1Selon Marx, il y a incompatibilité entre rapport de production humain et liberté personnelle au sens hégélien. Ceci peut être établi à partir des notes de lecture sur les Élémens d’économie politique de James Mill. Dans ce texte, quoique sans l’afficher explicitement, Marx interprète les éléments primaires de ce sur quoi portera sa critique – à savoir l’économie nationale [Nationalökonomie] – à partir de la théorie de la liberté personnelle que Hegel développe dans la première partie des Principes de la philosophie du droit (PPD). Cela suggère que tous deux se rejoignent dans le présupposé que la liberté personnelle se réalise dans un contexte social impliquant les institutions de la propriété privée et de l’échange tel qu’il s’établit dans l’économie de marché (voir section 12.1). C’est en partant de ce point de vue que Marx critique la liberté personnelle en tant qu’elle serait alors incompatible avec un rapport de production humain.

2Dans ce qui suit, on identifiera d’abord les éléments de la théorie hégélienne du droit abstrait auxquels Marx se réfère implicitement dans les notes sur Mill (1). On montrera ensuite que lorsque Marx analyse la théorie hégélienne de la liberté personnelle, il le fait en fonction de ce qui constitue pour lui les « présuppositions fondamentales » [Grundvoraussetzungen] (Marx 1985, p. 459) de l’économie nationale (2). On pourra ainsi établir que, dans les notes sur Mill, le fait que Marx récuse la théorie hégélienne de la liberté personnelle tient à sa critique de l’économie nationale (qu’il interprète, de nouveau, en partant de Hegel) (3). On montrera pour conclure que la critique établie à l’encontre de cette théorie de la liberté personnelle chez Hegel est tout à fait conforme à certains autres éléments de réflexion de la même période (4).

12.1. Théorie hégélienne du droit abstrait

3Hegel élabore la théorie de la liberté personnelle dans la première partie des Principes de la philosophie du droit, consacrée au « droit abstrait ». Dans cette section, je n’expose de cette théorie que les éléments qui peuvent nous intéresser ici, et je traite plus en détail de la théorie de la liberté personnelle de Hegel plus loin (chapitre  19).

(1) Le concept fondamental dans le chapitre du « droit abstrait » chez Hegel est la catégorie de la personnalité [Persönlichkeit]. Par « personnalité », Hegel entend un certain type de rapport de volonté. Pour lui, lorsqu’il se comprend et s’affirme comme un « moi abstrait » (PPD § 35 R), un individu humain est une instanciation de la structure de la personnalité. Cette condition est à son tour satisfaite lorsque l’individu est en mesure de décider indépendamment d’autrui quelle fin il poursuivra dans l’action et il se veut être, en ce sens, un homme autonome [autonom]. Ce rapport à soi a pour base la conviction d’entretenir un rapport critique à ses désirs, à ses intérêts, à ses intentions propres et la conviction de pouvoir s’en distancier (PPD § 35). L’individu qui instancie la structure de la personnalité est alors pour Hegel une personne.

(2) Dans l’approche hégélienne, les institutions de la propriété privée et de l’échange (telles qu’elles sont mises en œuvre dans l’économie de marché) sont des réalisations sociales du rapport de volonté qu’est la personnalité. Hegel soutient alors qu’« il faut que la personne se donne une sphère externe [lire « sociale »] de sa liberté » (PPD § 41), cette sphère devant être formée d’entités avec lesquelles la personne entretient une relation structurellement analogue à celle qui l’unit, en tant que personnalité, à elle-même1. Selon Hegel, les institutions de la propriété privée et de l’échange (dans l’économie de marché) satisfont ce critère2. De même qu’une personne désigne un individu qui sera en mesure de se distancier de ses désirs, intérêts et intentions, et de décider par lui-même des fins qu’il poursuit, de même le propriétaire privé est capable de se séparer des choses qu’il possède et de décider par lui-même de l’usage qu’il en fait. Comme Hegel le souligne, les formes de propriété collective ne pourront être des formes d’institutionnalisation du rapport de volonté qu’est la personnalité (PPD § 46). Qu’une personne comprenne sa liberté comme droit légitime à prendre des décisions « en tant qu’individu singulier » (PPD § 46, note manuscrite de Hegel), soit indépendamment d’autrui, implique que la « sphère externe de sa liberté » en tant que personne, selon Hegel, ne peut consister en biens qui seraient possédés en commun – et dont l’usage devrait donc être établi par tous les propriétaires3.

