Chapitre 21
Théorie de la « recherche du profit » et du « luxe » au point de vue de la reconnaissance
Texte intégral
« L’argent est apparemment aujourd’hui la seule et unique forme de reconnaissance » Fritz Stern (Schmidt et Stern 2010, p. 135)
1Des réflexions que nous avons menées émerge la question suivante : s’il est vrai, d’une part, que les membres d’une communauté [Gemeinwesen] moderne participent à une pratique de respect personnel et qu’ils souhaitent satisfaire leurs intérêts particuliers et, d’autre part, que des marchés régulés par la police et des lieux de production de biens sociaux conçus sur le modèle des corporations permettent d’atteindre ce but, comment expliquer alors la suppression des régulations policières et des institutions corporatives ainsi que le développement de sociétés structurées presque exclusivement par le droit abstrait ? Et comment critiquer de telles sociétés ? Comme je le montrerai dans ce qui suit, les PPD contiennent – même si Hegel ne les a pas assemblés en un tout systématique – une série d’arguments formulés sur le plan d’une théorie de la reconnaissance qui pourraient s’avérer féconds dans le cadre (a) d’une théorie sociale sur la genèse d’économies de marché ne correspondant pas aux modèles de la police et des corporations et (b) d’une critique, en matière de philosophie sociale, de ce type d’ordre économique. La reconstruction et la discussion de ces arguments constituent la matière principale de ce chapitre.
2Mes recherches porteront en outre sur l’intérêt actuel des arguments que je viens de mentionner. J’expliquerai en quoi ces arguments sont en mesure d’apporter une contribution importante à l’analyse du passage d’un capitalisme de tendance socio-démocrate à un capitalisme de type néo-libéral, ouvrant ainsi la perspective d’une philosophie sociale à teneur critique du néo-libéralisme contemporain. Si mes réflexions s’avèrent exactes, alors il se pourrait bien que les PPD mettent à la disposition d’une Théorie critique actuelle des ressources de grande valeur lui permettant d’enrichir ses objectifs en matière de théorie sociale et de critique sociale.
21.1. Deux hypothèses
3La théorie hégélienne de la corporation repose sur deux hypothèses.
(H1) Le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) n’est en tant que tel pas intéressé à augmenter le plus possible son niveau de consommation.
(H2) Le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) n’est en tant que tel pas intéressé par le fait d’atteindre le niveau de revenu le plus élevé possible.
4Dans le cas où ces deux conditions ne seraient pas remplies, la conservation de la corporation en tant que système éthique (au sens analysé dans la section 20.5.2.2) deviendrait problématique. Si le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) était intéressé d’augmenter le plus possible son niveau de consommation, il aurait une raison de viser un niveau de revenu (propre) le plus élevé possible. Il aurait ainsi une raison de revoir à la baisse son soutien financier à ses collègues (comme ses contributions au système d’assurance en vigueur à l’intérieur de la corporation). Si le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) avait en tant que tel un intérêt à atteindre un niveau de consommation (propre) le plus élevé possible, un conflit surgirait alors (nécessairement) en lui entre son intérêt à son propre bien-être et son intérêt au bien-être de ses collègues1. Une telle situation de conflit entre intérêts aurait des effets déstabilisants sur la corporation en tant que système éthique (au sens hégélien de ce terme).
5On peut constater la même chose à propos de la seconde hypothèse. Si le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) cherchait à atteindre des revenus propres les plus élevés possibles, il aurait une raison de revoir à la baisse son soutien financier (comme ses contributions au système d’assurance en vigueur au sein de la corporation) à ses collègues. Il y aurait dès lors conflit entre son intérêt à son propre bien-être et son intérêt au bien-être de ses collègues. Comme nous l’avons remarqué, une telle situation de conflit déstabiliserait la corporation en tant que système éthique (en son sens hégélien).
6Mais pourquoi les membres d’une corporation (qui fonctionne correctement) ne sont-ils pas intéressés à viser un niveau de consommation propre et un revenu les plus élevés possibles ? Même si Hegel ne s’attarde pas sur cette question de manière systématique, il formule dans les PPD une série d’arguments avec lesquels il est possible de fonder en raison les deux hypothèses mentionnées ci-dessus. Je vais à présent exposer ces arguments, les mettre en rapport les uns avec les autres et les discuter en lien avec ce qui nous intéresse dans ce travail.
21.2. Succès professionnel et estime sociale
7Dans le corps du texte des PPD, Hegel affirmait déjà :
Dans la corporation, la famille n’a pas seulement son terrain stable, en tant que garantie de la subsistance conditionnée par l’acquisition d’une capacité, elle n’a pas seulement une richesse stable [ ;] l’un et l’autre sont au contraire également reconnus, de sorte que le membre d’une corporation n’a besoin d’aucune autre attestation externe pour faire la preuve de ses mérites, de ses ressources et de sa prospérité ordinaires, pour faire la preuve qu’il est quelque chose. (PPD § 253)
8Et il ajoutait en remarque :
S’il y a lieu d’élever des plaintes relatives au luxe et au goût du gaspillage des classes d’entrepreneurs, auxquels se rattache l’engendrement de la populace, il ne faut pas négliger, outre les autres causes de celui-ci (par exemple, le caractère toujours plus mécanisé du travail), le fondement éthique, tel qu’il réside dans ce qui précède. S’il n’est pas membre d’une corporation habilitée (et c’est seulement en tant qu’habilitée qu’une communauté est une corporation), l’individu-singulier est privé de l’honneur attaché à l’état, il est réduit par son isolement à l’aspect égoïste de l’entreprise, sa subsistance et sa jouissance n’ont rien de stable. Il cherchera de ce fait à atteindre sa reconnaissance par les preuves extérieures de son succès dans son entreprise [ ;] [or] ces preuves n’ont pas de limites, parce que vivre conformément à son état n’a pas lieu lorsque cet état n’existe pas – car seul cet élément-commun qui est légalement constitué et reconnu existe dans la société civile – et parce qu’il ne se dote donc pas d’un mode de vie plus universel, conforme à ce qu’il est. (PPD § 253, remarque)2
9Afin de faciliter la compréhension des réflexions qui vont suivre, commençons par indiquer la « direction générale » prise par l’argumentation de Hegel. Hegel vise à montrer que l’effort en vue d’atteindre un revenu et un niveau de consommation les plus élevés possibles correspond à un effort compensatoire eu égard à une forme de reconnaissance sociale, effort qui n’apparaît que dans des conditions sociales spécifiques. Il récuse ainsi l’idée selon laquelle il existerait quelque chose comme une tendance originaire, ancrée dans la nature humaine, à maximiser ses propres revenus et à augmenter « d’une manière illimitée » son niveau de consommation propre. Hegel tente de fonder les deux hypothèses mentionnées dans la section précédente (21.1) en démontrant qu’une communauté moderne conçue sur les modèles de la police et des corporations ne remplit pas les conditions selon lui nécessaires pour que l’effort en vue d’atteindre le revenu et le niveau de consommation les plus élevés possibles puisse faire son apparition (à l’échelle de l’ensemble de la société).
10Dans ce qui suit, il nous faudra rechercher (i) en quoi consiste l’aspiration en question à une reconnaissance sociale, (ii) à quelles conditions cette aspiration apparaît selon Hegel, (iii) dans quelle mesure elle se laisse appréhender comme un phénomène compensatoire et (iv) en quel sens et pourquoi elle est problématique.
11Ad (i) L’effort en vue d’une reconnaissance sociale consiste à vouloir « atteindre la reconnaissance par les preuves extérieures de succès dans son entreprise […], ces preuves n’ont pas de limites ». Comme l’indique clairement la référence de Hegel « au luxe et au goût du gaspillage des classes d’entrepreneurs », l’expression « preuves extérieures » désigne des dépenses en matière de consommation.
12Par conséquent, les personnes qui se caractérisent par l’aspiration susmentionnée cherchent à être socialement reconnues en tant que bourgeois ayant réussi sur le plan professionnel, et ils estiment pouvoir atteindre ce but en attestant leur « succès » économique monétaire par des dépenses en matière de consommation.
13Derrière cette aspiration à la reconnaissance se trouve également l’idée selon laquelle un bourgeois est perçu comme ayant d’autant plus de succès sur le plan professionnel qu’est grande sa « réussite » économique « dans son entreprise ». Dans la mesure où il appartient à un tel contexte de reconnaissance, il aura donc une bonne raison de viser, à travers l’exercice de sa profession, des revenus les plus élevés possibles et d’attester de ses éventuelles réussites sur le plan économique au moyen de dépenses en matière de consommation. C’est pourquoi il est possible de constater, chez les personnes qui souhaitent être reconnues de cette façon, aussi bien une « recherche du profit » [Sucht des Gewinns] (PPD § 306) qu’un penchant au « luxe » et un « goût du gaspillage ».
14Comme l’indique cette série de réflexions, les bourgeois qui visent la forme de reconnaissance que nous venons de décrire se distinguent des membres d’une corporation en fonction des hypothèses 1 et 2 thématisées plus haut : ils cherchent en effet à atteindre pour eux-mêmes les revenus ainsi que le niveau de consommation les plus élevés possibles.
15Ad (ii) et (iii) Quelles sont les conditions nécessaires à l’apparition de l’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) ? Nous pouvons dégager cinq facteurs pertinents des extraits cités du § 253 des PPD ainsi que de la remarque faite par Hegel au même paragraphe.
(F1) Des personnes qui aspirent à la forme de reconnaissance analysée au point (i) ne sont capables d’assurer leurs conditions d’existence (leur « subsistance ») qu’à travers leur propre travail (ou bien grâce aux richesses qu’ils ont accumulées grâce aux revenus de leur travail)3. À la différence des membres d’une corporation, ils représentent des individus « isolés » au sens où ils ne participent pas à un système collectif d’assurance sociale4. C’est la raison pour laquelle leur « subsistance », comme l’affirme Hegel, « n’a rien de stable ».
(F2) Des personnes qui aspirent à être reconnues de la façon décrite au point (i) ne participent à aucun « mode de vie universel » grâce auquel leurs besoins et leurs penchants en matière de consommation ainsi que la manière de les satisfaire pourraient faire l’objet d’une stabilisation. Du fait de leur « isolement », leur « jouissance » n’a au contraire « rien de stable ».5
(F3) Des personnes qui visent la forme de reconnaissance analysée au point (i) ne bénéficient pas d’un environnement professionnel au sein duquel l’individu éprouverait un intérêt non seulement vis-à-vis de son bien-être mais aussi vis-à-vis de celui de ses collègues. Elles sont des individus « isolés » au sens où elles « sont réduites à l’aspect égoïste de l’entreprise ».
(F4) Des personnes qui souhaitent être reconnues de la façon analysée au point (i) sont « dépourvues de l’honneur attaché à leur état [Stand] ». Elles ne peuvent donc pas être estimées socialement en tant que membres de la société assurant leur subsistance grâce à leur travail sur la base de leur affiliation à une corporation,6 mais elles sont plutôt des individus « isolés » au sens où elles sont contraintes de démontrerpar elles-mêmes aux autres membres de la société qu’elles assurent avec succès leur subsistance.
(F5) Des personnes qui visent une forme de reconnaissance analysée au point (i) ne prennent part à aucun espace de production de biens sociaux au sein duquel elles pourraient faire l’expérience d’une forme d’estime fondée sur leur « capacité » et leur « compétence » professionnelles. Elles sont par conséquent des individus « isolés » au sens où elles ne bénéficient d’aucun environnement professionnel où leurs prestations pourraient faire l’objet d’un jugement positif de la part d’autres personnescompétentes de ce point de vue. Il en découle qu’elles ne sont pas en mesure de bénéficier de l’estime sociale en tant qu’individus professionnellement qualifiés et compétents (voir section 20.5.2.1).
