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Faire participer les habitants ?

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Marion Carrel

Chapitre 1

Participer, pour quoi faire ? L’énigme du primat de l’« injonction participative » en France

Texte intégral

  • 1  Paroles prononcées lors d’une réunion publique, le 21 juin 2000 en banlieue parisienne, regroupant (...)
  • 2  Ibid.
  • 3  Paroles prononcées en coulisse d’une commission Politique de la ville de Grenoble - Alpes Métropol (...)

La participation des habitants, c’est, au mieux, on explique à la population ce qui se passe. Jamais on ne fait participer réellement les habitants.
(Sous-préfet chargé de mission pour la politique de la ville)1
 
On a mis en place des outils participatifs, avec l’aide d’associations ou de consultants, mais on n’a jamais su les mettre réellement en œuvre. On délègue beaucoup de choses. Je crois qu’on ne sait pas faire avec les habitants.
(Maire d’une grande ville)2
 
Eh bien, je souhaite bon courage au prochain chargé thématique « participation des habitants » ![…]C’est toujours les mêmes débats.
(Référente d’agglomération « Participation des habitants »)3

  • 4  Paroles extraites de divers entretiens avec des professionnels de la politique de la ville.
  • 5  Voir Sintomer, 2001, ainsi que Blondiaux, 2005 à propos du « triple impensé » conceptuel, procédur (...)

1Les professionnels, élus et représentants de l’État partagent le constat de la difficulté à traduire l’idéal de participation en actes. Ils expriment souvent le découragement – «  On ne sait pas comment faire, c’est une question qui laisse perplexe » –, la gêne – « On pourrait mieux faire, on n’est pas à la hauteur » –, voire l’exaspération – « Il faut arrêter avec cette question de participation ! »4 Une perplexité qui reflète le paradoxe de cette notion, scandée dans les textes officiels, mais paraissant difficile, voire impossible à mettre en œuvre. Le sens de cet objet récurrent non identifié de la politique de la ville reste flou dans les esprits : il apparaît « dilué »5, et rares sont les cas où les pouvoirs publics précisent ce à quoi les habitants peuvent participer.

2L’enjeu de ce chapitre est de dépasser ce constat de flou en analysant la manière dont les programmes et les professionnels de la politique de la ville traduisent, en pratique, l’objectif de « faire participer les habitants ». Des conflits surgissent-ils sur le sens de la notion ? Sur quelles représentations des habitants – notamment de leurs « compétences » à saisir les enjeux politiques et à agir collectivement – les pratiques s’appuient-t-elle ? Nous verrons que plusieurs conceptions normatives se croisent, sans forcément être explicitées, aux différents niveaux de définition et de mise en œuvre de la politique de la ville. La participation peut, par exemple, être vue comme dépendante de la capacité des habitants à se comporter en citoyens, ou comme le produit du fonctionnement plus ou moins démocratique des institutions.

3Si cette pluralité de catégorisations de la participation mérite d’être analysée, il ressort cependant de l’enquête un primat, chez les élus et techniciens, d’une conception hostile à la participation. Il y a bien quelque chose qui relève d’une énigme : qu’est-ce qui explique les réticences vis-à-vis de la participation en France ? Localement (une partie de l’enquête a porté sur Grenoble), cette hostilité se nourrit d’une peur de perdre le contrôle des projets et d’une méfiance vis-à-vis des habitants, jugés incapables de se mettre à la hauteur de l’intérêt général. Dans les textes officiels, procédures et discours de la politique de la ville, malgré le leitmotiv de la « participation des habitants » depuis l’origine de cette politique publique à la fin des années soixante-dix, prédomine une conception limitative de la participation, une « injonction participative » dont il s’agira ici de préciser les contours. Cette conception limitative de la participation ne peut cependant se comprendre sans référence au contexte sociopolitique français et aux tensions entre citoyenneté et pauvreté. La peur d’une prise de parole et d’une organisation collective des pauvres ne serait-elle pas une des clés de compréhension de l’énigme ?

  • 6  Réunions de concertation dans les quartiers et réunions internes à la Métro, telles que les commis (...)

4Afin de répondre à cette question, seront analysées en premier lieu, dans ce chapitre, les évolutions de la politique de la ville à propos de la « participation des habitants ». La sociogenèse de cette doctrine, grâce à l’analyse des rapports ministériels et programmes relatifs à la politique de la ville depuis ses origines, permet de repérer les sources de la catégorisation de la participation comme « impossible ». Son évolution institutionnelle, croisée avec les évolutions sociales, politiques et économiques dans les quartiers populaires depuis la fin des années soixante-dix, montre comment l’approche en termes de « luttes urbaines » a progressivement évolué vers l’injonction participative. Ce travail sur le référentiel de la politique de la ville ne suffisant pas à comprendre les pratiques qui lui sont liées, nous analyserons ensuite le cas de la communauté d’agglomération de Grenoble, à partir d’entretiens menés avec les professionnels, de la lecture de leurs documents de travail et de l’observation de réunions avec des élus et des associations6.

5Nous tirerons en second lieu les enseignements de cette enquête en dressant une grille de lecture permettant de différencier quatre positions typiques dans le débat sur la participation. Il s’agira de préciser la position majoritairement adoptée par les professionnels de la politique de la ville, celle de l’injonction participative, en comparaison avec les trois autres positions, en particulier celle de l’empowerment, dont nous discuterons les propriétés et la notoriété grandissante dans les milieux du développement social urbain.

6Il s’agira enfin de prendre le recul nécessaire sur le contexte institutionnel et sociétal français, éloigné de modèles ascendants d’élaboration des politiques publiques, en interrogeant les rapports qu’entretiennent la citoyenneté, la pauvreté et le système de protection sociale. Ce dernier confère-t-il aux plus pauvres un statut de citoyen, une « qualification positive » telle qu’évoquée par Simmel ? Quelle est la spécificité et l’évolution de la France en la matière ? À la lumière d’un projet urbain participatif observé dans le quartier d’Hoogstraat (Pays-Bas), nous verrons enfin comment notre questionnement a évolué grâce à l’observation ethnographique, incitant à développer une approche pragmatiste de la constitution de la chose publique.

Une participation impossible ? Les errements de la politique de la ville

Des luttes urbaines à l’injonction participative

  • 7  Voir l’analyse de l’univers normatif de la politique de la ville tel qu’il apparaît dans L’État an (...)

7Construit par des sociologues, urbanistes et politiques, l’appareil conceptuel de la politique de la ville la présente comme transversale et modernisatrice7. Les années 1981, 1988 et 2003 sont fréquemment utilisées pour délimiter les périodes en matière de politique de la ville (Anderson, Vieillard-Baron, 2003 ; Avenel, 2007). Les choix de périodisation ne sont pas sans effets sur la manière de présenter un problème public, comme l’exemple du « fonds en déshérence » en Suisse le montre (Terzi, 2003). Nous verrons, en seconde partie de ce chapitre, en quoi l’élargissement de l’horizon temporel, remontant à l’avènement des politiques sociales au xixe siècle, correspond à une catégorisation du problème de la « participation des habitants » empreinte d’inquiétude quant à la responsabilisation des pauvres. Avant cela, pour étudier la manière dont la politique de la ville catégorise et organise la participation, nous allons suivre un découpage chronologique en trois phases, qui souligne l’inversion entre une forte « demande » de participation dans les années soixante et soixante-dix, et le développement d’une « offre » comme réponse à l’essoufflement des revendications portées par les associations. Albert Mollet regrette l’« absence de “demande” exprimée de participation dans les quartiers d’où les classes moyennes sont parties et où ne subsistent plus que les milieux défavorisés » (Mollet éd., 1986, p. 10). Le rapport Dubedout préconise de « mettre en œuvre une stratégie de l’offre de participation » pour faire face au « gâchis » que représente le départ des « militants bénévoles ou permanents qui, essoufflés, ont quitté ces quartiers dans lesquels ils avaient rêvé d’organiser une autre vie sociale » (Dubedout, 1983, p. 35). L’analyse en termes d’offre et de demande de participation fait ainsi partie du discours indigène de la politique de la ville et son exposition permet de mieux cerner les enjeux normatifs et empiriques sous-jacents.

Les décennies soixante et soixante-dix, période de forte demande de participation

  • 8  À partir d’exemples à Paris (lutte contre la « rénovation-déportation »), Montréal (comités de cit (...)
  • 9  « Rien n’empêche les technocrates urbains de doubler le système de planification d’un “système de (...)
  • 10  Voir Paoletti, 1997, p. 51.

8L’expression « luttes urbaines » renvoie aux pratiques militantes prolongeant la lutte sur le lieu de travail à la lutte sur une base territoriale (Castells, 1973)8. Marquées par l’idéal d’autogestion populaire, elles s’opposent frontalement aux « simulacres participatifs » des technocrates urbains9. Certains ont qualifié en France cette période de « Mai 68 urbain », portée par le rêve d’une « démocratie radicale » (Bachmann, Leguennec, 1996). Si les sociologues ont joué un rôle non négligeable dans sa mise en visibilité10, la lutte est principalement portée par les habitants des « classes moyennes ascendantes »

  • 11  M. Autès, P. Castanier et M. Diény dans Anderson éd., 2002, p. 1030.

qui ont créé et encadré les associations locales du cadre de vie, si actives à l’époque, exigé la création d’équipements de voisinage et de services de proximité, harcelé les bailleurs et le pouvoir local pour obtenir satisfaction (grève des loyers et des charges, pétitions, manifestations, occupations) et qui ont, parfois, profité des élections municipales de 1971 et 1977 pour renverser les équipes « archaïques » en place et gérer à leur place.11

  • 12  Sur la double figure de modèle et de repoussoir de l’Alma-Gare dans la constitution de comités de (...)

9L’exemple mythique de ces luttes urbaines est celui de l’Alma-Gare à Roubaix. Une coalition singulière de militants catholiques et maoïstes, avec l’aide de sociologues, architectes et urbanistes dans le cadre de l’Atelier populaire d’urbanisme, avait mené une lutte victorieuse contre le projet municipal de rénovation du quartier. Cette expérience est encore mobilisée aujourd’hui, tantôt comme modèle par les défenseurs d’une « réelle » participation des habitants, tantôt comme repoussoir pour qui craint, en donnant par exemple trop de pouvoir aux conseils de quartier, de perdre le contrôle sur la population12. Parler pour qualifier cette époque de « forte demande de participation » reste cependant discutable, tant le nombre de personnes impliquées dans les luttes urbaines était limité à un noyau d’activistes plutôt issus des classes moyennes (Cossart, Talpin, 2011 ; Hatzfeld, 1986). Comparativement à l’époque actuelle cependant, les demandes que les projets de rénovation urbaine soient conçus avec la population dans le souci de maintenir sur place les habitants, y compris les plus pauvres, étaient plus prégnantes au temps des luttes urbaines (Carrel, Rosenberg, 2011).

  • 13  Bachmann, Leguennec, 1996, p. 268.

10En réponse à ces mouvements sociaux urbains, dans une période de désillusion face à la gestion étatique planificatrice, les pouvoirs publics commencent, à la fin des années soixante-dix, à promouvoir la concertation. Le rapport du ministre de l’Aménagement fait une large place à « l’indispensable participation des citoyens à l’action publique » (Guichard, 1977). Le ministre de l’Équipement Albin Chalendon impulse, à partir des travaux du groupe interministériel Habitat et vie sociale, les premières opérations de requalification urbaine selon une démarche d’animation sociale concertée, inspirée de l’éducation populaire. Le décret du 3 mars 1977 inscrit dans la loi l’exigence de « participation active des habitants » à la définition des projets Habitat et vie sociale13.

  • 14  La participation des habitants apparaît de moins en moins comme un enjeu de la lutte politique à p (...)

11La critique marxiste taxe à cette époque d’« immense comédie » cette démocratie urbaine animée par la peur de la révolution (Garnier, Goldschmidt, 1978). L’appel gouvernemental à un urbanisme participatif et au « droit à la ville » en référence au philosophe Henri Lefebvre (Lefebvre, 1968), vise en réalité, selon les marxistes, à contrôler et encadrer les couches populaires. Il s’agit de changer la ville pour éviter de changer la société, de soigner les malaises sociaux par l’urbain, de faire croire à une « cité sans classes ». Ce débat entre Lefebvre et Castells va perdre de sa vigueur dans les années quatre-vingt14 mais restera en arrière-fond du développement de l’offre de participation.

  • 15  Ce club regroupe en 1961 entre trois cent et quatre cents membres, dont Michel Rocard et Michel Cr (...)
  • 16  Castel, 1995, p. 635. Voir également Donzelot, 1994 [1984].

12C’est à cette époque que la deuxième gauche autogestionnaire, constituée du Parti socialiste unifié (PSU) et des Groupes d’action municipale (GAM) nés à Grenoble au milieu des années soixante sous l’impulsion d’Hubert Dubedout, développe un programme de « troisième voie », entre le libéralisme et le marxisme. Dans la mouvance de Mai 1968, ces jeunes politiques critiquent le technocratisme de l’État. Leur projet basiste et autogestionnaire se nourrit des réflexions du Club Jean Moulin, fondé en mai 195815, hostile au dirigisme étatique et préconisant la participation citoyenne, la décentralisation et la déconcentration administrative (Club Jean Moulin, 1961). S’agrègent à ce réseau d’autres clubs ou associations comme Citoyens soixante ou l’Association pour la démocratie, l’éducation locale et sociale (ADELS) créée en 1959. Les liens vont également se nouer avec les franges radicales du christianisme (les revues Esprit et Témoignage chrétien). Tout ce mouvement atteste « d’une responsabilisation des acteurs sociaux anesthésiés par les formes bureaucratiques et impersonnelles de gestion de l’État social » 16.

  • 17  Albert Mollet, « farouche défenseur d’expériences participatives parfois risquées, qui s’obstinera (...)
  • 18  Albert Mollet cite les anthropologues de l’habiter (Bachelard, Heidegger), pour qui l’habitat cons (...)
  • 19  Mollet éd., 1981, p. 19.

13Dans ce contexte, parmi les expériences qui ont compté dans la doctrine Dubedout, figurent celles encouragées par Albert Mollet17 (Mollet éd., 1981). Ces expérimentations sont qualifiées d’« anti-HVS », car elles sont davantage axées sur le développement d’une action collective dans le quartier que sur une intervention urbanistique. Albert Mollet dénonce l’absence de réflexions sur l’habitat comme lieu de vie18, critique la séparation entre urbanisme et action sociale, et plus largement la centralisation et la sectorisation, « deux mamelles de la France administrative »19.

Les années quatre-vingt. La doctrine Dubedout à l’épreuve

  • 20  La corrélation entre la loi de 1977 sur le financement du logement, qui met en place le système d’ (...)
  • 21  Des émeutes avaient déjà éclos à la fin des années soixante-dix en banlieue lyonnaise, sans rencon (...)
  • 22  Les opérations HVS sont critiquées pour s’être concentrées sur l’amélioration du confort des logem (...)

14Avec les municipales de 1977, la gauche arrive au pouvoir dans de nombreuses villes, tandis que s’accélère le mouvement de départ des grands ensembles des classes moyennes, qui portaient l’essentiel de la vie associative et des luttes urbaines20. Quelques semaines après la victoire de la gauche, en 1981, les premières émeutes urbaines médiatisées21 éclatent à Vaulx-en-Velin. Le gouvernement annonce en octobre la création d’une Commission nationale de développement social des quartiers (CNDSQ), chargée de faire des propositions pour le IXe Plan français (1984-1988). La commission, dirigée par le maire de Grenoble, Hubert Dubedout, rend en 1982 son rapport qui tire un bilan critique des opérations HVS22 et développe trois orientations. Il s’agit premièrement d’agir sur les causes de la dégradation des quartiers autant que sur la dégradation elle-même, de s’atteler, donc, à la lutte contre le chômage, la pauvreté et l’échec scolaire. La deuxième orientation consiste à faire des habitants des acteurs du changement. Le rapport insiste, contre le modèle de l’assistance, sur la nécessité de responsabiliser les individus et de les « reconnaître comme partenaires dotés d’un véritable pouvoir et sur leur participation réelle aux décisions » (Dubedout, 1983, p. 10). La troisième orientation consiste à rendre les collectivités locales responsables des opérations, en référence à la décentralisation.

  • 23  Est par exemple préconisé le droit de vote des étrangers aux élections locales.

15Le chapitre « Démocratiser la gestion de la ville » analyse la question de la participation à travers le double prisme du fonctionnement de la démocratie et de la stratégie de l’offre de participation. Sur le premier point, le rapport préconise aux autorités locales de travailler de manière plus transparente et démocratique. Dans cette quête de démocratie locale, l’effort doit être porté sur « certains groupes sociaux », comme les étrangers23 ou les jeunes, afin de favoriser leur entrée dans les dispositifs de participation. Sur le deuxième point, il ne s’agit plus de se contenter de répondre aux conflits portés par les associations, mais de concevoir l’intervention des habitants comme « l’un des moteurs de la gestion urbaine, ce qui suppose une volonté politique et le choix de faire du développement une affaire de partenaires » (Dubedout, 1983, p. 35). Le « développement social des quartiers » doit s’inspirer des actions d’auto-développement dans le monde rural et les pays du sud, afin d’impulser l’organisation des habitants en une force de coproduction de l’action publique. Les institutions ont un énorme pas à franchir pour passer d’une logique de gestion à une logique de développement, souligne Dubedout, qui préconise de partir des besoins quotidiens des habitants en matière de logement, sécurité, transports ou encore de voisinage.

