Des inspections sans inspecteurs : flou et indétermination de la fonction

5Créé en 1959, le ministère des Affaires culturelles est constitué à partir de pans sectoriels prélevés d’abord sur l’Éducation nationale (direction générale des arts et des lettres, direction de l’architecture, direction des archives de France), le haut-commissariat à la jeunesse et au sport, l’Industrie (pour le Centre national de la cinématographie – CNC)8. Son administration reste ainsi, dans ses premières années, fortement inscrite dans des structures organisationnelles et des routines administratives certes héritées de l’époque des Beaux-Arts, mais très hétérogènes. Dans les années 1960, le contexte est celui d’une administration encore peu institutionnalisée. À tous les échelons et dans tous les secteurs, l’administration de la Culture s’appuie sur des agents extérieurs. Dans le secteur des musées, les conservateurs sont par exemple très durablement inscrits dans la tradition des érudits locaux prenant en charge la collection d’œuvres de leur commune9. Dans les années 1970 à 1980, la rue de Valois s’appuie sur des bénévoles, le plus souvent des femmes, ou des agents à temps partiel pour structurer ses services déconcentrés10. Les directions régionales des antiquités sont gérées par des universitaires qui en assurent la charge parallèlement à leur service académique et ce sont aussi des bénévoles qui se chargeront jusqu’aux années 1980 de procéder au premier niveau de recensement de l’Inventaire des richesses artistiques du territoire.

6Les services d’inspection du ministère sont d’autant plus exposés à ces pratiques qu’ils souffrent depuis la III^e République d’une réduction chronique de leurs moyens. Pour y faire face, les missions d’inspection ont historiquement pu être confiées à des écrivains, des critiques et des historiens de l’art renommés, ou à des fonctionnaires nommés « inspecteurs auxiliaires »11, qui les exercent ponctuellement, sans rétribution spécifique. La réforme générale de l’inspection de l’enseignement artistique de 1930-1931 permet par exemple de diminuer le nombre des inspecteurs de l’enseignement artistique, en régionalisant la fonction et en la déléguant au chef d’établissement et aux professeurs des écoles artistiques de la région concernée. Ces nouveaux inspecteurs régionaux assument ces missions en sus de leur fonction principale, « selon les directives et sous le contrôle de trois inspecteurs généraux de l’enseignement artistique, sans qu’il en coûte un salaire supplémentaire pour l’administration des Beaux-Arts »12. Cet héritage façonne les conditions d’emploi et explique qu’au début de la V^e République, un administrateur de la Culture s’étonne : « On voit la très grande incohérence de ce système qui conduit, pour un total de 24 emplois de même nature, à avoir 8 situations différentes »13.

7À l’intérieur de cet ensemble, deux types de situations continuent à dominer : d’une part celles où des fonctionnaires cumulent la charge d’inspecteur avec d’autres responsabilités administratives, d’autre part celles où des agents non fonctionnaires (contractuels ou rétribués avec des indemnités) prennent en charge la surveillance de manière ponctuelle. Dans la première catégorie de situations, les inspecteurs sont des fonctionnaires qui cumulent les titres et les responsabilités. Dans le langage administratif, le terme « inspecteur » ou « inspecteur général » renvoie simultanément à trois dimensions différentes : c’est d’abord un corps ou le grade d’un corps de la fonction publique ; c’est ensuite un emploi, auquel ces grades donnent accès ; c’est enfin un titre, qui peut être endossé sans nécessairement occuper un poste d’inspecteur général ni être titulaire d’un corps d’inspection générale. Dans années 1960 à 1980, ces trois dimensions sont alignées de manière très variable selon les secteurs de l’administration des affaires culturelles. Les agents peuvent donc appartenir à un corps d’inspection, mais porter le titre et occuper l’emploi de directeur d’établissement par exemple. Jusqu’aux années 1980, dans les secteurs des musées ou des bibliothèques, il est notamment d’usage de choisir les directeurs de grands établissements ou de direction centrale parmi les membres du corps de l’inspection générale.

8Les titres et les appartenances de corps se superposent donc sans nécessairement se recouper tout à fait. Ce flou autour de la dénomination d’inspecteur est renforcé par le fait que l’activité d’inspection peut également être confiée à des agents non fonctionnaires. Dans cette seconde catégorie de situations, l’inspecteur est un agent extérieur à l’administration, exerçant une activité libérale dans le secteur artistique ou culturel (architecte, plasticien, musicien), et qui est ponctuellement mandaté pour contrôler les services territoriaux et les établissements d’enseignement dépendants du ministère. Jusqu’aux années 1970, les inspecteurs de l’enseignement artistique partageaient ainsi encore leur temps entre une activité professionnelle (artiste et/ou enseignant) et des missions ponctuelles de surveillance :

Le recrutement d’inspecteurs principaux de qualité incontestable se heurte à trois obstacles principaux : absence de statut, grille indiciaire restreinte, servitudes du métier. Dans le passé, ces obstacles ont été surmontés dans la mesure où les inspecteurs avaient l’autorisation soit de cumuler certaines fonctions […], soit de ne consacrer qu’un temps restreint à l’inspection ce qui leur permettait de poursuivre des occupations professionnelles.14

9Autre exemple, plus emblématique encore de la porosité admise des statuts : les inspecteurs généraux des monuments historiques architectes. Architectes de formation et de métier, ils ont la charge de la restauration et de la conservation des édifices classés. L’ambition était initialement pour l’administration de recruter ces inspecteurs généraux parmi les architectes libéraux et de les fonctionnariser15. Elle se heurte cependant à des questions pécuniaires16 : accéder au poste d’inspecteur général des monuments historiques en tant que fonctionnaire suppose pour les architectes de consentir à une importante baisse de rémunération. En conséquence, la rue de Valois ne parvient pas à attirer de candidat. Pour contourner cette difficulté, les postes d’adjoint à l’inspection générale des monuments historiques sont créés au début des années 1960. Leurs titulaires, architectes habilités à réaliser les travaux sur des édifices classés, ont une double casquette : d’un côté, ils sont payés sur honoraires pour les travaux qu’ils réalisent sur les édifices classés, de l’autre, ils perçoivent des indemnités pour contrôler le travail de leurs collègues.

10Les conditions réglementaires qui encadrent – de manière lâche – la tâche de contrôle ont des conséquences sur la façon dont cette activité est prise en charge concrètement. Le flou du poste va de pair avec le flou de la fonction. Plus précisément, l’inspection n’est pas une activité délimitée. Jusqu’aux années 1990, elle s’inscrit dans un continuum qui ne s’arrête pas à l’étape de la vérification du respect des normes par les services ; elle n’est pas une activité principale, exercée à l’exclusion de toute autre :

En plus de leur rôle d’inspection et de contrôle, [les inspecteurs généraux des arts et lettres] sont appelés à un rôle d’impulsion et de direction à caractère artistique, chacun dans le domaine qui leur est dévolu : musique, théâtre, enseignement artistique. Ce sont des activités exorbitantes des tâches administratives traditionnelles.17

11Ceux qui portent le titre font certes du contrôle, mais ils ne font pas que du contrôle. Ils sont appelés à prendre en charge des fonctions opérationnelles (impulsion de politiques et direction) qui les placent – de manière hétérodoxe par rapport au modèle diffusé dans les années 2000, comme on le verra – au cœur des bureaux.