16Par conséquent, des personnes qui souhaitent être reconnues de la façon décrite au point (i) se caractérisent par les traits suivants : elles ne peuvent assurer leur subsistance qu’au moyen de leur propre travail (ou grâce aux richesses qu’elles ont accumulées grâce aux revenus de leur travail), elles n’ont pas de préférences stables en matière de consommation, elles n’ont pas de collègues de travail vis-à-vis desquels elles pourraient éprouver un intérêt pour leur bien-être, elles ne sont pas estimées socialement en tant qu’individus susceptibles de garantir leur condition de vie par leur travail sur la base de leur appartenance à un « moment de la société civile » et enfin elles ne bénéficient pas de l’estime associée aux individus professionnellement qualifiés et compétents.
17Parmi ces cinq facteurs, quels sont les plus pertinents pour expliquer le type d’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) ? Il semble en tout cas que cette aspiration soit censée satisfaire ou compenser un besoin humain (ou plusieurs besoins humains). Mais de quel(s) besoin(s) s’agit-il ? Puisque Hegel ne s’attarde pas sur cette question, il convient de rechercher par nous-mêmes si un tel comportement – à savoir l’aspiration aux revenus et au niveau de consommation les plus élevés possibles – est susceptible d’être expliqué au moyen des trois besoins suivants : le besoin d’assurer sa subsistance (B1), le besoin d’être estimé en tant que bourgeois [Bürger] assurant avec succès sa subsistance (B2) ou le besoin d’être estimé socialement en tant qu’individu qualifié et compétent sur le plan professionnel (B3). Cette recherche devra en même temps nous permettre d’éclaircir la pertinence heuristique des cinq facteurs mentionnés ci-dessus.
18(a) Partons de l’idée que le comportement analysé au point (i) sert uniquement à satisfaire le besoin B1. En envisageant le problème suivant une telle hypothèse, il est indifférent de savoir si l’individu est estimé socialement comme quelqu’un de qualifié sur le plan professionnel dans le monde du travail et comme un bourgeois assurant avec succès ses conditions d’existence (puisque les besoins B2 et B3 ne sont dans ce cas pas jugés comme pertinents). Mais si les besoins B2 et B3 ne sont pas pertinents, alors les facteurs F4 et F5 ne le sont pas non plus. En admettant que l’effort de reconnaissance analysé au point (i) serve à satisfaire le besoin B1, il nous faut rechercher si son apparition peut s’expliquer à partir de ce besoin en question ainsi qu’à partir des autres facteurs F1, F2 et F3.
19Est-ce possible ? En s’appuyant sur le commentaire oral aux PPD datant des années 1821-1822, il est possible d’expliquer l’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) à partir du besoin B1 ainsi que des facteurs F1, F2 et F3. Cela ressort en particulier du passage suivant :
Parce que l’homme est un être rationnel, il doit se préoccuper de l’avenir. Je gagne ma subsistance, mais je veux l’universel de ma subsistance, c’est-à-dire je le veux tout au long de ma vie et pour ma famille ; cet universel lié à l’empirique, je le situe dans cet élément empirique. (Hegel 1821-1822 et 2005, § 251)
20En admettant – poursuit Hegel – qu’il soit
[...] uniquement garanti à chacun […] d’avoir la permission d’assurer sa subsistance, il n’est alors pas question de sécurité de la subsistance ni d’honneur. À l’individu, il est uniquement permis la possibilité de sa subsistance. L’individu qui est sans corporation est renvoyé à gagner son pain au jour le jour, il se retrouve dans la situation d’un joueur. – Il doit chercher à chaque instant à gagner quelque chose, il est amené à quémander de la manière la plus honteuse qui soit ; puisqu’il est renvoyé au hasard, il est exposé à toutes les contingences, et cela fait également partie du caractère infâme de l’état de nécessité [dans lequel il se trouve]. (Hegel 1821-1822 et 2005, § 253).
21Hegel nous livre ici l’argument suivant : les hommes sont des êtres prévoyants : ils sont intéressés à remplir les conditions auxquelles leur subsistance (et celle de leurs proches) pourra être normalement assurée dans la durée. Par contre, lorsque l’individu est pour ce qui est d’assurer ses conditions de vie renvoyé à son seul travail (et n’est pas soutenu par un système collectif d’assurance), il est, du fait de son souci « pour l’avenir », dans son intérêt de viser des revenus les plus élevés possibles. Car c’est uniquement en épargnant qu’il pourra correctement7 se prémunir contre les « contingences particulières » de l’existence humaine. Ainsi s’explique son effort de maximiser ses revenus « dans son entreprise » (PPD § 252) et son peu de retenue à « quémander de la manière la plus honteuse qui soit ».
22En suivant l’argumentation proposée par Hegel, il paraît clair qu’un aspect essentiel du comportement analysé au point (i) s’explique par l’approche (a) : l’intérêt porté aux revenus les plus élevés possibles. Dans le cadre d’une telle explication, il nous faut convoquer le besoin d’assurer sa subsistance (B1) ainsi que les hypothèses d’agents humains « égoïstes » dont « la subsistance et la jouissance » n’ont « rien de stable » (F1, F2 et F3). Apparaissent en revanche comme dépourvus de pertinence heuristique les besoins d’être estimé socialement en tant qu’individu compétent sur le plan professionnel et en tant que bourgeois assurant sa subsistance avec succès (B2 et B3), de même que la question de savoir si ces besoins sont ou non comblés (F4 et F5).
23Au regard de cette argumentation, il nous faut toutefois formuler deux remarques critiques.
(R1) D’après moi, il paraît douteux que tout effort en vue d’une augmentation de ses revenus puisse s’expliquer en définitive par la tentative de garantir durablement sa subsistance. Le souci par exemple d’investir une fortune déjà importante en vue d’engranger des profits ne se laisse pas réduire à une motivation de ce type8. (Il est toutefois possible de comprendre un tel souci comme un effort intériorisé par l’habitude en vue de revenus plus élevés, qui, originairement servaient à assurer durablement sa subsistance. Mais, en raison de la seconde remarque critique, cette question peut être laissée de côté).
(R2) Les tentatives d’atteindre le niveau de consommation le plus élevé possible ne sont pas susceptibles d’être expliquées à partir des facteurs mentionnés au point (a). S’il est vrai que l’effort produit en vue d’atteindre les revenus les plus élevés possibles prend sa source dans la motivation consistant à vouloir assurer durablement sa subsistance, il s’accompagne en revanche du souci d’épargner et donc de limiter les dépenses en matière de consommation. Les « preuves » tangibles de consommation de « réussites dans son entreprise » ne se laissent donc pas expliquer grâce à l’approche esquissée au point (a). C’est pourquoi il nous faut envisager un autre type d’explication théorique.
24(b) Élargissons à présent notre série d’hypothèses au besoin d’être estimé socialement en tant que bourgeois assurant avec succès sa subsistance, ainsi qu’au facteur F4 susmentionné. En nous aidant de ces deux hypothèses, il devient possible d’expliquer non seulement pourquoi des personnes qui ne sont pas en possession de richesses importantes cherchent néanmoins à maximiser les revenus issus de leur entreprise, mais aussi pourquoi des pratiques ostentatoires de consommation sont cultivées. Dans ce cas, c’est à l’individu qu’il revient de démontrer qu’il assure sa subsistance avec succès – car, comme nous l’avons vu, cette fonction n’est pas uniquement remplie par l’appartenance à un « moment de la société civile ». Puisqu’il est en outre un agent « égoïste », les « preuves » tangibles qu’il apporte par ses modes de consommation représentent pour lui un moyen approprié de montrer aux autres bourgeois qu’il obtient des revenus de son entreprise9 suffisants pour assurer ce train de vie.10Cela étant, deux problèmes se posent également pour ce cas.
(P1) À l’aide de l’hypothèse (b), il n’est pas possible d’expliquer les raisons pour lesquelles il y a des « preuves » de consommation « sans limite ». (Le mot est souligné par Hegel lui-même). Afin d’attester de son succès pour ce qui est du maintien de ses conditions de vie, il peut être commode de cultiver certaines pratiques de consommation mais cela ne permet en revanche pas de comprendre pourquoi, en vue de réaliser cet objectif, les dépenses les plus élevées possibles en matière de consommation doivent être faites. Même en admettant que « pour un membre de la société […] le mode de subsistance » (PPD § 244) soit un phénomène culturel11 et qu’entre les membres d’une société subsiste une incertitude concernant la perception des revenus nécessaires au maintien de sa subsistance, les hypothèses en jeu ici ne permettent pas d’expliquer l’existence de « preuves » « sans limite » apportés par des modes de consommation, ni même « le luxe et le goût du gaspillage ». Car ne valent précisément comme articles de luxe que les biens qui n’apparaissent pas comme nécessaires au maintien de la subsistance, c’est-à-dire les biens superflus12.
(P2) L’approche présentée au point (b) ne permet pas non plus d’expliquer pourquoi des personnes en possession d’une fortune importante sont animées par le désir d’investir leur fortune afin d’en tirer le profit le plus élevé possible. Comme des « preuves limitées » en matière de consommation sont suffisantes pour assurer avec succès le maintien de leur subsistance, leur effort visant à engranger de nouveaux profits ne se laisse pas déduire d’un tel objectif. D’où il ressort que cette composante du phénomène décrit au point (i) ne peut être expliquée à l’aide de l’hypothèse (b).
25(c) D’après moi, notre argument a de meilleures chances d’expliquer le phénomène en question lorsque nous élargissons notre série d’hypothèses au besoin d’être estimé en tant qu’individu qualifié et compétent sur le plan professionnel (B3) ainsi qu’au facteur F5 susmentionné (en vertu duquel un individu apparaît précisément comme dépourvu de cette forme d’estime). Cette proposition a pourtant de quoi étonner. Dans le cas de F5, B3 ne peut être rempli. En quoi ces deux éléments revêtent-ils néanmoins un intérêt pour notre propos ?
26Je prétends que le comportement analysé au point (i) peut être compris comme une forme de compensation lorsque l’estime en tant qu’individu qualifié et compétent sur le plan professionnel fait défaut. Cela laisserait supposer qu’un type d’estime professionnelle viendrait se substituer à un autre type d’estime professionnelle. Mais quels sont alors les traits caractéristiques de ces deux types d’estime ?
27Comme nous l’avons vu, l’estime associée à un individu qualifié et compétent sur le plan professionnel repose sur le jugement correspondant qui émane d’autres personnes compétentes (les collègues de la corporation ou d’une même profession). La visibilité de ce jugement – qui répond à des règles sociales et qui, selon la conception de Hegel, s’exprime par la possession de « titres » – constitue une condition nécessaire et suffisante pour que l’individu en question bénéficie sur le plan professionnel non seulement de l’estime de ses collègues mais aussi de celle des autres membres de la société. Comme nous l’avons souligné (section 20.5.2.1), ce type d’estime ne permet de classifier qu’en un sens très restreint les prestations professionnelles comme étant de plus ou moins grande valeur.
28Si la thèse de la compensation s’avère juste, alors les membres des sociétés modernes, dans la mesure où ils sont privés de l’estime liée aux individus qualifiés et compétents sur le plan professionnel, chercheront dans certaines circonstances d’autres manières d’être estimés socialement en tantqu’individus exerçant avec succès une profession. Ce type d’estime repose sur le prix qu’ils souhaitent atteindre pour leurs activités professionnelles. Selon cette forme d’estime, quelqu’un sera perçu comme étant d’autant plus couronné de succès sur le plan professionnel que les revenus acquis « dans son entreprise » seront plus élevés que celui-ci des autres13. Dans ce cas, l’estime sociale des personnes professionnellement actives se base sur l’évaluation monétaire des produits (biens ou services) qu’elles offrent. Dans une économie de marché, ce type d’évaluation est (en principe) mis en application par tous les membres de la société – et pas uniquement par certaines personnes compétentes. Cette forme d’estime permet de classifier n’importe quel travail comme étant plus ou moins utile et, par conséquent, d’évaluer la plus ou moins grande réussite de n’importe quelle personne professionnellement active. Il en va ainsi parce qu’elle fournit un critère général – à savoir un critère monétaire – pour juger des activités et des personnes qui les exercent.