16Quel est le sens de cette figure de l’habitant, qui n’a jamais cessé d’être encensée depuis dans la politique de la ville ? En valorisant l’habitant, les associations ne sont-elles pas délégitimées (Flanquart, Lafaye, 2001 ; Blatrix, 2002) ? La valorisation de l’expertise d’usage n’aboutirait-elle pas à encadrer au plus près des habitants dépouillés de toute appartenance collective ? L’idée de participation serait ainsi en quelque sorte récupérée par les élus, sur le modèle de la « cité par projet » (Boltanski, Chiapello, 1999). On retrouve ici la critique marxiste énoncée dans les années soixante-dix. Le capitalisme récupérerait les critiques en mettant en place des dispositifs participatifs qui effacent les rapports sociaux et n’organisent ni redistribution du pouvoir, ni délibération avec les citoyens.

17À propos de la tension entre la figure de l’habitant et celle de l’association, le rapport Dubedout regrette la perte de combativité associative dans les quartiers d’habitat social et argumente la nécessité de s’adresser directement aux habitants. La mise en place d’une offre de participation multiple (implication des associations et des habitants dans la programmation DSQ (Développement social des quartiers), aide financière aux associations, notamment d’éducation populaire) doit permettre à la démocratie locale de s’épanouir. L’offre qui se développera sera cependant davantage axée sur l’attente d’interlocuteurs associatifs organisés, selon le modèle de la demande des décennies précédentes (consultation), que sur l’encouragement de l’auto-organisation des habitants pour peser dans la délibération (implication) (Donzelot, Estèbe, 1994). Ainsi, la construction du bien commun à partir d’une montée en généralité de formes localisées d’engagement par « le proche » reste peu pratiquée. Dans le langage de la politique de la ville, ce constat se résume par l’idée que l’offre de participation n’a pas rencontré la demande :

Les uns ont des attentes, ils ont une représentation, les autres ont un autre type de représentation et dans cette période-là, que j’ai vécue ailleurs, moi j’avais l’impression que les choses passaient en parallèle, comme deux avions qui sont à deux niveaux différents. Donc ça se croisait sans se rencontrer, parce qu’on était dans l’espace en quelque sorte et pas sur le même plan. (Chef de projet Politique de la ville, entretien)

18Albert Mollet dressait dès 1986 le constat d’un « échec de la participation », les classes populaires n’exprimant pas, selon lui, la demande de participation escomptée :

Dans les milieux défavorisés, il n’existe pas de « demande » exprimée de participation et cela se comprend aisément. La participation suppose un minimum de partenariat, de reconnaissance de l’un par l’autre, l’appartenance à une culture commune. Or ces milieux sont justement ceux des exclus, des personnes ou des groupes désignés sous forme négative, les rejetés de la cité. Exiger d’être consultés, ou seulement écoutés sur leurs conditions de vie, ce serait vouloir se mettre à égalité avec ceux-là mêmes qui l’ont toujours refusé. C’est parce que l’exclusion a engendré le repli sur la cité, que l’idée même de participation n’est pas concevable. (Mollet éd., 1986, p. 11)

  • 24  À la fin des années soixante-dix, à la demande du maire de Marseille et de l’Office public d’HLM, (...)

19Les formes spontanées de parole et d’action collective, non formalisées, n’apparaissent pas aux institutions comme des demandes de participation. Ce devait être le rôle de l’équipe de maîtrise d’œuvre urbaine et sociale (MOUS) que de favoriser la confrontation démocratique des expertises, poursuit Mollet, sur le modèle du Petit Séminaire à Marseille24. La politique de la ville n’a cependant pas suivi ce modèle ; ses concepteurs se sont progressivement détournés de l’objectif de construire une participation collective pour se diriger vers l’injonction adressée aux habitants de se hisser au niveau du citoyen responsable, prenant ainsi le risque de basculer de la citoyenneté au civisme (Madec, Murard, 1995).

Des années quatre-vingt-dix à nos jours. La prédominance de l’injonction participative

  • 25  « L’étrange ruse de l’histoire » consiste à ce que, loin de diminuer les pouvoirs des autorités lo (...)
  • 26  L’ambivalence entre l’objectif de « faire participer » et l’objectif de « pacifier les quartiers » (...)

20L’injonction participative dans les quartiers populaires est à replacer dans le contexte de la « montée de l’impératif délibératif » en France (Blondiaux, Sintomer, 2002). C’est une démocratie de proximité, conversationnelle, sans lien avec la décision, qui s’organise progressivement25. Dans notre pays marqué par un « long refus de la démocratie locale » (Deyon, 1999), l’intérêt général demeure conçu comme la propriété des élus et des responsables administratifs, un pouvoir qui ne se partage pas, en regard duquel le pluralisme apparaît comme un repoussoir. Dans le cadre de la politique de la ville, cette injonction prend la forme d’une citoyenneté « de seconde zone » ou une citoyenneté « de rattrapage », en particulier pour les étrangers qui n’ont pas le droit de vote. Souvent implicite, l’objectif de pacifier les quartiers d’habitat social et d’éviter les émeutes urbaines est également poursuivi (Bachman, Leguennec, 1996 ; Avenel, 2007)26. « Faire participer les habitants » est, ainsi, devenu davantage un objectif d’éducation des populations que de transformation des modes d’élaboration des politiques publiques.

  • 27  Philippe Warin a également daté le « déclin de l’innovation procédurale » de la politique de la vi (...)

21La prédominance d’une injonction participative dans la politique de la ville est également à mettre en relation avec le processus d’institutionnalisation de cette politique publique tout au long des années quatre-vingt-dix (Rosenberg, 2009). Alors que l’objectif initial du développement social urbain était de remobiliser les politiques de droit commun sur les territoires dits en difficulté, la politique de la ville est devenue à son tour, en quelque sorte, une politique de droit commun, pilotée par des instances étatiques. Une conception technocratique de l’évaluation de la politique de la ville s’est, en outre, renforcée au détriment de la conception démocratique promise, qui aurait permis de nourrir le débat public (Epstein, 2009). De manière encore plus flagrante depuis la loi Borloo de 2003 et le programme national de rénovation urbaine, les pouvoirs publics se sont éloignés de l’expérimentation pour adopter un traitement essentiellement urbanistique des quartiers vus comme des « ghettos » à démolir (Donzelot éd., 2012). Cette évolution se donne à voir dans le déclin de la posture militante chez les professionnels de la politique de la ville (Tissot, 2007), à tel point que, comme nous allons le voir maintenant dans le cas de l’agglomération grenobloise, ces derniers abandonnent toute velléité d’aider les habitants à s’organiser collectivement27. Les professionnels n’ont pas renoncé purement et simplement à la participation, d’autant que la législation amène régulièrement des obligations en matière de concertation, mais les tendances déjà repérées de s’en tenir à une injonction participative semblent s’être accentuées.

Une impulsion davantage rhétorique que pratique : le cas de l’agglomération grenobloise

  • 28  Réseau confondé par le cabinet Arpenteurs à Fontaine (voir chapitre 4).

22Grenoble et son agglomération jouissent d’une image d’exemplarité en matière de participation des habitants. Hubert Dubedout, maire de 1965 à 1983, y a déclenché la décentralisation de la gestion municipale et l’organisation d’un système de concertation avec les Unions de quartier. Ce « modèle grenoblois » s’est considérablement affadi avec le temps ; on trouve plutôt des logiques de consultation et de recueil de doléances là où il s’agissait d’inventer un nouveau mode de gouvernement de la ville (Estèbe, 2003). Les Unions de quartier n’arrivent plus à fédérer les habitants, telle celle du Secteur 6 dirigée depuis des dizaines d’années par une dame, devenue retraitée, dont tous nos interlocuteurs se sont accordé à dire qu’elle « ne représente plus personne ». L’image d’exemplarité de Grenoble est davantage entretenue par les initiatives actuelles dans des villes limitrophes, sous la forme d’ateliers publics urbains ou de budgets participatifs, et de la vitalité de réseaux associatifs tels que Capacitation citoyenne28. Il y a bien un paradoxe : Grenoble, relativement atone en matière de participation, est entourée de villes qui innovent. Faut-il évoquer pour cela le fort activisme de certaines associations grenobloises ? Cet activisme associatif est-il une cause ou une conséquence de la faiblesse des innovations municipales en matière de participation ? Dans ce contexte d’exemplarité relative, il est particulièrement intéressant d’analyser comment la « participation des habitants » est mise en œuvre dans cette ville.

  • 29  À l’époque de notre enquête (2001-2003), cet établissement public de coopération intercommunale re (...)
  • 30  Le GPV, préfigurant la loi Borloo et la création de l’ANRU (2003), visait une intervention massive (...)
  • 31  Programmes initiés par la Commission européenne, le PIC Urban vise la régénération économique et s (...)
  • 32  Le contrat de ville, renommé depuis le contrat urbain de cohésion sociale (CUCS), engage l’État et (...)

23Depuis la loi Chevènement du 12 juillet 1999, la politique de la ville est l’une des compétences obligatoires des communautés d’agglomération. Au sein de Grenoble - Alpes Métropole29, elle est pilotée, à l’époque de notre enquête, par trois services différents : Grand projet de ville (GPV)30, Programme d’initiative communautaire Urban31 et Politique de la ville, qui gère le contrat de ville d’agglomération32. Chacun des services est constitué d’un directeur, d’un responsable administratif et financier, d’une secrétaire et d’un agent de développement local. Ces équipes animent, pilotent et évaluent les dispositifs dont ils ont la responsabilité, en étroite relation avec les équipes communales et les services de l’État. L’organisation de ces services montre la complexité de la politique de la ville, politique contractuelle qui engage, selon les dispositifs, des partenaires aussi divers que l’Union européenne, les préfectures, différents ministères et collectivités territoriales, sur des périmètres variables. L’existence de services différents au sein des collectivités, et surtout leurs difficultés à se coordonner, ont été critiqués par la Cour des comptes (2002, p. 80). Dernière source de complexité, certains ministères encouragent la mise en œuvre de procédures contractuelles (réussite éducative, programme local de l’habitat, plans locaux pour l’insertion par l’économie, contrats locaux de sécurité), plus ou moins liées à la politique de la ville. La Cour des comptes a ainsi qualifié le système, dans son rapport sur la politique de la ville, de « lourd et complexe » :

L’ensemble des contrats plus ou moins bien emboîtés les uns dans les autres qui doivent être, chacun, négociés, pilotés, suivis et évalués, et qui portent fréquemment sur des périmètres différents, conduit à mettre en place un système extrêmement complexe et lourd à gérer […]. D’une manière générale, la complexité des procédures nuit à l’efficacité administrative. Elle compromet par ailleurs la compréhension des dispositifs et donc leur appropriation par les citoyens. (Cour des comptes, 2002, p. 86)

24Cette complexité apparaît comme un frein à son appropriation par les habitants, aggravée depuis que la politique de la ville est devenue une compétence des communautés d’agglomération.

La distance entre habitants et communauté d’agglomération

25Le principe d’efficacité des communautés d’agglomération – traiter les problèmes à la bonne échelle et garantir une solidarité financière entre les communes – est souvent présenté comme incompatible avec l’exigence de participation. Sur ce défi des échelles, le budget participatif de Porto Alegre a apporté des pistes de réflexion (Gret, Sintomer, 2002, p. 110-127). Plutôt que de décrire la meilleure procédure démocratique souhaitable, c’est à questionner les formes de maillage progressif des individus en un public que nous tâcherons d’œuvrer dans les chapitres ultérieurs. Pour l’instant, retenons qu’en ce qui concerne le niveau intercommunal en France, c’est bien davantage l’image du « piège » de la participation que celle de la « promesse » qui apparaît (Blondiaux, 2001).

26Structures de second degré, non élues au suffrage universel direct, les communautés d’agglomération n’ont qu’une légitimité démocratique réduite, alors même que leur champ de compétences ne cesse de s’élargir. La démocratie intercommunale n’en est encore pour l’instant qu’à un stade de « démocratie en recherche » (Demaye, 1999 ; Sueur, 1998) et la politique y est davantage « confisquée » que recherchée (Desage, Guéranger, 2011). Nous avons pu constater, par exemple, que les commissions Politique de la ville à la Métro se déroulaient en huis clos, entre élus et fonctionnaires. Il n’y a ni associations ni habitants pour observer et contrôler ces commissions. Or, on sait depuis la Révolution française que ces activités de contrôle, de veille, de vigilance exercées par les citoyens sur leurs représentants sont indispensables au bon fonctionnement de la démocratie (Rosanvallon, 2006). À l’image des assemblées du canton suisse du Vaudois au milieu du xixe siècle, les assemblées de la Métro n’ont ni peuple (les décideurs ne sont pas élus au suffrage universel direct) ni public (les débats, en huis clos, ne sont pas publicisés sous forme de comptes rendus ou d’articles de presse) (Schorderet, 2003).

  • 33  Ce « groupe des 300 », composé « par tirage aléatoire statistiquement représentatif au 1/1000 des (...)

27La création d’un Conseil de développement, instance consultative fixée par la loi Voynet du 25 juin 1999, s’adresse directement à cette absence de peuple et de public dans les communautés d’agglomération. Composé de représentants des milieux économiques, sociaux, culturels et associatifs de l’agglomération, le Conseil de développement de la Métro compte quarante-huit membres répartis en six collèges, dont un collège « habitants » composé de six habitants tirés au sort parmi les trois cents qui avaient pris part à un groupe chargé d’imaginer la « cité idéale pour 2020 »33. Après s’être acquitté de sa mission première – se prononcer sur le contrat d’agglomération –, le Conseil de développement, disposant à l’époque d’un budget de 80 000 euros annuels, se donne pour objectif l’observation et l’évaluation des politiques d’agglomération. Sa capacité de contrôle citoyen paraît cependant extrêmement faible :

Je considère, mais là c’est une opinion strictement personnelle qui n’engage que moi, que le conseil de développement n’a rien de participatif. C’est un conseil économique et social local qui a certainement son intérêt et sa vertu, je ne dis pas qu’il n’a pas d’intérêt […]. Mais de dire que la Métro fait de la participation grâce à ça, c’est erroné. (Responsable d’un service Politique de la ville de l’agglomération)

28Dans un tel contexte d’éloignement des citoyens et d’absence de publicisation des débats et décisions de la Communauté d’agglomération, l’impératif de participation des habitants a bien du mal à se décliner en pratique.

Le contrat de ville d’agglomération : la question de la participation en suspens

  • 34  Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations, ancienneme (...)
  • 35  Au moment de notre enquête, onze chefs de projet communaux étaient référents thématiques auprès de (...)

29Le contrat de ville d’agglomération organise l’attribution de subventions à des projets portés principalement par des associations, accompagnées dans leurs démarches par les équipes municipales. Le comité de pilotage, qui décide du montant et des bénéficiaires des subventions, est composé des signataires (État, Métro, conseil régional, conseil général, Caisse d’allocations familiales, FASILD34 et Caisse des dépôts et consignations). L’équipe Politique de la ville de la Métro travaille en relation avec les chefs de projets communaux, dont certains sont en partie détachés auprès de la Métro35. Un des responsables de la politique de la ville à la Métro a détaillé en entretien les impasses en matière de participation :

Moi je suis dans la politique de la ville depuis un paquet d’années, et c’est vraiment le sujet qui me laisse perplexe. Je dis les choses comme je pense, je ne peux pas dire la même chose quand on est en réunion officielle avec les élus et la préfecture, mais je suis très convaincu par l’argumentation des chercheurs sur la fameuse injonction participative. Parce qu’effectivement, il a été théorisé ce que je sentais confusément, qu’on oblige, entre guillemets, ceux qui habitent certains secteurs à participer. Qu’est-ce que ça veut dire, alors qu’on fout la paix aux autres ?

  • 36  Les instances nationales insistent particulièrement sur le thème de la participation des habitants (...)

30La critique de l’injonction participative, ressentie comme une consigne venant des circulaires et directives nationales36, agit pour ce professionnel comme une justification de l’évacuation de la question de la participation. Ce dernier laisse cependant percer ses doutes, mais avance plusieurs raisons qui l’empêchent d’agir autrement. Premièrement, « faire participer » est un projet qui nécessite de lui consacrer du temps et des moyens humains, ce qui n’est pas le choix fait par les élus :

Je trouve qu’il y a de la part de nos politiques locaux un recul idéologique important depuis les années soixante-dix. C’est-à-dire qu’ils ont très peur de laisser la bride sur le cou, ce qui leur donne l’impression de perdre du pouvoir. Ils ont une trouille bleue… Parce que la société a évolué, que les élections se font à chaque fois dans un mouchoir de poche, etc.

31Deuxième argument invoqué, les habitants de ces quartiers ont parfois un comportement si infantile qu’il ne paraît même pas souhaitable de les associer aux projets :

Quand on est en contact avec un certain nombre d’habitants, qu’on se dit : il faut faire des choses importantes pour ces quartiers-là, qu’on a plein d’idées et puis que ce qui leur importe, c’est de pouvoir voir l’endroit où ils rangent leurs voitures et qu’il y ait moins de crottes de chien, on a envie de basculer dans l’élitisme en disant : « Eh bien moi, je sais ce qui est bien pour eux ».

  • 37  « L’expertise de la DIV sur la participation, pour moi c’est zéro ! […] C’est : “Chefs de projet, (...)

32Cet argument, central comme nous le verrons au chapitre suivant, s’appuie sur une représentation négative de l’habitant, vu comme un individu immature et égoïste. Troisième argument, le manque d’expertise fournie par la Délégation interministérielle à la ville37 : « La participation des habitants, on en cause, on en cause, mais on n’a absolument pas de méthode ! » Les obstacles à la participation, tels que décrits par ce responsable, donnent à voir le malaise des professionnels qui, à défaut de « faire avec les habitants », s’efforcent de « faire avec la question de la participation des habitants ».

33Trois déclinaisons pratiques de l’objectif de « participation des habitants », que nous allons décrire, ont cependant pu être repérées dans notre enquête grenobloise : la ligne « participation des habitants » dans les demandes de subventions ; la mise en place d’un « fonds de participation des habitants » et enfin l’existence d’un « référent thématique » sur le sujet.

