Chapitre 14
Retour à la Théorie critique
Texte intégral
1L’idée directrice de la deuxième partie de cet ouvrage était de savoir si la critique du capitalisme que Marx élabore à partir de sa théorie de la reconnaissance pouvait constituer un apport appréciable pour la Théorie critique actuelle. Nous avons constaté que, dans ses écrits de 1844, Marx (i) décrit les relations qu’entretiennent les membres d’une société capitaliste comme des rapports de « reconnaissance mutuelle » (Marx 1985, p. 460) et (ii) développe une théorie de la reconnaissance sociale dont l’ambition est précisément d’opérer une critique de ces sociétés. Et, puisque Marx mobilise pour son analyse et sa critique du capitalisme le même vocabulaire opératoire que la Théorie critique actuelle, il y avait une probabilité que celles-là puissent apporter une contribution d’importance à celle-ci et aux buts qu’elle se propose d’atteindre.
2Ces attentes ne se sont pourtant pas confirmées. Ainsi qu’il ressort de l’analyse et de la lecture que je propose de la théorie de la production humaine, ce que Marx cherche à établir dans les écrits de 1844 reste sujet à caution tant du point de vue de la théorie que de la critique sociales. Ce qu’on peut résumer comme suit.
3(1) Du point de vue de la théorie sociale, Marx reprend la thèse hégélienne selon laquelle les individus qui composent les sociétés capitalistes se reconnaissent les uns les autres comme personnes, cette forme de reconnaissance s’avérant un élément constitutif de la relation qu’ils entretiennent. Toutefois, il ne s’intéresse pas à ce qui constitue précisément ce rapport de reconnaissance. Quels sont, du point de vue juridique, les droits et les devoirs que pourrait impliquer cette reconnaissance mutuelle que les hommes se portent en tant que personnes ? Et pourquoi ? Voilà des questions que Marx n’examine absolument pas. En effet, comme nous l’avons vu, le fait d’accorder des droits individuels est selon lui incompatible avec la réalisation de « l’essence véritable » des hommes.1
4Marx cherche à montrer, dans une approche qui déconstruit celle de Hegel, que la reconnaissance que les hommes se portent mutuellement en tant que personnes (i) se ramène en fait à un pur rapport de forces, (ii) ce qui lui confère du même coup une fonction d’occultation. Si ces arguments sont fondés, il serait évidemment absurde d’analyser les sociétés capitalistes dans le vocabulaire de la théorie de la reconnaissance. Pour atteindre ses objectifs en matière de théorie sociale, la Théorie critique actuelle devrait plutôt, dans ce cas, modifier ses concepts fondamentaux. Toutefois, la façon dont Marx procède pour établir les deux thèses mentionnées reste insatisfaisante. Dans les écrits de 1844, seule la critique de « l’intérêt personnel », elle-même issue de la conception marxienne de l’être commun de l’homme, est censée établir la première thèse, à savoir que la reconnaissance mutuelle des hommes en tant que personnes se ramène à un pur rapport de forces. À cet égard, Marx montre en définitive seulement que cette reconnaissance empêche les hommes de parvenir à réaliser ce qu’il considère comme leur « essence véritable », leur « être commun » [Gemeinwesen]. Mais on ne prouve évidemment pas par là qu’une telle pratique n’aurait aucune valeur normative réelle. Par conséquent, même au regard des analyses du jeune Marx, il est envisageable d’analyser les sociétés capitalistes en faisant valoir une théorie de la reconnaissance. Plutôt que de réfuter la position de Hegel sur ce point, la critique marxienne du capitalisme incite donc en fait à s’y intéresser de plus près.
5(2) Sur le plan de la critique sociale, à présent, on ne pourra pas non plus rattacher la théorie de la production humaine, considérée dans son ensemble (voir chapitre 15), à la Théorie critique d’aujourd’hui, et ce, parce qu’elle ne satisfait pas aux exigences méthodologiques de cette dernière. Dans ses écrits de 1844, Marx se fonde sur une conception de l’essence de l’homme qui, de son propre aveu, n’est pas partagée par les membres « individualistes » [eigennützigen] des sociétés capitalistes (Marx 1985, p. 459). À l’inverse, la Théorie critique cherche à fonder une approche critique de la société prenant comme pierre de touche ces relations de reconnaissance constitutives de l’infrastructure des sociétés capitalistes (voir chapitre 3). Un tel hiatus explique que, aux yeux de la Théorie critique actuelle, la théorie de la production humaine n’aboutit encore qu’à une critique insatisfaisante du capitalisme.
Notes de bas de page
1 « Il est vrai que le degré de pouvoir que je concède à mon objet par rapport au tien requiert, pour devenir un pouvoir réel, ta reconnaissance » (Marx 1985, p. 460, voir supra, p. 147).
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