29Il ne sera pas difficile de reconnaître dans ce dernier type d’estime ce que nous avons désigné plus haut du nom d’« estime méritocratique » (section 6.2). De fait, les êtres humains qui vivent dans un contexte d’estime méritocratique ont une raison de viser des revenus relativement élevés et d’attester socialement de leurs éventuels succès économiques sous la forme par exemple de dépenses en matière de consommation. Il s’ensuit que l’estime méritocratique est ce qui motive les modes de comportement caractéristiques du type de reconnaissance que Hegel thématise dans la remarque liée au § 253 des PPD.
30Se pose à présent la question de savoir s’il faut que l’ensemble des cinq facteurs que nous avons mentionnés soient réunis pour qu’apparaisse l’effort de reconnaissance analysé au point (i). D’après moi, ceci n’est pas nécessairement le cas. Si l’aspiration à la reconnaissance correspond à une compensation à l’égard d’une privation de l’estime liée à un individu qualifié et compétent sur le plan professionnel, cette aspiration sert à satisfaire un besoin qui existe indépendamment du besoin de garantir ses propres conditions de vie (B1). Par conséquent, l’apparition de cet effort de reconnaissance ne dépend pas de l’existence ou de l’inexistence du facteur F1. Même des personnes dont la subsistance est garantie par un système d’assurance sociale peuvent très bien viser le type de reconnaissance analysé au point (i).
31Si notre thèse de la compensation s’avère correcte, il est possible d’imaginer que des personnes qui bénéficient de l’estime liée aux bourgeois assurant avec succès leurs conditions d’existence puissent également viser le type de reconnaissance analysé au point (i). Cette possibilité n’est en effet pas à exclure, puisque l’effort de reconnaissance en question sert à satisfaire (sur le mode de la compensation) un autre besoin que celui correspondant à B214.
32En résumé, l’effort de reconnaissance analysé au point (i) peut être adéquatement expliqué au moyen des hypothèses évoquées au point (c). De fait, ces dernières permettent de comprendre pourquoi des êtres humains cherchent à atteindre des revenus et un niveau de consommation les plus élevés possibles. Il en ressort que la théorie décrite au point (c) possède une capacité heuristique plus grande que les approches traitées aux points (a) et (b).
33En nous aidant de ces réflexions, nous pouvons désormais indiquer comment Hegel fonde les hypothèses mentionnées dans la première de ce chapitre (section 21.1). Nous avions remarqué que sa théorie de la corporation repose sur deux thèses (H1 et H2) :
(H1) Le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) n’est en tant que tel pas intéressé à augmenter le plus possible son niveau de consommation.
(H2) Le membre d’une corporation (qui fonctionne correctement) n’est en tant que tel pas intéressé par le fait de viser le niveau de revenu le plus élevé possible.
34Selon la conception de Hegel, les intérêts désignés aux points 1 et 2 ne surgissent que dans des conditions sociales bien spécifiques et, à ce titre, elles ne relèvent pas d’une nature humaine invariante. Hegel estime en outre qu’une économie de marché conçue sur les modèles de la police et des corporations ne remplit pas les conditions nécessaires à ce que des êtres humains éprouvent un intérêt à des revenus et à un niveau de consommation les plus élevés possibles. C’est pour toutes ces raisons qu’il défend (en connaissance de cause) les deux thèses susmentionnées.
35Cette argumentation peut être comprise comme une critique à l’encontre de la validité universelle de ce que les économistes désignent par « l’hypothèse d’insatiabilité ». Selon cette hypothèse, les êtres humains sont insatiables au sens où il n’existe pas pour eux un ensemble de biens qui pourrait complètement satisfaire leurs besoins en matière de consommation. Bien plutôt, il existe pour chaque paquet de biens X un paquet de biens Y qu’ils pourraient préférer à X (Reiß 1998, p. 224-227). Si les réflexions proposées par Hegel sont correctes, alors les membres d’une communauté moderne ne sont pas en général, mais uniquement dans des circonstances sociales bien spécifiques « insatiables ».
36Par ailleurs, Hegel et la science économique contemporaine (dominante) fournissent des explications différentes concernant le comportement des êtres humains dits « insatiables ». La dernière part du principe que les êtres humains visent des revenus les plus élevés possibles afin de pouvoir satisfaire leurs besoins en matière de consommation. Pour Hegel, en revanche, ils cherchent à atteindre un niveau de consommation le plus élevé possible afin d’attester socialement de la grandeur des revenus issus de leur entreprise, c’est-à-dire de l’importance de leur succès professionnel. Appréhendé selon cette perspective, leur mode de consommation remplit une fonction de représentation qui, selon la théorie économique (dominante), ne lui revient pas15.
37Ad (iv) En quel sens l’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) pose-t-elle problème ? Et pourquoi ? Ces questions se posent au regard des réflexions suivantes : le fait que cette aspiration à la reconnaissance constitue un phénomène compensatoire, au sens où il apparaît lorsqu’un autre besoin déterminé de reconnaissance n’est pas rencontré, laisse ouverte la question de savoir s’il est ou non problématique du point de vue d’une philosophie sociale. On pourrait en l’occurrence s’imaginer que cette aspiration fasse aussi bonne (ou mauvaise) figure que le désir de reconnaissance à laquelle elle se substitue. Il nous faut par conséquent nous demander si oui ou non (et si oui, pourquoi) le phénomène analysé au point (i) pose problème du point de vue d’une philosophie sociale.
38Pour Hegel, c’est parce qu’il contient un danger pour la liberté que l’aspiration à la reconnaissance décrite au point (i) est problématique. Comme nous l’avons vu, Hegel comprend la liberté au sens de son concept de liberté concrète, à savoir comme une situation sociale qui se présente lorsque (1) la « singularité personnelle » se développe complètement et est reconnue en droit, (2) les « intérêts particuliers » de cette singularité se développent complètement et sont reconnus en droit et (3) la singularité personnelle et ses intérêts particuliers « reconnaissent » l’universel « comme leur propre esprit substantiel et sont actifs à son service, en tant qu’il est leur fin ultime » (voir section 18.2). Hegel nous indique, dans un passage de sa Philosophie de l’esprit, la raison pour laquelle il voit dans l’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) un danger pour « l’effectivité de la liberté concrète » (PPD § 260) :
Cette présomption de sa valeur, de son soi universel dans la particularité devient l’unité immédiate, puisque le valoir et l’avoir deviennent équivalents, […] – ce n’est pas l’état en tant que tel qui vaut plus, mais la réalité de l’avoir comme tel – […] La disposition d’esprit […] est donc cette intelligence de l’unité de l’essence et de la chose : quelqu’un n’est réel que pour autant qu’il a de l’argent. […] la signification a l’être là immédiat ; l’essence de la Chose est la Chose même. La valeur est monnaie sonnante. Le principe formel de la raison est présent-là. (Mais cet argent qui a la signification de tous les besoins n’est lui-même qu’une chose immédiate.) C’est l’abstraction de toute particularité, de tout caractère, etc. Habilité du singulier. La disposition d’esprit est cette dureté de l’esprit en laquelle l’[individu] particulier, entièrement extériorisé, ne vaut plus [car ne vaut maintenant que le] droit strict. Il faut que la traite soit honorée, en périsse tout ce que l’on voudra, famille, bien-être, vie, etc. Totale dureté de cœur. Les fabriques, les manufactures fondent précisément sur la misère d’une classe leur subsistance. L’esprit est donc devenu [pour] soi, dans son abstraction, objet en tant qu’il est l’intérieur privé de soi. (Hegel (1805-1806 et 1982, p. 101-102, je souligne).
39Et il ajoute : « Mais cet intérieur est le moi-même ; et ce moi est son être là même. La figure de l’intérieur n’est pas la chose morte, l’argent, mais également le moi » (p. 102). Pourquoi Hegel estime-t-il que l’aspiration à la reconnaissance analysée au point (i) constitue un danger pour « l’effectivité de la liberté concrète » ? Il est possible de reconstruire (et de compléter) la manière dont il fonde sa thèse en lui intégrant les résultats de la première partie de nos recherches :
40Dans une société où « le valoir et l’avoir sont équivalents », où par conséquent les membres s’estiment en fonction de la hauteur (ou de la différence) des revenus issus de leurs activités, un agent bénéficie, du point de vue d’une théorie de la reconnaissance, d’une meilleure position sociale lorsque son revenu augmente ou lorsque le revenu des autres membres de la société diminue. Un tel agent a donc une bonne raison en matière de reconnaissance de viser à améliorer son revenu et de contribuer à la réduction du revenu des autres. Plus encore : comme dans un contexte social de ce type aucune différence maximale entre les revenus ne peut être fixée, cet agent a, du fait de la pratique d’estime sociale propre à cette société, de bonnes raisons de viser continuellement à améliorer son revenu et de contribuer sans cesse à la diminution du revenu des autres membres de la société (voir section 6.2.2).
41Pour Hegel, un ordre social fondé sur ce type de reconnaissance (ou d’estime) est, au regard de la garantie institutionnelle des « intérêts particuliers » des êtres humains qui le composent, problématique. Selon lui, des personnes qui ont un intérêt, motivé en matière de reconnaissance, à voir diminuer sans cesse les revenus de leurs concitoyens ne sont pas en mesure d’établir des institutions stables grâce auxquelles leurs intérêts particuliers seront suffisamment protégés16. Plus encore : Hegel estime que des personnes favorables à la forme de reconnaissance analysée au point (i) ont de bonnes raison de remettre en question l’existence pour elles d’institutions (en matière de droit du travail et d’État social) dont la fonction est de protéger les intérêts particuliers. Lorsqu’en effet la reconnaissance sociale de A repose sur la différence entre ses revenus et ceux des autres membres de la société, alors sa « disposition d’esprit » se transforme en « dureté de l’esprit en laquelle l’[individu] particulier, entièrement extériorisé [entäußert], ne vaut plus [car ne vaut maintenant que le] droit strict » et « il faut que la traite soit honorée, en périsse tout ce que l’on voudra ». Un tel comportement de « cruauté totale » favorisera selon Hegel des structures institutionnelles en matière d’entreprise et d’organisation du travail dépourvues de toute vie éthique (de solidarité, voir 20.5.2.2) qui contribueront à la formation de conditions de vie précaires et à l’exclusion sociale. Dans de telles circonstances, un nombre important des membres de ce type de société se retrouvera privé de toute perspective sur le plan de l’honneur bourgeois (au sens que nous avons spécifié dans la section 20.1).
42Comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer (section 19.4), Hegel est en outre d’avis que dans une société qui ne prend pas les mesures adéquates afin de garantir les « intérêts particuliers » des êtres humains qui la composent, la disposition de ses membres à se respecter les uns les autres en tant que personnes s’affaiblit. Par conséquent, une pratique de reconnaissance du type analysé au point (i) mettrait en danger non seulement la protection institutionnelle des « intérêts particuliers », mais aussi le développement de la « singularité personnelle ». C’est pour toutes ces raisons qu’elle apparaît comme problématique selon les critères définis par le concept hégélien de liberté concrète.
21.3. Conclusion
43Dans sa manière d’appréhender la « recherche du profit » [Sucht des Gewinns] et le « luxe », la théorie hégélienne de la reconnaissance est en mesure d’apporter une contribution à l’explication de la genèse des sociétés économiques libérales, c’est-à-dire de ces ordres sociaux qui reposent pour l’essentiel sur les déterminations du droit abstrait17. De plus, elle ouvre la perspective d’une critique de ce type de société formulée dans les termes d’une philosophie sociale. Dans sa manière d’appréhender la « recherche du profit » et le « luxe », la théorie hégélienne de la reconnaissance est par conséquent tout à fait appropriée pour remplir une fonction sur les plans (a) de la théorie sociale et (b) de la critique sociale.