La prédominance d’un soutien financier aux associations

34Les porteurs de projet – associations, groupes d’habitants ou services municipaux – éligibles au contrat de ville d’agglomération doivent préciser de quelle manière ils comptent organiser la participation des habitants. Chaque « fiche action », formulaire de demande de subvention, comporte effectivement la ligne : « Application des principes transversaux (dont mode d’association des habitants : indispensable) ». Mais de l’avis même du responsable du contrat de ville d’agglomération, l’utilité de cette ligne est proche de zéro : « Cette ligne, oui, elle est écrite mais elle n’est jamais remplie, ou quasiment pas, et en gros ils répondent : “On va impliquer les gens”. » La participation des habitants apparaît ainsi comme une consigne floue.

35À partir de l’année 2002, deux ans après la signature du contrat de ville, la participation est devenue une thématique à part entière, avec des crédits spécifiques, évolution qui ne s’est pas faite sans heurts entre les représentants de l’État et les chefs de projet communaux :

Ca a été un débat très vif avec la préfecture. La sous-préfète chargée de mission Politique de la ville est arrivée en disant : « Nous on n’a pas réservé de crédits pour la participation des habitants, parce que c’est un axe transversal. » Et des chefs de projets d’expliquer que la participation ne s’improvisait pas, qu’elle se construisait, que les gens n’attendaient pas derrière les portes et qu’on ouvrait pour les faire participer, que les services n’étaient pas spécialement prêts, que les élus non plus, enfin bref, que tout ça se construisait, et que ça voulait dire qu’il y avait des actions derrière ! (Référente thématique « participation des habitants » à la Métro, entretien).

36Pendant l’année 2002, trente-cinq fiches action ont finalement été classées dans la thématique « participation des habitants », elle-même organisée en trois axes. Le premier, dénommé Soutien aux initiatives, regroupe les « fonds de participation des habitants » ou « fonds d’initiatives locales » de plusieurs villes. Il s’agit de subventions pour des projets ponctuels portés par des habitants. C’est ce premier axe qui recueille le plus de fiches et de financements (voir tableau 1 infra). Le deuxième axe, Formation des habitants, vise l’amélioration de l’accès aux droits et à l’information, sous forme d’ateliers et de débats sur le tri urbain, la lutte contre les discriminations, la citoyenneté ou l’égalité entre hommes et femmes. Plusieurs projets visent, parallèlement, la structuration de groupes d’habitants souhaitant s’impliquer dans la vie locale. Enfin, le troisième axe, Instances de coproduction (élus, professionnels, habitants), regroupe des projets portés par les services municipaux des villes les plus impliquées dans la thématique et par des acteurs comme le cabinet Arpenteurs. Ces projets prennent la forme de comités d’habitants, de conseils de quartier ou d’ateliers publics urbains.

Tableau 1. Répartition des trois axes de la thématique participation des habitants dans la programmation 2002 du contrat de ville d’agglomération grenobloise (fonctionnement et investissement)

  Soutien aux initiatives des habitants Formation
des habitants
Instances de coproduction
(élus, professionnels, habitants)
Total
Nombre de fiches 15 12 8 35
Somme attribuée par les signataires du contrat (en euros) 499 675 234 564 225 054 959 293
Pourcentage de la somme totale 52 % 24,5 % 23,5 % 100 %

Source : Programmation 2002 contrat de ville d’agglomération grenobloise. Calculs : Marion Carrel.

  • 38  Voir le chapitre suivant.

37L’effort porté sur la formation et la coproduction reste relativement faible par rapport à la forme classique, qui consiste à distribuer de l’argent aux habitants pour qu’ils réalisent leur projet. Ce soutien financier est vu comme un moyen de stimuler la création d’associations. Est ainsi postulé que l’art de s’associer constitue la vertu démocratique par excellence, tel que Tocqueville l’avait montré. Le lien entre vie associative et citoyenneté est pourtant éminemment complexe, comme le montrent les chercheurs qui contestent son caractère automatique, partant de l’observation de phénomènes d’« évaporation politique » dans les associations (Hamidi, 2010 ; Eliasoph, 2010 [1998])38.

38Le total des financements des divers signataires du contrat de ville sur la participation des habitants, 959 293 euros (27 408 euros par projet en moyenne), constitue un effort public non négligeable, qui repose en grande partie sur les fonds propres des communes :

Tableau 2a. Sources de financement des projets de la thématique participation des habitants dans la programmation 2002 du contrat de ville d’agglomération grenobloise (fonctionnement)

Villes Métro État Conseil général Conseil régional FASILD Autres* Total
Somme attribuée (en euros) 410 710 60 000 42 012 37 122 31 000 8 500 100 894 690 238
Pourcentage du total 59,5 % 8,7 % 6 % 5,4 % 4,5 % 1,2 % 14,7 % 100 %

Source : Programmation 2002 contrat de ville d’agglomération grenobloise.
Calculs : Marion Carrel.*Partenaires privés, Caisse d’allocations familiales, Fonds national de développement de la vie associative, Université, Fonds européen de développement régional.

Tableau 2b. Idem (investissement)

Villes Métro Total
Somme attribuée (en euros) 244 054 25 000 269 054
Pourcentage du total 90,7 % 9,3 % 100 %

Source : ibid.

  • 39  Voir Territoires, no 441 (2), p. 19-21.

39Ce sont les villes engagées sur ce thème qui impulsent et financent la majeure partie des projets, en particulier Échirolles, Eybens et Fontaine. L’effort financier de la Métro, sur cette thématique, est faible, tout comme celui de l’État (42 000 euros en fonctionnement et zéro en investissement), en inadéquation avec la forte impulsion étatique sur ce thème. L’absence de portage politique et méthodologique de la question de la participation fait l’objet d’un débat au sein de la Métro. Certains – principalement les maires qui ont mis en place des dispositifs participatifs dans leur ville – l’approuvent car ils estiment que c’est aux municipalités d’organiser la participation et non pas à la Métro, jugée trop éloignée et technocratique39. D’autres – principalement les chefs de projets communaux investis sur cette thématique – estiment que l’échelle de l’agglomération est pertinente pour ouvrir un débat de fond et mutualiser les expériences.

  • 40  L’expression « délégation du souci de participer » fait référence à l’expression « délégation du s (...)
  • 41  Voir chapitre suivant.

40Plus largement, que ce soit dans les mairies ou à la Métro, nous avons repéré un phénomène de délégation du « souci de participer » aux associations40. L’action de la Confédération syndicale des familles, visant à « former et organiser les habitants pour qu’ils deviennent de véritables interlocuteurs »41, permet aux équipes politiques de la ville de se dédouaner du souci de la participation. Alors qu’il est théoriquement dans la mission des chefs de projet d’interpeller collectivités locales, État, bailleurs et habitants pour qu’ils dialoguent et interviennent de manière cohérente sur le territoire, ce rôle est réduit à une opération de « formation des habitants », confié aux associations. L’enjeu politique de la participation est évacué, les associations étant moins considérées comme des partenaires que comme des prestataires chargés d’« éduquer » les habitants. La primauté du travail administratif sur le travail de terrain, qui vaut d’ailleurs tout autant pour les équipes intercommunales que pour les équipes municipales de la politique de la ville, comme cela a également été observé à Marseille (Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003, p. 210), éloigne encore un peu plus les professionnels du terrain.

Les batailles pour distribuer « l’argent de poche »

  • 42  Voir Profession Banlieue, 2001.
  • 43  « Les affaires comptables on les enlève, parce que la gestion de l’argent peut être compliquée et (...)

41Le Fonds de participation des habitants (FPH), issu d’expérimentations dans la région Nord - Pas-de-Calais42, a été généralisé par le ministère délégué à la Ville pour la période 2000-2006. Ses objectifs sont de financer des petits projets d’habitants et de les responsabiliser en leur confiant un rôle dans l’organisation de ce financement. La circulaire ministérielle, suivant le modèle du Nord - Pas-de-Calais, précise en effet que la gestion du FPH doit être confiée à une association, ce qui n’a que rarement été le cas en pratique. À l’époque de notre enquête, la municipalité de Fontaine confiait l’instruction du fonds à un comité de gestion réunissant associations et habitants, tandis que la gestion proprement financière était confiée au centre social pour « éviter aux habitants d’être en contact avec l’argent »43. À Échirolles, la municipalité ayant testé avec infortune la gestion par une association, c’est une forme de gestion strictement municipale qui a été choisie.

  • 44  Échirolles, Eybens, Fontaine, Pont-de-Claix, Saint-Martin-d’Hères et Saint-Martin-le-Vinoux.

42Au niveau intercommunal, la mise en place d’un FPH avait été inscrite dans le contrat-cadre sous l’impulsion des représentants de l’État soucieux d’appliquer la circulaire. Mais sous la pression de plusieurs maires, la formule des FPH communaux a été conservée dans six communes de l’agglomération44. À travers cet épisode apparaît la réticence des maires à perdre le monopole de la distribution d’argent à « leurs habitants » :

Les élus sont venus au printemps dire qu’ils ne voulaient pas appliquer la circulaire parce que le fait que les fonds soient gérés par une association avait, de leur point de vue, deux inconvénients. Le premier c’est qu’une partie des fonds servirait au fonctionnement même de l’association […]. Le second argument, plus politique, est de dire : « Nous n’aurons plus ni le contrôle, ni la reconnaissance ». Si c’est l’association qui décide de l’attribution des fonds, il va y avoir des projets qui se passent sur MON territoire (il imite un élu). Et surtout je crois, le porteur de projet qui se verra attribuer une subvention va dire : « L’association Topinambour m’a donné une subvention, mais la ville d’Échirolles ne m’a rien donné », sauf que la ville d’Échirolles aura mis des sous là-dedans. (Responsable du contrat de ville d’agglomération, entretien)

43L’histoire du blocage du FPH d’agglomération donne ainsi à voir deux phénomènes. D’une part, l’enjeu de la participation des habitants est réduit à une distribution d’argent, avec l’objectif bien palpable pour la municipalité de montrer qu’elle s’occupe de ses administrés. D’autre part, on voit pointer la catégorisation de l’habitant comme un être irresponsable, à qui il est difficile d’imaginer confier de l’argent. C’est la figure de l’enfant qui réapparaît : les « grands » responsables accordent, avec angoisse, de l’argent de poche aux « petits » irresponsables :

Est-ce qu’on a le courage de mettre des fonds publics, au risque de voir ceux qui sont chargés de les gérer faire des erreurs […]. L’exemple que je prends tout le temps, c’est l’exemple de l’argent de poche qu’en tant que parents on donne aux enfants. […] Oui, peut-être il existe un sentiment inavoué de la part de certains décideurs que les habitants de certains quartiers n’ont pas la maturité. (Ibid.)

44Cette catégorisation paternaliste des habitants des quartiers populaires comme des êtres infantiles est aux antipodes de celle du citoyen, détenteur de capacité de jugement et de détachement, qui possède les qualités requises pour s’occuper des deniers publics.

45Hoggart avait déjà analysé comment les pauvres sont vus comme des « enfants » immatures, des « innocents » qui n’ont pas les compétences adéquates en matière de responsabilité civique (Hoggart, 1970 [1957], p. 149-152).

Une mission impossible : débattre de la « participation des habitants »

46Suite au blocage du FPH intercommunal, la référente « participation des habitants » a souhaité organiser une conférence d’acteurs pour débattre entre professionnels, élus et associations :

  • 45  Référente thématique « participation des habitants » à la Métro, le 18 mars 2002.

Je pense qu’aujourd’hui sur l’agglo on a intérêt à se construire une culture commune là-dessus. Je vois la nécessité d’échanger avec les fédérations de logement ou la fédération MJC par exemple, sur : C’est quoi la participation dans le cadre de la politique de la ville aujourd’hui ? Parce qu’on s’aperçoit que c’est pas toujours bien vécu qu’on travaille avec les habitants, les associations ont parfois l’impression qu’on ne les reconnaît pas, parfois certains nous disent même que c’est manipulatoire d’aller vers l’habitant. Donc il faut qu’on se mette d’accord, sinon on va s’opposer, les uns disant ils sont démagos, les autres disant mais attendez, ces associations elles n’ont plus d’adhérents…45

47La référente thématique a présenté son projet de conférence d’acteurs à la commission Politique de la ville de la Métro du 20 mars 2002, à laquelle nous avons pu assister. Cette commission réunissait un élu de chacune des vingt-trois communes – le maire ou l’adjoint chargé de la politique de la ville – et les membres des services Politique de la ville de la Métro. N’étaient présents, dans cette commission, ni les chefs de projets communaux – à l’exception de la chef de projet référente thématique –, ni les représentants d’associations, encore moins d’habitants. C’est donc à huis clos, entre élus et techniciens, que les orientations de la politique de la ville sur l’agglomération sont discutées et décidées.

48Le projet n’avait rien de révolutionnaire en matière de participation. La conférence d’acteurs, d’une demi-journée, prévoyait d’abord que les élus s’expriment, puis les professionnels de la politique de la ville pour dresser un état des lieux, avant de passer à une forme plus constructive de travail, sous forme d’ateliers. Malgré cela, le projet a été mal reçu par les élus, qui ont engagé un débat sur les problèmes posés par l’irruption des habitants sur la scène publique. Dans cette discussion entre élus, dominent le doute et la perplexité : « Nous on bute sur la participation, on se pose des questions » ; « On est dans l’expérimentation ». Un débat s’en est suivi sur ce qui est réellement mis derrière le vocable participation : « Est-ce qu’on parle d’initiatives habitantes ou de transformation des pratiques des services publics ? ; Il y a vingt ans c’était les mouvements d’éducation populaire qui faisaient ça, aujourd’hui c’est perdu et on ne l’a pas remplacé. » La question de la participation s’avère un vrai casse-tête : « J’attendais ce matin d’être éclairé sur le FPH, on voudrait partir avec un minimum d’intelligence commune avec les autres municipalités sur cette question. » Ces doutes ne sont pas envisagés par les élus comme des points de départ pour l’ouverture d’un débat public. Au contraire, le maire de la ville d’Échirolles, considérée comme avancée en matière de participation, a défendu avec succès la nécessité de ne pas ouvrir un tel débat sans que les élus des vingt-trois communes ne se soient préalablement mis d’accord :

Je suis d’accord pour la demi-journée, mais dans un premier temps il faut qu’on creuse sur ce que nous on veut construire. […] Si on y va directement comme ça, sans que nous on ait dégagé un certain nombre d’orientations sur la participation des habitants, on aura le même type de débat qu’aujourd’hui devant tout le monde. Il ne faut pas arriver avec un paquet ficelé, ce serait injuste, mais déterminer quelques orientations. (Maire d’Échirolles)

49La crainte est forte d’apparaître comme incapable de défendre une position claire sur la participation et il s’agit d’éviter à tout prix de se montrer en public sous un jour hésitant. Un « bon élu » ne peut pas aller vers la population en avouant qu’il ne sait pas réellement quoi faire, car ce serait pour lui « se mettre en situation difficile ». Ainsi, vue comme risquant de remettre en cause leur manière de gérer les affaires publiques, la participation est envisagée par la plupart des élus et responsables administratifs comme une source de dangers. La référente thématique laisse échapper son désarroi à la pause-café : « Eh bien, je souhaite bon courage au prochain chargé thématique “participation des habitants” à la Métro ! […] C’est toujours les mêmes débats. » Par cette phrase quelque peu ironique, elle manifeste son impuissance à faire évoluer les élus vers des pratiques davantage délibératives. Les représentations de la participation chez les élus et les techniciens restent majoritairement marquées, en France, par l’idée que l’habitant n’a pas la capacité de contribuer à l’élaboration des politiques publiques et des projets urbains (Gardesse, 2011 ; Dimeglio, Zetlaoui-Léger, 2007).

Le Grand projet de ville : quand efficacité ne rime pas avec participation des habitants

  • 46  Le secteur en GPV est peuplé de 28 000 habitants répartis dans 8 000 logements dont 60 % de logeme (...)

50Les cosignataires du Grand projet de ville – État, Métro, villes de Grenoble et de Saint-Martin-d’Hères, conseil général et Caisse des dépôts et consignation – se sont engagés à hauteur de 220,6 millions d’euros sur la période 2001-2006. Il s’agit d’un projet de rénovation urbaine massive – démolition et reconstruction de logements, percée de rues, construction d’équipements publics – mené sur un secteur situé à cheval entre les communes de Grenoble et de Saint-Martin-d’Hères, comprenant quatre quartiers « difficiles » (Abbaye-Jouhaux, Teisseire, Renaudie et Chamberton)46.

  • 47  Rappelons que dans de nombreuses agglomérations, comme à Grenoble, le contrat de ville (instrument (...)
  • 48  Cette stratégie consiste, au lieu d’agir sur les causes de leurs difficultés, à réduire la concent (...)

51Il convient de s’arrêter quelques instants sur les objectifs de rénovation urbaine dans la politique de la ville. Le GPV de l’agglomération grenobloise vise à « relier les morceaux de ville » par l’aménagement de places, de « maillages secondaires requalifiés », d’un parc de sport et de loisirs, d’une « coulée verte » et d’une ligne de tramway. Figure également l’objectif de développement économique à travers la création d’une « cité des métiers ». Peu de leviers sont établis pour réaliser la jonction entre l’urbain et l’amélioration des conditions sociales et économiques des habitants (accès à l’emploi, à la formation, à l’éducation, développement social, etc.)47. En outre, l’objectif de mixité sociale, jamais clairement affiché devant les habitants, vise la transformation de la composition des populations grâce à une diversification des bailleurs et des types de logements. Thomas Kirszbaum a montré les ressorts de cette « stratégie de la dispersion » des pauvres et des immigrés, rarement énoncée comme telle48, qui rentre en contradiction avec l’objectif de faire participer la population sur place au projet urbain. L’évolution de la politique de la ville française vers un traitement principalement urbain des problèmes sociaux, mise en lumière dans les recherches comparatives (Kirszbaum, 2002 ; Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003), s’est aggravée depuis l’avènement de l’ANRU (Epstein, 2005 ; Avenel, 2007).