Invisibiliser une fonction illégitime

12L’indétermination qui entoure les fonctions d’inspection n’est pas propre à la rue de Valois. Avant les années 1980, c’est en effet le modèle de l’inspection professionnelle qui domine dans les administrations occidentales. En France comme en Grande-Bretagne, l’existence de services d’inspection va de pair avec la tradition d’un autocontrôle des professions pourvoyeuses de service public. Ces « agents de bouclage » sont l’élite d’une profession qui assure les tâches de formation, de contrôle et d’évaluation de ses pairs18. Cette conception domine l’administration française dans son ensemble jusqu’à la fin des années 1970, sans pour autant s’accompagner d’un effort doctrinal19. En particulier, l’idée d’une distance nécessaire entre les inspecteurs et l’action ne va pas de soi.

13Dans de nombreux secteurs, inspection et administration opérationnelle restent liées jusqu’aux années 199020. Pour ce qui concerne la Culture, la persistance du modèle professionnel se comprend dans les termes d’une dépendance au sentier21. Si l’administration culturelle se structure et se rapproche des formes organisationnelles observées dans les autres secteurs de l’action publique, elle reste marquée d’abord par la légitimité tardive de l’État à intervenir dans les champs artistiques et culturels, ensuite par le fait que son objet (l’art, la création, l’accès aux œuvres) est considéré comme échappant par nature à toute velléité de contrôle.

14Nommer et missionner des agents officiels en charge du contrôle du respect local des normes nationales suppose d’abord que l’État soit fondé à intervenir dans le secteur concerné. Or l’entrée de la culture dans le domaine de l’action publique, en 1959, n’a abouti qu’au terme d’un processus long, marqué du xix^e siècle jusqu’aux années 1950 par la résistance du champ de l’art à toute tentative d’intrusion de principes hétéronomes venus des champs politique et administratif22. L’entretien du flou des frontières des politiques culturelles – et son corollaire : le flou du statut des agents qui les prennent en charge – a été le prix à payer pour légitimer l’intervention de l’État. L’ambiguïté qui caractérise durablement le statut des inspecteurs sert ainsi en pratique la mise en place d’un contrôle discret qui ne peut s’assumer comme tel.

15On peut, pour le comprendre, évoquer le cas de Clément de Ris, inspecteur général des musées de 1859 à 186123. Comte de son état, il est un lettré amateur bien plus qu’un érudit. La tournée des 22 musées de province qui lui est confiée par l’administration des Beaux-Arts au milieu du xix^e siècle a un statut ambigu. L’inspecteur agit en dilettante, il se livre moins à une vérification de la conformité des usages locaux aux règlements généraux qu’à une description littéraire et personnelle des collections et de l’appareillage muséographique. Cette ambiguïté est une stratégie de l’administration centrale : « les musées de province étant sous statut municipal, un envoyé officiel de l’État eût risqué d’être accusé sur place d’ingérence, voire proprement mis à la porte ; tandis qu’un inspecteur officieux, sans mandat de l’administration centrale, pouvait contourner cette difficulté »24. La défiance des communes vis-à-vis du pouvoir central conditionne ici la forme prise par le contrôle. La légitimité de Paris à intervenir dans les musées de province est en effet trop faible au xix^e siècle pour permettre à des agents officiels d’exercer un pouvoir de contrôle dans les communes, au nom de l’État. La situation rappelle celle de l’inspection du travail à la même époque : celle-ci est confiée aux notables locaux, jugés plus fondés à pénétrer dans les fabriques dont ils connaissent les patrons25. Ce n’est qu’à compter du moment où l’intervention de l’État dans le monde de l’entreprise est conçue comme légitime que le contrôle du respect des normes par des agents de l’État devient possible. Il en va de même pour le ministère de la Culture : il faut attendre que la culture devienne une catégorie admise de l’action publique pour que ses agents puissent se consacrer à plein temps à son contrôle. Ce tournant cognitif est amorcé avec la création du ministère des Affaires culturelles, mais il tarde plus qu’ailleurs à se généraliser du fait de la nature de l’objet de cette politique.

16Même si la culture est entrée dans les catégories légitimes de l’intervention publique, le contrôle de l’art et de la création par le pouvoir reste associé, encore au début de la V^e République, au repoussoir de l’Ancien Régime et de l’Empire26. Les fonctionnaires des années 1960-1970, qu’ils travaillent rue de Valois ou hors du ministère, partagent la même réticence à l’idée d’un contrôle spécifique, standardisé et objectivé de l’art et de la culture. Le rapport de l’inspecteur général des finances Robert Lion est emblématique de cet état d’esprit. Consacré en 1965 aux maisons de la culture, il défend l’intérêt que représentent ces établissements et fait également transparaître la position du rapporteur sur ce que doit être le contrôle de la culture :

Classer les maisons de la Culture selon le nombre des adhérents ou des spectateurs, c’est perdre de vue l’aspect qualitatif de cette action, c’est oublier qu’elle est souvent d’autant moins spectaculaire qu’elle est plus nécessaire, c’est ignorer que le TEP [Théâtre de l’Est parisien], en 1964, a délibérément refusé des adhésions. S’il y a un critère [d’évaluation], l’inspection générale des Finances ne l’a pas trouvé ou plutôt, elle a vu qu’il ne se chiffrait pas. En matière d’action culturelle, les résultats ne peuvent être appréciés par des financiers, mais par des sociologues ou, plus certainement, à l’épreuve du temps.27

17Ni affaire de chiffres, ni affaire de court terme, la culture échapperait à la rationalité du contrôle traditionnel. La spécificité de l’objet artistique, qui est à la fois non chiffrable, inscrit dans le long terme et en perpétuel mouvement, rend également inconcevable l’idée que les inspecteurs puissent être des agents tout à fait distancés des enjeux de la mise en œuvre : « L’art ne doit pas être sclérosé, mais doit être le reflet fidèle d’une civilisation en pleine évolution, ainsi les inspecteurs des Arts et Lettres doivent, en plus d’une formation administrative être pourvus d’une culture artistique étendue qui leur permet d’avoir une influence marquée dans le domaine qui est le leur »28. Aussi est-il inconcevable à l’époque de différencier la fonction d’inspection – comme c’est le cas à l’inspection générale des finances (IGF) –, car c’est risquer de la figer, de « scléroser » des agents (les inspecteurs) dans des pratiques, et de les rendre incompétents en les détachant du mouvement incessant de la création.