44(a) Du point de vue de la théorie sociale, la théorie hégélienne de la reconnaissance contient les arguments suivants : si les membres du monde du travail sont des individus isolés au sens des facteurs F2, F3 et F5, ils chercheront une forme d’estime sociale associée aux bourgeois ayant du succès sur le plan professionnel en vertu des revenus « dans [leur] entreprise ». Et lorsqu’une telle forme (« méritocratique ») d’estime est suffisamment soutenue au niveau de la société dans son ensemble, elle favorise des processus de marchandisation et de déconstruction des prestations fournies par l’État social. De cette façon, elle contribue à l’émergence de ces sociétés qui sont pour l’essentiel structurées par le droit abstrait.
45Dans sa manière d’appréhender les phénomènes de la « recherche du gain » et du « luxe », la théorie hégélienne de la reconnaissance offre ainsi une explication de la genèse des sociétés économiques libérales à partir d’une organisation spécifique du monde du travail. La question de savoir pourquoi les membres de tel ou tel monde spécifique du travail représentent des individus isolés au sens des facteurs F2, F3 et F5 ne fait par conséquent pas l’objet d’un traitement systématique chez Hegel. Ce dernier ne propose pas d’explication unitaire (en matière de théorie de la reconnaissance) pour l’apparition de ces différents facteurs.
46Ceci s’explique de la manière suivante : manifestement, Hegel estime que l’organisation spécifique des mondes du travail peut s’établir de différentes façons. Les facteurs suivants peuvent par exemple s’avérer pertinents : des nouveautés technologiques ayant un impact sur les personnes professionnellement actives, des événements politiques (tels que les guerres) et des catastrophes naturelles qui produisent un effet sur le type et l’étendue de la production économique, des changements dans les comportements de consommation suite à la rencontre avec d’autres cultures, la nouvelle découverte de matières premières ainsi que le développement de l’économie étrangère. Il n’est cependant pas dans le propos de la philosophie sociale et politique de Hegel de fournir une explication à l’émergence d’une société libérale économique en particulier. Il est dès lors compréhensible que la question de savoir pourquoi les membres des mondes du travail représentent des individus isolés au sens de F2, F3 et F5 ne fasse pas l’objet de recherches plus poussées de la part de Hegel.
47(b) Dans sa manière d’appréhender la « recherche du gain » et le « luxe », la théorie hégélienne de la reconnaissance rend possible une critique en matière de philosophie sociale18 des sociétés économiques libérales. Déterminante à ce sujet est la thèse selon laquelle des ordres sociaux qui sont (presque) exclusivement structurés selon le droit abstrait, sont potentiellement nocifs pour la liberté (voir sections 19.4 et 21.2, point iv). En admettant que l’estime méritocratique constitue un facteur pertinent sur le plan causal pour expliquer l’émergence d’ordres de ce genre, une critique sociale inspirée de la manière dont la théorie hégélienne de la reconnaissance traite de la « recherche du profit » et du « luxe » ferait valoir la chose suivante : l’estime méritocratique constitue une forme compensatoire d’estime qui n’apparaît que dans des conditions sociales bien spécifiques et qui ne répond pas à un besoin relevant d’une nature humaine invariante. De plus, l’estime méritocratique a des conséquences sociales problématiques, puisqu’elle contribue à l’émergence de sociétés au sein desquelles la garantie institutionnelle des intérêts particuliers de ses membres et, à sa suite, le maintien de la pratique sociale liée au respect personnel se trouvent en danger (voir section 19.4).
21.4. Retour à la Théorie critique
48Dans sa manière d’appréhender la « recherche du profit » et le « luxe », la théorie hégélienne de la reconnaissance constitue une ressource intéressante pour la Théorie critique. En lien avec sa théorie du respect personnel, elle pourrait considérablement enrichir les buts de l’École de Francfort tant sur le plan de la théorie sociale que sur celui de la critique sociale. De quelles contributions s’agit-il ? Et pourquoi en est-il ainsi ? Ce sont les questions que je vais aborder dans ce qui suit.
49Rappelons que la Théorie critique actuelle cherche à « réunir les domaines traditionnellement séparés de la philosophie morale, de la théorie sociale et de l’analyse politique en une Théorie critique du capitalisme » (Fraser et Honneth 2003, p. 10). Plus particulièrement, elle offre, sous la forme d’une théorie de la reconnaissance19, une analyse autant qu’une critique du capitalisme contemporain. À ce propos, la Théorie critique fait valoir deux choses : une distinction entre deux types de capitalisme, l’un à tendance « socio-démocrate » et l’autre à orientation « néo-libérale », ainsi que l’affirmation selon laquelle des ordres sociaux conçus sur le modèle néo-libéral (et non pas ceux conçus sur un modèle socio-démocrate) posent problème du point de vue de la théorie de la reconnaissance (voir chapitre 3). Alors que les variantes socio-démocrates du capitalisme auraient dominé en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest, de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970, une « révolution néo-libérale » (Honneth 2006, p. 282) aurait ensuite eu lieu, qui se serait étendue à d’autres pays après 1989. Le capitalisme dans la compréhension qu’en a la Théorie critique désigne donc un capitalisme à orientation néo-libérale.
50Conformément à nos réflexions sur les changements structurels qu’a connu le monde du travail (voir chapitre 1), les politiques économiques et sociales menées en réaction à la crise du keynésianisme ont favorisé (ou ont eu pour effet) les transformations suivantes : (i) une dérégulation des marchés existants, (ii) la formation de nouveaux marchés, (iii) une flexibilisation des structures de l’entreprise et (iv) une réduction des attentes et des services liées à l’État social. Les variantes néo-libérales du capitalisme (en dépit de toutes les différences et spécificités nationales) présentent par rapport aux formes socio-démocrates de capitalisme les traits suivants : elles se caractérisent par des structures institutionnelles plus étendues en matière d’économie de marché, par un système d’assurance sociale plus faible ainsi que par des rapports salariaux et d’occupation professionnelle plus individualisés.
51Pour une Théorie critique, il en résulte deux tâches (T1 et T2).
(T1) Elle doit investiguer la question de savoir si l’émergence d’ordres sociaux et économiques présentant les caractéristiques susmentionnées s’explique en tout ou en partie à l’aide d’une théorie de la reconnaissance. Du résultat de ce premier point d’enquête dépendra si la « reconnaissance » peut devenir un – voire le – principe de la Théorie critique sur le plan d’une théorie sociale.
(T2) Elle doit à l’aide des moyens mis à sa disposition par la théorie de la reconnaissance rendre compréhensible les raisons pour lesquelles le capitalisme néo-libéral pose problème et comment le critiquer. Du résultat de ce second point d’enquête dépendra si la « reconnaissance » peut devenir un – voire le – principe de la Théorie critique au niveau d’une critique sociale.
52À ma connaissance, ces deux tâches n’ont pas encore été menées à bien de manière tout à fait satisfaisante. Pourquoi les ordres néo-libéraux ont pu s’établir et comment ils se sont établis, voilà des questions qu’Axel Honneth n’a pas investiguées dans ses principaux écrits de théorie sociale (par exemple dans ses contributions à la controverse avec Nancy Fraser), mais seulement dans quelques-uns de ses derniers travaux plus mineurs, dans ses chapitres sur « Capitalisme et réalisation de soi » (Honneth 2006, p. 305-323) et sur « Les paradoxes du capitalisme » (Honneth 2006, p. 275-304, en collaboration avec M. Hartmann). Il y défend la thèse selon laquelle ce qu’il appelle la restructuration néo-libérale du capitalisme socio-démocrate s’alimente à des ressources normatives qu’elle dévalorise en les instrumentalisant à des fins économiques (p. 276). De ce fait, elle représente un « développement paradoxal » au cours duquel « bien des progrès normatifs des décennies passées se sont transformés en leur contraire » (p. 276). Bien qu’il s’agisse là d’une manière intéressante d’aborder le problème, il faut remarquer que cette approche théorique n’est pas sans soulever un problème de fond du point de vue de la théorie de la reconnaissance de Honneth. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, Honneth défend dans ses travaux de philosophie sociale la thèse selon laquelle les sociétés capitalistes bourgeoises doivent être comprises comme l’institutionnalisation de trois types de reconnaissance intersubjective : l’amour, le respect juridique et l’estime sociale. Dans ses chapitres sur « Capitalisme et réalisation » et sur « Les paradoxes du capitalisme », il part en revanche du principe que le potentiel normatif auquel s’alimente la « révolution néo-libérale » consiste en quatre formes de reconnaissance, à savoir l’amour, le respect juridique, l’estime sociale, mais aussi « “l’individualisme” comme représentation de soi dominante » (Honneth 2006, p. 277). Honneth ne discute pas cet élargissement des formes de reconnaissance à l’échelle des sociétés capitalistes, de sorte que le statut socioontologique de son concept d’individualisme reste indécis. À cela s’ajoute qu’il ne définit pas avec précision le contenu de ce concept, l’employant aussi bien au sens d’« autonomie » que d’« authenticité » (Honneth 2006, p. 277). C’est pourquoi – en dépit de toutes les remarques intéressantes qu’ils contiennent – ces deux chapitres ne développent en définitive pas, du point de vue de la Théorie critique actuelle, une analyse entièrement satisfaisante du capitalisme néo-libéral.
53Il en découle un problème connexe. Comme Honneth fonde sa critique du capitalisme tantôt sur trois types de reconnaissance20 (dans ses travaux principaux en philosophie sociale), tantôt sur quatre (dans ses chapitres sur « Capitalisme et réalisation de soi » et sur « Les paradoxes du capitalisme », il met à la disposition d’une critique du néo-libéralisme contemporain des critères très différents. En résulte un manque de clarté concernant la manière dont la Théorie critique pourrait atteindre au mieux ses ambitions sur le plan de la critique sociale.
54Il est alors tentant de rechercher quelles sont les contributions que la philosophie sociale et politique de Hegel peut apporter en vue d’enrichir les objectifs de la Théorie critique sur les plans de la théorie sociale et de la critique sociale. Comme nous avons eu l’occasion de le voir, Hegel fournit avec son concept de respect personnel une ressource à la théorie de la reconnaissance qui permet à la fois de décrire en général et (de prime abord) de légitimer les structures institutionnelles propres à une économie de marché (voir chapitre 19). C’est pourquoi sa philosophie sociale et politique représente un véritable enrichissement pour la Théorie critique actuelle (voir section 19.5). En outre, elle contient des réflexions qui, dans le cadre d’une analyse et d’une critique du néo-libéralisme contemporain formulées sur le plan de la théorie de la reconnaissance, peuvent s’avérer fructueuses. De quelles réflexions il s’agit, c’est ce que nous allons à présent indiquer.
21.4.1. Options en matière de théorie sociale
55Du point de vue de la théorie sociale, il nous faut retenir de la philosophie sociale et politique de Hegel deux éléments (E1 et E2).
56(E1) La philosophie sociale et politique de Hegel développe l’idée selon laquelle la garantie institutionnelle des « intérêts particuliers » des êtres humains peut avoir quelque chose de pesant au niveau normatif.
57Comme nous l’avons vu (section 19.5), Hegel défend la thèse suivant laquelle les membres d’une communauté moderne ne se comprennent et ne se respectent en tant que personnes que lorsqu’ils estiment que leurs « intérêts particuliers » (ou un nombre suffisamment important d’entre eux) sont susceptibles d’être satisfaits. Plus particulièrement, Hegel est d’avis que ces conditions sont susceptibles d’être rencontrées uniquement sur des marchés régulés par l’État (et sa police) et par des mondes du travail conçus sur le modèle des corporations (et non pas sur des marchés libres). Par conséquent, la légitimité de ces mesures et de ces institutions doit être soutenue pour deux raisons : d’une part, parce qu’elles servent à réaliser les intérêts particuliers des êtres humains et, d’autre part, parce qu’elles contribuent à stabiliser la pratique sociale liée au respect personnel.