(3) Hegel comprend la réalisation sociale de la structure de la personnalité comme mise en place d’un rapport de reconnaissance spécifique. C’est en « se respectant »4 les uns les autres en tant que personnes, ou par la « reconnaissance » (PPD § 71 R) juridique en tant que telle, que des individus humains instituent un espace social dans lequel ils ont un droit légitime à la propriété privée, dans la perspective de l’échange. Hegel introduit cet espace social avec la dénomination de « droit abstrait ».

(4) Le respect des personnes (qui se réalise dans le droit abstrait) est pour Hegel une forme de liberté. Du point de vue d’une philosophie de la liberté, la propriété n’a donc pas pour signification d’ouvrir des possibilités de satisfaire les besoins de consommation : « Avoir une propriété apparaît comme un moyen eu égard au besoin, pour autant qu’on situe celui-ci en premier ; mais la position véritable [de la question] est que, du point de vue de la liberté, la propriété est, en tant que premier être-là [Dasein] de celle-ci, une fin essentielle pour soi. » (PPD § 45 R). L’argumentation de Hegel est similaire pour ce qui est des transactions réglées par contrat. Sa philosophie de la liberté implique qu’il est autant « nécessaire pour les hommes d’entrer dans des rapports contractuels – offrir, échanger, négocier, etc. – que de posséder une propriété » (PPD § 71 R).

(5) On préviendra certains malentendus en soulignant qu’au sens où l’entendent les Principes de la philosophie du droit, la liberté personnelle n’est qu’une forme de liberté parmi d’autres. Puisque ces différents types de liberté revendiquent en chaque cas leurs « sphères externes » propres (voir deuxième partie), du point de vue hégélien la garantie juridique qu’offrent les institutions de la propriété privée et de l’échange tel que le met en œuvre l’économie de marché n’offre pas à la liberté humaine la possibilité de se réaliser intégralement. D’un autre côté, la liberté personnelle est bien un aspect de la liberté humaine, et c’est pourquoi, selon l’approche de Hegel, la liberté ne peut se réaliser que dans des États qui garantissent aussi certains modes de propriété privée et certains types de marché.

12.2. Présentation de l’économie nationale

4Ainsi qu’il apparaît dans le passage suivant, les notes sur Mill nous permettent d’établir que la façon dont Marx présente l’économie nationale suit, dans ses grandes lignes, la théorie hégélienne du droit abstrait :

L’économie nationale – tout comme le mouvement réel – a pour point de départ le rapport de l’homme à l’homme en tant que propriétaire privé à propriétaire privé. D’emblée, on présuppose l’homme comme propriétaire privé, c’est-à-dire comme possesseur exclusif qui, à travers cette possession exclusive, confirme [bewährt] sa personnalité, se distingue d’autrui et se rapporte à autrui : la propriété privée est son mode d’existence [Dasein] personnel, distinctif, et donc son mode d’existence [dans ce qu’il a d’] essentiel […]. (Marx 1985, p. 452)
L’homme – c’est la présupposition fondamentale de la propriété privée – ne produit que pour avoir. La fin même de la production, c’est l’avoir. Et cette fin de la production n’est pas seulement utilitaire ; la production, en sa fin même, a pour fin l’intérêt personnel : l’homme ne produit que pour avoir pour lui-même […]. (p. 459)

5Une relation de « reconnaissance mutuelle » unit les hommes en tant que propriétaires privés :

Il est vrai que le degré de pouvoir que je concède à mon objet par rapport au tien requiert ta reconnaissance pour devenir un pouvoir réel. (p. 460)

6Dès lors, Marx pose que l’homme tel que le comprend l’économie nationale est le propriétaire privé, c’est-à-dire un individu qui « met à l’épreuve [bewährt] sa personnalité » par le biais d’une « possession exclusive ». En conséquence l’économie nationale fait de la propriété privée le trait qui « distingue » le propriétaire privé, et, « de ce fait, son mode d’existence [dans ce qu’il a d’] essentiel ». Un tel présupposé permet d’emblée de comprendre pourquoi, selon Marx, les tenants de l’économie nationale considèrent que « l’homme [ne] produit que pour avoir pour soi » : c’est parce que l’« avoir » n’est rien d’autre qu’une manière de réaliser la structure de la personnalité, soit « le mode d’existence » des hommes « [dans ce qu’il a d’]essentiel ». En dernier lieu, Marx décrit le rapport qu’entretiennent entre eux les propriétaires privés comme une relation de « reconnaissance mutuelle » par laquelle chacun « se distingue d’autrui et se rapporte à autrui » et, de même, c’est aussi la façon dont les conditions de l’économie de marché déterminent (« le degré du pouvoir […] ») les prix qu’il propose de comprendre comme un processus de reconnaissance.

