savez, [inspecter] c’est pas très loin du travail de chercheur hein. Qu’est-ce que vous faites là ? Vous interviewez, vous allez recueillir les données et puis, ensuite, vous allez les mettre en [forme ?] bon, c’est pareil. Donc moi, comme j’avais eu une formation de chercheur à l’origine, ça ne me posait pas trop de problèmes.68

46Dans les cas de ces deux enquêtés normaliens, l’entrée à l’inspection est rationalisée dans les termes d’une réactualisation de dispositions scolaires, au service d’une activité intellectuelle. La formation littéraire de ces inspecteurs et leur rapport désintéressé au savoir expliquent qu’ils associent positivement la fonction à une distance critique, un travail d’analyse, voire de recherche. Les agents les mieux dotés en capital culturel trouvent ainsi dans l’expertise une activité dans laquelle valoriser leurs titres scolaires et leur connaissance sectorielle. Pour les anciens artistes professionnels, tels les danseurs et les comédiens, issus d’une population surdotée en capital culturel par ses origines sociales et ses diplômes69, l’inspection peut aussi être intégrée à une stratégie de reconversion. Ainsi, à l’aube de la quarantaine, Baptiste K., danseur et directeur de compagnies, construit un projet de reconversion qui l’amène à reprendre des études universitaires et à investir une activité de consultant indépendant en ingénierie culturelle. Les contrats qu’il réalise pour le ministère de la Culture renforcent son capital social et confortent sa volonté d’intégrer l’administration culturelle. L’inspection constitue pour lui à la fois l’accès à une profession établie et une sécurisation de fin de carrière :

Intéressé par la question de la danse et des politiques dans ce domaine, il était inévitable à un moment donné que je puisse me pencher sur la question d’en faire mon métier. Et c’était bien à l’inspection que ça pouvait se jouer […]. Un inspecteur, ça se construit. Je pense qu’on crée sa crédibilité, on crée son autorité au sens où on va faire en sorte d’être de plus en plus écouté.70

47Pour cet enquêté, être inspecteur consiste ainsi à « créer sa crédibilité » pour être écouté. Conçue comme une position de surplomb, l’inspection est également le lieu à partir duquel prodiguer des conseils sous la forme de recommandations, et préserver la place de son secteur de prédilection dans les politiques culturelles.

48Pour le second groupe d’inspecteurs, l’inspection est à l’inverse le lieu de la réinterprétation d’un rôle d’intermédiaire artistique et culturel71. Entremetteurs, ces agents mettent en contact des acteurs susceptibles de retirer des profits mutuels d’un échange. Ils se vivent comme des courtiers cherchant des solutions acceptables entre des groupes éloignés qui peuvent trouver avantage à coopérer même s’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs72. Cette acception du rôle est majoritaire parmi les ex-prescripteurs (critiques d’art), diffuseurs (entrepreneurs de spectacle par exemple), ou encore intermédiaires du marché ou du travail artistique (galeristes ou agents d’artiste par exemple), voués à « concilier une multiplicité de logiques contradictoires, à construire des arrangements ponctuels susceptibles de satisfaire à la fois les intérêts artistiques et les intérêts économiques qui s’enchevêtrent pour produire et diffuser une œuvre »73. Leur communauté de vue transparaît dans un article paru dans la presse spécialisée en 201074, en pleine période de préparation de la réforme du ministère de la Culture. Il est l’occasion pour les inspecteurs des arts plastiques en poste de donner leur définition de l’inspection et de mettre en avant la spécificité qu’ils souhaitent voir préservée par la réforme : « écouter les demandes, […] créer des synergies, […] être la tête de pont de tout un arsenal », « piloter les projets de commande publique », « recevoir et orienter les artistes », mais également « faire émerger puis […] concrétiser » les projets artistiques. L’inspecteur y est décrit comme un « entremetteur », une « interface », un « humble missionnaire ».