58Malgré l’argument que nous venons de rappeler, Hegel était tout à fait conscient que des régulations policières sur les marchés ainsi que la structuration des secteurs de production autour des corporations peuvent peser sur la pratique sociale liée au respect personnel. C’est en tout cas ce qui se dégage de sa Philosophie de l’esprit datant de la période de Iéna :
L’autorité de l’État […] veille à ce que chaque sphère soit conservée, recherche des débouchés, de nouveaux circuits de vente dans d’autres pays, etc., fasse obstacle au développement d’une d’activité dans la mesure où elle s’étend trop au détriment des autres. Liberté de commerce : il faut que l’intervention soit aussi imperceptible que possible car c’est le champ de l’arbitraire. Il faut éviter l’apparence du pouvoir […] Il faut que le système fiscal s’infiltre partout, ne se montre pas de façon visible ; prélever peu de tout, mais partout. (Hegel 1805-1806 et 1982, p. 75-76, je souligne).
59Et, dans les PPD, Hegel établit en lien avec les compétences de la police :
Ici, on ne saurait indiquer des déterminations fixes ni tracer des limites absolues. Ici, tout est personnel ; l’opinion subjective intervient, et c’est à l’esprit de la constitution, au danger du moment qu’il revient d’indiquer les circonstances plus précises. En temps de guerre, par exemple, mainte chose ordinairement inoffensive doit être regardée comme nuisible. Par ces aspects de contingence et d’arbitraire personnel, la police reçoit un aspect haïssable. Dans le cas d’une réflexion très cultivée, elle peut prendre la direction qui consiste à inclure dans son domaine tout ce qui est possible, car on peut trouver en toute chose une dimension par laquelle elle pourrait devenir quelque chose de nuisible. En cela, la police peut être mise en œuvre de manière très démonstrative et gêner la vie quotidienne des individus. Mais, quelque malencontreux que cela soit, on ne peut tracer ici une ligne de démarcation objective ». (PPD § 234, addition)
60Pourquoi Hegel estime-t-il qu’il est impossible de donner des « déterminations fixes », des « limites absolues », des « lignes de démarcation objectives » à une réglementation, par l’État (et par sa police), des marchés, qui serait guidée par l’idée d’une réalisation des intérêts particuliers ? Manifestement parce que la réussite de telles mesures dépend aussi d’autres facteurs qui sont imprévisibles tant pour les membres d’une communauté moderne que pour les pouvoirs publics. Si le respect mutuel des bourgeois en tant que personnes se manifeste dans des structures institutionnelles propres à une économie de marché21, alors il est clair que les mesures de police doivent être prises en se basant sur des développements économiques (tels que les comportements de consommation et d’épargne au sein des ménages ou encore la demande extérieure en biens produits à l’intérieur du pays) que l’on ne pourra dans le meilleur des cas que pronostiquer avec plus ou moins de succès. Et évidemment la réussite de telles mesures institutionnelles dépend aussi de données politiques et de facteurs environnementaux (comme les guerres et les catastrophes naturelles) qui, pour les États, ne sont prévisibles que de manière limitée (et qu’ils ne peuvent influencer qu’à une petite échelle). Par conséquent, le besoin en matière de réglementations policières par l’État qui, du point de vue de la réalisation des intérêts particuliers de ses membres, sont nécessaires, apparaît comme quelque chose de variable, et il dépend en partie de facteurs et de développements qui pour les policy makers de l’État ne sont que difficilement prévisibles.
61Selon leur étendue, les réglementations de l’État sur les marchés ont une influence sur la liberté personnelle (au sens de la section 19.1) des membres de la société. Comme nous l’avons vu précédemment (section 19.3), ce type de liberté consiste à accorder à l’individu le droit de décider, indépendamment de ceux qui l’entourent (autres individus, communauté), des buts qu’il souhaite poursuivre. En ce sens, le respect personnel a pour fonction de protéger le « libre arbitre » de l’individu. Mais, comme nous venons de le voir à l’instant, des interventions de l’État plus ou moins importantes dans l’espace économique structuré par le droit abstrait sont nécessaires afin de garantir les intérêts particuliers des êtres humains qui le composent. Il en découle que la protection institutionnelle des intérêts peut limiter plus ou moinsfortement la liberté personnelle des membres de la société. Au regard de ce risque de gêne provoquée au niveau normatif, Hegel insiste sur le fait que la société civile moderne constitue le « champ de l’arbitraire » et que les limitations imposées par l’État vis-à-vis de la « liberté de commerce » doivent avoir lieu de la manière la plus « imperceptible » qui soit.
62(E2) Les PPD offrent une explication en matière de théorie de la reconnaissance de l’émergence de ces ordres sociaux et économiques qui se caractérisent par des structures institutionnelles d’économie de marché plus affirmées et par de plus faibles systèmes d’assurance garantis par l’État social. Une telle explication part d’une organisation spécifique du monde du travail et elle fait valoir que dans ces circonstances se forme une pratique d’estime méritocratique qui à son tour favorise des processus de marchandisation et de démontage des prestations fournies par l’État social. Comme nous l’avons vu, la question reste cependant ouverte pour une théorie de ce genre de savoir pourquoi ces mondes du travail sont organisés de cette manière.
63Les éléments E1 et E2 conviennent-ils pour enrichir l’analyse de la « révolution néo-libérale » (Honneth 2006, p. 282) ? Et si oui, pourquoi ? Répondre à ces questions revient à se demander si les facteurs évoqués à travers E1 et E2 ont une pertinence heuristique pour expliquer causalement le passage du capitalisme à tendance socio-démocrate au capitalisme d’orientation néo-libérale et, le cas échéant, pour déterminer leurs poids respectifs dans ce phénomène de transition. Comme une enquête de ce genre exigerait une série d’études empiriques plus précises et plus poussées, elle dépasse les limites imparties par notre présent essai de philosophie sociale. C’est pourquoi je m’attarderai dans ce qui suit (i) à esquisser ce à quoi pourrait ressembler une explication, inspirée des PPD, du passage du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral, (ii) à exposer pourquoi cette explication ouvre à une perspective intéressante pour la Théorie critique et (iii) à montrer qu’elle représente une option sérieuse sur le plan de la théorie sociale.
64(i) Dans le cadre d’une explication, inspirée par les réflexions de Hegel, du passage du capitalisme à tendance socio-démocrate au capitalisme à orientation néo-libérale, il s’agit d’établir quatre points.
(P1) Le capitalisme socio-démocrate s’est compris comme une tentative de garantir institutionnellement non seulement la liberté personnelle, mais aussi les intérêts particuliers (au sens où Hegel entend ces termes) des citoyens. Sous un régime social-démocratique, le monde capitaliste du travail ne constituait pas une source (significative sur le plan de la théorie sociale) d’estime méritocratique.
(P2) Dans les années 1970, le capitalisme socio-démocrate a progressivement été remis en question pour des raisons tant financières que normatives. La garantie institutionnelle des intérêts particuliers des êtres humains qui le composaient a été considérée comme un échec et comme représentant un poids gênant pour la liberté personnelle des bourgeois. En lien avec ces arguments, des processus de marchandisation et de destruction des prestations fournies par l’État social ont eu lieu.
(P3) Du fait de la flexibilisation des conditions de travail dans énormément de secteurs d’activité, le besoin social en estime liée à des qualifications et à des compétences professionnelles n’a plus été en mesure d’être couvert. Une autre forme d’estime sociale, à savoir une estime méritocratique (au sens explicité en 6.2 et 21.2), est tout d’abord apparue au sein des nouvelles « élites » économiques exerçant leurs activités de manière flexible.
(P4) Le changement de régime mentionné au point P3 a renforcé les processus mentionnés au point P2 de marchandisation et de suppression des prestations liées à l’État social. Il a ainsi contribué à l’émergence d’ordres sociaux (« néo-libéraux »), lesquels présentent les caractéristiques que nous avons déjà indiquées (chapitre 1).
65(ii) Du point de vue de la Théorie critique, une telle explication de la « révolution néo-libérale » est intéressante à plusieurs niveaux. Sur le plan de la théorie sociale22, il nous faut en particulier dégager deux points (P5 et P6).
(P5) Cette explication est, du point de vue de la théorie de la reconnaissance, relativement parcimonieuse et s’avère compatible avec les présupposés élémentaires de la Théorie critique actuelle. De fait, elle prend appui sur seulement deux concepts de reconnaissance (« respect personnel » et « estime sociale » en leur sens hégélien, voir chapitre 20) qui montrent clairement une série de traits communs avec les concepts de respect juridique et d’estime sociale développés par Honneth et qui, pour cette raison, peuvent sans trop de difficulté être intégrés à sa théorie de la reconnaissance. Par conséquent, une analyse, inspirée des PPD, de l’émergence des ordres néo-libéraux n’a nullement besoin d’étendre les relations de reconnaissance au concept d’individualisme23.
(P6) Elle offre en outre une explication, formulée dans les termes d’une théorie de la reconnaissance, des comportements qui apparaissent comme autant d’éléments caractéristiques du « nouvel esprit du capitalisme ». À la différence des théories sociales de Nancy Fraser et de Jürgen Habermas, elle n’est pas amenée à présupposer que les êtres humains sont nécessairement, en tant que membres d’une économie moderne, animés par quelque chose comme un désir insatiable de richesses (TAC 2, p. 355). Bien plutôt, elle permet de comprendre comment des êtres humains visent, dans des circonstances sociales déterminées et pour des raisons de reconnaissance, des revenus et des modes de consommation les plus élevés possibles. C’est ainsi qu’elle laisse apercevoir une série de contributions essentielles à une analyse, formulée en termes de théorie de la reconnaissance, des composantes centrales des « structures sociales propres au capitalisme contemporain » (Fraser 2003, p. 242)24.
66(iii) Dans quelle mesure l’explication esquissée au point (i) de l’émergence des sociétés néo-libérales est-elle cependant plausible ? Comme nous l’avons déjà remarqué, on ne peut apporter de réponses à ce type de question que sur la base d’enquêtes empiriques plus précises. C’est pourquoi le traitement de cette question se situe en dehors des limites imparties par le présent essai de philosophie sociale. Néanmoins, je mentionnerai dans ce qui suit une série de faits qui tendent à démontrer qu’une telle explication constitue une théorie à prendre au sérieux sur le plan des sciences sociales et qui justifierait à ce titre de plus amples enquêtes au niveau empirique. Pour cela, j’organiserai mon propos autour des quatre points (P1 à P4) déjà nommés au point (i).
67Ad (P1) En dépit de différences nationales notoires, le capitalisme à tendance socio-démocrate25 peut être décrit comme une tentative de garantir institutionnellement non seulement la liberté personnelle, mais aussi les intérêts particuliers (au sens où Hegel entend ces termes) des citoyens [Bürger]. De fait, le propos central du capitalisme socio-démocrate était d’instaurer, grâce à des mesures macroéconomiques, des régulations des entreprises et des systèmes collectifs d’assurance sociale, un espace social où les êtres humains garantissent (en commun) leur subsistance en acquérant et en faisant usage de qualifications professionnelles et en participant aux systèmes d’assurance sociale. Dans un tel contexte, les politiques budgétaires anti-cycliques et les contrôles (directs ou indirects) des secteurs industriels clé – deux traits caractéristiques du capitalisme socio-démocrate – occupaient une fonction semblable à celle de la « police » et des corporations dans le système hégélien26.
68Du point de vue de la théorie de la reconnaissance, il nous faut remarquer que le monde du travail lié au capitalisme socio-démocrate se distingue par une continuité notoire27, et plus particulièrement une continuité en lien avec l’entreprise où l’on travaille, les qualifications pertinentes sur le plan professionnel et les personnes avec lesquelles on travaille28. Un monde du travail configuré de cette manière offrait ainsi un contexte relativement stable pour la reconnaissance de l’individu en tant que détenteur de qualifications spécifiques sur le plan professionnel et en tant que fournisseur de prestations socialement utiles. Il y avait alors, pour reprendre une formule de Richard Sennett, quelque chose comme des « témoins » (Sennett 2000) de l’activité professionnelle et ceux-ci avaient, dans les termes de Hegel, les capacités de « juger » (Hegel 1821-1822 et 2005, § 253) les activités en question.