7À ma connaissance, dans le champ de l’économie classique, aucun auteur ne partage la manière dont Marx a caractérisé ou défini l’institution de la propriété privée. D’un point de vue général, l’économie nationale [Nationalökonomie] s’intéresse aux biens quant à leur usage (pour la consommation, la production ou l’investissement), quant à leur utilité et quant à leur valeur, et elle doit traiter des problèmes relatifs au droit de propriété en lien avec l’analyse de l’évolution des prix5. En revanche, les autres points renvoient à Hegel, à savoir : que les propriétaires privés mettent leur personnalité à l’épreuve de la possession exclusive qu’ils exercent sur leurs biens respectifs, qu’ils soient unis par une relation de reconnaissance, que, tout à la fois, ils se rapportent les uns aux autres et se distinguent les uns des autres6 et, de ce fait, qu’ils ne produisent qu’en vue d’avoir quelque chose pour soi. En reprenant ces thèses, Marx suit pour l’essentiel l’argumentation hégélienne que nous avons résumée dans les points (1) à (4). Certes, Marx écrit que Hegel se place sur le terrain de l’économie nationale, mais son point de vue réel est que l’économie nationale se place de fait sur le terrain de la philosophie hégélienne.

8Enfin, nous n’avions pas encore examiné l’incise (« tout comme le mouvement réel ») : elle nous apprend que, selon Marx, la réalité des sociétés capitalistes « correspond » à la théorie de l’économie nationale (interprétée dans ses grandes lignes selon l’optique hégélienne). C’est alors du même geste que Marx critique et cette théorie, et cette société7.

12.3. Économie nationale et liberté personnelle

9Que peut nous apporter, sur le fond, le résultat que la section 12.2 nous a permis d’élaborer ? À mon avis, nous pouvons en conclure que Marx partage le point de vue hégélien : la liberté personnelle se réalise dans le contexte social qui comprend les institutions de la propriété privée et de l’échange tel qu’il est mis en œuvre dans l’économie de marché. Or, puisque Marx juge ces institutions incompatibles avec la répartition des biens qui caractérise les rapports de production humains, c’est-à-dire celle qui sera établie en fonction des besoins (voir section 10.2), la cohérence veut en effet qu’il en vienne aussi à conclure que la liberté personnelle contredit les impératifs constitutifs d’une production humaine. Or telle est effectivement sa position, ce que montre chez lui la critique de l’économie nationale (qu’il interprète toujours à partir de Hegel). À cet égard, le passage suivant des notes sur Mill est décisif :

Lorsque, s’agissant d’un objet, je produis plus que je n’en peux moi-même user immédiatement, le surplus de cette production est calculé avec raffinement en rapport à ton besoin. De cet objet, je ne produis qu’une apparence de surplus. En vérité, je produis un autre objet, l’objet de ta production que je pense échanger contre ce surplus, un échange que j’ai déjà accompli en esprit. La relation sociale que j’entretiens avec toi, mon travail adressé à ton besoin, n’est donc lui aussi que pure apparence [Schein], et la façon dont nous nous complétons mutuellement l’est tout autant : leur base, c’est le pillage mutuel. L’intention de piller et de tromper se tient nécessairement au second plan ; car notre échange étant fondé sur l’intérêt personnel, aussi bien de mon côté que du tien – chacun avec son intérêt personnel tentant de dépasser l’autre – nous cherchons nécessairement à nous tromper l’un l’autre. Il est vrai que le degré de pouvoir que je concède à mon objet par rapport au tien requiert, pour devenir un pouvoir réel, ta reconnaissance [Anerkennung]. Mais notre reconnaissance mutuelle [wechselseitige Anerkennung] du pouvoir mutuel de nos objets est une lutte [Kampf], et dans la lutte l’emporte celui qui possède plus d’énergie, de force, d’intelligence ou d’habileté. Si la force physique suffit, je te pille directement. Si le domaine de la force physique est rompu, alors nous cherchons mutuellement à produire de l’apparence, et le plus habile floue l’autre. Peu importe, pour ce rapport considéré dans son ensemble, qui des deux a floué l’autre. La flouerie idéale, escomptée, s’opère des deux côtés, autrement dit chacun a floué l’autre quant à son propre jugement. (Marx 1985, p. 460 et suivantes)