18Ces éléments révèlent que le contrôle n’est pas inexistant rue de Valois avant les années 1960, mais qu’il est peu visible. Ils permettent de comprendre pourquoi la situation perdure jusqu’aux années 1990, alors que la différenciation devient la norme dans les autres administrations de l’État dès la fin des années 1970. À l’époque en effet, tous les ministères sont dotés d’inspections générales placées directement sous l’autorité du ministre29. La spécificité de la culture apparaît liée à un ensemble de représentations partagées tant dans l’administration que dans le champ de la production culturelle. Dès lors, la question est de savoir quels facteurs ont rendu le changement institutionnel possible.

Les grands corps aux prises avec le problème de l’inspection

20Les premières décennies de la V^e République voient bouger les représentations du rôle de l’administration et du fonctionnaire. La critique libérale30 se diffuse en France dans les années 1940 au sein de certains secteurs du monde politique avant de gagner une partie des entreprises d’État et des administrations publiques dans les années 1950-1960. Ciblant la prétendue inefficacité de l’action publique, elle prône moins le retrait de l’État que l’entrée des mécanismes de marché à l’intérieur de l’action publique31. Il s’agit d’augmenter l’efficacité en déléguant au marché les actions qui peuvent l’être, tout en tenant les gouvernants à distance de l’activité de l’État grâce à la création d’institutions régulatrices indépendantes. Ce cadre d’analyse ébranle les modalités de régulation existantes au sein de l’État, délégitime la proximité qui prévalait jusqu’alors entre contrôleur et contrôlé. L’appartenance à un même milieu professionnel est stigmatisée, au point d’être qualifiée outre-Manche « d’incestueuse »32, alors que la distance sociale et professionnelle entre inspecteur et inspecté est valorisée33. Ainsi le contrôle doit désormais être confié à des instances spécifiques de régulation, ce qui suppose de faire du contrôle une tâche différenciée, et de délégitimer l’autocontrôle des professions.

21Ce contexte encourage à faire du contrôle de l’administration un sujet de préoccupation légitime. Au début de la V^e République, la place acquise par les technocrates au détriment des détenteurs d’un savoir-faire relationnel et politique34 favorise l’attention grandissante accordée à la gestion rationnelle de l’administration. L’autonomie de l’administration n’est plus posée en termes professionnels (soustraire les fonctionnaires aux pressions politiques grâce à des statuts et à un recrutement sur concours) mais en termes rationnels (bien gérer)35. De 1962 à 1974, la transformation des modalités de contrôle interne de l’administration par la science économique est au cœur du « répertoire de réforme »36 qui doit répondre au nouveau souci d’un « État inefficace parce que dépensant mal »37. Dans le même temps, la déconcentration et la régionalisation font craindre à certains hauts fonctionnaires un démembrement de l’administration38. Dans ce contexte, une opportunité s’ouvre pour les corps de contrôle administratif, et plus spécifiquement pour les inspections de l’administration centrale, qui sont vues tant comme les garantes de la bonne gestion que comme des vecteurs d’intégration.

22Les trois principaux acteurs du contrôle interne de l’administration s’investissent dès lors dans la construction d’un nouveau39 « problème » de l’inspection. Le Conseil d’État, la Cour des comptes et l’inspection générale des finances identifient en effet ce sujet comme une chance pour affirmer ou étendre leur propre juridiction sur le contrôle. Leurs alliances au sein de plusieurs missions thématiques sont autant d’occasions pour eux d’imposer l’idée d’une nécessaire concentration des fonctions d’inspection. La mission permanente de la réforme administrative en donne une illustration. En février 1963, un comité interministériel formalise le besoin d’assurer une plus grande autorité des ministres sur leurs administrations. Son projet de réforme passe par une réorganisation des services et le renforcement de l’utilisation des corps d’inspection et de contrôle. Ce comité confie au conseiller d’État Pierre Racine, ancien directeur du cabinet du Premier ministre Michel Debré, la charge de procéder à l’inventaire critique des inspections générales existantes, et d’élaborer une proposition en vue d’une réforme. Placée auprès du ministre d’État chargé de la réforme administrative, la mission réunit six membres dont un conseiller d’État, un conseiller maître à la Cour des comptes et deux inspecteurs généraux40. Dans son rapport de 1965, elle préconise de réorganiser les corps d’inspection et de contrôle en créant une inspection générale des administrations, interministérielle, qui regrouperait les inspections générales ministérielles existantes.

23Mis en sommeil, enterré à la faveur des alternances politiques, le projet sera remis à l’agenda à plusieurs reprises, sans plus de succès41. Le Conseil d’État s’investit particulièrement dans la défense d’une réforme de fond visant à créer un corps interministériel d’inspecteurs, ce qui suppose l’harmonisation préalable des dizaines de statuts existants. Dans les années 1980, un groupe de travail est chargé par le gouvernement Mauroy de soumettre un projet de réforme du recrutement et de la formation des hauts fonctionnaires ; il propose la création d’une inspection générale des administrations. Mais ces tentatives successives visant à centraliser les fonctions d’inspection générale administrative au sein d’un corps unique font long feu. D’abord du fait de la résistance de l’IGF, qui voit d’un mauvais œil la création d’un second grand corps d’inspection. Ensuite parce que les ministres redoutent un droit de regard renforcé du Premier ministre sur leur administration.

Faire alliance et diviser

24Parallèlement, au niveau du ministère des Affaires culturelles, un nouveau segment de l’administration a aussi intérêt à constituer localement le contrôle de cette administration en problème. Le premier ministre des Affaires culturelles, André Malraux, est un intime du général de Gaulle. S’il dispose de multiples ressources symboliques pour assurer sa légitimité personnelle42, cet écrivain n’en fait pas moins figure d’exception dans un gouvernement qui valorise des ministres techniciens par opposition aux parlementaires des III^e et IV^e Républiques. Ni lui, ni la plupart des membres de son cabinet ne sont dotés d’une expérience administrative43. Ce manque de ressources propres au champ politico-administratif peut expliquer la faiblesse budgétaire de la rue de Valois44 : avec 0,4 % du budget total de l’État, son enveloppe est l’une des plus petites du gouvernement45. Quant à ses effectifs, ils sont minimes (inférieurs à 400 agents)46, l’Éducation nationale ayant notamment préservé ses intérêts en transférant un minimum d’agents47.

25Incertaine à l’extérieur, la légitimité de la nouvelle administration est également fragile à l’intérieur. Du point de vue de sa structure, l’administration des affaires culturelles n’est pas équilibrée : 800 millions de budget sont consacrés à la direction des archives de France, contre 18 millions pour la direction de l’architecture et 5,8 millions pour la direction générale des arts et des lettres. Les archives et l’architecture jouissent d’une légitimité importante tant du fait de leurs moyens que de l’ancienneté dont elles peuvent se prévaloir. Face à elles, le manque d’expérience administrative du ministre et des membres de son cabinet est un handicap. De surcroît, la nouveauté, l’incertitude et le flou du périmètre d’intervention, ainsi que la relative faiblesse des moyens des Affaires culturelles, alimentent le manque d’attractivité de cette jeune administration. Les agents venus de l’Éducation nationale y voient un ministère créé par et pour Malraux, voué à disparaître avec lui et offrant donc des possibilités de carrière limitées48. L’administration culturelle, qui peine aussi à attirer les énarques, manque de forces vives pour structurer la dimension administrative de son activité.