69Le monde du travail lié au capitalisme socio-démocrate offrait également des conditions relativement favorables à la satisfaction du besoin d’être l’égal des autres citoyens, en tant que détenteur d’intérêts, de penchants, de besoins, etc. et d’être sur cette base reconnu comme « l’un d’entre nous ». (Sur le plan institutionnel, il faut nous rappeler ici en particulier la grande influence qu’avaient les représentants d’intérêts professionnels (comme les syndicats) sur l’organisation du monde du travail)29. De fait, une série d’indices forts laisse à penser qu’un monde du travail de ce genre formait un contexte favorable à une forme d’estime en lien non seulement avec des qualifications spécifiques sur le plan professionnel et avec l’assurance de ses propres conditions d’existence (voir chapitre 20), mais aussi par exemple avec des intérêts politiques et avec des styles de vie consuméristes30.
70Cela étant, la garantie des intérêts particuliers au sein du capitalisme socio-démocrate a connu un succès mitigé. Il nous faut ici tout particulièrement souligner deux limites au capitalisme à tendance socio-démocrate.
71Premièrement, le monde du travail issu du capitalisme socio-démocrate n’était pas ouvert de la même façon aux femmes qu’aux hommes. Des préjugés culturels concernant les rôles sociaux associés aux sexes (ainsi que les déterminations juridiques correspondantes31) avaient bien plutôt pour effet que les femmes pouvaient moins s’attendre à ce que se réalisent ce que Hegel appelle « les intérêts particuliers » des membres d’une communauté moderne.
72Deuxièmement, le capitalisme socio-démocrate comprenait des travaux dans l’industrie (par exemple dans le secteur de l’automobile) qui étaient structurés selon des principes tayloristes. Or, comme je l’ai montré (section 6.1), il est problématique de considérer ce genre de travail comme étant une actualisation de capacités non banales. Par conséquent, le monde du travail propre au capitalisme socio-démocrate n’offrait à une grande partie de la population active (quasiment) aucune possibilité d’acquérir une estime sociale se basant sur des qualifications professionnelles.
73Au regard de ce second point, la question suivante mérite d’être posée : s’il est vrai que les travailleurs dans les branches de production marquées par le taylorisme et le fordisme ne pouvaient s’attendre à aucune estime fondée sur leurs qualifications professionnelles, n’auraient-ils pas alors dû chercher (selon la thèse hégélienne de la compensation, voir 21.2), dans le cadre d’une conception méritocratique de l’estime sociale, à se faire valoriser en tant qu’individu exerçant avec le plus de succès possible une profession ? Et puisque ceci n’a pas été le cas, n’en découle-t-il pas que la thèse de la compensation est à rejeter ? Cette objection ne tient pas compte du fait que Hegel considère la présence des éléments B3, F2, F3, F4 et F5 (voir section 21.2) comme nécessaire à l’apparition de la compensation en question et que, dans le cas des travailleurs qui étaient actifs dans le domaine de l’industrie tout au long de cette période, les facteurs F2, F3 et F4 n’étaient pas présents. (C’est précisément en cela que ces personnes se distinguent des « élites néo-libérales » dont il sera question ci-dessous). Par conséquent, le monde du travail lié au capitalisme socio-démocrate ne formait pas de source (significative sur le plan de la théorie sociale) pour une forme méritocratique d’estime32.
74Ad (P2) Au cours des années 1970, les coûts induits par la garantie institutionnelle des intérêts particuliers ont fortement augmenté, et on s’est mis à douter des capacités du capitalisme socio-démocrate à protéger de manière satisfaisante ces intérêts grâce à ses institutions. Comme nous avons eu l’occasion de le remarquer, cette époque a enregistré aussi bien une baisse de la croissance économique – voire même une croissance négative – qu’une forte augmentation du taux d’inflation (voir chapitre 1). Dans de telles circonstances, le capitalisme socio-démocrate était incapable d’atteindre un de ses objectifs centraux, à savoir garantir le plein emploi tout en gardant une inflation modérée33. Ses efforts pour veiller à ce que les êtres humains puissent garantir (en commun) leur condition de vie en acquérant et en faisant usage de leurs qualifications professionnelles ainsi qu’en participant aux systèmes collectifs d’assurance sociale, ces efforts ont été progressivement perçus comme illusoires et ont de ce fait été critiqués.
75En outre, le capitalisme socio-démocrate a été de plus en plus perçu, dans le courant des années 1970, comme une charge sur le plan normatif et a été, à ce titre, également soumis à la critique. À ce propos, on émit le jugement que les réglementations étatiques de la vie économique et sociale limitaient trop fortement ce que, avec Hegel, il est possible d’appeler la liberté personnelle des hommes. Cette critique a été relayée aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier politique. Du point de vue du libéralisme économique, les réglementations en vigueur visant à garantir les intérêts particuliers marquaient une limitation (non justifiée) de l’autonomie privée, tandis que, du point de vue de certains théoriciens critiques de la société, elles étaient problématiques parce qu’elles transformaient les allocataires de prestations sociales en clients d’une administration anonyme (voir section 4.2). De ces deux points de vue, le capitalisme socio-démocrate représentait un danger pour la liberté.
76Du point de vue d’une théorie de la reconnaissance inspirée des PPD, la question se pose sur le plan de la théorie sociale de savoir si la « révolution néo-libérale » ne démarra que parce que le capitalisme socio-démocrate a représenté au cours des années 1970 une gêne grandissante vis-à-vis de la liberté personnelle et si le capitalisme néo-libéral a laissé entrevoir un quelconque soulagement à cet égard. Répondre à ces questions s’avère déterminant si nous voulons dégager la pertinence heuristique de l’élément E1 mentionné ci-dessus. En cas de réponse positive, E1 s’avère pertinent pour analyser le passage du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral. Dans le cas contraire, il ne nous sera en revanche pas utile en vue d’une telle analyse.
77Comme nous avons eu l’occasion de le remarquer à plusieurs reprises dans cet essai, la question que nous venons d’évoquer ne peut faire ici l’objet d’une clarification approfondie. Il existe cependant des indices montrant la possible pertinence de E1 pour une analyse de la transition du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral. La diminution des régulations de l’économie de marché, qui marqua le début de la « révolution néo-libérale » et qui s’exprima par exemple dans une attention plus marquée des politiques économiques à l’objectif de stabilité monétaire (et non plus à celui du plein emploi)34, a été le fruit de décisions prises par des gouvernements démocratiquement élus qui soutinrent explicitement l’idée d’un allégement de ce qu’avec Hegel on peut appeler une pratique sociale de respect personnel.
78Pour éviter tout malentendu à ce sujet, soulignons deux points (P7 et P8) :
(P7) L’idée selon laquelle E1 est pertinent pour analyser le passage du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral est compatible avec l’affirmation que d’autres facteurs ont également été pertinents sur le plan de l’explication causale. Il faudrait en particulier investiguer le type d’intérêts économiques qu’ont pu avoir les grands propriétaux de capitaux à réaliser une politique néo-libérale35. Une considération en matière de philosophie sociale de l’élément E1 n’exclut donc pas de reconnaître la pertinence d’intérêts économiques dans le passage du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral.
(P8) L’idée selon laquelle E1 est pertinent pour analyser la transition du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-liberal est compatible avec une critique formulée en termes de philosophie sociale du capitalisme néo-libéral. Afin d’atteindre les objectifs fixés par l’École de Francfort en matière de critique sociale, il n’est donc pas nécessaire de contester la pertinence de l’élément E-1 au niveau de la théorie sociale36.
79Ad (P3) À la faveur de la diminution des régulations sur l’économie de marché ainsi que des nouvelles technologies au niveau du traitement des données et de la communication, des conditions de travail et de vie plus flexibles apparurent dans le courant des années 1980 et 1990. Elles marquèrent une continuité beaucoup plus faible qu’auparavant en lien avec l’entreprise où l’on travaille, les qualifications professionnelles37 et les personnes avec lesquelles on collabore ainsi que les lieux de vie. Évidemment, des conditions de travail de ce genre ne se substituèrent pas purement et simplement aux conditions de travail normales qui caractérisaient le capitalisme à tendance socio-démocrate38. Bien plutôt, ce furent certains secteurs de l’économie (comme les branches de l’informatique, de la gestion du personnel et des services financiers) dans lesquels apparurent des entreprises se caractérisant par une individualisation plus marquée des activités et des structures de revenus, une fluctuation plus importante au niveau des collaborateurs et un privilège accordé au travail d’équipe par projet. Notons cependant que, comme le montrent les effets de l’actuelle crise financière, l’importance de ces différents secteurs pour l’économie globale est particulièrement grande.
80Comme nous l’avons vu au début de ce travail (chapitre 1 et sources citées à cet endroit), des structures d’entreprise qui se caractérisent par une continuité faible au niveau des quatre points susmentionnés sont aux yeux de la théorie de la reconnaissance des structures déficitaires. Il est manifestement difficile dans un environnement soumis à de fortes et de fréquentes modifications sur le plan des personnes et en matière de tâches à remplir de bénéficier de la part de ses collègues d’une forme d’estime liée aux qualifications et aux compétences professionnelles. À cela s’ajoute que les branches où apparurent dans le courant des années 1980 et 1990 des conditions de travail discontinues ne bénéficiaient pas d’un statut social bien établi, mais formaient plutôt les composantes d’une « nouvelle économie ». Par conséquent, les personnes travaillant dans ces différents secteurs n’avaient pas l’opportunité d’obtenir de la part de la société, sur la base de quelque chose comme des « titres »39, une forme d’estime en tant que personnes exerçant avec succès leur profession. L’observation amusante faite par Robert C. Reich est à ce propos éclairante :
Comment l’analyste de symboles décrit-il son activité ? Cela lui est tout sauf simple. Parce que son statut, son influence et son revenu ont peu à voir avec un rang officiel ou un titre professionnel, son activité peut apparaître comme mystérieuse à ceux qui travaillent en dehors du réseau de l’entreprise et qui ne sont pas habitués à la fonction que remplit l’interprète de symboles au sein du réseau. Et parce que l’analyse de symboles a plus affaire avec des processus de pensée et de communication qu’avec la véritable production, il est compliqué de décrire cette activité avec des mots simples. C’est pourquoi certains interprètes de symboles ont recours à des titres qui certes ne contribuent pas à éclaircir leur activité, mais qui du moins sonnent comme s’ils conféraient à ceux qui les portent une certaine indépendance et une certaine autorité. […]
Souhaitez-vous en un petit échantillon ? Prenez n’importe quel concept de la première colonne, conjuguez-le avec un concept de la deuxième colonne, ajoutez-leur un concept de la troisième, et aussitôt vous obtiendrez le nom de la profession derrière lequel se cachera probablement (mais pas forcément) un analyste de symboles :
Ingénieur – en management – de communication
Directeur – en planification – de système
Designer – en administration – financier/financière
Conseiller – en stratégie – de projet
Manager – en politique – d’entreprise
Planificateur – en mobilisation – de ressources
Dirigeant – en recherche – de produits. (Reich 2002, p. 155 et suivantes)
81En même temps, une série d’indices laisse clairement à penser que dans les secteurs susmentionnés de la « nouvelle économie » une conception méritocratique de l’estime sociale (au sens de la section 6.2) s’est progressivement formée. Les aspects suivants du comportement des personnes travaillant dans ces domaines ont pu à cet égard exercer une influence : le fait de viser des revenus qui, du point de vue des critères propres au capitalisme socio-démocrate, apparaissent comme utopiques40, la présentation médiatique de revenus et de primes qui sont perçus comme autant d’indicateurs déterminants de la réussite professionnelle et enfin l’attention portée par les médias aux styles de vie liés à des modes de consommation particulièrement dépensiers41.
