1La volonté libre est le principe de la philosophie du droit et de la philosophie sociale et politique telles que Hegel les a exposées dans la « philosophie de l’esprit objectif » de l’Encyclopédie et – de manière plus élaborée – dans les Principes de la philosophie du droit. Dans l’introduction aux PPD, où les fondements de chacune de ces disciplines sont traités en détail, nous lisons :

Le terrain du droit est, de manière générale, le spirituel, et sa situation et son point de départ plus précis sont la volonté qui est libre, si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est le règne de la liberté effectuée, le monde de l’esprit produit à partir de l’esprit lui-même, en tant que seconde nature. (PPD § 4)

2Il ressort de ce passage que Hegel comprend le « droit » en un sens large (voir à ce propos également Fulda 2003, p. 197 et suivantes). Il fait usage de cette expression non seulement en son sens « juridique », mais aussi de manière plus étendue pour désigner « l’être-là de toutes les déterminations de la liberté » (ESP § 486). C’est pourquoi relèvent du « système du droit », que Hegel place au cœur de ses recherches dans les PPD, non seulement les déterminations du droit privé, du droit de la famille et du droit étatique, mais également les rapports éthiques et les obligations morales. Il en ressort que le « règne de la liberté effectuée » ou encore « le monde de l’esprit », que la volonté libre produit, ne consistent pas uniquement en des institutions juridiques au sens où nous l’entendons d’ordinaire.

3D’après la conception de Hegel, la volonté libre produit un monde social que nous devons considérer comme « le règne de la liberté effectuée » (c’est d’ailleurs ce qui est affirmé dans le paragraphe cité plus haut). Les PPD ont en effet pour thème de recherche l’analyse des structures du monde de la liberté et de ses composantes. Il en découle que, pour Hegel, les rapports sociaux et institutionnels, du moins ceux traités dans les PPD, relèvent de rapports de volonté. C’est pour cette raison que la volonté libre est le principe de la philosophie du droit ainsi que de la philosophie sociale et politique de Hegel1.

4Afin de parvenir à une plus grande compréhension du paragraphe cité plus haut et par là même des principaux traits de la philosophe hégélienne du droit ainsi que de sa philosophie sociale et politique, il nous faut tout d’abord traiter des questions suivantes :
(Q1) Dans quel genre de relation conceptuelle se trouvent le « spirituel » et la « volonté qui est libre » ?
(Q2) Quelle est la structure et quel est l’être-là de la volonté libre ?
(Q3) En quoi consiste la liberté de la volonté libre ?

5Je discuterai de ces questions en leur consacrant à chacune une section (17.1 à 17.3). En raison de la complexité de l’argumentation de Hegel, elles ne pourront toutefois pas, dans le cadre de ce travail, être traitées de manière exhaustive. Mais, au regard des objectifs que poursuit notre recherche, ces réflexions devraient suffire.

17.1. Vouloir et penser

6En ce qui concerne le rapport entre le domaine du spirituel et la volonté libre, il faut rappeler que les PPD forment une partie du système encyclopédique développé par Hegel. Nous savons qu’il s’agit dans leur cas d’une réélaboration de la théorie de l’esprit objectif qui ressortit – tout comme les théories de l’esprit subjectif et de l’esprit absolu – à la « philosophie de l’esprit » de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (ESP). Il en découle que les rapports de volonté dont traitent les PPD sont des rapports spécifiquement spirituels : pour Hegel, il n’y a ainsi pas d’opposition entre le spirituel et la volonté libre. Hegel expose cette idée plus en détail dans son commentaire du paragraphe des PPD cité plus haut :

L’esprit est le penser absolument parlant, et l’être humain se distingue de l’animal par le penser. Mais il ne faut pas se représenter les choses comme si l’homme était d’une part pensant, d’autre part voulant, comme s’il avait le penser dans une poche et le vouloir dans l’autre, car ce serait une représentation vide. La différence entre pensée et volonté est celle entre comportement théorique et comportement pratique, mais ce ne sont pas deux facultés, la volonté est au contraire un mode particulier du penser. […]
Le théorique est essentiellement contenu dans le pratique ; ceci va contre la représentation suivant laquelle tous deux sont séparés, car sans intelligence on ne peut avoir aucune volonté. Réciproquement, la volonté contient le théorique au-dedans de soi : la volonté se détermine ; cette détermination est d’abord quelque chose d’interne : ce que je veux, je me le représente, c’est pour moi un ob-jet. […] Mais on peut tout aussi peu se comporter de manière théorique, ou penser, sans volonté, car en pensant nous sommes précisément actifs. Le contenu de ce qui est pensé reçoit bien la forme de l’étant, mais cet étant est quelque chose de médiatisé, posé par notre activité. (PPD § 4, addition)