26La stratégie des nouveaux entrants, autour de Malraux, au début des années 1960, vise à structurer une administration centrale forte, à consolider un périmètre d’intervention disputé et à affaiblir les directions centrales historiques. Si Malraux et ses successeurs s’appuient pour ce faire sur une garde rapprochée composée de hauts fonctionnaires issus des plus grands corps49, c’est parmi les administrateurs de la France d’outre-mer, réintégrés en administration centrale dans le contexte de la décolonisation, que cette administration va plus largement compenser son déficit de cadres administratifs50. Ils sont placés dans tous les secteurs, pour témoigner de la mise en place d’un fonctionnement administratif conforme aux attentes des ministères régaliens. La reprise en main par le cabinet des directions historiques passe par la modification des organigrammes, la nomination de directeurs proches du ministre et la systématisation des tandems de profils culture-administration.

27Dans ce rapport de force, le contrôle de l’administration par elle-même ne tarde pas à être lui aussi conçu comme un instrument de légitimation. Pour le directeur de l’administration générale de l’époque, Jean Autin, ex-administrateur de la France d’outre-mer, l’une des clés réside dans la centralisation des fonctions d’inspection existantes, à l’époque dispersées dans les diverses directions et sous-directions (figure 2) : « Je crois préférable de constituer auprès du ministre l’embryon d’un véritable service d’inspection. Les missions de contrôle et d’étude doivent être polyvalentes et faites non point au nom de tel ou tel directeur mais au nom du ministre »51. C’est ici le principe d’une autonomisation des inspections par rapport aux directions du ministère qui est posé.

Figure 2. Organigramme du ministère des Affaires culturelles (1960)

28Les notes et études52 que commande Jean Autin sont des instruments à la fois discrets et puissants de politisation, dans lesquels se stabilisent les termes de l’analyse et l’espace des solutions envisageables53. Elles pointent d’abord l’hétérogénéité des statuts des inspecteurs, qui est décrite comme problématique. Certains bénéficient, on l’a dit, d’un statut de corps, d’autres d’un statut d’emploi, d’autres encore occupent des emplois budgétaires en dehors de tout cadre réglementaire. Ces situations sont jugées « disparates » et s’avèrent être en contradiction avec les règles traditionnelles du statut général de la fonction publique de 1946. La solution préconisée consiste à rapprocher les statuts existants et à en créer de nouveaux pour intégrer les inspecteurs dépourvus d’assise réglementaire, ce qui suppose d’adhérer à une idée nouvelle : celle de l’équivalence entre les postes d’inspecteurs. Il s’agit en outre de la reconnaissance d’une communauté de fonction : « Il serait bon en effet que les inspecteurs généraux d’inspections spécialisées et ceux de l’inspection de l’administration soient soumis aux mêmes règles de classement indiciaire, puisqu’ils remplissent des fonctions identiques »54. Un point de vue qui contraste avec l’obstination de chaque service à défendre la spécificité irréductible de sa définition de l’inspection.

29La question de l’indépendance des inspecteurs est également formulée. Leur autonomie de jugement et leur liberté d’expression sont mises en doute par le fait qu’ils seraient « annexés par les directeurs »55 et trop « spécialisés » dans leur secteur. Pour rompre avec cette situation, il est préconisé de rattacher directement les inspecteurs au ministre et à son cabinet, de mettre en place des sanctions (retrait du titre d’inspecteur) en cas de non-objectivité du jugement, et d’éviter de pérenniser les inspecteurs à leur poste afin d’éviter toute spécialisation (sectorielle ou régionale). Le rattachement direct au ministre et à son cabinet contribuerait à tenir les inspecteurs à distance de l’administration opérationnelle, et donc à préserver leur objectivité car, comme le défend Jacques Ponchelet, « un inspecteur est fait pour constater les insuffisances par ses investigations et non pour y remédier personnellement »56.

30En dépit des notes adressées à la Fonction publique, de la formalisation de projets de textes réglementaires et même de la sollicitation de la mission permanente de réforme administrative, la question d’une réforme des inspections de la culture n’est pas inscrite à l’agenda. Il faudra, pour y parvenir, que les administrateurs de la rue de Valois s’allient, au début des années 1970, avec le Conseil d’État et la Fonction publique, lesquels, on l’a vu, œuvrent à une harmonisation des statuts. Cette alliance se concrétise en 1976, quand la secrétaire d’État à la Culture, Françoise Giroud, sollicite la plus haute juridiction pour la réalisation d’une étude consacrée à la réforme des inspections de son ministère. Une mission de conception de la réforme et d’accompagnement de sa mise en œuvre est confiée à Jean-Jacques de Bresson, entre 1976 et 1979. Familier de l’administration de la Culture, cet ancien magistrat a été directeur du cabinet d’Alain Peyrefitte lorsqu’il était ministre de l’Information, et a pris la tête de l’Office de radiodiffusion-télévision française de 1968 à 1972. Dans le rapport qu’il rend en 197757, il opère un travail de catégorisation. Après une première partie descriptive sous forme de fiches monographiques présentant des données sur les statuts, les effectifs et les missions de chacune des onze inspections que compte le ministère à l’époque, une seconde partie établit une typologie. La définition restrictive de la fonction d’inspecteur, qui consiste selon le conseiller d’État à être « chargé, pour le compte de l’autorité supérieure, de surveiller le bon fonctionnement des services placés sous la responsabilité de celle-ci »58, sert d’étalon pour évaluer l’appartenance de chacun des services à la catégorie d’inspection. Défendant l’argument selon lequel « au plan concret des missions, le terme commun “d’inspection” recouvre des réalités très différentes, et souvent fort éloignées de l’acception classique de ce vocable »59, le rapport établit les écarts et étiquette ainsi les différents services du plus proche au plus éloigné de cette définition (tableau 1). Celles et ceux qui occupent des fonctions requalifiées comme des tâches de gestion ou de critique d’art sont appelés à devenir chef de service, directeur ou conservateur pour les premiers, conseillers pour l’action culturelle pour les seconds.

31Selon cette étude, certains services sortiraient du champ de l’inspection : les inspecteurs des musées « sont responsables de la direction des plus grands musées nationaux. Ils n’exercent donc aucune mission d’inspection »60, les inspecteurs principaux et les inspecteurs des monuments historiques « ont des tâches de gestion et non d’inspection »61 ; enfin, l’inspection générale de la création artistique a pour mission « de prospecter le domaine des arts plastiques et de proposer l’achat d’œuvres ainsi que les mesures d’aide aux artistes. L’inspecteur général joue en fait le rôle d’un chef de service »62.