10Il n’est même pas besoin de se livrer à une analyse détaillée de ce passage pour identifier « l’axe directeur » de l’argumentation de Marx. On le voit, celui-ci cherche à montrer que ce rapport de reconnaissance, dont Hegel fait l’un des éléments constitutifs de la sphère du droit abstrait, n’est en réalité rien d’autre qu’une constellation formée par la lutte d’individus égoïstes, désireux d’augmenter leur pouvoir – par conséquent un rapport qui n’a pas de teneur normative réelle, celle-ci n’étant qu’apparente. C’est ce que Marx justifie par l’affirmation que, dans l’économie de marché, chacune des personnes impliquées dans un échange aurait à chaque fois « l’intention de piller, de tromper » les autres parties – ce qui fait que leur « mutuelle reconnaissance » n’est en réalité rien d’autre qu’« un combat, un combat où l’emporte qui possédera plus d’énergie, de force, d’intelligence ou d’habileté ». Par conséquent, la reconnaissance juridique qui élèverait les partenaires de l’échange au rang de personnes serait une mystification (d’ordre social) par laquelle ces derniers « [cherchent] mutuellement à s’en faire accroire ». Si ceci est fondé, alors les sociétés capitalistes ne sont ni plus ni moins que des cas d’« état(s) de nature » tels que les envisage Hobbes, qui s’ignorent pourtant comme tels du fait de leur dimension idéologique : « Si la force physique suffit, je te pille directement. Si le domaine de la force physique est rompu, alors nous cherchons mutuellement à produire de l’apparence, et le plus habile floue l’autre »8. Par conséquent, Marx accepte la thèse de Hegel selon laquelle, dans une économie de marché, les transactions constituent des rapports de reconnaissance spécifiques, mais en même temps le critique en cherchant à « déchiffrer » ces rapports en matière de purs rapports de pouvoir. Comment fonde-t-il cette critique ? Pour être précis, et dans le contexte qui nous occupe, il s’appuie uniquement sur sa critique de l’intérêt personnel, laquelle quant à elle découle de sa conception de l’être humain comme être commun [Gemeinwesen] (voir section 10.2). Selon Marx, il faudrait dire : dès que les acteurs visent leur propre avantage (et non le bien d’autrui ou celui d’un groupe d’hommes auquel ils appartiennent eux aussi), ils ont « l’intention de piller, de tromper » autrui. Et, dès lors que les acteurs cherchent ainsi à se tromper les uns les autres, l’objectif de « se compléter mutuellement », qu’ils ont pourtant à atteindre en tant qu’être commun, « n’est qu’une pure apparence ».

11Compte tenu de ce critère (que Marx conçoit comme un critère anthropologique), il n’est en fait plus si important de savoir si les hommes qui visent leur avantage personnel le font ou non en se reconnaissant mutuellement en tant que personnes. En effet, à en juger d’après ce que Marx considère comme leur humanité « véritable », il n’y aurait aucune différence entre les ressortissants d’un régime d’apartheid et les membres d’une société capitaliste, car tous échoueraient de la même manière à réaliser « l’essence de l’homme ». Nous pouvons alors faire ici deux remarques pour esquisser une critique du point de vue marxien.

(R1) La critique marxienne de l’« intérêt personnel » ne correspond pas aux représentations normatives que les membres des sociétés occidentales modernes ont d’eux-mêmes. Comme on peut le voir notamment au travers de la défense de « l’autonomie de la sphère privée », qui s’enracine au niveau constitutionnel, ce que Hegel nomme « liberté personnelle » est réputé être, dans ces sociétés, un bien de la plus grande importance9. Cependant, même si dans cette optique il existe en effet certaines formes d’intérêt personnel qui s’avéreront socialement problématiques10, tout comportement par lequel un acteur vise son propre avantage ne pose pas nécessairement problème (au niveau social ou anthropologique). Par conséquent, la critique que Marx adresse à la théorie de la liberté personnelle chez Hegel s’appuie sur une conception de l’homme qui, en faisant de l’homme un être commun, reste globalement étrangère aux citoyens des sociétés occidentales modernes.

(R2) Il faut chercher à justifier l’affirmation de Marx  du point de vue des sciences sociales : « Si la force physique suffit, je te pille directement. Si le domaine de la force physique est rompu, alors nous cherchons mutuellement à produire de l’apparence, et le plus habile floue l’autre ». Il faudrait alors montrer que la reconnaissance juridique des individus à titre de personnes est effectivement établie ou révoquée (du moins, peut l’être) dans le cadre de l’exercice du pouvoir. Mais cette justification ne pourrait alors procéder d’une approche purement conceptuelle telle que Marx la met en œuvre dans les notes sur Mill11.