7Penser et vouloir sont donc des activités revêtant des aspects tant théoriques que pratiques. Il serait par conséquent erroné de comprendre – comme le suggère le discours courant sur « l’entendement » ou « la volonté » – le penser et le vouloir comme deux facultés séparées.

8Hegel fonde son point de vue sur les rapports entre penser et vouloir de la façon suivante : l’activité du vouloir comprend le fait pour la volonté de se déterminer, c’est-à-dire de se rapporter à quelque chose qu’elle veut. Manifestement, Hegel paraît défendre l’idée selon laquelle une telle activité volontaire consiste en une prise de décision qui possède elle-même un contenu propositionnel. Ce contenu propositionnel se laisse généraliser comme suit : « Je veux que je fasse X ». Ce n’est que dans cette prémisse que ses affirmations selon lesquelles « la volonté contient un élément théorique » et que « l’élément théorique est essentiellement dans l’élément pratique » deviennent compréhensibles (et même plausibles). Inversement, des comportements tels que le fait de réfléchir à quelque chose sont aussi des activités volontaires. Car un individu humain ne peut réfléchir à quelque chose que lorsqu’il veut le faire. C’est pourquoi Hegel affirme que « sans la volonté » la pensée humaine serait impossible. Pour toutes ces raisons, il serait faux de concevoir le penser et le vouloir comme des activités relevant de « facultés » séparées.

9Ces réflexions sont également riches d’enseignements et importantes du point de vue d’une philosophie sociale. Comme nous l’avons vu, Hegel comprend les rapports sociaux et institutionnels traités au sein des PPD comme des rapports de volonté. Or, si la volonté libre est un « mode particulier de la pensée », alors le monde social produit par la volonté est lui-même un « produit » de cette forme de pensée. En sa qualité de « produit » de la pensée, le monde social sera pour les êtres humains une réalité fondamentalement connaissable et susceptible d’être fondée en raison. Hegel lui-même s’en explique lorsque, à propos de la « liberté, configurée en l’effectivité d’un monde » (ESP § 484), il prétend que « la liberté elle-même et son contenu appartiennent à la pensée et sont ce qui est en soi universel » (ESP § 485)2.

17.2. Structure et être-là de la volonté libre

10Comme le souligne Hegel, la volonté libre « n’est, à proprement parler, rien d’autre que le concept lui-même » (PPD § 7 R). Hegel explicite la structure de la volonté ainsi conçue dans « l’introduction » aux PPD à l’aide des trois « moments » de la volonté (PPD § 6) :

1° « La volonté contient […] l’élément de la pure indéterminité ou de la pure réflexion du moi au-dedans du soi, dans laquelle sont dissous toute restriction, tout contenu immédiatement présent-là du fait de la nature, des besoins, des désirs et des impulsions, ou bien tout contenu donné et déterminé par quoi que ce soit ; [elle contient] l’infinité sans bornes de l’abstraction absolue ou de l’universalité, la pure pensée de soi-même » (PPD § 5).
2° « le moi est également la transition de l’indéterminité dépourvue de différence à la différenciation, à la détermination et à la position d’une déterminité en tant que position d’un contenu et d’un ob-jet. – [c’est] le moment absolu de la finité ou de la particularisation du moi » (PPD § 6)
3° « La volonté est l’unité de ces deux moments ; – elle est la particularité réfléchie au-dedans de soi et reconduite par là à l’universalité, – singularité ; elle est l’autodétermination du moi qui consiste, tout en un, à se poser comme le négatif de soi-même, à savoir comme déterminé, borné, et à demeurer auprès de soi, c’est-à-dire dans son identité avec soi et son universalité, et, dans la détermination, à ne fusionner qu’avec soi-même. – Le moi se détermine dans la mesure où il est la relation de la négativité avec elle-même ; en tant qu’il est cette relation avec soi, il est tout aussi bien indifférent à l’égard de cette déterminité, il sait qu’elle est sienne et idéelle, qu’elle est une simple possibilité par laquelle il n’est pas lié, dans laquelle il n’est au contraire que parce qu’il se pose en elle » (PPD § 7).