32Le schéma de réforme sera finalement mis en œuvre de manière très partielle. D’une part, l’inspection générale des affaires culturelles est dissociée du projet au motif que sa situation relève de la création de la grande inspection générale administrative interministérielle. D’autre part, la question des inspections passe au second plan dans une succession de réformes qui occuperont la rue de Valois pendant près de deux décennies et qui visent l’harmonisation statutaire des corps existants, au premier rang desquels les corps scientifiques63. L’évolution principale concernera alors les conditions d’emploi des inspecteurs. À compter des années 1990, la grande majorité d’entre eux, les inspecteurs du secteur du patrimoine, occupent un emploi et ne sont plus membres d’un corps. Ce sont le plus souvent des conservateurs détachés sur un emploi d’inspecteur, ce qui signifie que celui-ci peut leur être retiré à tout moment. Dans le secteur de la création, le mouvement est inverse, puisqu’un premier corps des inspecteurs de la création et des enseignements artistiques est créé en 1993, avant d’être fondu dans celui des inspecteurs et conseillers de la création artistique, des enseignements et de l’action culturelle (ICCEAAC) en 2002.

33S’il semble en apparence anodin, le résultat des oppositions de cadrage décrites est loin d’être sans conséquence. La plus importante est la création d’une distinction ferme entre les inspections générales ministérielles d’un côté et les inspections techniques, dites aussi « métier », de l’autre, les premières étant supposées embrasser un périmètre plus large que les secondes, grâce à un regard transversal et généraliste. La scission se cristallise à la faveur d’un double mouvement : un travail de naturalisation de la catégorie par les inspecteurs dits « généraux » d’un côté, un repli sur l’expertise sectorielle par les inspecteurs dits « techniques » de l’autre.

« Générales » versus « techniques » : tracer des frontières entre catégories

34Dès les années 1960, les rapports produits par les diverses missions évoquées soulignent que le contrôle n’est pas la seule finalité de l’inspection. Le propos se précise à partir des années 1980 dans un travail de construction et de légitimation d’une nouvelle frontière. Des juristes et des hauts fonctionnaires, parfois inspecteurs eux-mêmes, construisent une position d’intermédiaire dans un contexte de valorisation des sciences administratives. À Paris 1 notamment, sous la direction du politiste et haut fonctionnaire François Goguel, Pierre Milloz, énarque et inspecteur de l’industrie, consacre aux inspections générales une thèse de droit public64, dont il tirera un article paru dans La revue administrative65 ainsi qu’un ouvrage66. Plus proche d’une sociologie empirique appliquée à l’administration, Jacques Ménier, administrateur civil au ministère des Finances et futur conseiller maître à la Cour des comptes, coordonne pour sa part une étude consacrée à ces mêmes inspections, au sein de l’Institut des sciences humaines appliquées (Paris 4). Son rapport est suivi d’un ouvrage67. Toujours au début des années 1980, l’Institut français des sciences administratives de l’université de Lille 2 réunit praticiens et juristes lors de la journée d’études « Le contrôle de l’administration par elle-même ». Y interviennent Gérard Marcou, maître-assistant à l’université de Lille 2 (droit public), et une majorité de professionnels : un inspecteur principal du Trésor, un adjoint au chef de service de la direction départementale des postes, un directeur régional des affaires sanitaires et sociales, ainsi qu’un inspecteur général de l’administration. L’événement donnera lieu à une publication68.

35Ensemble, ces études revendiquent l’existence objective d’une spécificité des inspections générales : directement rattachées à un ministre, celles-ci seraient par nature séparées des services opérationnels et des directeurs de l’administration centrale. Leur position dans l’organigramme est présentée comme une garantie d’indépendance et de neutralité de jugement. Les inspections générales sont celles qui répondent à deux critères, « avoir une compétence “générale” et relever d’un Ministre », écrit Pierre Milloz ; et il ajoute : « par convention, on admettra qu’est générale une inspection dont la compétence s’étend au moins à l’ensemble des services extérieurs du ministère »69. Quant à Jacques Ménier, il identifie trois critères pour caractériser les inspections générales : « l’autorité dont dépend le service en question ; l’étendue de sa compétence ; et, éventuellement, la nature de cette compétence »70.

36S’appuyant sur des institutions académiques reconnues (Paris 4, Paris 1, Lille 2, université de Bourgogne), ces hauts fonctionnaires diffusent et légitiment leurs catégories. Ce travail est relayé dans les ministères eux-mêmes, où certains de leurs homologues font la « théorie de leurs pratiques »71 pour, au cas par cas, séparer le bon grain de l’ivraie le long d’une hiérarchie de services d’inspection. À la Culture, en 1988, la direction de l’administration générale commande ainsi à un ex-directeur régional des affaires culturelles, Yves Renaudin, un rapport sur les inspections de la rue de Valois. Celui-ci attribue aux inspections générales les qualités de « vision globale », de séparation entre inspection et action, et la position « au niveau le plus élevé » de l’administration72. Mais c’est probablement le futur chef de l’IGAC, Christian Pattyn, qui contribuera le plus longuement à porter cette distinction. Nommé inspecteur général jeune (il n’a pas 50 ans) après que son poste de directeur de l’architecture lui a été retiré au milieu des années 1980, il est le premier énarque, ex-directeur d’administration centrale, à prendre la tête du service de l’IGAC au début des années 1990, dix ans avant son départ à la retraite. Fils de notaire, diplômé de droit public et de Sciences Po Paris, il publie d’abord un article dans la Revue française d’administration publique73, puis martèle les spécificités de son service dans une publication périodique de son ministère, lors d’une conférence interne, ou encore dans la notice qu’il consacre aux inspections dans le Dictionnaire des politiques culturelles74. Pour autant, cette catégorisation n’est pas une simple construction stratégique : elle objective des principes de vision propres aux administrateurs civils et aux inspecteurs généraux. C’est en effet parce qu’ils se pensent comme les gardiens de la continuité de l’État75, eu égard à leur qualité de généralistes de la chose publique, que les administrateurs civils s’estiment moralement supérieurs aux fonctionnaires spécialisés et voient dans la structuration sectorielle du contrôle une anomalie à corriger.

37Les autres inspections, ravalées au rang de « techniques », contestent peu cette nouvelle frontière. Premièrement, celle-ci est compatible avec la rhétorique qu’elles investissent pour combattre la réforme de Bresson : les inspecteurs se revendiquent comme des experts irremplaçables de leur domaine. Deuxièmement, contrairement aux hauts fonctionnaires généralistes souvent passés par l’École nationale d’administration (ENA), les inspecteurs spécialisés forment un ensemble hétérogène qui peine à se mobiliser. Consultés dans les travaux préparatoires de la réforme de Bresson dès 1977, ces inspecteurs de diverses spécialités développent des argumentaires comparables, relayés par leurs directeurs dans des notes préparées en interne. Ainsi, pour le directeur de l’architecture, « le caractère scientifique doit être très nettement affirmé »76 ; celui du livre insiste sur les « attributions d’ordre scientifique, technique et administratif »77 de l’inspection générale des bibliothèques. L’activité de contrôle est ainsi présentée comme relevant d’une expertise : c’est la mise en œuvre d’un savoir acquis par l’expérience et exercé sur des cas singuliers78. Les arguments du directeur des musées en donnent l’expression la plus claire. Selon lui, « il est bien évident qu’on ne peut faire inspecter un musée comportant des collections asiatiques, par un inspecteur général spécialisé dans l’art moderne »79.