Lutter contre la ghettoïsation, un objectif incompatible avec la participation ?

52La question de la participation des habitants apparaît embarrassante pour le responsable du GPV. Il avance plusieurs raisons pour en justifier le caractère technocratique. Tout d’abord, les exigences d’efficacité dans le traitement massif de la ségrégation urbaine sont en contradiction avec l’idée même de faire participer les habitants :

Les locataires réticents, ceux qui ont toujours vécu dans le quartier et qui se réfèrent à son passé communautaire et idéal, n’ont pas compris le projet, ce n’est pas le leur. C’est surtout compliqué quand on fait de la démolition. Comment concerter sur de la démolition ? On ne sait pas faire. (Responsable du GPV, entretien)

53Le responsable ne semble pas imaginer les conséquences que la démolition a sur les individus, obligés de quitter momentanément leur habitation, voire leur quartier, sans être assurés ni de pouvoir revenir, ni du montant de leur futur loyer (Deboulet éd., 2010). L’intérêt de l’agglomération passe avant celui de quelques « locataires réticents qui n’ont pas compris le projet ». Le responsable évoque ensuite le manque de temps et la perte d’énergie dépensée à expliquer aux habitants les objectifs et programmes du projet : « Le problème, c’est qu’il faut toujours réexpliquer à tout le monde, à chaque fois, le GPV. On s’épuise avec tous ces partenaires. » (Ibid.)

54Troisième et dernier argument avancé, les techniciens de la Métro ne se trouvent pas dans une position adéquate pour se concerter directement avec la population :

Quelle est la légitimité de la Métro pour aller concerter directement avec les habitants ? Elle est faible… Je peux discuter avec les élus, mais les habitants c’est un autre problème, car ce sont les habitants des communes. C’est aux élus de concerter. Je ne peux pas non plus imposer aux élus de faire de la concertation, c’est délicat. […] Notre espoir, c’est que les associations de quartier poussent les élus à faire de la concertation. (Ibid.)

55L’espoir de voir une concertation émerger sur le projet urbain repose finalement sur les associations de quartier, alors même que rien n’est prévu pour leur permettre de prendre part à la délibération sur le projet urbain. Signe du faible intérêt porté à la question, l’entretien avec le responsable du GPV aura été très court. Au bout d’une demi-heure, il explique qu’il n’a « pas que ça à faire ». La participation des habitants apparaît bien comme une perte de temps. Ceci ne tient pas spécifiquement au contexte grenoblois, comme l’explique à l’époque la chargée de mission du Conseil national des villes :

On travaille avec la Caisse des dépôts et consignations et le Crepah [Conseil recherche étude pour la planification, l’aménagement et l’habitat] autour d’un livre sur la participation des habitants dans le renouvellement urbain. […] Parce que, c’est difficile, il y a des écarts énormes entre la nouvelle génération des directeurs de GPV, et les chefs de projet « ancienne formule », qui eux sont assez sensibles à la question des pratiques habitantes. Les responsables de GPV sont sur une logique extrêmement techno-administrative. (Céline Braillon, Conseil national des villes, entretien).

56Aux antipodes des principes d’origine du développement social urbain, la rénovation urbaine place les habitants et leurs associations dans une situation d’impuissance. Cependant, étant donné que la concertation en matière d’urbanisme est rendue obligatoire par la loi, les chefs de projet sont obligés d’organiser une concertation avec la population, tout en veillant à ce qu’elle reste mineure.

Une concertation réduite à une opération de communication

  • 49  Le rendez-vous général d’étape du GPV, organisé une fois par an pour faire le point sur l’ensemble (...)

57Le travail de concertation prend la forme d’une mission technique confiée à un agent de développement, jeune salarié récemment installé dans l’agglomération, chargé de préparer et sensibiliser les associations pour qu’elles participent aux trois cadres de concertation du GPV49. Sa mission délicate consiste à éviter toute contestation du projet par la population. Si les projets Cité des métiers et Plaine des sports laissent ouverte la possibilité d’une concertation avec les associations, tout ce qui touche aux opérations lourdes sur les logements et les voiries, c’est-à-dire l’architecture globale du projet, n’a pas été concerté avec la population. Le poste d’agent de développement n’a d’ailleurs été créé qu’à l’automne 2001, alors que le Grand projet de ville était signé et que les travaux avaient commencé. La concertation ne vient donc qu’une fois les décisions prises, et prend principalement la forme d’une information descendante.

58Prenons pour exemple la réunion trimestrielle sur le thème de l’habitat du 24 avril 2002, animée par l’équipe GPV de la Métro. Toutes les associations du territoire ont été conviées. Une quinzaine de personnes sont venues s’installer dans cette petite salle de la mairie de Grenoble. Les institutionnels – bailleurs, équipe GPV, agence d’urbanisme, quelques élus – sont presque aussi nombreux que les membres d’associations. La réunion, programmée de 18 heures à 20 heures, prévoit un ordre du jour démesuré : présentation du territoire par l’agence d’urbanisme, du GPV par la Métro, puis discussion sur « quelle place de l’habitant et quels modes de concertation dans les projets de renouvellement urbain ? », et enfin discussion autour de l’accompagnement social et culturel du GPV. Les membres d’associations répondent à quelques questions posées par les institutionnels (« Et vous, que pensez-vous de ces chiffres ? »), mais cette réunion se résume à une opération de communication sur le projet. La discussion à propos des modes de concertation à inventer n’a pas émergé.

  • 50  « Mes chefs viennent me voir en me disant : “Alors, tu fais quoi ?” C’est gênant parce que j’aimer (...)

59Le jeune agent de développement nous fait alors part de ses cas de conscience sur la manière dont la concertation est menée. Lorsqu’il apporte quelques savoir-faire aux associations pour qu’elles puissent éventuellement critiquer le projet, sa hiérarchie lui dit de « ne pas trop en faire, parce que je bosse pour ma structure avant tout, la Métro, pas pour les villes ». Il regrette que sa mission ne soit pas mieux pilotée sur cette question50. Devant la difficulté de sa mission qu’il mène à l’aveuglette, il finit par adopter le discours sur l’inutilité de la participation, la « mauvaise foi » des élus et le « comportement paradoxal » des habitants :

  • 51  Ibid.

À la dernière réunion publique sur Jouhaux, il y a eu des réactions défensives des habitants quand on a parlé de fusionner les Maisons des jeunes et de la culture (MJC) de Jouhaux et de Teisseire. C’est paradoxal ! Le projet du GPV c’est de faire bouger les frontières des quartiers.51

60Entre des habitants « repliés sur eux-mêmes » et des élus qui traitent les professionnels de technocrates – « Les élus font valoir l’argument de la démocratie pour refuser de coopérer avec nous, alors même qu’ils sont dans la Métro… » –, la marge de manœuvre de l’agent de développement paraît bien mince. Il raconte ses accrochages avec un chef de projet communal qui se pose en garant d’une « vraie concertation » tout en signifiant à l’agent de développement son inutilité en ne l’invitant pas à la réunion publique qu’il organise à propos du GPV. L’agent de développement oscille ainsi entre le malaise et l’énervement face à un problème insoluble : «  Ça m’énerve un peu, franchement, cette histoire de participation, toujours les habitants… À quoi ça rime après tout, on est tous des habitants, non, alors ? ». Après un entretien de plus de deux heures, il résume avec réflexivité l’ambiguïté de sa position :

En fait mon rôle n’est pas clair, alors ça crée des problèmes de compréhension, d’autant que les relations entre Métro, élus et habitants ne sont pas claires. Je ne vais pas décider, seulement à partir de mon sens civique, comment la Métro doit se positionner face aux élus et aux habitants à travers mon poste d’agent de développement !

61À la lumière du panorama que nous venons de dresser de la politique de la ville d’agglomération grenobloise, on s’aperçoit que l’aménagement d’un contexte favorable à l’émergence d’une parole habitante, qui pourrait se confronter avec la parole des techniciens et des élus, n’apparaît pas comme un enjeu. Les obstacles symboliques et matériels à la participation ne semblent pas apparaître comme un problème public, qui appellerait une réponse appropriée. Quant à l’objectif fixé par l’État d’associer les habitants à l’évaluation des contrats de ville, nous n’en avons tout simplement trouvé aucune traduction pratique dans l’agglomération grenobloise.

Une politique de la ville schizophrène. L’objectif de participation comme simple affichage

  • 52  « C’est pas pour rien qu’en matière de participation on a d’un côté le conseil de développement qu (...)

62Ainsi, la « participation des habitants », expression omniprésente dans la politique de la ville, prend le plus souvent la forme d’une injonction faite aux habitants de monter des projets et de prendre part aux réunions publiques. En parallèle, elle apparaît aux yeux des professionnels comme une mission imposée, sans que soit clairement défini ce à quoi il s’agit de participer et selon quelles modalités. C’est à une double injonction participative qu’on assiste donc, des institutions vers les professionnels, et de ces derniers vers les habitants. Si la participation apparaît comme un sujet si sensible, c’est probablement en raison de son caractère politique, en ce qu’elle peut remettre en cause le principe même de la démocratie représentative52.

63Peut-on généraliser ce constat ? Dans des recherches menées dans les décennies précédentes, l’« injonction de participation » avait déjà été pointée (Blanc, Legrand, 1987 ; Jacquier, 1993 ; Calame, 1999). La plupart des acteurs locaux « ne croient pas aux vertus de la participation », assimilée à une perte de temps et à une remise en cause de leur légitimité (Blanc, 1999). Ils contournent l’obstacle en mettant en place des dispositifs de concertation « minimaux », qui ne modifient qu’à la marge les décisions déjà prises, tout en renvoyant à leurs hiérarchies l’impression qu’ils ont amélioré le projet grâce aux interventions des habitants (Warin, 1995).

  • 53  Par exemple, la chef de projet de Fontaine fait appel à l’équipe d’Arpenteurs pour animer le comit (...)

64Pour relativiser ces assertions, précisons que nous avons repéré, chez les professionnels comme chez les élus, plusieurs manières de réagir face à cette injonction : le rejet de toute responsabilité en la matière, la recherche de techniques facilitant le déroulement des réunions publiques, et le militantisme, posture plus rare, qui consiste à œuvrer pour la démocratisation des modes d’élaboration des politiques publiques. Cette posture est portée par des fidèles aux objectifs du développement social des quartiers, qui font parfois appel à des consultants militants spécialisés en participation53 et se ressourcent dans des réseaux tels que l’ADELS (Association pour la démocratie, l’éducation locale et sociale). C’est cependant le deuxième type de posture que l’on retrouve le plus souvent :

Il y a quelques techniques qui permettent d’optimiser la participation. […] On a tendu des ficelles en bas de la tour pour montrer où seraient les garages et là, on a eu un peu plus de monde, parce que ça correspond mieux au mode de communication des gens. […] Et puis en réunion publique, la majorité silencieuse, il faut savoir l’écouter. Ca fait partie de la technique d’animation de repérer la personne qui va pondérer. Ce n’est pas de la manipulation, parce que sinon, on est manipulé par le public. Je veux dire, s’il y a quatre personnes qui ont une grande gueule et si vous les laissez parler, c’est elles qui vous manipulent. (Chef de projet Développement social urbain de Grenoble, entretien)

  • 54  « Le mode de participation classique, c’est la réunion publique. Quand je dis que c’est culturelle (...)

65La réunion publique classique – sans préparation ni animation permettant d’atténuer la dissymétrie entre élus, professionnels et habitants – reste la référence, en dépit des critiques54. Les autres méthodes – animation participative, procédures de vote, de tirage au sort, travail de coproduction en petits groupes, etc. – restent globalement méconnues. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les professionnels éprouvent un sentiment de découragement. Ils constatent la désertion des habitants des réunions publiques ou dénoncent, lorsque les habitants s’y déplacent, leur comportement inadéquat. Davantage que des réactions tranchées, apparaissent le plus souvent chez les professionnels des doutes, qui se traduisent soit par de l’énervement, soit par un mea culpa rapidement suivi de considérations sur l’incapacité des habitants à peser dans les débats publics. La participation des habitants n’est donc pas, contrairement à ce que l’on pensait au départ, une « rhétorique vide ». Le fait que la majorité des professionnels rencontrés la qualifient d’« impossible » correspond plutôt à une certaine conception des « bonnes » relations entre habitants, élus et administration. Aux élus de prendre les décisions, aux professionnels d’assurer le montage, le suivi et l’évaluation des projets et aux habitants et associations de signaler les dysfonctionnements qu’ils constatent. Tout croisement entre ces mondes est catégorisé comme complexe et périlleux, susceptible d’apporter plus d’ennuis que de bénéfices.

66Il convient cependant de nuancer le constat selon lequel les personnes en charge de la politique de la ville partageraient tous cette catégorisation de la participation. Différentes postures existent, certains élus et techniciens, en réseau avec des collectifs ou associations telles que « Démocratisation de la démocratie », étant plus réceptifs à cette thématique. Des sociologies plus fines des acteurs de la démocratie participative ont montré que des positionnements différents sont à l’œuvre selon les profils d’administrateurs ou d’élus (Mazeaud, 2010 ; Gourgues, 2010). Comme nous allons l’analyser à présent, l’injonction participative n’est pas la seule catégorisation qu’on peut rencontrer chez les techniciens et élus. En fonction de leur conception d’une bonne démocratie, mais aussi d’une bonne action sociale, leur catégorisation de la participation diffère.

Les quatre positions dans le débat sur la participation

  • 55  L’échelle pionnière de Sherry R. Arnstein reste une référence en la matière (Arnstein, 1969). Elle (...)
  • 56  La distinction porte alors sur les procédures (conseil de quartier, jury citoyen, budget participa (...)
  • 57  Ce terme pourrait être rapproché de la notion de footing de Goffman, qui désigne l’empreinte, l’at (...)

67À l’heure où les expériences se réclamant de la démocratie participative se développent dans un flou sémantique, où l’action publique se complexifie du fait des différentes échelles territoriales, il s’avère nécessaire de confronter les grilles de lecture. En complément aux typologies relatives à l’échelle d’intensité de la participation55, aux formes prises par les dispositifs participatifs ou aux différents publics visés56, nous proposons une grille de lecture qui synthétise quatre positions57 dans le débat sur les modalités d’organisation de la participation citoyenne. Nous les avons repérées principalement chez les professionnels de la politique de la ville, mais également chez les chercheurs, militants et consultants spécialisés sur la question de la participation. Ce ne sont pas des représentations portées a priori par des individus dont les intérêts sont entièrement fixés par avance, mais des façons d’imaginer le politique qui s’activent selon les contextes d’interaction et les expériences participatives menées. La position d’un élu peut par exemple varier selon qu’il s’agit de faire participer les habitants à un projet de démolition-reconstruction de logements ou à un projet d’implantation d’une structure d’animation socioculturelle dans le quartier.

68Deux conceptions schématiquement opposées de la « bonne » démocratie se distinguent. La première conception consiste à défendre le modèle délégatif ou représentatif de la démocratie au motif qu’il permet un partage des tâches efficace. Les élus et responsables administratifs, garants de l’intérêt général, sont chargés d’élaborer les politiques publiques. Les citoyens peuvent sanctionner ou reconduire leurs représentants lors des élections. En dehors des périodes électorales, l’absence de participation, quelle qu’en soit la forme (s’informer, réclamer des comptes, s’organiser collectivement pour faire valoir ses droits), ne constitue pas un problème.

  • 58  Voir en introduction les précisions sur la « démocratie délibérative », qui ne fait pas sens telle (...)

69La deuxième conception consiste à défendre un modèle délibératif de la démocratie. Le modèle représentatif est critiqué pour son fonctionnement élitiste et inefficace, du fait de l’éloignement des représentants des préoccupations et des savoirs des représentés. En outre, il serait responsable de la perte de légitimité des institutions, se traduisant par l’abstention électorale et la défiance, voire la violence, envers les institutions. Le modèle de démocratie délibérative ne rejette pas les représentants, mais défend l’idée selon laquelle leur conception du « bien » doit être remise en cause régulièrement, afin que le pluralisme social et politique soit respecté et que la définition du juste demeure l’objet d’un débat constant58.

70Deux conceptions opposées de l’intervention auprès des habitants des quartiers d’habitat social peuvent également être distinguées. La première consiste à ne pas faire de distinction entre les habitants, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, leur origine ethnique ou leur lieu d’habitation. Cette conception égalitaire et indifférenciée défend la mise en œuvre de politiques publiques similaires pour tous les individus. La citoyenneté est, dès lors, une question politique qui concerne l’ensemble de la population et ne devrait aucunement être posée en des termes différents pour les minorités.

  • 59  Voir en introduction les précisions sur la visibilité des problèmes sociaux.

71Une deuxième conception consiste à prendre au contraire en considération l’éloignement plus grand des pauvres, des femmes, des non-diplômés, des étrangers et des immigrés de la parole publique. Il est par exemple mis en avant le fait que les habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville ne sont pas seulement en proie à des difficultés d’accès à l’emploi mais subissent également une disqualification sur le plan civique et politique59. Pour des raisons à la fois structurelles et symboliques, ils se tiennent, ou sont tenus, majoritairement à distance non seulement des partis politiques et des associations revendicatives, mais aussi des dispositifs participatifs. Selon cette conception, l’éloignement des habitants de la parole publique pose problème et nécessite qu’une intervention particulière soit menée auprès d’eux.

72Le croisement de ces conceptions produit quatre positions sur les modalités d’organisation de la « participation des habitants ».