11Ces déterminations de la volonté et leur connexion ne se laissent véritablement comprendre qu’en se rapportant à la Science de la logique (SL) de Hegel. Dans cet ouvrage, Hegel prétend analyser la structure de ce qu’il appelle « le concept » et développer, d’une manière qui soit susceptible d’être contrôlée d’un point de vue méthodologique, la connexion entre les catégories de la pensée et ses autres déterminations. Il n’est par conséquent pas surprenant que Hegel, dans le contexte où il traite de la structure de la volonté libre, renvoie à diverses reprises à la « logique » de l’Encyclopédie (par exemple PPD § 7 R et § 24 R). Pour des raisons que j’exposerai dans la section suivante (17-3), je ne tenterai cependant pas ici d’expliciter les trois moments du concept (hégélien) en lien avec la SL.

12En vue de comprendre la structure de la volonté libre, Hegel fait en même temps appel à la « représentation » du lecteur. Il écrit :

Pour ce qui regarde les moments du concept de volonté indiqués dans ce paragraphe et dans les suivants de l’introduction […] on peut du reste invoquer, à l’usage de la représentation, la conscience de soi de tout un chacun. Chacun trouvera d’emblée au-dedans de soi le pouvoir de faire abstraction de tout ce qui est et, de même, de se déterminer soi-même, le pouvoir de poser par soi tout contenu au-dedans de soi, et il aura de même dans sa conscience de soi l’exemple des déterminations suivantes. (PPD § 4 R)

13Hegel prétend ainsi que des actes volitionnels sont des instanciations de la structure du concept ou encore de la structure de la volonté. (Au regard de son commentaire du § 4 des PPD mentionné dans la section précédente, il n’est pas étonnant que Hegel défende cette conception). Dans le cas d’actes volitionnels, le premier moment de la structure de la volonté libre est donné lorsque le Je qui veut est capable de « pouvoir faire abstraction de toute détermination dans laquelle je me trouve ou que j’ai posée en moi » (PPD § 5 R) :

Dans cet élément de la volonté réside le fait que je puis me détacher de tout, abandonner toutes les fins, faire abstraction de tout. L’être humain seul peut tout laisser tomber, même sa vie, il peut se suicider. (PPD § 5, addition)

14Le deuxième moment de la structure de la volonté se réalise par le fait que le Je mentionné ci-dessus se donne « un contenu et un ob-jet ». Dans le fait de se savoir n’être lié à aucune « déterminité », le Je se distancie de ses buts : il transforme ces derniers en des déterminités possibles, c’est-à-dire en des buts qu’il peut mais ne doit cependant pas se donner à lui-même. C’est pourquoi, comme Hegel le note en marge de son exemplaire des PPD, ce je est tout d’abord « l’orientation de la volonté vers quelque chose […] – réflexion, – choix – au moment de choisir j’ai devant moi le choix entre ceci et cela » (GPhR § 6, note de Hegel). Le moi se particularise dans la mesure où il se donne un but. Comme nous l’avons déjà remarqué, le fait de se fixer des objectifs prend la forme langagière générale de « je veux que je fasse X ». Puisque ce que le moi décide de faire est une activité déterminée, on est en droit de décrire le fait qu’il se donne des objectifs comme un acte de particularisation.

15Le troisième moment de la structure de la volonté libre est « l’unité » des deux premiers moments. Il est donné lorsque le moi qui veut sait la déterminité qu’il a transformée en son but « comme [étant] sienne et idéelle, comme une simple possibilité par laquelle il n’est pas lié, dans laquelle il n’est au contraire que parce qu’il se pose en elle » (PPD § 7). Ainsi des actes volitionnels sont-ils des instanciations de la structure du concept ou de la structure de la volonté lorsque le moi qui veut comprend son but comme étant une déterminité posée par lui-même, à laquelle il n’est cependant pas lié de manière irrévocable.