38Le travail de construction de ces argumentaires s’opère de manière coordonnée par les inspecteurs réunis au sein de l’Association des inspecteurs relevant des affaires culturelles (AIRAC). Leur but est explicitement de peser dans la définition de la réforme, c’est-à‑dire de « participer activement à la révision de [leurs] corps »80. Pratiquement toutes les inspections du ministère y sont représentées81. Pourtant, la création de cette association ne permet pas à cette frange des inspections de se constituer en entrepreneurs identifiés de leur propre cause : non seulement ces inspecteurs spécialisés ne se côtoient pas dans leur activité quotidienne, mais en plus leurs trajectoires professionnelles suivent des logiques très différentes. Leur dispersion dans Paris et en province rend toute socialisation commune difficile. À cela s’ajoutent des conditions de recrutement et d’exercice ainsi que des perspectives de carrière disparates, qui nourrissent des sentiments d’appartenance plus ou moins fort à l’administration. Alors que, comme on l’a vu dans le domaine du patrimoine, la position d’inspecteur est une étape dans la carrière plus globale des conservateurs, elle est, dans celui de la création, une position de transition ou de seconde carrière pour des professionnels de l’art et de la culture venus de l’extérieur de la fonction publique. On est donc loin de l’homogénéité sociale renforcée par l’esprit de corps que peuvent connaître d’autres inspections, comme celle des ponts et chaussées, dont les membres, issus du corps du même nom, partagent des schèmes de pensée communs, forgés sur les bancs de la même école et au cours de carrières administratives similaires82. En l’absence de groupe pour soi, les inspections de la culture mentionnées sont incapables de concevoir et de défendre un modèle professionnel commun et ne réussissent qu’à se mettre d’accord sur les enjeux liés à leurs conditions d’emploi.

Un projet ancien remis au goût du jour

40Les années 2000 sont celles d’une troisième vague de new public management qui valorise la transversalité, la transparence, la coordination et le contrôle85. Dans ce contexte, les frontières sectorielles issues du processus de spécialisation de l’État sont déstabilisées, voire remises en cause, par des luttes entre groupes professionnels86. C’est à ce moment qu’un groupe de travail sur les inspections générales est constitué par la direction générale de la fonction publique dans le cadre du plan de réforme de l’État en 1997. Regroupant des inspecteurs généraux d’une dizaine de secteurs, il a pour mission de considérer les voies d’un rapprochement des inspections générales ministérielles tant en termes de conditions d’emploi que de missions, dans le but de rationaliser et unifier les méthodes de contrôle, et de préciser et organiser le rôle de ces services en matière de conduite du changement et de réformes87. Ainsi, les nouveaux trains de réformes initiés en France à l’époque représentent pour certains groupes l’occasion de renforcer leur position, d’autant que des représentants des grands corps de contrôle occupent désormais des places éminentes dans l’entourage politique des ministres qui se succèdent rue de Valois. Pour les IGAC, l’ambition poursuivie est de devenir le groupe dominant dans l’espace du contrôle de l’administration culturelle, en s’affirmant comme le seul capable de poser un regard transversal sur cette administration.

41En 2005, le secrétaire d’État à la réforme de l’État Jean-François Copé commande une série d’audits de modernisation dans toutes les administrations. Les corps d’inspection y sont étroitement associés. C’est dans ce contexte que le ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres relance une réflexion sur les inspections. Il confie au service de l’IGAC l’état des lieux de cette fonction dans son ministère. Le cadrage de la question par la lettre de saisine la présente comme doublement problématique : ses effectifs seraient trop importants et sa mise en œuvre serait éclatée entre une trop grande diversité d’acteurs. Or les transformations des modalités d’intervention de l’État – redéfinition de l’intervention publique en programmes et non plus par politiques sectorielles, et décentralisation – lui imposeraient de « renforcer rapidement [ses] capacités d’inspection, de contrôle et d’évaluation »88. Les IGAC endossent alors un rôle de « courtier »89, contribuant à remettre au goût du jour une réforme aux origines anciennes et négociant des propositions de mise en œuvre acceptables par les acteurs dominants de l’administration.

42Entrepreneurs de leur propre cause, les IGAC ont moins à perdre dans le changement que dans le statu quo : promouvoir la réforme peut leur permettre de renforcer leur position au sein du ministère de manière plus certaine. Leur rapport propose alors d’orienter la réforme du côté d’une hiérarchisation des agents du contrôle avec, d’une part, les « vrais inspecteurs », et de l’autre, les experts de haut niveau. Les premiers seraient chapeautés par l’IGAC et placés directement auprès du ministre et de son cabinet, les seconds perdraient le titre et resteraient au niveau des services techniques :

Nous [les IGAC], on ne proposait pas de garder le terme d’inspection [pour les inspections spécialisées]. Pour nous, c’étaient des personnes qui faisaient du contrôle, c’étaient des expertes de métier, très pointues, ayant le plus d’expérience dans un service, etc. Donc nous, dans le rapport, on proposait plutôt qu’elles soient placées au niveau des services métiers. C’est-à‑dire que la direction des musées de France, absorbée par la direction générale des patrimoines, garde auprès d’elle un service, une petite équipe d’ex-inspecteurs ou inspecteurs généraux, qui soient ses experts de haut niveau. Idem les archives, etc.90

43Face à cette tentative, les inspections des secteurs de la création et du patrimoine réitèrent leur résistance sans renouveler leurs arguments par rapport aux années 1970. Défendant le modèle de l’inspection professionnelle, ils martèlent la spécificité de leurs secteurs respectifs et lient expertise sectorielle et inspection. Ce faisant, ces inspections se placent dans une ornière en se positionnant sur une juridiction incomplète. Symétriquement, les IGAC prennent appui sur ces revendications, et plaident pour le maintien des inspecteurs auprès des services opérationnels, ce qui leur permet d’affirmer par contraste leur compétence transversale. En conséquence, le service des IGAC apparaît comme le seul à pouvoir revendiquer le monopole du titre et de la fonction d’inspection générale, voire d’inspection tout court, cantonnant ses concurrentes soit au rang de services techniques placés sous sa dépendance, soit au statut d’expert de haut niveau ne pouvant prétendre à l’exercice du contrôle.