Tableau 3. Quatre positions dans le débat sur les modalités d’organisation de la participation des habitants dans les quartiers d’habitat social

Conception de l’intervention à mener auprès des habitants des quartiers d’habitat social
Pas de distinction entre les individus (égalité) Prise en compte de l’éloignement de la parole publique des habitants des quartiers d’habitat social (traitement différentiel)
Conception de la démocratie Modèle représentatif a. Participation inutile Tout existe déjà pour que le citoyen s’exprime, vote, fasse des réclamations. b. Injonction participativeLa participation est une question sociale. Les habitants sont perçus comme « inadaptés » ; il s’agit de les mettre à niveau pour qu’ils se comportent en citoyens.
Modèle délibératif c. Participation citoyenneLa participation est une question politique. L’objectif premier est de démocratiser les institutions en installant des procédures participatives fortes telles que le budget participatif. Ce processus égalitaire contribue à lutter contre les inégalités sociales. d. EmpowermentLa participation est une question sociale et politique, visant l’accroissement du pouvoir des habitants sur leur vie et leur environnement, à travers le mouvement social et/ou la délibération. Elle passe ainsi, au-delà de procédures participatives, par l’action collective et l’éducation populaire.

La participation inutile

73Lorsque la participation est jugée inutile, c’est bien souvent en aparté, en coulisses, que ce jugement est formulé. La popularité de cette notion et les exigences légales en matière de concertation contraignent les acteurs à en défendre la nécessité. L’affichage de l’objectif de participation permet en outre aux collectivités locales de répondre à l’injonction étatique tout en s’assurant une bonne figure électorale. Cependant, l’application pratique de cet objectif s’avère minimale. Nous en avons vu un exemple dans le discours du responsable du Grand projet de ville de l’agglomération grenobloise. Les exigences d’efficacité dans le traitement massif de la ségrégation urbaine apparaissent incompatibles avec l’idée de faire participer les habitants à la définition du projet. De fait, il n’a été présenté à la population pour « concertation » qu’une fois constitué et validé par les partenaires.

74Cette position dans le débat perçoit les habitants et les associations comme des lobbies qui cherchent à défendre leurs intérêts privés, non comme de potentiels partenaires pour une construction collective de l’intérêt général. Trois arguments sont généralement avancés pour limiter le plus possible la délibération. Tout d’abord, le système de démocratie représentative permet de conduire des politiques publiques cohérentes et efficaces, tout en permettant aux citoyens de sanctionner les décisions prises au moment des élections. De plus, faire participer les habitants aux délibérations sur le bien public est jugé dangereux parce que l’intérêt des habitants est pensé comme forcément contradictoire avec l’intérêt de la collectivité. Enfin, les évolutions législatives ont permis aux citoyens d’avoir à leur disposition tout un arsenal juridique pour leur garantir une concertation minimale ; à eux de les saisir si besoin.

L’injonction participative

75L’injonction participative correspond à un cadre d’interprétation des rapports entre habitants et institutions que l’on peut synthétiser par l’expression « traitement du handicap individuel ». La participation est en effet entendue comme une compétence individuelle, inégalement répartie dans la société. Si l’injonction participative s’applique désormais, depuis la loi de 2002 sur les conseils de quartier, à toute la population, elle pèse plus spécifiquement sur les classes populaires. Aux yeux d’une partie des professionnels de la politique de la ville, les habitants s’avèrent « incapables » de se soucier de l’intérêt général, comme on l’a vu dans le discours du chef de projet Politique de la ville de la Métro. Développer la participation des habitants consiste alors à traiter ce « handicap » par des programmes d’aide au montage de projets individuels, de formation à la citoyenneté et d’information sur le fonctionnement des administrations.

  • 60  La participation en France relèverait de l’accomplissement d’un « devoir civique » bien plus que d (...)
  • 61  Raisonnant sur un état négatif et non sur un processus ou une trajectoire, l’utilisation de la not (...)

76Dans cette conception, le critère de réussite de la participation n’est pas l’amélioration des politiques publiques, mais l’élévation de la population, sommée de répondre convenablement à l’injonction unilatérale de participer. On attend alors des habitants qu’ils fassent leur « devoir de participation »60. Le parallèle pourrait être établi entre l’injonction de participer dans le champ de la politique de la ville et l’injonction faite aux « exclus » de se prendre en main dans le champ des politiques d’insertion61. Lorsque les institutions considèrent que les individus sont les principaux, sinon les uniques responsables de leur rapport à la citoyenneté ou de leur situation professionnelle, elles s’interdisent paradoxalement de les placer en acteurs des transformations individuelles et collectives.

77Nous avons vu que la participation était majoritairement thématisée de la sorte dans la politique de la ville, même si certains chefs de projets, plus attachés à l’esprit initial du développement social des quartiers, naviguent plutôt entre participation citoyenne et empowerment.

La participation citoyenne

78La participation citoyenne correspond à une conception diamétralement opposée de l’injonction participative. La démocratisation de l’action publique est vue comme une nécessité à laquelle les institutions doivent répondre par l’aménagement de procédures ad hoc.

79Selon cette conception, la question de la participation concerne l’ensemble de la population et ne devrait pas être cantonnée dans la sphère de la politique de la ville. L’expression « participation des habitants » est rejetée au profit de « participation citoyenne ». C’est le fonctionnement peu démocratique de nos institutions et les règles du jeu de la vie politique qu’il faut changer, processus qui aura des conséquences sur le rapport des individus à la citoyenneté. Plus précisément, les théories de la démocratie délibérative comme de la démocratie participative considèrent que le changement institutionnel a des effets sur les acteurs (changement de préférence, politisation, etc.), ce qui a en retour des effets sur les décisions (Talpin, 2011a).

80Nous n’avons pas rencontré de défenseurs d’une telle « participation citoyenne » parmi les professionnels de la politique de la ville, mais chez des chercheurs et des militants d’une « démocratisation de la démocratie » :

Aujourd’hui en France, on nous parle de participation… On est dans l’impôt participatif, on demande aux pauvres de participer. Alors que ce sont les modes de représentation qui sont inadaptés […]. La situation de la France est dramatique en matière de représentation des étrangers, de représentation des femmes, de solidarité territoriale et de pouvoir de contre-expertise confié aux associations. (Claude Jacquier, chercheur, entretien)

81La question est pour lui politique et doit être réglée par la mise en place de procédures participatives permettant aux « sans voix » de prendre part aux décisions telles que le budget participatif. En outre, il s’agit de favoriser le pluralisme démocratique par des mesures telles que l’octroi du droit de vote aux étrangers, la garantie d’un pouvoir de contre-expertise aux associations ou encore l’interdiction du cumul des mandats.

  • 62  Voir en introduction de ce livre pour des éléments de définition du concept.
  • 63  Pour Y. Sintomer et M. Gret, le fait que les décisions prises dans le cadre du budget participatif (...)

82Les chercheurs et militants de la démocratie participative, plaidant pour l’instauration d’éléments de démocratie directe tels que le budget participatif, se retrouvent également dans cette position. La démocratisation des institutions, à travers notamment le recours au tirage au sort et au vote citoyen décisionnel, est vue comme génératrice du développement de la participation (Sintomer, 2007). Le problème est cependant de constater la présence relativement faible des « sans voix » dans les dispositifs participatifs. Les recherches menées en milieu populaire montrent en effet que les phénomènes de « cens caché »62 repérés dans la démocratie représentative subsistent dans la démocratie participative. À Porto Alegre, ce sont majoritairement des individus de classe moyenne qui sont élus conseillers du budget participatif63. En France, les jeunes, les non-diplômés, les étrangers et les personnes les plus précarisées se tiennent majoritairement à l’écart des procédures participatives, ou alors, lorsqu’ils s’y déplacent, leur parole est souvent disqualifiée de manière implicite. La question de savoir comment diversifier l’origine sociale et ethnique des participants dans les dispositifs participatifs, ce « dilemme de l’égalité » (Blondiaux, 2001), reste ouverte.

L’empowerment

83Le constat de départ est que la participation est une pratique contre-nature, aussi bien pour les habitants que pour les élus et les agents administratifs, comme l’explique une chef de projet :

La participation, ça se construit ! […] Quand les élus me disent : « Il faut que les habitants viennent », je dis : « Mais pourquoi est-ce que les habitants seraient prêts à participer ? Est-ce qu’on leur a donné cette habitude-là ? Pas tellement, dans notre façon de gérer les choses en France, donc on peut imaginer que ça ne soit pas spontané. » (Chef de projet Politique de la ville, commune de l’agglomération grenobloise, entretien)

  • 64  Voir les éléments de définition de la notion en introduction de ce livre.
  • 65  Parmi les exemples de discours valorisant l’empowerment, on peut citer la Déclaration de Récife, i (...)

84Alors que dans la conception « participation citoyenne », l’accent est mis sur la nécessité de donner du pouvoir aux citoyens par le biais de procédures fixées par le droit, dans la conception empowerment64, l’accent est mis sur le pouvoir d’agir collectivement. Le pouvoir n’est pas considéré comme un attribut mais comme un processus collectif, qui suppose que du temps, de l’argent et des dispositifs particuliers lui soient dédiés. En d’autres termes, il est affirmé que la participation ne peut pas se décréter, mais qu’elle se construit petit à petit, au moyen d’un accompagnement ou d’une ingénierie particulière, afin d’amener les individus, tout comme les institutions, à évoluer. Selon cette conception, l’urgence est de modifier l’action du secteur public, comme du secteur privé, par l’instauration de nouveaux rapports avec les pauvres, qui permettent de prendre en compte leurs contraintes mais surtout de développer leurs ressources65.

85Ainsi, alors que dans la conception « injonction participative », l’habitant des quartiers d’habitat social est vu comme dépourvu de qualités, il est vu dans la conception empowerment comme porteur d’expressions collectives et d’exigences citoyennes, qu’il s’agit de développer, de révéler, de faire entendre. Contrairement aux recherches qui établissent que la population des grands ensembles est « sans appartenance collective, repliée sur la sphère privée dans une stratégie de résistance purement individuelle » (Villechaise, 1997, p. 351), il s’agit de prendre comme point de départ de l’intervention les formes d’actions collectives qui, même si elles sont souvent embryonnaires, peu visibles et mal reconnues par les institutions, foisonnent dans les milieux populaires (Madec, Murard, 1995 ; Mozere, Peraldi, Rey, 1999). Selon cette conception, le fait que les habitants soient gênés quand la presse locale « salit l’image du quartier », qu’ils expriment un sentiment d’appartenance au quartier, qu’ils formulent des demandes, tout cela reflète leurs exigences citoyennes et ressources, à partir desquelles une participation peut être construite.

86Deux conceptions de l’empowerment nécessitent, à ce stade de l’analyse, d’être différenciées. Une première conception met l’accent sur la politisation des minorités, sur le modèle du « Community organizing » nord-américain, qu’on peut traduire par développement communautaire (Alinsky, 1976 [1971]). L’objectif est d’encourager les minorités à lutter pour l’amélioration de leurs conditions de vie, dans une démarche de construction de contre-pouvoirs. Est préconisée dans ce cadre la formation d’une élite sociale dans le quartier, à même d’organiser une lutte collective et d’être reconnue comme interlocuteur par les institutions. Contre le mythe du retour de la classe moyenne blanche dans les quartiers paupérisés, toujours prégnant dans les politiques publiques françaises, il s’agirait au contraire de prendre exemple sur les pratiques nord-américaines et de politiser les populations sur place (Epstein, Kirszbaum, 2006). Cette conception se réfère aux origines militantes de l’empowerment, incarnées dans les combats féministes et des Noirs Américains des années soixante- et soixante-dix (Calvès, 2009). Un retour au community organizing est appelé de leurs vœux par les chercheurs et activistes fidèles aux préceptes de Saul Alinsky (Bacqué, 2006b ; Balazard, 2012 ; Calvès, 2009). L’organisation London Citizens, qui regroupe des institutions de la société civile londonienne (congrégations religieuses, universités, écoles, associations, syndicats) se réclame par exemple de la méthode d’Alinsky. La vingtaine d’organizers, employés de London Citizens, accompagne les habitants dans l’identification des problèmes (emploi, logement, cadre de vie, etc.) et la mise en place de campagnes pour les résoudre, à l’instar de la campagne « pour un salaire décent » (Balazard, Genestier, 2009). Des stages de leadership de deux ou cinq jours sont, parmi d’autres outils, proposés aux habitants impliqués dans l’organisation.

  • 66  Voir sur ce sujet Archon Fung qui prône « la délibération avant la révolution » (Fung, 2011 [2005] (...)
  • 67  Les intérêts et sentiments moraux ne sont plus considérés comme des inclinaisons individuelles ins (...)

87La seconde conception de l’empowerment met l’accent moins sur le contre-pouvoir porté par des leaders communautaires que sur la délibération collective, conçue comme déclencheur d’émancipation. Le rétablissement de l’égalité socio-économique n’est pas un préalable66 : la délibération est considérée comme un moyen pour les minorités de s’émanciper par l’exercice de la critique et l’amélioration des politiques publiques dans le sens d’une meilleure justice sociale. Beaucoup plus développée en France, du fait de nos réticences historiques à reconnaître la communauté comme corps intermédiaire légitime, cette conception domine dans les pratiques du développement social (Dubedout, 1983 ; Mangin, 1989 ; Graven, Berne, Nove-Josserand, 2008). Si la délibération a des vertus éducatives – elle « élargit les vues des citoyens au-delà du cercle borné de leurs affaires privées », selon les termes de Manin –, cette éducation est entendue comme un processus collectif et non comme le résultat d’une pédagogie imposée par les élites aux masses (Manin, 1985, p. 86-87). Il s’agit ainsi de susciter, à travers la mise en place de délibérations démocratiques, une double transformation. La première est celle du fonctionnement des institutions, qu’il s’agit de démocratiser afin de permettre à des modes ascendants d’élaboration des politiques publiques de se développer. La deuxième transformation est celle des habitants. Il s’agit d’encourager l’articulation d’une parole privée et individuelle avec une parole collective et publique, laquelle s’opère difficilement dans les espaces de débat traditionnels, où il est attendu des habitants qu’ils se placent d’emblée dans le registre de l’intérêt général (voir chapitre suivant). Ces discours d’ordre privé, personnel ou communautaire sont ici considérés comme essentiels en ce qu’ils constituent le point de départ du processus délibératif67.

  • 68  Pour une traduction en français voir Fung, Wright, 2005.

88Les pratiques participatives que nous avons observées parmi les « artisans de la participation » français relèvent de cette seconde conception de l’empowerment, valorisant davantage la délibération que le contre-pouvoir (voir chapitres 3 et 4). La frontière entre ces deux conceptions n’est cependant pas si imperméable qu’elle pourrait paraître. Entre elles, figurent souvent des nuances plus que des oppositions radicales. Dans les deux cas, la même « révolution » du travail social est préconisée. Il s’agit de mettre en œuvre un travail social collectif ou communautaire qui, contrairement au travail social individuel, teste la réalité sociale, questionne les institutions et les inégalités (Ventelou, 2006 ; Bachmann, 1993). Le vrai clivage se fait davantage autour de la reconnaissance d’un pouvoir aux communautés et la place du leadership. Sur ce point, il est intéressant de se demander comment les dimensions de contre-pouvoir et de délibération peuvent s’articuler en pratique. Dans la conclusion de leur ouvrage collectif, Fung et Wright proposent de considérer l’apparition, aux côtés de traditionnels contre-pouvoirs de type « agonistique », de contre-pouvoirs de type « délibératif » (Fung, Wright éd., 2003)68. Les premiers se manifestent sous la forme de croisades juridiques, de mouvements sociaux et de groupes d’intérêt tels que les syndicats ou partis politiques. Les seconds prennent la forme de groupes mixtes qui privilégient la négociation participative, les méthodes alternatives de résolution de conflits et l’enquête collective. Davantage enracinés au niveau local, coopératifs, impliquant des acteurs habituellement opposés comme par exemple les écologistes et les industriels, ils sont centrés sur la résolution de problèmes concrets. Réfléchir à l’articulation entre délibération et contre-pouvoir permet d’éviter de tomber dans l’angélisme qui plane sur toute conception de la démocratie participative comme remède miracle aux maux de la démocratie. Là où le contre-pouvoir est faible, ajoutent Fung et Wright, « les règles de la délibération ont tendance à favoriser des intérêts établis, déjà organisés ou fortement concentrés » (Fung, Wright éd., 2003, p. 263).

89Enfin, soulignons que si la notion gagne depuis quelques années en célébrité, l’empowerment reste une vision très minoritaire en France (Bacqué, Biewener, 2013). Quelques associations militent pour un développement social ascendant, pour l’élargissement de la délibération sur la chose publique et l’organisation des minorités en force collective. Elles restent cependant relativement isolées et peu visibles sur la scène publique. Qu’est-ce qui explique le caractère hostile à la participation des professionnels et élus de la politique de la ville ? On ne peut pas comprendre ce phénomène sans prendre en compte le contexte politique de la France, avec une importance accordée historiquement à la relation entre l’État et le citoyen, une méfiance envers les corps intermédiaires et un système de protection sociale qui évolue vers une fragilisation du statut de citoyen de ses bénéficiaires. La sociologie des politiques sociales est d’un grand concours pour saisir la manière dont le traitement de la pauvreté, par les pouvoirs publics et les partenaires sociaux, entrave ou non l’épanouissement de la citoyenneté.

Pauvreté, citoyenneté et politiques sociales : les ressorts de l’injonction participative

  • 69  Voir en annexe la présentation des différents terrains de recherche.