16Il faut remarquer que la volonté libre n’est pas un phénomène purement intrapsychique. Hegel lui-même l’indique lorsqu’il établit que « la conscience de soi de tout un chacun » est seulement l’« exemple » des « moments du concept de la volonté »3. Hegel est ainsi d’avis que l’acte volitionnel tel que décrit plus haut n’est pas la seule instanciation possible de la structure de la volonté libre.

17Cette perspective, elle non plus, ne doit pas nous surprendre. Si, comme Hegel l’admet, les rapports sociaux et institutionnels, du moins ceux qui répondent à un certain type (« le règne de l’esprit »), sont des rapports de volonté, ils sont alors eux aussi des instanciations de la structure de la volonté libre. Pour éviter tout malentendu, soulignons que n’est aucunement affirmé par là que les institutions pourraient réaliser la structure de la volonté libre indépendamment des activités volontaires des individus. Au contraire, Hegel maintient que « la volonté singulière » est « l’élément immédiat et propre » à la réalisation de la structure de la volonté (ESP § 485). De toute évidence, Hegel partage l’idée suivant laquelle la volonté libre se réalise effectivement au travers d’un complexe institutionnel dont l’existence repose sur son « être-reconnu » par les citoyens4. On peut dégager cette idée du passage suivant qui forme une partie de l’introduction à la philosophie de l’esprit objectif de l’Encyclopédie : « La liberté, configurée en l’effectivité d’un monde, reçoit la forme de la nécessité, dont la connexion substantielle est le système des déterminations de la liberté, et dont la connexion phénoménale est, en tant que le pouvoir, l’être-reconnu [de celles-ci], c’est-à-dire leur validité dans la conscience » (ESP § 484, traduction modifiée).

17.3. La liberté volitive

18Au sujet du rapport entre volonté et liberté, Hegel affirme la chose suivante :

La liberté de la volonté s’explique le mieux grâce à une référence à la nature physique. En effet, la liberté est une détermination fondamentale de la volonté, tout comme la pesanteur est une détermination fondamentale des corps. Quand on dit que la matière est pesante, on pourrait être d’avis que ce prédicat est seulement quelque chose de contingent ; or ce n’est pas le cas, car rien de ce qui est matière n’est dépourvu de pesanteur ; (la matière) est plutôt la pesanteur même. La pesanteur constitue le corps, elle est le corps. Il en va de même avec la liberté et la volonté, car ce qui est libre est la volonté. Volonté sans liberté est un mot vide, de même que la liberté n’est effective qu’en tant que volonté, en tant que sujet. (PPD § 4, addition)

19Par conséquent, il n’y a pas de liberté en dehors des activités et des rapports de la volonté et, inversement, chaque activité de la volonté et chaque rapport de volonté est une incidence de la liberté : « ce qui est libre » et « la volonté » sont pour Hegel des expressions synonymes.

20Il en découle que des actes volitionnels du genre de ceux analysés plus haut sont des incidences de la liberté. Le commentaire suivant à l’un des paragraphes de l’introduction aux PPD nous montre que Hegel défend cette conception :

Impulsions, désirs, inclinations, l’animal en a aussi, mais l’animal n’a pas de volonté et il lui faut obéir à l’impulsion si rien d’externe ne l’en retient. Mais l’être humain, en tant qu’il est (un être) totalement indéterminé, se tient au-dessus de ses impulsions et peut les déterminer et les poser comme siennes. L’impulsion est dans la nature, mais le fait que je la pose dans ce moi-ci dépend de ma volonté ; celle-ci ne peut donc se réclamer du fait que l’impulsion réside dans la nature. (PPD § 11, addition)

21L’activité volitionnelle en question est une incidence de la liberté, précisément parce que le moi qui veut se détermine lui-même. Ceci est à son tour le cas, parce que cette conscience de soi « en tant que ce qui est entièrement non déterminé » peut se comporter à l’égard de ses penchants, de ses désirs et de ses inclinations en les acceptant ou en les refusant. Selon Hegel, c’est en ceci que se fonde sa liberté. (Parce qu’il est libre, ce moi est en même temps responsable des activités de sa volonté : il ne peut à ce propos justifier de sa « nature » ou de « ce qui lui est extérieur », mais il doit pouvoir, le cas échéant, justifier son action d’une autre manière)5.