12Retenons donc ceci : d’un côté, selon Hegel, la liberté personnelle est l’un des aspects de la liberté humaine (et doit par conséquent se voir institutionnaliser dans une société [Gemeinwesen] « rationnelle » réalisant la liberté) et, d’un autre côté, selon Marx, elle exprime au contraire la façon dont des acteurs égoïstes cherchent à s’approprier le pouvoir en méconnaissant par là même l’essence « véritable » de l’homme. En ce qui concerne la liberté personnelle, la théorie marxienne de la production humaine est donc absolument décorrélée de la philosophie sociale de Hegel.

12.4. Critique de la liberté personnelle

13En rejetant ainsi la théorie hégélienne de la liberté personnelle, Marx reste bien dans la ligne de la critique également formulée à l’encontre de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 et de la conception de la liberté qui en est le fondement. C’est à ces questions que Marx consacre un manuscrit rédigé fin 1843, Sur la question juive, une confrontation aux thèses de Bruno Bauer sur ce même problème (Bauer 1843)12. Citons ici un large extrait de ce manuscrit pour appuyer la thèse qui vient d’être énoncée.

Avant tout, nous constatons que ce qu’on appelle les droits de l’homme, distingués des droits du citoyen, ne sont rien d’autre que les droits du membre de la société civile [bürgerliche Gesellschaft], c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la chose publique [Gemeinwesen]. […] En quoi consiste la liberté ? Article 6. « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui13 . » […] La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites à l’intérieur desquelles chacun peut évoluer sans être nuisible à autrui sont déterminées par la loi qui détermine la limite entre deux champs comme une clôture. Il y va de la liberté de l’homme comme monade isolée et refermée sur elle-même. […] Mais le droit de l’homme qu’est la liberté se fonde non pas sur ce qui relie l’homme à l’homme, mais au contraire sur la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit à cette séparation, le droit de l’individu restreint, restreint à lui-même. L’application pratique du droit de l’homme à la liberté est le droit de l’homme à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ? Article 16. (Constitution de 1793) : « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ». Le droit de l’homme à la propriété privée est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme. Cette liberté individuelle, tout comme sa mise en application, forme le fondement de la société civile. Elle laisse chaque homme trouver dans les autres hommes non pas la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. (Marx 2006, p. 55 et suiv.)

14Et Marx ajoute :

La constitution de l’État politique et la dissolution de la société civile en individus indépendants – dont le rapport est le droit, tout comme le rapport des hommes des ordres et des jurandes était le privilège – s’accomplissent en un seul et même acte. (p. 62)

15Dans la Constitution de 1793 et la Déclaration des droits de l’homme, Marx critique une défense des libertés qui ne reposerait pas sur  « ce qui lie l’homme avec l’homme », mais au contraire « sur la séparation de l’homme avec l’homme ». Du point de vue de Marx, et en adoptant sa terminologie, tout ceci ne vaut pas de l’homme comme « être commun » ou « être total » mais en tant qu’« être particulier » (voir section 10.3). Et ceci parce que les libertés personnelles confèrent à l’homme individuel « le droit » de décider, « à son gré, sans tenir compte d’autrui, indépendamment de la société » quelles fins il souhaite poursuivre – tant qu’il respecte les mêmes droits conférés à autrui. Marx rejette cette forme de liberté – qui comme nous l’avons vu, est pour l’essentiel ce que Hegel nomme « liberté personnelle » – en tant que « liberté de l’homme considéré comme monade isolée repliée sur elle-même ». Son jugement consiste en effet à n’y voir rien d’autre que « le droit de l’intérêt personnel » ou de « l’homme égoïste ».

16On voit Marx tirer de ce raisonnement la conclusion que l’institution des rapports de droit civil interdit à l’être commun de l’homme [Gemeinwesen] de se réaliser. Lorsque les hommes bâtissent leur relation sur la base des prétentions formulées par le droit civil, avance Marx, ils forment une société qui se désagrège en « individus indépendants »14. Or une société de ce type ne peut alors remplir les conditions de réalisation de l’être commun de l’homme15.

17On a donc pu observer, chez Marx, une concordance effective des deux critiques respectivement adressées à la Déclaration des droits de l’homme de 1793 et à l’économie nationale. L’essai Sur la question juive aussi bien que les notes sur Mill sont pour Marx deux occasions de rejeter ce que Hegel nomme « liberté personnelle » au motif que celle-ci s’avérerait inconciliable avec « l’essence véritable » des hommes en tant qu’elle est appelée à se réaliser.