82Si nos réflexions sont correctes, alors les suppositions suivantes peuvent à leur tour apparaître comme justifiées : il était important pour les personnes travaillant dans les secteurs susmentionnés d’être socialement estimées en tant qu’individus exerçant leur profession avec succès. En raison de la flexibilité de ces secteurs d’activité ainsi que de leur nouveauté, ces individus ne bénéficiaient pas de manière suffisante d’une forme d’estime sociale fondée sur leurs qualifications professionnelles et sur leur appartenance à un groupement professionnel déterminé. Mais ils estimaient en même temps pouvoir obtenir une forme d’estime sociale en visant et en attestant des revenus les plus élevés possibles. Par conséquent, ils cherchèrent pour des raisons d’estime à atteindre les revenus et le niveau de consommation les plus élevés possibles. Considéré selon cette perspective, leur soutien à une conception méritocratique de l’estime sociale se présente à nous comme une activité compensatoire.
83Ad (P4) Il existe de bonnes raisons de supposer que la conception méritocratique de l’estime apparue avec la « nouvelle économie » a exercé une grande influence sur la société dans son ensemble. Cette hypothèse permet en tout cas d’expliquer la manière dont le processus, visible au sein des sociétés « néo-libérales » (et plus particulièrement parmi les entreprises), de marchandisation s’est étendu à d’autres branches de « l’ancienne économie » ainsi que la manière dont les services sociaux (à une échelle plus large) ont été réduits. Dans le cas où les succès professionnels et l’estime sociale se mesurent en fonction de la hauteur (ou de la différence entre) des revenus établis par une économie de marché, les structures de l’entreprise ont tendance à se mercantiliser le plus possible. La compétition au sein des entreprises autour des mesures de production (telle qu’on la retrouve par exemple dans l’industrie automobile) et les systèmes de primes et d’avancement en fonction du chiffre d’affaires (qui ont entre-temps été instaurés dans beaucoup de branches) donnent des exemples d’une telle tendance à la marchandisation. De plus, il est facile à comprendre sur un plan psychologique comment dans un environnement entrepreneurial et social où les collaborateurs et les citoyens se croisent en tant que concurrents en matière d’estime, la réduction des systèmes (solidaires) d’assurance sociale soit fortement favorisée. Manifestement, une partie des transformations institutionnelles qui caractérisent le passage du capitalisme socio-démocrate au capitalisme néo-libéral (voir chapitre 1) sont susceptibles d’être expliquées par l’influence qu’a eu l’estime méritocratique sur l’ensemble de la société. À condition de se voir confirmée par les sciences sociales, cette thèse constituerait une preuve de la pertinence de l’élément théorique E2 pour une analyse (en théorie sociale) de la « révolution néo-libérale ».
84En guise de résultat de la recherche menée dans cette section, retenons la chose suivante : il existe de bonnes raisons pour penser que les éléments théoriques E1 et E2 que nous avons obtenus grâce à notre reconstruction de la philosophie sociale et politique de Hegel sont pertinents en vue d’analyser la transition du capitalisme à tendance socio-démocrate au capitalisme d’orientation néo-libérale. Il est clair à présent que les facteurs spécifiés en E1 et E2 ont eu un impact causal sur l’émergence des sociétés néo-libérales et qu’ils ont eu à ce titre un poids important. Évidemment, nous ne prétendons pas par là expliquer par ces seuls facteurs et de manière exhaustive le passage en question42. Mais si nos réflexions s’avèrent justes, alors il y a de fortes chances qu’une explication en théorie sociale de ce processus qui ne prendrait pas en compte ces éléments E1 et E2 serait inadéquate. Par conséquent, la « reconnaissance » pourrait bien représenter sur le plan de la théorie sociale un principe approprié (parmi d’autres) en vue d’une Théorie critique actuelle.
21.4.2. Perspectives en vue d’une critique sociale
85Quelles sont les perspectives en matière de critique sociale que la philosophie sociale et politique de Hegel ouvre à une Théorie critique actuelle ? D’après moi, les PPD mettent à la disposition d’une critique à teneur sociophilosophique du néo-libéralisme contemporain des réflexions de grande valeur. Dans ce qui suit, je rappellerai les raisons pour lesquelles la philosophie sociale et politique de Hegel (i) ne forme pas une assise appropriée en vue d’une critique sociale radicale à l’encontre de l’économie de marché (ii) ni ne débouche sur un plaidoyer en faveur de la réactualisation du capitalisme socio-démocrate. En lien direct avec ces deux points, je tenterai ensuite (iii) d’identifier la ligne argumentative inspirée des PPD grâce à laquelle le néo-libéralisme peut faire l’objet d’une critique qui soit intéressante du point de vue de la Théorie critique.
86(i) Comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, la Théorie critique prétend fonder une critique du néo-libéralisme contemporain dont les critères se situent dans des relations de reconnaissance existant au sein des sociétés capitalistes, relations de reconnaissance que les membres de ces sociétés considèrent comme importantes. Au regard de cette prétention méthodologique, la Théorie critique ne critiquera pas le néo-libéralisme à l’aide de l’argument selon lequel des structures institutionnelles propres à une économie de marché sont en général problématiques pour une théorie de la reconnaissance. Il est en effet ressorti de nos réflexions que les marchés peuvent être compris comme des institutionnalisations du respect personnel et, à ce titre, être considérés comme légitimes. En outre, la forme de reconnaissance liée au marché constitue une partie intégrante de l’infrastructure normative des sociétés capitalistes (voir chapitre 19). Par conséquent, la Théorie critique doit pouvoir critiquer le néo-libéralisme sans adopter une position radicalement critique vis-à-vis de l’économie de marché43.
87(ii) La philosophie sociale et politique de Hegel n’équivaut pas à un plaidoyer en faveur d’une réactualisation du capitalisme socio-démocrate. Dans une perspective hégélienne, on peut certes positivement mettre en évidence que le capitalisme socio-démocrate a pris des mesures institutionnelles favorables non seulement à la liberté personnelle, mais aussi aux intérêts particuliers des citoyens. Comme nous l’avons vu, il s’est en effet notamment donné pour tâche centrale d’instaurer, au moyen de mesures macroéconomiques, de régulations des entreprises et de systèmes collectifs d’assurance sociale, un espace social au sein duquel les personnes assurent (en commun) leur subsistance en acquérant et en faisant usage de leurs qualifications ainsi qu’en participant aux systèmes d’assurance sociale. Cela dit, restent du point de vue des PPD au moins deux choses à déplorer. D’une part, le capitalisme socio-démocrate comportait des travaux industriels structurés selon des principes tayloristes qui n’offraient aux personnes actives pour ainsi dire aucune possibilité d’être socialement estimées sur la base de capacités spécifiques (d’« habiletés » pour le dire comme Hegel)44. D’autre part, à partir de déterminations culturelles et juridiques ne découlant pas des principes de reconnaissance liés au respect personnel et à l’estime sociale (au sens du chapitre 20), il limitait l’accès des femmes au monde du travail et ainsi la possibilité de réaliser ce qui représente aux yeux de Hegel les intérêts particuliers des citoyens d’une communauté moderne45. Pour toutes ces raisons, la philosophie sociale et politique de Hegel ne peut être comprise comme un plaidoyer en faveur d’une réactualisation du capitalisme socio-démocrate.
88(iii) Une critique du néo-libéralisme contemporain inspirée des PPD prend comme hypothèse que les sociétés néo-libérales ne prennent aucune mesure institutionnelle adéquate en vue de garantir les intérêts particuliers des êtres humains et qu’elles se concentrent uniquement sur la protection de la liberté personnelle en matière de droit privé. Sous réserve d’une confirmation empirique de cette hypothèse46, une critique sociale dans la lignée de Hegel donnerait à penser que des structures institutionnelles de type néo-libéral sont déficitaires non seulement en ce qui concerne la réalisation des intérêts particuliers aux êtres humains, mais aussi pour ce qui est du maintien de leur respect personnel réciproque. Il faudrait montrer la véracité de cette dernière supposition à l’aide d’enquêtes empiriques plus poussées, lesquelles porteraient par exemple sur les impacts sociopsychologiques de l’appartenance à un monde flexible du travail et des exigences de mobilité demandées aux personnes actives, mais aussi sur les liens entre chômage, exclusion et criminalité47. Une telle critique sociale tentera de prouver, du point de vue de la théorie de la reconnaissance, le déficit en structures institutionnelles propres au néo-libéralisme en mettant au jour l’existence de formes spécifiques de souffrance causées par la société.
89C’est ainsi qu’une critique sociale inspirée des PPD visera à montrer que le néo-libéralisme contemporain a été une réponse hautement problématique à la crise qu’a connue le keynésianisme. Sans nier que le capitalisme socio-démocrate ait, dans le courant des années 1970, de plus en plus pesé sur la pratique sociale de respect personnel, une critique du genre de celle que nous esquissons ici contestera en revanche résolument l’idée selon laquelle concentrer (de manière unilatérale) les activités de l’État sur la garantie du droit abstrait (au sens de la section 19.3) en matière de droit privé ait constitué, du point de vue de la théorie de la reconnaissance, une réaction satisfaisante et viable au type de problème normatif soulevé par le capitalisme socio-démocrate. À la différence du néo-libéralisme, elle plaidera en faveur de structures institutionnelles spécifiques laissant entrevoir aussi bien la réalisation des intérêts particuliers que celle de la liberté personnelle des êtres humains qui les composent.
90En admettant que les différentes parties de la théorie sociale esquissée dans la section précédente (21.4.1, P3 et P4) puissent faire l’objet d’une vérification satisfaisante, une critique sociale dans la lignée de Hegel s’occupe des conditions sociales d’émergence et des conséquences de l’estime méritocratique. De ce point de vue, elle tente de démontrer que l’estime méritocratique forme un phénomène compensatoire qui n’apparaît que lorsque les mondes du travail présentent des déficits spécifiques sur le plan de la théorie de la reconnaissance. Elle s’accorde ainsi avec une critique des phénomènes empiriques (en matière de droit du travail et d’État social) à l’origine d’une pratique d’estime méritocratique. Parallèlement à cela, une critique sociale inspirée de Hegel dégage l’ensemble des conséquences liées à une estime méritocratique qui font problème du point de vue de la théorie de la reconnaissance. À ce propos, elle cherche, d’une part, à montrer en quoi une telle pratique de reconnaissance s’avère problématique au niveau de la réalisation des intérêts particuliers des êtres humains ainsi que du maintien du respect personnel réciproque. D’autre part, elle tente de démontrer que des sociétés qui, à côté du respect personnel, ne sont redevables qu’à une conception méritocratique de l’estime sociale, ont tendance à favoriser l’établissement de structures institutionnelles dans lesquels la distribution des revenus dépend si fortement du hasard que le lien conceptuel de l’estime sociale aux différences de revenus ne peut plus faire l’objet d’une légitimation quelconque. L’usage fréquent de l’expression « capitalisme de casino » (pour désigner aujourd’hui la distribution de revenus dans certains secteurs de l’économie) est un indice du succès que pourrait avoir une telle argumentation pour une critique du néo-libéralisme contemporain.48
91C’est ainsi qu’une critique sociale hégélianisante du néo-libéralisme contemporain cherchera à atteindre les buts que nous nous étions fixés à la fin de la première partie de cet essai. Grâce aux arguments que nous venons d’esquisser, nous pouvons faire valoir (i) qu’une pratique (livrée à elle-même) d’estime méritocratique produit des effets (structurels) qui lèsent voire suppriment la possibilité de réaliser d’autres formes de reconnaissance qui pour les membres de la société ont leur importance, (ii) qu’une pratique (livrée à elle-même) d’estime méritocratique produit des effets (structurels), qui dévalorisent et déstabilisent cette pratique elle-même et (iii) qu’une pratique d’estime méritocratique apparaît dans certaines conditions à la vue desquelles sa pertinence en matière de philosophie morale peut être remise en question.