22Cela étant, il faut remarquer que, selon la conception défendue par Hegel, des actes volitionnels du genre de ceux dont il est question ici ne sont seulement que des incidences déficitaires de la liberté. Dans le cadre des investigations menées au sein des PPD, cette supposition est d’une grande importance sur le plan systématique. Si l’on résume les réflexions de Hegel dans l’introduction aux PPD sur ce point, on peut alors distinguer deux déficits :
(D1) Des actes volitionnels du genre décrit ci-dessus sont déficitaires parce que ce qui est voulu est uniquement une fin, c’est-à-dire ne possède aucune effectivité indépendamment de ces actes (PPD § 8).
(D2) Des actes volitionnels du genre décrit ci-dessus sont déficitaires parce que ce qui est voulu n’a de son côté pas la structure de la volonté libre (PPD §§ 9-20).

23Remédier à ces deux déficits est pour Hegel une condition nécessaire et suffisante en vue d’atteindre une réalisation adéquate, non déficitaire, de la liberté. Cette conception s’explique à son tour en raison de l’identification posée par Hegel entre liberté et volonté (voir plus haut dans cette section 17.3) et parce qu’il défend l’idée suivant laquelle la structure de la volonté libre n’est correctement réalisée qu’en remédiant aux deux déficits qui viennent d’être mentionnés. Cette dernière thèse se fonde sur un argument (spéculatif) donné par Hegel, argument selon lequel la volonté libre doit devenir « pour soi » ce qu’elle est « en soi » : à savoir le concept (hégélien) (PPD § 10).

24(Dans les PPD, cette dernière hypothèse – centrale pour la structure de l’argumentation hégélienne – est présupposée ; pour la justifier, Hegel renvoie aux recherches menées au sein de la SL (voir section précédente, 17.2). Puisque – comme je l’ai déjà indiqué – je ne reconstruis pas dans le présent contexte la structure conceptuelle de la volonté libre en recourant à la Logique hégélienne, je dois laisser ouverte ici la question de savoir si la thèse – suivant laquelle la correction des deux déficits susmentionnés en vue d’une réalisation adéquate de la liberté est nécessaire et suffisante – est finalement fondée de manière satisfaisante par Hegel.)

25Il n’est remédié au déficit 1 que lorsque ce qui est affirmé par des êtres humains est en même temps effectif. Dans ce cas, tout ce qu’ils affirment (par exemple l’existence d’une institution X) possède non seulement la forme de quelque chose de voulu, mais aussi en même temps – dans la terminologie de Hegel – la forme de « l’objectivité » (PPD § 26). Cette « objectivité » est visible par exemple dans le fait que X continue à former une composante du monde social, y compris dans le cas où un membre en particulier de ce monde social cesserait de le soutenir.

26Le déficit 1 est un déficit formel en ceci qu’il ne contient aucun critère s’agissant de la constitution des institutions et de leur objectivité sociale au sens précédemment mentionné. Avec le déficit 2, en revanche, un critère substantiel [inhaltliches] de liberté est spécifié. Car, afin de corriger ce déficit, il faut que ce qui est voulu soit constitué d’une certaine manière, à savoir selon la structure de la volonté libre.

27De toute évidence, les déficits 1 et 2 ne font l’objet d’une correction qu’à travers l’existence d’un contexte social qui renvoie à la structure de la volonté libre, en l’occurrence au concept hégélien, et qui puisse être soutenu par des êtres humains. De fait, Hegel est d’avis, comme le montrent les réflexions qui suivent, que la volonté libre dans la configuration d’un tel contexte est « pour soi » ce qu’elle est « en soi » :

C’est seulement en ayant soi-même pour ob-jet [en note manuscrite : c’est-à-dire contenu et but] que la volonté est pour soi ce qu’elle est en soi. […] C’est seulement dans cette liberté que la volonté est absolument auprès de soi, - parce qu’elle n’est en relation avec rien d’autre qu’elle-même [ ;] de même, en cela, tout rapport de dépendance à l’égard de quelque chose d’autre tombe au loin. – Elle est vraie, ou plutôt elle est la vérité elle-même, parce que sa détermination consiste à être dans son être-là (c’est-à-dire en tant que se tenant en face de soi-même) ce qu’est son concept. (PPD § 10 et § 23)