90La pauvreté et la citoyenneté sont-elles antinomiques ? Les habitants des quartiers d’habitat social, en particulier ceux qui sont concernés par l’assistance, touchés par le phénomène multiforme de la pauvreté, sont-ils en situation d’exercer leur citoyenneté ? Simmel a montré non seulement que la pauvreté est une notion relative, mais aussi comment l’assistance enferme ses bénéficiaires dans un système de relations qui les défont peu à peu de leur qualité de sujet politique (Simmel, 1998 [1908]). Les pauvres sont marqués par une « identité négative » (Gaulejac, 1996). La réflexion initiée par Simmel n’est autre que celle des effets de l’intervention publique sur la représentation que la société a des pauvres et que les pauvres ont d’eux-mêmes. Dans toute analyse sur les liens entre la pauvreté et la citoyenneté, il semble ainsi inévitable de prendre en compte la dimension des politiques sociales. Les politiques sociales corrigent-elles les obstacles symboliques à la « qualification positive » des pauvres, à l’exercice positif de leur citoyenneté ? La participation des habitants est-elle un maigre substitut à la citoyenneté par le travail, affaiblie par l’effritement de la société salariale, ou constitue-t-elle le support d’une nouvelle citoyenneté, fondée sur le territoire ? La mise en perspective comparée avec la Grotestedenbeleid (politique de la ville) néerlandaise permet de mieux comprendre pourquoi la « participation des habitants » prend majoritairement les contours d’une injonction en France. Seront présentées également les conséquences de notre modeste enquête de terrain effectuée à Hoogstraat69, quartier de la ville d’Utrecht. La découverte de similitudes avec les terrains français nous a en effet poussée à développer une approche pragmatiste de la chose publique.

Le contexte français peu propice à l’empowerment

  • 70  L’existence d’« États-Providence sans la citoyenneté », de la fin du xixe siècle à la seconde guer (...)

91La théorie de Marshall, établissant la citoyenneté sociale comme complémentaire de la citoyenneté civile et politique, est mobilisée pour argumenter le fait qu’un niveau élevé de protection sociale garantit le bon fonctionnement de la démocratie (Marshall, 1950). Cette vision évolutionniste a cependant été critiquée par des sociologues et historiens qui ont montré que les liens entre protection sociale et citoyenneté ne pouvaient pas être tenus pour évidents70. Le développement des politiques sociales a trouvé son origine dans l’impossibilité des fondateurs de la IIe République d’assurer, dans les faits, la réalisation des principes d’égalité. La fermeture des ateliers nationaux, la répression des mouvements populaires qui s’en est suivie et la mise en place de l’assistance publique montrent que l’apparition de la question sociale s’est produite au prix d’une réduction de l’idéal révolutionnaire d’égalité politique et sociale (Donzelot, 1994 [1984] ; Castel, 1995, p. 432-449).

L’influence du régime de protection sociale sur la citoyenneté

92Ainsi, l’acquisition de droits sociaux n’a pas correspondu, historiquement, à une extension des droits politiques pour ses bénéficiaires. En Allemagne, à l’époque de Simmel, les individus dépendant de l’assistance perdaient leur droit de vote et nombre d’entre eux étaient enfermés dans des dispensaires, privés de liberté civile et politique (Paugam, Schultheis, 1998, p. 21). Alors que la citoyenneté politique se fonde sur l’égalité, les droits sociaux se sont initialement formés sur le principe de la différenciation entre les pauvres et le reste de la société. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, ce décalage entre citoyenneté politique et droits sociaux a perduré, alors que les mécanismes d’assurance sociale se mettaient en place. Historiquement, les premières lois assurantielles se sont construites contre l’égalité politique, telle la loi française sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910 qui n’a concerné que les salariés percevant moins de 3 000 francs annuels (Hassenteufel, 1996, p. 134). Dans le contexte économique favorable des Trente Glorieuses, le système de protection sociale français a progressivement étendu le principe d’égalité dans l’accès aux droits sociaux. On est ainsi passé d’un « État-Providence sans la citoyenneté » avant 1945 à un État-Providence qui favorise l’extension de la citoyenneté dans la deuxième partie du xxe siècle (ibid., 1996).

93Au regard de ce bref parcours historique, on s’aperçoit que, si le soupçon de non-citoyenneté pèse toujours symboliquement sur les plus pauvres d’une société, il est plus ou moins prégnant selon le type de protection sociale adopté. Ce dernier détermine en partie le degré d’autonomie et de citoyenneté conféré aux individus. Dans la typologie des « trois mondes de la protection sociale » (Esping-Andersen, 1999 [1990]), c’est le régime social-démocrate qui apparaît le plus égalitaire en matière de citoyenneté. Les prestations sociales, financées par l’impôt, sont en effet attribuées sur le simple fait d’être citoyen, selon le principe d’universalité. Ce régime offre le plus haut niveau de « démarchandisation » des besoins, en maintenant un niveau de vie élevé aux ménages, indépendamment de leur participation au marché. À l’inverse, le régime libéral de protection sociale, répandu dans le monde anglo-saxon, est le plus différencialiste ou inégalitaire, puisque les prestations sont attribuées sur le critère de la pauvreté, selon le principe de la sélectivité. Le régime continental, enfin, dans lequel sont classés la France et les Pays-Bas, est régi par le critère du statut et de l’emploi, selon le principe de contributivité des travailleurs. Il repose sur le mécanisme de l’assurance sociale et est financé non pas par l’impôt, mais par les cotisations sociales et patronales. L’objectif poursuivi n’est pas la redistribution égalitaire, comme dans le régime social-démocrate, mais le maintien du statut et du niveau de salaire pendant la période de maladie, chômage ou retraite. Ce régime assurantiel a été pendant les Trente Glorieuses un modèle égalitaire, de « citoyenneté par le travail », dans lequel tous les citoyens étaient couverts en contrepartie de leurs cotisations sociales. À partir de la fin des années soixante-dix, ce régime continental a commencé à rencontrer de sérieux problèmes :

Que surviennent des difficultés d’emploi et des groupes entiers de jeunes, femmes, etc. perdront leurs droits à la sécurité sociale. Ils seront réduits aux filets de protection des dispositifs d’assistance. (Guillemard, 2002, p. 368)

94La crise économique et l’effritement de la société salariale ont multiplié le nombre de personnes privées de travail (Castel, 1995). Dans l’optique de réduire le nombre de chômeurs, les pouvoirs publics ont encouragé la sortie du travail des salariés, pris en charge par différents programmes de sécurité sociale (longue maladie, préretraite, invalidité). Les Pays-Bas et la France ont ainsi connu le même problème du Welfare without work, la protection sociale sans le travail (ou protection sociale qui joue contre l’emploi), typique des systèmes continentaux de protection sociale (Guillemard, 2003). Ceci eut un double effet. Premièrement, un déséquilibre financier préoccupant du système de sécurité sociale et une croissance exponentielle des cotisations sociales. Deuxièmement, la mise « hors jeu » d’une partie de la population qui s’est retrouvée coincée dans le piège de l’inactivité. De nouvelles politiques sociales ont alors été mises en place au tournant des années quatre-vingt-dix, pour faire en sorte que les chômeurs soient protégés financièrement tout en retrouvant le chemin de l’emploi (Palier, 2002). C’est alors que le débat sur l’articulation entre la protection sociale et la citoyenneté resurgit, alors qu’on le croyait relégué au xixe siècle.

Les « nouvelles politiques sociales » : retour à la catégorie du pauvre dénué de la qualité de citoyen ?

95En France, la réponse à la crise du Welfare without work est passée par la mise en place de politiques de lutte contre l’exclusion, principalement les politiques d’insertion et la politique de la ville. Ces nouvelles politiques sociales ont intégré aux références traditionnelles de l’intervention sociale la catégorie du territoire et la méthodologie de projet, de contrat et de participation (Ion, 1990). Schématiquement, deux analyses de l’effet de ces politiques territoriales sur la citoyenneté peuvent être opposées.

96D’un côté, leur mise en place répondrait à l’exigence de démocratisation et d’amélioration des politiques publiques. La trop forte sectorisation de notre système assurantiel ne permettant pas de répondre au phénomène multiforme de la désaffiliation – « Les individus, eux, ne sont pas sectorisés » (Jobert, Muller, 1987, p. 137) –, il s’agit de développer des approches transversales pour traiter les problèmes imbriqués de logement, d’accès à l’emploi et de dégradation du cadre de vie. Leur mise en œuvre peut être adaptée aux particularités des populations et des territoires. Le système sectoriel est, en outre, accusé d’avoir généré une forte opacité sociale et politique. Les nouvelles politiques sociales viendraient insuffler de la délibération publique et locale dans notre système de protection sociale et préfigureraient l’avènement d’une « citoyenneté par le territoire », là où la « citoyenneté par le travail » fait défaut (Autès, 1992 ; Estèbe, 2008).

  • 71  « Si la gestion de l’emploi est confiée au niveau local, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa solution (...)

97De l’autre côté, cette évolution marquerait davantage une volonté d’acheter de la paix sociale que d’œuvrer pour l’émancipation des pauvres. Le risque de ces politiques territoriales, selon Castel, est d’abord de se tromper d’échelle, car une action qui part du local ne maîtrise que des paramètres « dans l’ici et maintenant », sans pouvoir opérer des distributions globales ni mener des négociations collectives avec des partenaires représentatifs71. Un second risque est celui d’une rupture avec la logique universelle du système de sécurité sociale, par le retour du ciblage de prestations, financées par l’impôt, sur la population la plus précaire. N’assisterait-on pas au retour d’une dissociation entre protection sociale et citoyenneté sociale, puisque, par une différenciation des droits sociaux, le principe d’égalité est rompu ?

Faire participer les habitants : responsabilisation individuelle ou ouverture des institutions à la critique ?

  • 72  À la différence de ce qui s’est passé par exemple aux Pays-Bas, le « retour à l’emploi » via ces n (...)

98La question est bien de savoir si le glissement du système français de protection sociale du travail vers le territoire signifie « un retour pur et simple à l’assistance ou bien correspond à une nouvelle forme de citoyenneté sociale » (Palier, 2002, p. 281)72. Le débat sur la participation des habitants dans la politique de la ville recoupe cette question. Enclenché entre Manuel Castells et Henri Lefebvre, ce débat s’est développé dans les années quatre-vingt-dix, par exemple entre Robert Castel et Jacques Donzelot.

  • 73  Précisons que pour Beck, l’individualisation du social n’est pas synonyme de repli sur soi ou de d (...)

99Pour Castel, qui expose ses « mauvaises raisons d’être jacobin » (Castel, 1993), la mise en place de politiques participatives s’inscrit clairement dans le mouvement de retrait des institutions, de décollectivisation des risques sociaux et d’individualisation du social. Ce processus a été repéré sous des termes différents, comme le « déclin de l’institution » (Dubet, 2002), le « déclin du social » (Guillemard, 2001 [1986]) ou encore l’émergence d’une « société du risque » (Beck, 2001)73. Le couple entre la responsabilité individuelle et la solidarité collective, qui était au cœur des protections sociales, se brise depuis la fin des années soixante-dix (Bec, Procacci éd., 2003). Le pauvre et le chômeur sont de plus en plus tenus pour responsables de leur condition (Freyssinet, 2002). Dans un tel contexte, l’idée de « faire participer » les plus pauvres ne saurait se traduire autrement que par de l’injonction à « travailler sur soi » :

Il faut être singulièrement optimiste pour voir dans ces pratiques de maintenance [politiques d’insertion et politique de la ville] les prémices d’une « nouvelle citoyenneté. […] On ne fonde pas de la citoyenneté sur de l’inutilité sociale. (Castel, 1995, p. 694).

100Pourtant, l’évolution du système de protection sociale vers une individualisation peut avoir des conséquences positives, de l’avis même de Robert Castel, « dans la mesure où elle corrige le caractère impersonnel, opaque et bureaucratique qui caractérise en général la distribution de prestations homogènes » (Castel, 2003, p. 78). Pour les individus privés de travail, il s’agit de surcroît de trouver de nouvelles formes d’affiliation, qui peuvent passer par le développement des solidarités de proximité. C’est cependant une politique d’insertion évitant le traitement uniquement sectoriel (laissé aux professionnels du social) ou individuel (laissé aux chômeurs) et mettant les moyens à la hauteur de l’enjeu qu’il s’agit d’inventer (ibid., p. 75-76). Si la politique de la ville se développe selon le modèle libéral d’une solidarité ciblée, associée à des coupes budgétaires dans les politiques sociales, le risque est bien d’enfermer les plus pauvres dans une responsabilisation individuelle empêchant leur qualification positive en tant que citoyens.

  • 74  Le modèle mérite certainement d’être relativisé. Les auteurs dénoncent le social comme « puissant (...)

101La participation des habitants à la conception, au suivi et à l’évaluation des politiques sociales rimerait plutôt, sur l’autre versant du débat, avec la critique du mode libéral et résiduel de protection sociale, parce qu’elle pousserait les institutions à s’ouvrir à la critique et à honorer leurs promesses d’insertion (Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003). Les nouvelles politiques sociales pourraient, par ailleurs, permettre de passer de la figure du pauvre méritant à celle du citoyen actif, du statut d’usagers-assujettis à celui d’usagers-citoyens (Warin éd., 1997). La construction d’un pouvoir propre des habitants (empowerment), qui s’incarne dans les Community Development Corporations aux États-Unis, est vue comme un modèle (Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003)74.

  • 75  Là encore, deux modèles de l’activation peuvent être distingués (Barbier, 2002) : le modèle néolib (...)

102Il semble bien que la France ait raté le tournant de l’activation en lui donnant un tour libéral75, de même qu’elle a raté le tournant de la participation en la réduisant à une injonction. Mais rien n’empêche d’imaginer que d’autres formes d’activation et de participation puissent se développer (voir chapitre 3). L’ouverture d’une enquête collective peut être le moyen de publiciser des dysfonctionnements institutionnels, de réduire l’opacité et d’améliorer l’efficacité de politiques publiques (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Si les néolibéraux des années quatre-vingt utilisaient le discours de l’activation et de la participation pour justifier la réduction des dépenses et renvoyer aux pauvres la responsabilité de leur condition, Yves Sintomer a montré que l’univers normatif de la politique de la ville, avec la figure de l’« État-animateur » (Donzelot, Estèbe, 1994), n’avait « pas grand-chose à voir avec la critique néolibérale » car il appelle un réinvestissement de l’État dans les quartiers déshérités, sous des formes modernisées (Sintomer, 2001, p. 76). Ce n’est donc pas un État minimal qui est visé, mais un État qui ne saurait se contenter de dicter, d’en haut, ses normes à la société.

  • 76  Pour ces auteurs, le budget participatif permet non seulement « d’affilier les classes défavorisée (...)
  • 77  Voir l’exemple de Sophie qui, après sa participation à un groupe de « qualification mutuelle », s’ (...)

103L’enjeu actuel est de trouver les formes que pourrait prendre concrètement en France l’idéal d’une participation à la fois émancipatrice pour les individus et génératrice de justice sociale. « On ne fonde pas la citoyenneté sur de l’inutilité sociale », dit Robert Castel, mais qu’est-ce que l’utilité sociale, au juste ? Est-elle dépendante uniquement de la possession d’un statut grâce à un emploi ou à une protection sociale généreuse en cas d’éloignement de l’emploi (Castel, 1995 ; Schnapper, 1989) ? Ou, en plus de ces conditions essentielles, ne faut-il pas prendre en compte l’importance de la participation au bien commun, le fait d’être reconnu comme utile au bon fonctionnement de la société (Gret, Sintomer, 2002)76 ? Plus encore, ce versant symbolique et relationnel de l’utilité sociale ne peut-il constituer une passerelle vers le retour à l’emploi77 ? Si, on l’a vu, le type de protection sociale influe sur la citoyenneté, le soupçon de non-citoyenneté des pauvres pèse depuis des siècles sur les consciences :

On aura beau lever tous les obstacles de droit, rétablir tous ceux qui ne sont pas propriétaires dans la plénitude de leurs droits civiques, ils resteront des sous-citoyens pour une raison non pas de fait mais subjective, morale, qui se trouve dans le regard de l’autre. C’est le soupçon de la pauvreté volontaire, de la paresse, du vice. (Madec, Murard, 1995, p. 92)

104Ainsi, une protection sociale solide ne saurait garantir à elle seule un statut de citoyen, pour des raisons morales. La citoyenneté n’est donc pas seulement une affaire de statut et de prestations, elle est aussi affaire d’apprentissages (Mazet, 1999) et s’incarne dans un processus social et politique qui se joue dans la relation entre individus et institutions (Neveu, 2004 ; Duchesne, 1997). Par des pratiques valorisantes comme la participation à l’évaluation des politiques publiques, l’image de l’assisté incapable de contribuer au bien commun peut s’effacer au profit de la reconnaissance de son utilité sociale. Les centres sociaux peuvent constituer de tels « espaces de citoyenneté », où l’individu peut briser son isolement et contribuer à une amélioration collective des conditions de vie, comme cela a été observé dans certains bureaux d’aide sociale au Québec (McAll, 1995), où les travailleurs sociaux ont rompu avec la logique de l’offre de services.

105Il semble bien, cependant, que la politique de la ville ait échoué à « redonner du pouvoir » aux habitants. Si elle a permis d’orienter des financements spéciaux vers les quartiers populaires, aucun lien n’a été assuré entre la redistribution, la création d’emplois et l’accroissement du pouvoir de chacun sur son destin et celui de la cité (Donzelot, Roman, 1998). Les réticences françaises à faire du territoire le cadre de nouvelles formes d’intervention sociale ont entraîné un déficit d’invention locale et de partenariat :

Les nouvelles politiques sociales ont d’autant moins suscité de bouleversements dans les savoir-faire et les représentations des institutions locales du social que celles-ci ont d’abord cherché à les intégrer dans la routine de leurs pratiques quotidiennes. (Palier, 2002, p. 306)

  • 78  Voir également la description de la réunion publique dans le chapitre 2 de ce livre.