92Si mes réflexions sont correctes, alors il est possible de formuler à l’aide des moyens fournis par la théorie de la reconnaissance une critique en philosophie sociale du néo-libéralisme contemporain. La « reconnaissance » serait par conséquent un principe approprié pour la Théorie critique en matière de critique sociale.
Notes de bas de page
1 Un tel conflit d’intérêt pourrait également surgir lorsque la condition 1 est remplie. Dans ce cas, le conflit surgit quand la production des corporations et de la société dans son ensemble n’est pas suffisante pour générer des revenus permettant aux membres de la corporation le maintien de leurs modes de vie spécifiques. Même lorsque la condition 1 est remplie, des conflits entre l’intérêt vis-à-vis de son bien-être et l’intérêt vis-à-vis de celui des autres sont donc également possibles, sans pourtant être irrémédiables.
2 Hegel remarque dans ses cours sur la philosophie du droit de 1821-1822 la chose suivante : « Ceci s’inscrit dans un contexte plus large. […] La corporation constitue le moment éthique de la société civile, corporation à laquelle l’individu appartient. Montrer du luxe, il [l’individu] n’en a pas besoin lorsqu’il est maître. La question de la liberté d’entreprise revient à se demander si quelqu’un ne devrait pas conserver son titre d’apprentissage [son diplôme] etc. Le point de vue de l’éthicité précède celui de l’assurance [individuelle]. Celui qui est uniquement en possession de son brevet n’a aucune obligation éthique. Et finalement il n’a aucun honneur. La reconnaissance de la part des autres, il ne peut la produire qu’à travers le luxe qu’il exhibe. Cette question est d’une grande importance » (Hegel 1821-1822 et 2005, § 253, je souligne).
3 Je ne tiens pas compte ici de la possibilité d’assurer ses conditions d’existence sur la base de richesses héritées.
4 Comme nous l’avons vu (section 20.5.1), Hegel instaure les systèmes d’assurance sociale au niveau des corporations (et non pas au niveau de la société dans son ensemble).
5 On pourrait imaginer que la stabilisation dont il est question ici puisse également se produire grâce à l’appartenance à d’autres contextes, comme par exemple le contexte religieux. Il est par conséquent problématique de conclure de la non-appartenance à une corporation l’instabilité en matière de comportements de consommation. C’est pourtant ce que Hegel semble faire comme il ressort de sa remarque au § 253.
6 Comme nous avons eu l’occasion de le remarquer (section 20.5), Hegel emploie parfois l’expression « état » [Stand] comme synonyme de « corporation » [Korporation]. Cela ressort en particulier de l’affirmation citée plus haut (« S’il n’est pas membre d’une corporation habilitée […], l’individu-singulier est privé de l’honneur attaché à l’état […]. »).
7 Ce que l’individu perçoit comme étant correct depend évidemment aussi des facteurs technologiques (par exemple dans le domaine de la médicine) ainsi que de facteurs « spirituels » (comme les coutumes en vigueur).
8 L. Boltanski et È. Chiapello partageraient sur ce point le même avis. Cela résulte en particulier de leur discussion des différentes raisons motivant une participation des individus aux processus économiques propres au capitalisme (Boltanski et Chiapello 2003, p. 48-54).
9 Je laisse à nouveau de côté ici la possibilité que les dépenses en matière de consommation soient financées au moyen d’une fortune héritée.
10 En raison de leur égoïsme, des dépenses au but dit caritatif ne constitueraient pas pour des agents de ce genre un moyen approprié de maintenir avec succès leurs conditions de vie.
11 Que Hegel partage cette hypothèse resort des §§ 234 et 244 des PPD.
12 Voir à ce sujet Sombart (1996, en particulier p. 85-89). On pourrait résumer ce point par une formule d’Oscar Wilde : « Qu’on m’entoure de luxe – je renoncerai volontiers au nécessaire ».
13 La forme d’estime soumise ici à l’analyse constitue donc un « positional good » au sens de Neuhouser (2009).
14 En complément aux réflexions proposées par Hegel, il nous faudrait rechercher si les déficits de reconnaissance ne pourraient pas susciter dans d’autres domaines sociaux que celui du travail des efforts motivés par la reconnaissance en vue d’atteindre des revenus et un niveau de consommation les plus élevés possibles. Cette possibilité a également été envisagée par M. Weber (Weber 2003). Dans le cadre de ce travail, je n’aborderai cependant pas cette question.
15 T. Veblen est également d’avis que le comportement en matière de consommation remplit une fonction de présentation de soi. Cela dit, à la différence de Hegel, il prétend que ce qui est censé être présenté de cette manière, c’est plutôt le fait de ne pas être lié à l’exercice d’un travail au sein de la société, c’est-à-dire l’indépendance matérielle (Veblen 2006, p. 21). Parce que l’estime sociale (« esteem ») repose sur l’indépendance matérielle, il existe parmi les membres des sociétés modernes le besoin « to show that one’s time had not been spent in industriel employment » (Veblen 2006, p. 23). Selon la théorie de Veblen, l’estime sociale ne se rapporte donc pas à ce que Hegel nomme « honneur bourgeois ».
16 Il faudrait prendre également en considération d’autres intérêts éventuels qui motiveraient ces êtres humains à favoriser des institutions de ce genre.
17 Au regard de la remise en question, au début du xixe siècle, des institutions de la police économique et des corporations, ce thème revêtait déjà un intérêt pour Hegel à son époque.
18 Du point de vue de la Théorie critique, la critique que nous esquissons ici relève d’une philosophie sociale, non seulement parce qu’elle spécifie – à travers le concept de liberté concrète – un critère à l’aide duquel des ordres sociaux peuvent être critiqués, mais aussi parce qu’elle identifie un facteur social qui s’avère pertinent pour l’explication causale de l’émergence de l’ordre social soumis à la critique.
19 Ceci vaut bien sûr pour la Théorie critique représentée par A. Honneth (voir chapitre 3).
20 Il s’agit des formes de reconnaissance mentionnées ci-dessus.
21 J’ai montré plus haut (section 19.3) pourquoi des êtres humains qui souhaitent se respecter mutuellement en tant que personnes et coopérer sur le plan économique ont une bonne raison de rentrer dans des relations relevant d’une économie de marché.
22 Je définis plus bas (section 21.4.2) la perspective qu’ouvre pour la Théorie critique une explication de ce genre sur le plan de la critique sociale.
23 Or, comme nous l’avons vu, c’est bien sur une telle extension que reposent les réflexions de Honneth (2006).
24 Voir également à ce propos les arguments développés dans la section 7.1.
25 Je n’emploie pas l’expression au sens d’un parti politique en particulier, mais en tant qu’il représente une époque. Ce sens correspond à ce que d’autres ont appelé « embedded liberalism » (Harvey 2007, p. 19) ou encore « économie mixte » (Yergin et Stanislaw 2001, p. 22).
26 Voir ma description du capitalisme socio-démocrate et les differences spécifiques entre societés conçues sur le modèle socio-démocrate (Yergin et Stanislaw 2001, p. 22-58).
27 Voir au sujet de ces continuités remarquables nos réflexions dans le chapitre 1.
28 C’est ainsi que les mondes du travail liés au capitalisme socio-démocrate rendirent également possible une continuité notoire en lien avec (iv) le lieu où l’on vit.
29 Ceci vaut d’ailleurs également pour les États-Unis : voir les données empiriques mentionnées dans Reich (2008).
30 Nous renvoyons sur ce point aux exemples donnés par Reich (2008, p. 60).
31 Jusqu’en 1957, en République fédérale allemande, « l’homme était compétent pour décider de toutes les affaires relatives à la vie commune issue du mariage », et il lui était accordé le droit (sous certaines circonstances) de résilier les contrats de travail que son épouse avait acceptés. Voir §§ 1354, 1358 du code civil (BGB) dans sa version de l’époque. En 1958, dans la nouvelle mouture du § 1356 BGB, les femmes avaient le droit « d’exercer une profession pour autant que celle-ci soit compatible avec leurs devoirs au sein du mariage et de la famille ». Ce texte de loi est resté en vigueur jusqu’en 1977.
32 D’après R. Reich, les managers dirigeants endossaient dans le capitalisme socio-démocrate un « rôle de chef d’État » (Reich 2008, p. 17 et p. 64-67 et sources citées à cet endroit).
33 Ce développement économique contrecarrait l’hypothèse (conceptualisée par la dite courbe de Phillips) selon laquelle il y aurait pour les politiques économiques menées par les États la possibilité d’un trade-off entre chômage et inflation.
34 Cette politique fut poursuivie à partir d’octobre 1979 par la banque centrale américaine, lorsque Paul Volcker en prit la direction.
35 On sait que les partis et les politiciens néo-libéraux ont bénéficié du soutien financier de beaucoup de propriétaires de capitaux. Cela vaut en particulier pour les États-Unis. Voir Harvey (2007, p. 52-82).
36 Je reviens sur ce point dans la section 21.4.2.
37 Au regard de la dévalorisation galopante des qualifications professionnelles, beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui passées à un mode de recrutement fondé sur les qualifications potentielles de leurs collaborateurs (voir Sennett 2006, p. 115-122).
38 Ce point est également souligné par Sennett (2005, p. 13).
39 Rappelons ici l’importance que revêtent en matière de reconnaissance les titres pour la théorie hégélienne des conditions de réalisation des intérêts particuliers (voir section 20.5.2.1).
40 Au regard de cette nouveauté, il me semble problématique d’affirmer – comme le fait D. Harvey en se référant à G. Duménil et D. Lévy – que « le tournant néo-libéral était conçu depuis ses débuts comme une tentative de rétablir l’ancienne domination de classe » (Harvey 2007, p. 26, je souligne). Ce qui est apparu avec le tournant néo-libéral, ce sont des rapports de pouvoir (économiques) qui étaient étrangers au capitalisme socio-démocrate. Pourquoi ils ont réussi à s’établir, c’est ce qu’il nous faut expliquer. La prise en considération du développement d’une forme méritocratique d’estime sociale apporte une contribution (importante) à une telle explication. Que les choses se soient passées de telle ou telle façon, cela ne se laisse trancher, à nouveau, qu’à partir d’enquêtes empiriques plus poussées.
41 À ce niveau, ce sont également les produits dits « de marque » qui prennent une importance beaucoup plus grande dans le capitalisme néo-libéral que dans le capitalisme socio-démocrate (voir à ce propos Klein 2002).
42 Nous laisserons donc cette dernière question ouverte.
43 Je laisse cependant de côté la possibilité que différentes formes également légitimes de reconnaissance puissent avoir des conditions de réalisation incompatibles entre elles.
44 Dans ses écrits de la période de Iéna, Hegel avait déjà traité des effets socio-psychologiques de travaux professionnels peu exigeants et répétitifs (par exemple Hegel 1805-1806 et 1982, p. 53-54).
45 On sait que Hegel lui-même défendait l’idée selon laquelle le rôle social des femmes se cantonne à la sphère éthique de la famille (PPD § 171). Cela dit, cette position ne résulte pas de la conception de la société civile que Hegel formule dans les termes d’une théorie de la reconnaissance. Cette théorie s’avère par conséquent appropriée pour proposer des arguments à une critique de la limitation de l’accès au monde du travail pour des raisons liées au genre.
46 À ce sujet, il s’agirait de prendre en considération non seulement les axes principaux de la politique néo-libérale, mais aussi les théories néo-liberales (de la liberté) ainsi que les relations entre ces axes politiques et ces théories.
47 C’est sur ce dernier point que se concentrent les enquêtes critiques à l’égard du néo-libéralisme que développe le disciple de P. Bourdieu, L. Wacquant (voir par exemple Wacquant 1999 et 2005).
48 En partant de réflexions issues de la théorie des systèmes, W. Plumpe arrive également à la conclusion que, dans le cas des entreprises du capitalisme contemporain, « il n’y a plus de capacité d’agir » (et que cette carence doit être « mise en scène » par la hausse des salaires des managers, Plumpe 2005, p. 20).
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