28Le déficit 2 semble difficile à comprendre, pour ne pas dire étrange. La thèse hégélienne selon laquelle la liberté doit avoir la configuration d’un contexte social qui soit contexte conforme à la structure de la volonté libre, au concept hégélien, semble (si tant est qu’elle le soit vraiment) ne pouvoir être fondée que sur l’hypothèse spéculative de la SL. Il convient dès lors de se rappeler la remarque faite par Hegel, d’après laquelle le contexte en question (dont les déterminations résultent de la structure de la volonté libre) est en même temps « la connexion phénoménale en tant que le pouvoir, l’être-reconnu, c’est-à-dire la validité dans la conscience » (ESP § 484, traduction modifiée). En suivant cette remarque, la structure institutionnelle fondamentale de ce contexte est soutenue par les êtres humains (qui en font partie, voir 17.2 et chapitre 18). Au regard de ce qui précède, on peut supposer que si Hegel voit dans la correction du déficit 2 une condition nécessaire à l’effectuation de la liberté, c’est parce qu’il estime que les êtres humains ne donneront leur soutien qu’à des contextes sociaux correspondant à la structure de la volonté libre, au concept hégélien. Si cette hypothèse de lecture s’avère juste, alors la plausibilité de la perspective hégélienne sur la constitution substantielle de la structure de la volonté adéquatement réalisée se laisse vérifier indépendamment de la SL et sans y avoir recours.

29À cet endroit, on pourrait objecter la chose suivante : s’il est vrai, à l’instar de ce que prétend Hegel, que la volonté libre ne peut être adéquatement instanciée que par l’existence d’un contexte social ayant la structure du concept hégélien, ne devrions nous pas alors, afin de définir en quoi consiste ce contexte, reconstruire la structure du concept à l’aide de la Logique hégélienne ? A ce sujet, il nous faut remarquer que la SL traite des déterminations de la pensée en tant que telles, et non pas de la manière dont ces déterminations se donnent dans des rapports sociaux et institutionnels spécifiques. C’est la raison pour laquelle la manière dont le contexte susmentionné est constitué ne se laisse pas dégager de la SL. À cela s’ajoute que, d’après Hegel, la structure conceptuelle connaît un « enrichissement » en matière de contenu au cours des recherches qu’il mène dans les PPD (PPD § 31) de sorte que, eu égard à la détermination du contexte par lequel la volonté libre est adéquatement instanciée, il est peu instructif, voire même trompeur, de la fonder sur les moments conceptuels de l’universalité, de la particularité et de la singularité (dans leurs significations explicitées plus haut lorsque nous avons traité des actes volitionnels). C’est pour toutes ces raisons que je me suis abstenu de reconstruire la structure du concept hégélien en m’aidant de la SL.

17.4. Attentes légitimes

30Hegel comprend les recherches qu’il mène dans les PPD également comme l’élaboration d’une théorie de la justice. Déjà, dans la première édition de l’ESP, où il emploie l’expression « l’État » pour désigner la volonté libre adéquatement réalisée, Hegel remarque que la définition de « la justice en soi et pour soi » ne peut être explicitée que « dans la figure objective de la justice, c’est-à-dire dans la construction de l’État, en tant qu’il est la vie éthique » (Hegel 1988, p. 144). Quelles prétentions justifiées peuvent avoir des individus et des institutions socio-étatiques du point de vue d’une théorie de la justice ? Cela dépend finalement pour Hegel de la manière dont ils réalisent la structure de la volonté libre. À ce propos, on peut faire les deux remarques suivantes.
(R1) Seuls des individus et des institutions qui sont l’instanciation de la volonté libre sont porteurs de prétentions justifiées.
(R2) Plus des individus et des institutions réalisent complètement la structure de la volonté, plus leurs prétentions justifiées seront étendues.