106D’autres recherches ont également montré que la politique de la ville est restée majoritairement procédurale, échouant à fonctionner par projet (Warin, 1997). Les pouvoirs publics restent dans la logique de l’offre institutionnelle, qui « fait l’impasse sur tous les mécanismes collectifs qui pourraient être producteurs de lien social en dehors des institutions et interdit une écoute de la demande sociale ne se traduisant pas immédiatement par un travail de torsion pour la formater selon un cadre prédéterminé par les experts du social » (Laville, 1995, p. 48). L’administration ne se mettant pas en position d’écoute et de dialogue avec la société, les espaces de concertation qu’elle met sporadiquement en place peuvent même, paradoxalement, créer des écrans supplémentaires entre la population et les décideurs (Jazouli, 1992)78.

107La « citoyenneté par le territoire » a du mal à émerger du fait du fonctionnement descendant des politiques publiques et de l’absence d’habitude, dans le monde administratif et politique, à l’ouverture d’espaces de délibération avec la population. Qu’en est-il dans la politique de la ville ? Nous trouvons-nous toujours dans la configuration de « légitimation croisée » entre les élus locaux et les représentants de l’État, décrite au milieu des années soixante-dix (Grémion, 1976) ?

Une politique de la ville française peu adaptée aux enjeux

  • 79  Pour le détail de cette comparaison, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse (Carrel, 2004) (...)

108La mise en perspective comparée de la politique de la ville avec la Grotestedenbeleid néerlandaise permet d’esquisser ici des explications supplémentaires à la prédominance de l’injonction participative dans les quartiers d’habitat social79.

109Aux Pays-Bas, la concentration de la pauvreté est de faible ampleur, dans des quartiers qui ne sont pas isolés du reste de la ville. Du fait de l’absence de grands ensembles (à l’exception du quartier Biljmemeer, à Amsterdam) et de l’absence de stigmatisation du logement public (Baillergeau, 1998), la ségrégation reste limitée. En comparaison, la ségrégation est plus forte en France, de par son histoire marquée par la construction massive, impulsée par l’État, de grands ensembles entre les années cinquante et soixante-dix, en périphérie et souvent isolés des villes (Bachmann, Leguennec, 1996). Un « système ségrégatif urbain » a été démontré par les économistes, cercle vicieux où s’entretiennent exclusions, discriminations et « hystéresis spatiale », cette corrélation entre le taux de chômage et l’origine ethnique et géographique des demandeurs d’emploi (Fitoussi, Laurent, Maurice éd., 2004). La France consacre paradoxalement un budget comparativement plus faible à la politique de la ville. Pour l’année 2003, l’effort public alloué à la Grotenstedenbeleid approchait les 8 milliards d’euros80, pour un pays qui compte trois fois moins d’habitants (16 millions d’habitants), que la France n’y consacrait que 5,8 milliards d’euros, c’est-à-dire 0,36 % du PIB français, ce qui est considéré comme « des moyens financiers faibles » dans le rapport du Conseil d’analyse économique (ibid., p. 136). En outre, contrairement aux Pays-Bas où les municipalités pilotent directement cette politique (Bevort, 2002b), la France a mis en place une politique ciblée sur des territoires et des individus « en difficulté », selon un mode d’administration descendant qui accentue leur qualification négative. Depuis 2003, le pilotage étatique descendant s’est encore accentué avec l’accroissement des crédits étatiques pour le renouvellement urbain gérés par une agence nationale (ANRU), tandis que baissaient les crédits pour les contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) (Epstein, 2005 ; Avenel, 2007).

110Par ailleurs, la politique de la ville n’est pas axée sur l’intégration des minorités comme c’est le cas aux Pays-Bas. La Grotestedenbeleid est fortement liée à la question de l’intégration des minorités ethniques, lesquelles bénéficient d’une visibilité politique et associative dans ce pays marqué historiquement par le système de compartimentage, comme l’atteste le fait que les étrangers puissent voter aux élections locales (Chambon, 2002). Le modèle assimilationniste et républicain français, dans lequel les étrangers n’ont ni reconnaissance de leurs particularités ni droit de vote, apparaît comme un frein à la participation d’une grande partie des habitants des quartiers d’habitat social.

111Enfin, comparativement aux Pays-Bas, la France apparaît comme dépossédée de savoir-faire professionnels en matière de participation ou de construction communautaire. Aux Pays-Bas, la participation, composante du travail social, apparaît comme une manière de travailler, un moyen de mettre les politiques publiques en œuvre (Baillergeau, 2002). En France, comparativement, elle apparaît comme un discours de portée générale, un objectif qui ne renvoie à aucune pratique reconnue (Bevort, 2002b ; Kirszbaum, 2002 ; Ventelou, 2006).

112Ainsi, les caractéristiques institutionnelles, politiques, sociales et historiques paraissent plus favorables aux Pays-Bas qu’en France, pour le développement d’une citoyenneté par le territoire. Cependant, en regardant de plus près, tout n’est pas si simple. L’enquête que nous avons menée dans le quartier néerlandais d’Hoogstraat nous a laissé entrevoir de nouvelles pistes d’exploration.

Le choix d’une sociologie pragmatiste ou le « choc de Hoogstraat »

Les écueils du projet urbain participatif dans le quartier d’Hoogstraat

  • 81  Les noms et prénoms ont été modifiés.

113Le quartier d’Hoogstraat (ville d’Utrecht, Pays-Bas), isolé géographiquement de la ville, est composé de petites maisons construites au xixe siècle pour les ouvriers d’une usine au bord du canal. Ces dernières années, la population s’est diversifiée, le quartier attirant des étudiants, employés et enseignants qui apprécient le côté « petit village » et la proximité du canal, où l’on peut pêcher. Un enseignant installé de longue date, Jan Schuyt81, a été en 1995 l’initiateur du projet urbain participatif, nourri de deux inquiétudes : la crainte que la municipalité impose un projet de rénovation urbaine sans concertation, et la rumeur de construction d’une grande voie de circulation, menaçant de transformer profondément le quartier. Jan Schuyt et quelques habitants (un ouvrier, un architecte et Mirjam Wilke, étudiante en urbanisme), réunis en comité d’habitants (Buurtcomité) présentent alors en réunion publique leur souhait de concevoir un projet urbain participatif, à partir de quelques idées d’aménagement (transformer l’usine désaffectée près du canal en parc, aménager un petit port, limiter la circulation automobile…).

  • 82  Nous renvoyons à l’annexe méthodologique et la thèse pour le détail de cette enquête (Carrel, 2004 (...)

114La municipalité d’Utrecht a alors doté le Buurtcomité d’un budget de fonctionnement et d’une échéance de plusieurs années pour élaborer le projet urbain, à hauteur de 1,3 million d’euros. Le comité avait pour mission de commanditer des expertises d’architectes et d’urbanistes, d’impliquer la population du quartier et de travailler avec les services municipaux. Le noyau d’habitants volontaires a ainsi bénéficié de conditions financières et temporelles exceptionnelles pour concevoir un projet urbain participatif. Les entretiens et observations que nous avons menés en 2001 ont cependant montré que cette démarche se heurtait à deux écueils82. Premièrement, la difficulté à attirer les « éternels absents » des réunions publiques que sont les jeunes, les étrangers, les immigrés, les non-diplômés et les mères de famille. Lorsque la crise éclate avec la municipalité, le manque de représentativité du Buurtcomité sera un argument essentiel pour dénoncer la faible légitimité du projet. Deuxièmement, la difficulté de faire se rencontrer l’expertise des habitants et celles des techniciens. Le Buurtcomité et les services techniques de la municipalité n’ont pas suffisamment coopéré, et la relation avec leur interlocuteur municipal (le « manager » du quartier) s’est dégradée. Le projet des habitants, très professionnel – une maquette, des plans, un planning et un budget – a finalement été refusé en 2001 par le conseil municipal au motif qu’il allait à l’encontre de certaines normes techniques. D’après Mirjam Wilke, si les services techniques municipaux et le groupe d’habitants avaient réussi à mieux se coordonner, une telle chose ne serait pas arrivée. C’est également l’analyse de Christel Krebber, du Stuurgroep Experimenten Volkshuisvesting, organisme parapublic basé à Rotterdam et reconnu nationalement :

  • 83  Notre traduction.

Contrairement à l’habitude, où les projets sont élaborés par les urbanistes et présentés seulement en bout de course à la population, là à Hoogstraat c’est le contraire ! Les habitants ont élaboré un projet en intégrant les règles données par la municipalité, et maintenant la municipalité est en désaccord… Cela a quelque chose à voir avec l’impression, pour la municipalité, qu’elle n’a pas été assez impliquée dans la procédure ! Cela marche de la même manière que dans l’autre sens… Maintenant, on peut voir que la municipalité formule de nouvelles règles restrictives qui coûtent de l’argent, et que cet argent est introuvable… Et le projet urbain est remis en cause.83 (Christel Krebber, 7 mars 2001, Rotterdam)

115Ainsi, dans le cas d’Hoogstraat, l’excès inverse de ce qui est constaté habituellement – « Cela marche de la même manière que dans l’autre sens » – s’est produit. Le minimum de coopération avec les services municipaux, essentiel pour produire un projet conforme aux normes techniques de la ville (voirie, éclairage, conduites d’eau, etc.), n’a pas été assuré. La municipalité proposa de confier l’élaboration du projet urbain à un groupe de travail plus classique, avec des experts et des techniciens, pour reprendre ce projet jugé « irréalisable ».

116Deux ans après cette enquête, des quelques entretiens que nous avons pu faire avec les acteurs principaux du projet, il ressort que l’activisme du Buurtcomité auprès de la presse locale et des élus, au moyen de courriers, de manifestations et de questions au conseil municipal, et la parution du rapport du Stuurgroep Experimenten Volkshuisvesting sur l’expérience participative d’Hoogstraat, ont contribué à convaincre la mairie de nommer un nouveau manager de secteur, plus favorable au dialogue. L’aspect « amusant », dit Mirjam Wilke, est que le nouveau projet élaboré par les services municipaux ressemble énormément au projet qui avait été élaboré par les habitants. La municipalité admet d’ailleurs que les deux plans sont assez similaires.

Les questions soulevées et leurs effets sur la problématique de recherche

117Cette histoire, brièvement retracée, révèle les enjeux pratiques de la mise en œuvre de projets participatifs. Trois questions principales apparaissent.

118Premièrement, l’expérience d’Hoogstraat met en évidence l’importance de la coordination entre différents acteurs – élus, techniciens, habitants – dans l’exercice de modes ascendants de constitution de programmes de politiques publiques. À Hoogstraat, le pouvoir d’imaginer le projet urbain a été confié à un groupe d’habitants chargé de travailler en coopération avec la municipalité. Cette coopération ayant fait défaut, les services municipaux ne se le sont pas approprié et le projet a manqué d’informations techniques. Ainsi, si elle peut bénéficier de conditions favorables, la participation ne se décrète pas. Elle est une expérience fragile de confrontation de légitimités différentes, qui suppose l’instauration de mécanismes délibératifs permettant aux informations, aux arguments et aux expertises de s’échanger, sous peine d’être remise en question. La mise en place et le suivi d’un projet participatif sont générateurs de contraintes temporelles et organisationnelles pour les institutions.

119La deuxième question est celle de l’inégalité d’accès à la parole publique. Le groupe actif d’habitants, le Buurtcomité, est principalement constitué d’individus de classe moyenne et supérieure, à l’exception d’un ouvrier au chômage. Une de leurs activités a été de tenter d’impliquer le reste de la population, en majorité des ouvriers, aux différentes phases d’enquête et de constitution du projet urbain. Or, comme le regrette Mirjam Wilke, ceci s’est avéré difficile :

Tu ne peux pas toucher tout le monde. Pour moi, ça a été un problème car je pensais que tout le monde devait être là. […] Comment faire venir les gens timides ? Ou qui ont trop de travail ? J’ai toujours ce sentiment qu’on n’a pas assez impliqué les gens. (Mirjam Wilke, entretien, 27 mars 2001, notre traduction)

120La réunion hebdomadaire du Buurtcomité n’attirant pas la foule, le noyau actif d’habitants a fait du porte à porte, mené des enquêtes, organisé diverses opérations en plein air comme une exposition du projet ou des manifestations contre le projet municipal de tracer une voie automobile. Ainsi, en termes d’activité pratique, « faire participer » suppose d’inventer des formes d’action qui permettent de susciter l’implication de celles et ceux qui sont a priori éloignés de la parole publique.

121Enfin, l’histoire du projet participatif d’Hoogstraat soulève la question du public comme support et condition de l’action collective. Comment s’opère le passage de l’intime, du privé ou du communautaire (« Je ne veux pas de route dans mon quartier, on est contre l’arrivée de nouveaux habitants »), au public et au collectif (« Nous proposons un projet de rénovation bénéfique pour le quartier mais aussi pour toute la ville ») ? Comment un groupe d’habitant acquiert-il une visibilité et une légitimité sur la scène administrative et politique locale ? L’exemple d’Hoogstraat montre que dans la lutte du Buurtcomité pour faire reconnaître son droit à prendre part à l’élaboration du projet de rénovation du quartier, les supports de publicisation jouent un rôle important. Par la mobilisation des médias locaux et la diffusion du rapport du Stuurgroep Experimenten Volkshuisvesting, le Buurtcomité publicise ses arguments sur les apports d’un projet participatif et sur les bénéfices que l’ensemble des habitants de la ville pourraient en tirer. Ainsi, la question de la participation s’avère indissociable de la question des processus et supports de publicisation de l’action collective.

122L’enquête à Hoogstraat a ainsi fait apparaître des questions pratiques similaires à celles que l’on peut trouver en France. Le constat que, même aux Pays-Bas, les projets participatifs n’allaient pas de soi, nous a incitée à une plus grande prudence face au mirage tocquevillien qui consisterait à opposer une « participation impossible » en France à une « participation naturelle » aux Pays-Bas et aux États-Unis. Les analyses en termes de différences institutionnelles ne permettent pas de restituer les logiques concrètes des pratiques individuelles et collectives. C’est ainsi que nous avons décidé de passer de l’analyse institutionnelle de la politique de la ville à une sociologie plus compréhensive, attentive aux conflits et coopérations entre habitants, élus et professionnels. Au-delà d’une opposition formelle entre l’approche macrosociologique et microsociologique, la sociologie pragmatiste de la chose publique ouvre des pistes de recherche fécondes (Cefaï, Trom éd., 2001 ; Cefaï, Joseph éd., 2002 ; Cefaï, Pasquier, éd., 2003).

123Il s’agit d’analyser, d’une part, la manière dont des problèmes restent dans l’ombre ou deviennent publics, appelant ainsi à une action collective pour les réguler, et d’autre part, l’expérience du public, l’itinéraire parcouru par les individus, habitants ou fonctionnaires, qui s’engagent collectivement dans des enquêtes sur un problème et qui transforment progressivement la perception de troubles en dénonciations, revendications ou propositions d’amélioration des politiques publiques. Quels sont les freins à la constitution du public dans les quartiers d’habitat social ? Comment une action collective en vue de peser sur les décisions publiques prend-elle forme ? Comment les cadrages différents de la réalité s’éloignent-ils ou se confrontent-ils au sein d’espaces publics ? Répondre à ces questions nécessite de procéder à l’ethnographie de publics tels qu’ils prennent forme, se développent ou périclitent dans les quartiers d’habitat social.

124Pour conclure, ajoutons que le croisement des résultats de notre enquête sur la politique de la ville avec l’analyse des évolutions sociales, politiques et économiques que la France a connues depuis la fin des années soixante-dix nous a permis de confirmer nos deux hypothèses de départ. Tout d’abord, l’offre de participation des institutions a continué de se développer sur le modèle de la concertation avec des associations puissantes, alors même que l’organisation collective des habitants prenait une forme beaucoup moins déterminée qu’à l’époque des luttes urbaines. Ensuite, la conception de la participation, majoritairement véhiculée dans le monde de la politique de la ville, fait porter sur les habitants la responsabilité de leur implication dans la vie publique. L’injonction participative consiste en effet à attendre des habitants qu’ils fassent l’effort de formuler des demandes précises, de s’organiser collectivement et de s’exprimer au nom de l’intérêt général dans les réunions publiques. Ce premier chapitre a ainsi permis de dépasser le constat généralement admis d’un « flou généralisé » dans la manière dont la politique de la ville traite la question de la participation des habitants.

Notes

1  Paroles prononcées lors d’une réunion publique, le 21 juin 2000 en banlieue parisienne, regroupant des représentants de la municipalité, de l’État et du conseil général, venus écouter les propositions d’un groupe de qualification mutuelle (voir chapitre 3).

2  Ibid.

3  Paroles prononcées en coulisse d’une commission Politique de la ville de Grenoble - Alpes Métropole réunissant élus et techniciens, le 20 mars 2002, à la pause-café.

4  Paroles extraites de divers entretiens avec des professionnels de la politique de la ville.

5  Voir Sintomer, 2001, ainsi que Blondiaux, 2005 à propos du « triple impensé » conceptuel, procédural et politique sur la démocratie participative.

6  Réunions de concertation dans les quartiers et réunions internes à la Métro, telles que les commissions Politique de la ville (année 2002).

7  Voir l’analyse de l’univers normatif de la politique de la ville tel qu’il apparaît dans L’État animateur (Donzelot, Estèbe, 1994 ; voir aussi Sintomer, 2001, p. 75-95).

8  À partir d’exemples à Paris (lutte contre la « rénovation-déportation »), Montréal (comités de citoyens), aux États-Unis (mouvements d’action écologique) et à Santiago du Chili (pobladores) (Castells, 1973).

9  « Rien n’empêche les technocrates urbains de doubler le système de planification d’un “système de participation” où les bons citoyens discutent, entre eux, des détails d’application des normes générales ou essaient d’obtenir des aménagements mineurs dans les cas de crise, toujours “raisonnables” et toujours convaincus de la raison supérieure des impératifs techniques qu’on leur présente comme inéluctables » (Castells, 1973, p. 18).