44Si cette première tentative d’imposition d’une définition restrictive de l’inspection n’aboutit pas, encore une fois, elle contribue cependant à légitimer l’idée d’une centralisation des inspections et à en faire un projet endossable politiquement. Mise de côté, la question d’un rapprochement des services est plus tard réactualisée par la révision générale des politiques publiques (RGPP). Ce dispositif de réforme lancé en 2007 poursuit un objectif affiché de réduction des coûts, d’efficacité, de productivité, et une logique systématique de réorganisation et de contrôle politique. Il prolonge les audits de modernisation de 2005, tout en adoptant une rhétorique et une méthodologie différentes91. Alors qu’une étude de préfiguration de la réforme des inspections est de nouveau confiée par le ministre à l’IGAC, les inspecteurs formulent des propositions de réorganisation peu clivantes, propres à satisfaire les demandes des futurs directeurs généraux tout en étant compatibles avec une conception transversale du contrôle. Le consensus construit avec ces directeurs permet de traduire ces propositions dans la réforme de 2009 en créant deux nouveaux services : l’inspection des patrimoines, établie auprès du directeur général des patrimoines, et l’inspection de la création artistique, auprès du directeur général de la création. Chacune d’entre elles réunit les inspections antérieurement actives de leur secteur et fonctionne selon une organisation collégiale qui préserve l’intégrité de ces anciennes unités92. L’inspection générale des bibliothèques et l’inspection générale de l’administration des affaires culturelles restent inchangées. Cette dernière voit cependant son périmètre d’intervention étendu, comme le traduit son changement de nom : l’inspection générale de l’administration des affaires culturelles (IGAAC) devient inspection générale des affaires culturelles (IGAC), autrement dit, elle ne se limite plus aux dimensions administratives. Si ces remaniements semblent finalement minimes, ils laissent augurer une évolution de long terme nettement défavorable aux inspections « sectorielles ».

45Ce qui est à l’œuvre dans les années 2000 peut donc être lu comme une opposition entre des groupes professionnels qui investissent les configurations des réformes comme des arènes dans lesquelles faire connaître et ratifier une définition du contrôle de l’administration culturelle susceptible de leur être favorable. On peut dire que le problème social de la régulation de la performance de l’État est un problème objectif93, mais que des groupes entrent en concurrence pour faire reconnaître leur définition subjective de ce problème. Définition subjective qui, une fois ratifiée, leur donne accès à une juridiction, c’est-à‑dire, pour reprendre l’analyse d’Andrew Abbott, à un lien plus ou moins exclusif entre le groupe professionnel et la tâche ainsi définie94. Le processus de ratification de cette définition et de reconnaissance du monopole d’un groupe sur la prise en charge d’une tâche suppose non seulement l’action volontaire d’un groupe constitué, mais aussi sa capacité à trouver des alliances et rencontrer les intérêts d’autres segments du système95. C’est cette reconnaissance qui se joue dans les deux étapes de la réforme étudiée. Dans leurs études de 2005 et 2009, les IGAC cherchent à faire reconnaître leur définition par les agents dominants de l’espace de l’administration culturelle (directeurs généraux, membres du cabinet, ministre). En 2010, au terme de l’évolution observée, on peut dire que les IGAC ont remporté le pouvoir de dire ce qui relève de l’inspection ou non. Ils l’ont fait en tirant profit d’alliances avec d’autres groupes dans l’État, dont les grands corps96. S’affirmant comme seule inspection véritable, l’IGAC pousse ses concurrentes dans l’ornière : soit elles s’alignent sur la définition d’une inspection transversale et généraliste, soit elles perdent leur statut d’inspection.

Laisser faire, laisser aller : un changement institutionnel par négligence

46La publication de décrets, en janvier 2010, officialise les nouveaux organigrammes. S’ils semblent dater le changement institutionnel, celui-ci se joue toutefois en deçà et au-delà de ces actes administratifs. La mise en place d’une nouvelle organisation par fusion ne se traduit pas nécessairement par une transformation des pratiques97. L’observation des années qui suivent ces réformes montre l’effet puissant d’une négligence institutionnelle. Dans les années 2010, les inspections sectorielles subissent en effet un processus de dérive (drift), qui aboutit à l’affaiblissement voire à la disparition de certaines d’entre elles98. Cette négligence est révélatrice d’une volonté politique de pourrissement des services les plus attachés au modèle traditionnel. Deux formes de stratégie principales sont à l’œuvre : le laisser-aller d’abord, le laisser-faire ensuite99. L’érosion institutionnelle apparaît alors au service d’un projet politique de redéfinition des frontières sectorielles : privées des moyens qui leur permettraient de maintenir un modèle professionnel étroitement lié au terrain, les inspections sont amenées à construire un regard déspécialisé sur la culture.

47La réforme de 2010 aligne les inspections de la création artistique et des patrimoines sur un organigramme quasi identique : un chef de service rattaché au directeur général coordonne un ensemble de collèges thématiques. Les inspections spécialisées (danse, arts plastiques, musique d’un côté, musées, architecture, archéologie de l’autre, etc.) sont intégrées dans deux unités centralisées, mises à la main de chacun des deux directeurs généraux. Tout en préservant les frontières sectorielles antérieures à la réforme, l’intégration dans un service commun vise, à terme, à favoriser l’émergence d’une réglementation homogénéisée entre les secteurs de la création d’un côté, du patrimoine de l’autre. Tout au long des années 2010, les inspecteurs des différents collèges des patrimoines d’une part, de la création de l’autre, sont inscrits dans des groupes de travail intersectoriels, dans lesquels ils échangent idées et méthodes tout en travaillant à la construction d’un regard commun sur la culture. Le projet politique qui sous-tend ces évolutions est résumé par la cheffe du service de l’inspection des patrimoines :

Le challenge, c’est vraiment de faire sortir aussi des sujets associés à deux collèges pas plus, pour les faire travailler ensemble. Parce que, qu’est-ce qu’il y a, au fond, comme postulat [dans cette organisation collégiale] ? C’est qu’il faut une approche globale de l’objet [patrimonial] et qu’il faut arrêter d’opposer les législations entre elles.100

48Parallèlement, le périmètre d’intervention des inspections et le cœur de leur mission ne sont pas clarifiés dans les textes. Dans le cas des inspections de la création et des patrimoines, les missions n’ont pas fait l’objet de la publication de textes réglementaires spécifiques. Elles sont inscrites dans des arrêtés définissant plus largement l’organisation de leur direction générale de rattachement. Les termes restent alors très vagues, la division du travail entre services peu claire. Par exemple, le contrôle scientifique et technique de l’État sur les archives publiques et privées ou les musées doit être réalisé par les services de la direction générale des patrimoines « en liaison avec le service de l’inspection des patrimoines »101 tout comme les travaux réalisés sur les monuments historiques. Mais rien ne précise où commencent ni où s’arrêtent les responsabilités de chacun. Il en va de même du côté de l’inspection de la création artistique. Le suivi national des établissements d’enseignement supérieur, des activités de recherche, des procédures d’aides et de commandes aux auteurs, ou encore le suivi et l’évaluation des fonds régionaux d’art contemporain et des centres d’art sont appelés, selon les arrêtés, à être pris en charge par les services de la direction générale, « en concertation » ou « en liaison »102 avec l’inspection.