31La théorie de l’esprit objectif de Hegel ainsi que ses investigations dans les PPD ont pour thème le développement conceptuel6 de l’« en soi » de la volonté libre en l’« en et pour soi » de la volonté libre (PPD § 11). Comme nous l’avons indiqué dans la section précédente (17.3), la volonté libre en soi se caractérise principalement par le fait que ce qu’elle veut (i) est seulement une fin et (ii) n’a pas la structure de la volonté libre. La volonté libre en soi et pour soi se rapporte par contre uniquement à soi-même, car ce qu’elle veut a la structure de la volonté libre et épouse la configuration d’un monde social. Hegel prétend, grâce à une critique « immanente » (PPD § 31)7 des formes sociales (imparfaites) de la volonté libre en soi, démontrer que seule la volonté libre en soi et pour soi réalise adéquatement cette même structure. En outre, il vise à montrer que chacune de ces configurations représente une instanciation de cette structure plus parfaite que celles dont elles ont émané conceptuellement suite à leur critique immanente. C’est la raison pour laquelle la « philosophie de l’esprit objectif » et les recherches menées dans les PPD procèdent par étapes successives.

32Dans la perspective d’une théorie de la justice, il en découle que le contexte social (par lequel la volonté libre en soi et pour soi trouve à s’instancier) (i) est porteur de prétentions justifiées et (ii) a des prétentions plus complètes que les réalisations moins parfaites de la structure de la volonté. Étant donné que la liberté de choix (du genre de celle qui existe dans les actes volitionnels analysés dans la section précédente, 17.3) est intégrée au nombre de ces figures moins complètes, la position de Hegel en matière de théorie de la justice peut paraître de prime abord étrange. Hegel a-t-il élaboré dans les PPD une théorie subordonnant les prétentions des individus humains à celles des instances sociales8 ? Il nous faut à ce sujet souligner deux choses.

(1) Le contexte social par lequel la volonté libre en soi et pour soi est instanciée est constitué de manière à intégrer – comme étant quelque chose de « sursumé » (aufgehobene) – les figures moins accomplies de la volonté libre. Par conséquent, ces figures moins accomplies forment autant de parties intégrantes (des « moments ») de ce contexte. (Pour Hegel, ceci découle du fait que la volonté en soi et pour soi résulte conceptuellement, au travers d’une critique immanente, des figures moins accomplies de la volonté). En tant que parties intégrantes de ce contexte social, les formes moins accomplies de volonté sont pourtant également porteuses de prétentions justifiées. Hegel le souligne d’ailleurs explicitement : « Chaque degré du développement de l’idée de la liberté a son droit en propre, parce qu’il est l’être-là de la liberté dans une de ses déterminations propres » (PPD § 30 remarque). Puisque relèvent des figures incomplètes de la volonté libre, par exemple, les droits fondamentaux individuels, les droits de propriété ainsi qu’une sphère privée protégée par l’État (eine staatlichgeschützte Privatsphäre), un contexte social à qui manquerait ces éléments ne réaliserait pas de façon adéquate la structure de la volonté. Des États dits totalitaires en fonction des critères établis au xx^e siècle – c’est-à-dire des États ne respectant pas les prétentions de leurs citoyens ni celles des autres institutions non étatiques – sont, conformément aux PPD, des formes hautement déficitaires de la volonté9.

(2) Il est vrai que la raison qui permet de justifier des prétentions du point de vue d’une théorie de la justice repose sur la manière spécifique dont est donnée la volonté libre, et non pas sur le vote (rationnel) de tous les individus humains concernés. Cependant, pour Hegel, le contexte au travers duquel est donnée la volonté libre en soi et pour soi est constitué de manière à ce que les êtres humains accordent leur soutien à sa structure institutionnelle de base. (Ceci découle de l’hypothèse selon laquelle dans ce contexte social il a été remédié aux déficits 1 et 2, voir section précédente, 17.3). Il nous faudra par conséquent examiner sur la base de quelles hypothèses Hegel défend l’idée suivant laquelle les hommes donnent leur assentiment à des institutions sociales au sein desquelles la volonté en soi et pour soi trouve un domaine de réalisation. Il faudra également nous demander si ces hypothèses (ou certaines d’entre elles) sont aujourd’hui encore susceptibles de gagner notre accord.