10  Voir Paoletti, 1997, p. 51.

11  M. Autès, P. Castanier et M. Diény dans Anderson éd., 2002, p. 1030.

12  Sur la double figure de modèle et de repoussoir de l’Alma-Gare dans la constitution de comités de quartiers à Roubaix, voir Neveu, 2003.

13  Bachmann, Leguennec, 1996, p. 268.

14  La participation des habitants apparaît de moins en moins comme un enjeu de la lutte politique à partir de la fin des années soixante-dix (Dion, 1984). L’arrivée au pouvoir de la deuxième gauche aux élections municipales de 1977 et la décentralisation n’ont paradoxalement pas amené de changements notables dans le style de gestion municipale ; l’enjeu de participation s’est progressivement dépolitisé (Paoletti, 1999).

15  Ce club regroupe en 1961 entre trois cent et quatre cents membres, dont Michel Rocard et Michel Crozier (Andrieu, 2002).

16  Castel, 1995, p. 635. Voir également Donzelot, 1994 [1984].

17  Albert Mollet, « farouche défenseur d’expériences participatives parfois risquées, qui s’obstinera des années durant à en faire une réalité, envers et contre tous » (Bachmann, Leguennec, 1996, p. 269) est entré au ministère de l’Équipement en 1973 comme directeur des études sociologiques au sein du Plan Construction. Il a soutenu les recherches-actions de la fin des années soixante-dix (M. Anselme et J. Boutron, cité « Petit Séminaire » à Marseille ; S. Rosenberg, quartier « Moulin de la Pointe » à Paris ; P. Lemonier et G. Grass, quartier de l’Alma-Gare à Roubaix).

18  Albert Mollet cite les anthropologues de l’habiter (Bachelard, Heidegger), pour qui l’habitat constitue un prolongement de la personne sur le plan symbolique. Lorsque l’espace habité est contraignant ou dévalorisé, l’identification des habitants à leur logement est rendue impossible car elle suppose l’acceptation d’une image de soi dévalorisée.

19  Mollet éd., 1981, p. 19.

20  La corrélation entre la loi de 1977 sur le financement du logement, qui met en place le système d’accès à la propriété, et le départ des classes moyennes des grands ensembles, est faite par plusieurs spécialistes (M. Autès, P. Castanier et M. Diény dans Anderson, 2002 ; Join-Lambert, 1994, p. 530).

21  Des émeutes avaient déjà éclos à la fin des années soixante-dix en banlieue lyonnaise, sans rencontrer d’écho médiatique.

22  Les opérations HVS sont critiquées pour s’être concentrées sur l’amélioration du confort des logements au détriment d’actions sur le cadre de vie, l’emploi et l’animation sociale, cette dernière étant du reste « apparue comme une tentative artificielle d’intégrer [les précaires] au sein d’un modèle de société qui les exclut par ailleurs » (Dubedout, 1983, p. 10).

23  Est par exemple préconisé le droit de vote des étrangers aux élections locales.

24  À la fin des années soixante-dix, à la demande du maire de Marseille et de l’Office public d’HLM, Michel Anselme dirigea, avec ses collègues du CERFISE (Centre étude recherche formation institutionnelle Sud-Est), une première réhabilitation dans une cité HLM. Avec le souci d’écouter les habitants et de donner droit à leurs revendications, mais aussi de construire des accords entre voisins et de renouer le lien entre locataires et institutions, il inventa les « permanences de parole » là où régnaient la violence et l’abandon, le non-dit et l’exclusion urbaine (Anselme, 2000).

25  « L’étrange ruse de l’histoire » consiste à ce que, loin de diminuer les pouvoirs des autorités locales, ces différents dispositifs participatifs les renforcent (Blondiaux, Marcou, Rangeon, 1999). « Coquilles vides », ils ne permettent pas aux citoyens de délibérer sur le bien public et restreignent la discussion aux questions de proximité (Blondiaux, Levêque 1999 ; Paoletti, 1999 ; Bevort, 2002 ; Bacqué, Sintomer, 1999).

26  L’ambivalence entre l’objectif de « faire participer » et l’objectif de « pacifier les quartiers » est également régulièrement pointée par les militants de la démocratie participative (Territoires, no 441, 2003).

27  Philippe Warin a également daté le « déclin de l’innovation procédurale » de la politique de la ville au début des années quatre-vingt-dix, lorsque la posture militante des chefs de projet s’est marginalisée (Warin, 1997).

28  Réseau confondé par le cabinet Arpenteurs à Fontaine (voir chapitre 4).

29  À l’époque de notre enquête (2001-2003), cet établissement public de coopération intercommunale regroupait vingt-trois communes. Depuis le 1er janvier 2004, elle en compte vingt-sept et concerne près de 400 000 habitants.

30  Le GPV, préfigurant la loi Borloo et la création de l’ANRU (2003), visait une intervention massive de la puissance publique afin de remodeler en profondeur les quartiers et de « lutter contre la ghettoïsation » (Kirszbaum, 2002). 52 sites français étaient en GPV pour le XIIe plan (2000-2006).

31  Programmes initiés par la Commission européenne, le PIC Urban vise la régénération économique et sociale des villes et des quartiers en crise. Neuf sites français étaient concernés pour la période 2000-2006.

32  Le contrat de ville, renommé depuis le contrat urbain de cohésion sociale (CUCS), engage l’État et les collectivités territoriales sur un programme de développement social urbain. On le présente comme le successeur des dispositifs DSQ (1984-1988) et DSU (1989-1993). Pour le XIIe Plan, 247 contrats de ville avaient été signés.

33  Ce « groupe des 300 », composé « par tirage aléatoire statistiquement représentatif au 1/1000 des habitants de l’agglomération de plus de 15 ans », était chargé d’éclairer le futur projet d’agglomération par la production de « rêves d’agglomération » (Le Métroscope, 2001).

34  Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations, anciennement Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles (FAS).

35  Au moment de notre enquête, onze chefs de projet communaux étaient référents thématiques auprès de la Métro, sur 20 % de leur temps de travail.

36  Les instances nationales insistent particulièrement sur le thème de la participation des habitants, dont la traduction en modes opératoires apparaissait comme une condition de signature des contrats de ville 2000-2006.

37  « L’expertise de la DIV sur la participation, pour moi c’est zéro ! […] C’est : “Chefs de projet, démerdez-vous !” »

38  Voir le chapitre suivant.

39  Voir Territoires, no 441 (2), p. 19-21.

40  L’expression « délégation du souci de participer » fait référence à l’expression « délégation du sale boulot » décrite par E. C. Hugues à propos de tâches ingrates confiées à des subalternes (Hugues, 1996 [1952], p. 75-85).

41  Voir chapitre suivant.

42  Voir Profession Banlieue, 2001.

43  « Les affaires comptables on les enlève, parce que la gestion de l’argent peut être compliquée et embarrasser les habitants. » (Chef de projet Politique de la ville de Fontaine, entretien)

44  Échirolles, Eybens, Fontaine, Pont-de-Claix, Saint-Martin-d’Hères et Saint-Martin-le-Vinoux.

45  Référente thématique « participation des habitants » à la Métro, le 18 mars 2002.

46  Le secteur en GPV est peuplé de 28 000 habitants répartis dans 8 000 logements dont 60 % de logements sociaux et frappé par un taux de chômage supérieur à 20 % contre une moyenne de 14 % sur l’agglomération. Sources : INSEE 1999.

47  Rappelons que dans de nombreuses agglomérations, comme à Grenoble, le contrat de ville (instrument essentiel du développement social) est déconnecté du GPV.

48  Cette stratégie consiste, au lieu d’agir sur les causes de leurs difficultés, à réduire la concentration de populations « à problèmes » en attirant les classes moyennes par une « stratégie de l’attractivité » (Kirszbaum, 2002, p. 123-129), alors que le désir de proximité spatiale ne peut être tenu pour acquis (Chamboredon, Lemaire, 1970). Ces politiques risquent en outre de déstructurer des réseaux basés sur l’homogénéité sociale ou ethnique, dont on sait depuis l’École de Chicago qu’ils jouent un rôle important dans les processus d’intégration (Simon, 1995). Ces effets de « dispersion », dénoncés par les collectifs de locataires opposés à l’ANRU (Deboulet éd., 2010) sont cependant relativisés par les enquêtes montrant davantage de « reconcentration » des ménages les plus pauvres que de dispersion (Lelévrier, 2010).

49  Le rendez-vous général d’étape du GPV, organisé une fois par an pour faire le point sur l’ensemble des projets ; les rencontres trimestrielles ouvertes aux associations généralistes (unions de quartier, conseils syndicaux de copropriété, conseil d’administration des MJC) pour discuter des réalisations en cours ; les réunions thématiques sur le projet de création d’une Cité des métiers et d’une Plaine des sports et des loisirs.

50  « Mes chefs viennent me voir en me disant : “Alors, tu fais quoi ?” C’est gênant parce que j’aimerais avoir plus d’outils pour définir le contenu de mon poste. On m’a recruté, quand même, on devrait pouvoir me guider davantage ! » (Agent de développement GPV, entretien)

51  Ibid.

52  « C’est pas pour rien qu’en matière de participation on a d’un côté le conseil de développement qui est l’organe officiel, qui n’interpelle pas les élus communaux, parce que les quelques habitants qui y sont ne mettent pas en péril le rapport des élus communaux à leur population. Et d’autre part tout ce débat sur le FPH d’agglomération qui est bloqué. Donc on voit bien que c’est un sujet hypersensible parce qu’il est hyperpolitique. » (Responsable du contrat de ville d’agglomération, entretien)

53  Par exemple, la chef de projet de Fontaine fait appel à l’équipe d’Arpenteurs pour animer le comité d’habitants.

54  « Le mode de participation classique, c’est la réunion publique. Quand je dis que c’est culturellement erroné c’est parce que la réunion publique est un mode d’expression extrêmement facile et utile pour les classes moyennes. À partir du moment où on le transpose tel quel, sans aménagement […] on a des risques importants de déviance. » (Responsable du contrat de ville d’agglomération, entretien)

55  L’échelle pionnière de Sherry R. Arnstein reste une référence en la matière (Arnstein, 1969). Elle distingue la « non-participation » (manipulation, thérapie), le tokenism qu’on peut traduire par « participation-gadget » (l’information, la consultation et la conciliation) et au plus haut de l’échelle, le « pouvoir citoyen » (partenariat, délégation de pouvoir et contrôle citoyen).

56  La distinction porte alors sur les procédures (conseil de quartier, jury citoyen, budget participatif, etc.) et les types de citoyens visés (citoyens organisés, ensemble des citoyens, échantillon représentatif). Voir Bacqué, Rey, Sintomer éd., 2005 et Blondiaux, 2008.

57  Ce terme pourrait être rapproché de la notion de footing de Goffman, qui désigne l’empreinte, l’attitude, la position que l’on adopte à l’égard de nous-mêmes et d’autrui dans une conversation (Goffman, 1987 [1981]). Bien qu’il s’agisse ici davantage de catégorisations, plus ou moins figées, de ce que la participation devrait être, cette référence vise à nous démarquer d’une vision trop déterministe des « idées » sur les « pratiques ».

58  Voir en introduction les précisions sur la « démocratie délibérative », qui ne fait pas sens telle quelle chez les acteurs en France du fait de la polysémie du terme « délibération ». Précisons qu’est également incluse dans cette conception la remise en cause plus radicale du fonctionnement de la démocratie représentative, sous l’appellation « démocratie participative », introduisant des éléments de démocratie directe et redistribuant ainsi le pouvoir de décision aux citoyens. Sur les différences entre les deux formes de démocratie – délibérative et participative –, voir notamment Blondiaux, Sintomer, 2002 et Sintomer, 2011.

59  Voir en introduction les précisions sur la visibilité des problèmes sociaux.

60  La participation en France relèverait de l’accomplissement d’un « devoir civique » bien plus que d’un pouvoir politique (Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003, p. 212-236). Les professionnels de la politique de la ville, en France, ne cherchent en effet majoritairement pas à accroître le pouvoir collectif des associations de quartier, mais les maintiennent au contraire en situation de dépendance aux institutions et de concurrence pour obtenir des financements. Sur la comparaison entre la France et les USA, voir également Bacqué, 2005a.

61  Raisonnant sur un état négatif et non sur un processus ou une trajectoire, l’utilisation de la notion d’exclusion empêche d’interpréter convenablement les causes de la désaffiliation (Castel, 2000). Ainsi, pourrions-nous dire, le fait de concevoir les habitants des quartiers d’habitat social comme « incapables » de participer du fait de leurs conditions socio-économiques interdit d’imaginer des processus collectifs de construction de la participation.

62  Voir en introduction de ce livre pour des éléments de définition du concept.

63  Pour Y. Sintomer et M. Gret, le fait que les décisions prises dans le cadre du budget participatif soient suivies d’effets influe sur la participation des classes populaires : ces dernières se déplacent en nombre dans les assemblées publiques. Cependant, ajoutent-ils, les conseillers du budget participatif, habitants élus par leurs pairs lors de ces assemblées, font très majoritairement partie des classes moyenne et supérieure (Gret, Sintomer, 2002, p. 82).

64  Voir les éléments de définition de la notion en introduction de ce livre.

65  Parmi les exemples de discours valorisant l’empowerment, on peut citer la Déclaration de Récife, issue de la conférence internationale de 1996, dans laquelle est défendue l’idée de « s’adapter au rythme de la vie sociale des communautés pauvres, encourager les projets à long terme et l’apprentissage collectif plutôt que d’imposer des contraintes de temps définies par les procédures administratives […] Encourager la libre expression des pauvres plutôt que de parler à leur place […]. En vue de l’optimisation des politiques publiques, les responsables des projets doivent tenir compte des avis des populations pauvres intéressées en reconnaissant leur droit fondamental à la prise de décision les concernant. » Politiques urbaines et lutte contre la pauvreté, Paris, Charles Léopold Mayer (Documents de travail), no 96, 1996, p. 32-33.

66  Voir sur ce sujet Archon Fung qui prône « la délibération avant la révolution » (Fung, 2011 [2005]).

67  Les intérêts et sentiments moraux ne sont plus considérés comme des inclinaisons individuelles insignifiantes, mais comme des éléments venant nourrir la délibération (Polanyi, 1983). Voir l’article signé récemment par une dizaine de chercheurs du courant délibératif, appelant à réintroduire les intérêts particuliers dans la théorie délibérative (Mansbridge et al., [2011] 2010).

68  Pour une traduction en français voir Fung, Wright, 2005.

69  Voir en annexe la présentation des différents terrains de recherche.

70  L’existence d’« États-Providence sans la citoyenneté », de la fin du xixe siècle à la seconde guerre mondiale en Europe, a notamment montré que l’articulation entre protection sociale et citoyenneté politique était bien plus complexe que ce que Marshall avait annoncé (Hassenteufel, 1996).

71  « Si la gestion de l’emploi est confiée au niveau local, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa solution ailleurs, au niveau des politiques globales. [Elle risque] de devenir la gestion du non-emploi à travers la mise en place d’activités qui s’inscrivent dans cette absence, en essayant de la faire oublier. » (Castel, 1995, p. 693)

72  À la différence de ce qui s’est passé par exemple aux Pays-Bas, le « retour à l’emploi » via ces nouvelles politiques sociales a mal fonctionné. Dans le RMI, les « devoirs » prévus en plus des « droits » devaient éviter que le bénéficiaire soit traité en assisté. Mais ils ont davantage pris la forme d’un encadrement moral que d’une recherche collective de réinsertion des chômeurs (Hassenteufel, 1996).

73  Précisons que pour Beck, l’individualisation du social n’est pas synonyme de repli sur soi ou de déclin de l’institution. L’individu contemporain est à la fois davantage responsable et davantage dépendant des institutions.

74  Le modèle mérite certainement d’être relativisé. Les auteurs dénoncent le social comme « puissant narcotique », sans évoquer le contexte de responsabilisation individuelle et de desserrage des filets de protection sociale aux États-Unis. Malgré des avancées sociales conséquentes, les Community Development Corporations n’inversent pas les tendances ségrégatives de la société américaine (Bacqué, 2000).

75  Là encore, deux modèles de l’activation peuvent être distingués (Barbier, 2002) : le modèle néolibéral, que Barbier retrouve en France et qui s’appuie sur la responsabilité individuelle, la réduction des droits et l’augmentation des devoirs, et le modèle scandinave, qui allie les responsabilités individuelle et collective, réactivant à la fois les droits et les devoirs individuels et collectifs.

76  Pour ces auteurs, le budget participatif permet non seulement « d’affilier les classes défavorisées en les reliant au reste de Porto Alegre » par l’orientation des dépenses vers la santé, l’éducation, l’arrivée de l’eau courante, etc., mais aussi de développer « une identification proprement politique des citoyens à la communauté locale », faire reculer la corruption et améliorer l’efficacité des services publics (Gret, Sintomer, 2002, p. 92).

77  Voir l’exemple de Sophie qui, après sa participation à un groupe de « qualification mutuelle », s’est remise à chercher du travail et en a trouvé un, établissant elle-même le lien entre les deux : « Aujourd’hui, je me demande comment j’ai pu vivre huit ans repliée sur moi-même. Dans [le groupe], il y avait un esprit d’équipe, les échanges me renvoyaient une autre image de moi-même. J’ai vu les travailleurs sociaux différemment. J’ai cessé de vouloir me faire plaindre. » (Yerochewski, 2004)

78  Voir également la description de la réunion publique dans le chapitre 2 de ce livre.

79  Pour le détail de cette comparaison, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse (Carrel, 2004) ainsi qu’à Carrel, 2008 et Bevort, 2002b.

80  Source : www.minbzk.nl (consulté le 18 octobre 2012).

81  Les noms et prénoms ont été modifiés.

82  Nous renvoyons à l’annexe méthodologique et la thèse pour le détail de cette enquête (Carrel, 2004).

83  Notre traduction.

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