49À cette indétermination des fonctions s’ajoute une érosion des effectifs. Pris globalement, les effectifs de contrôle de la Culture ont augmenté de 30 % entre les années 1990 et 2010, avant d’accuser un déclin après 2009. Cette réduction du nombre des inspecteurs pourrait être lue comme le résultat d’une fusion qui atteindrait ses objectifs de suppression de postes. Pourtant, une analyse plus fine met en lumière un changement plus profond qui affecte la structure des effectifs de contrôle. Alors que la population des inspecteurs représente une proportion quasi constante de 1 % des effectifs totaux de la rue de Valois (services déconcentrés inclus), l’IGAC et l’inspection générale des bibliothèques (IGB) maintiennent, voire augmentent leurs forces (plus de 30 agents pour la première, 10 pour la seconde). Les autres inspections s’amenuisent : celle de la création passe de plus de 50 agents avant 2006 à 35 en 2016, celle du patrimoine atteint son pic en 2010 avec 55 agents, pour chuter à 21 en 2016. Plusieurs postes libérés par des inspecteurs partis à la retraite n’ont pas été publiés comme vacants et ne sont donc pas pourvus.

50Fragilisées sur ces deux plans, les inspections se voient dès lors concurrencées et remises en cause par les services techniques rivaux, à l’intérieur du ministère. Le cas de l’inspection des musées est révélateur. Au moment de la création de l’inspection des patrimoines, en 2009, les emplois occupés par les inspecteurs des six spécialités résultent de transferts de postes concédés par les services techniques concernés. Si tous s’y plient, le service des musées de France fait exception en conservant les emplois d’inspecteur dans son giron et en refusant de les céder à la nouvelle entité. Par le jeu des redistributions, deux emplois ont finalement été attribués par l’inspection à son collège musées. Mais cette dotation n’a pas permis d’instituer une fonction d’inspection reconnue, dans la mesure où les inspectrices nommées restent contestées, en silence, par le service des musées de France, comme l’explique une enquêtée :

Surtout il y avait une espèce de guerre entre l’inspection [des patrimoines] et le SMF [service des musées de France] qui faisait qu’on n’avait pas de commande, pas de rapport, pas de relation. Donc c’était un peu bizarre ; très bizarre même.103

51Cette remise en question par les services techniques va de pair avec une attaque par les sommets de l’administration. Celle-ci culmine en 2020 lors de la préparation d’une nouvelle réorganisation, qui doit notamment répondre à la demande du Premier ministre de réduire à une seule le nombre d’inspections par ministère. Elle poursuit la tendance aux fusions de ces services qui s’est accélérée dans les années 2000 : dix ans après la RGPP, l’inspection générale des bibliothèques est intégrée au sein du nouveau corps de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR)104, et appelée dès lors à contribuer à « articuler mieux encore les politiques publiques à l’école, de la maternelle au doctorat, touchant aussi bien l’éducation, la formation et l’épanouissement de la jeunesse, l’engagement des élèves et des étudiants dans le sport, la vie associative ou encore la lecture publique, avec les politiques contribuant au lien social et à l’équilibre des territoires »105. Rue de Valois, l’inspection de la création et ses quatre collèges font l’objet en 2019 d’un projet de dissolution. Celui-ci entérine la délégitimation de la forme traditionnelle d’inspection professionnelle. Formulé ici par une membre de l’encadrement supérieur de la direction générale de la création, partie prenante de la réorganisation en cours en 2019-2021, le projet repose sur l’idée selon laquelle les missions prises en charge par les inspecteurs ne relèvent pas de l’inspection mais de formes d’expertise qui ont dès lors leur place auprès des services opérationnels, la construction d’un regard transversal étant confiée à l’IGAC et à une nouvelle direction de l’administration centrale, chargée des fonctions transversales :

L’expertise artistique, je vais la renforcer en – ce qui n’est absolument pas populaire dans la maison, mais on va y arriver – en intégrant les inspecteurs du service d’inspection [de la création], qui en fait n’inspectent pas – ils font de l’évaluation, de l’audit et beaucoup d’expertise, ils rendent des avis –, [il s’agit] de les injecter, si je puis dire, dans ces délégations [et sous-directions sectorielles qui composent la direction générale de la création artistique].106

52Si l’inspection de la création a été finalement préservée, au terme d’une forte mobilisation de ses inspecteurs, réunis au sein de l’Association nationale des inspecteurs de la création, de la diffusion et des enseignements artistiques, c’est au prix d’un repositionnement sur des fonctions d’étude et de conseil. De nouveaux transferts de compétences sont actés dès 2021, déchargeant ces inspecteurs de l’attribution de certains labels et du contrôle de certains établissements d’enseignement artistique. Remise en question dans des termes similaires, l’inspection des patrimoines disparaît pour sa part avec la réorganisation. Elle laisse place à la délégation à l’inspection, à la recherche et à l’innovation (DIRI), chargée de « défini[r], notamment à partir des actions de contrôle scientifique et technique, d’études et de recherche menées en son sein et au sein des autres services de la direction générale, la stratégie de cette direction générale en matière d’évaluation des politiques publiques dont celle-ci est chargée, de recherche et d’innovation »107. Comme le souligne un spécialiste du secteur : « Elle n’exerce plus rien, ne participe même plus »108.

*

53Le cas des inspections de la culture met en évidence la manière dont l’indépendance peut être constituée comme ressource et dont elle devient un enjeu dans les luttes professionnelles sous la V^e République. La délégitimation du modèle de l’inspection professionnelle s’inscrit en cohérence avec le discours néolibéral fustigeant la proximité du politique avec l’administration et affirmant la nécessité de placer des institutions neutres pour assurer une distance entre les deux. Si la réforme de l’administration favorise depuis trente ans la centralité nouvelle des services de contrôle, on voit que seules certaines inspections parviennent à faire de ce changement l’occasion d’étendre leur juridiction, de gagner en centralité. Pour l’IGAC, cela consiste d’un côté à investir l’intersectorialité, pour être reconnue comme le seul service transversal, et de l’autre à apparaître indiscutablement comme le seul service indépendant. L’indépendance constitue une ressource pour l’IGAC comme pour les fonctionnaires dirigeants du ministère, qui scellent avec elle les alliances. Pour ces derniers, l’indépendance de l’inspection est une ressource à double titre : d’un côté elle donne des gages du respect par l’État de la neutralité de son intervention dans le champ artistique, de l’autre elle atteste de la rationalité des décisions politiques. Mais la ratification d’une nouvelle définition de l’inspection n’est pas opérante en soi. C’est parce qu’elle est naturalisée et tenue pour acquise, qu’elle devient une institution. Ce processus fait de la distanciation – les inspecteurs sont placés aux sommets de l’organisation – et de la spécialisation – traduite dans des conditions d’emploi notamment à temps plein – les piliers d’une culture de l’indépendance, saisissable à partir des croyances, représentations, univers de pratiques et de rôles.