49D’autres inspecteurs, issus des spécialités de l’administration et du patrimoine, perçoivent leur activité dans des termes comparables. Le cas de Marie-Sophie L., IGAC dans les années 2010 ayant derrière elle une carrière de cadre supérieur dans l’administration, permet de comprendre les modalités de transfert des dispositions. Diplômée de Sciences Po, elle est cadre en administration territoriale avant de passer le concours de l’École nationale d’administration (ENA) et de rejoindre le corps des conseillers de tribunal administratif. Elle gagne l’administration culturelle à la faveur de sa première mobilité, en détachement, puis durablement. Son entrée à l’IGAC clôt une progression de carrière qui se heurte au plafond de verre en s’arrêtant au niveau de sous-directeur d’une direction technique. Le récit qu’elle fait de sa première mission en tant qu’inspectrice dans un musée de province est révélateur d’une représentation de l’inspection comme position à partir de laquelle elle peut non seulement satisfaire ses dispositions à la recherche documentaire, constituées au cours des années passées comme magistrate en tribunal administratif, mais aussi jouer un rôle d’intermédiaire entre acteurs politiques et culturels :

J’ai vraiment apprécié [le moment de recherche documentaire] parce que c’était justement ce qui me manquait, que je ne pouvais jamais faire, dans mes fonctions antérieures où évidemment […]. Et alors là, pour le coup, j’ai trouvé que c’était – dans un registre tout à fait différent – mais ça m’a rappelé mon métier de conseiller de tribunal administratif où on avait le temps de faire ce type de recherches et d’investigations et de se poser des questions. […] Une fois qu’on a remis [le rapport sur le musée K] on a quand même commencé à prendre les contacts avec les établissements publics de l’État qui pouvaient aider le musée à se développer et à développer ses ressources propres. Donc moi, j’avais pris contact avec [les établissements publics A, B, C], en disant : « Voilà, ce musée il intéresse [l’établissement public A] parce qu’il peut lui fournir des thématiques d’exposition, des objets exposés dans les monuments nationaux […]. On avait continué un petit peu, post-mission, à commencer à mettre en place les liens, créer les contacts qu’il fallait, etc.75

50Des socialisations professionnelles hétérogènes (ici magistrat d’un côté, sous-directeur en administration centrale de l’autre) orientent la recomposition de la vocation vers une conception hybride où la recherche documentaire est au service de l’engagement en faveur de la concrétisation d’un projet.

51Contrairement à leurs collègues, ces inspecteurs font de l’inspection une position à partir de laquelle contribuer à la cause de l’art et de la culture en facilitant la mise en relation des acteurs et la constitution de compromis entre des visions divergentes. Cumuler des socialisations variées favorise cette recomposition. À cela s’ajoute l’effet du genre. Les femmes comprennent en effet plus souvent leur « vocation d’inspectrice » dans les termes de l’intermédiation. On retrouve dans ces positions de fin de carrière les effets d’une construction genrée des compétences, l’ordre du relationnel étant celui des femmes, qui se placent ainsi du côté du « monde des choses humaines » de Durkheim, quand celui de la conceptualisation et de la connaissance serait dévolu aux hommes76. « Naturellement » portées à se soucier des autres, elles seraient plus enclines à s’employer à créer du lien.

52Ajustés à leur position, la majorité des inspecteurs développent un discours sur leurs pratiques qui manifeste, dans des styles différents, un travail de la vocation comparable. Cette recomposition de la vocation se fait d’une manière dominante mais non nécessairement exclusive pour chaque inspecteur : comme le formulent les enquêtés, ces figures sont parfois amenées à se « superposer » ou à se « succéder ».

*

53L’institutionnalisation de l’inspection est ainsi un processus permanent, et la représentation aujourd’hui stabilisée derrière la définition transversale, généraliste et distanciée s’avère traversée de contradictions, de résistances, d’ambiguïtés. Ce processus est d’autant moins linéaire qu’il s’insère dans une configuration locale et des stratégies d’acteurs dans et en dehors de l’institution elle-même. En effet, le modèle d’une inspection généraliste et centralisée ne s’impose pas de lui-même, pas plus qu’il n’est imposé d’en haut par les segments centralistes de l’État. À l’inverse, la considération accordée aux rapports peut être considérée comme le résultat conjugué de l’investissement d’un groupe professionnel cherchant à faire valoir une définition nouvelle de la tâche d’inspection et du soutien qu’il obtient de la part d’un groupe de décideurs au sein de l’écologie de la décision. Le rapport constitue alors un lien, une charnière, entre des groupes qu’il contribue à unir77, mais il les dépasse également puisque l’institutionnalisation de cet instrument aura à long terme des conséquences sur l’ensemble des groupes en charge du contrôle de l’administration par elle-même.