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Chapitre 7
Bilan provisoire
Texte intégral
1Quel est l’intérêt des réflexions que j’ai menées jusqu’à présent pour la perspective d’une théorie sociale de la reconnaissance dans la tradition de l’École de Francfort ? Je commencerai par montrer le bien-fondé de mon analyse de la conception honnethienne de l’estime sociale du point de vue de la théorie sociale (7.1) pour identifier deux questions relatives à ces réflexions (7.2). Je conclurai en examinant la façon dont peuvent être atteints les objectifs de la Théorie critique en matière de critique sociale (7.3).
7.1. Résultats sur le plan de la théorie sociale
2Les réflexions que j’ai menées plus haut à propos du concept d’estime méritocratique trouvent leur importance dans la perspective de la théorie sociale. Comme nous l’avons vu, la question de savoir « comment la Théorie critique doit comprendre la structure sociale du capitalisme contemporain » (Fraser 2003, p. 242) fait actuellement débat. En conformité avec le principe ontologique qui fonde sa théorie sociale, Axel Honneth cherche à « interpréter la société bourgeoise capitaliste comme une forme sociale de reconnaissance institutionnalisée » (Honneth 2003, p. 162). Nancy Fraser défend, au contraire, la thèse selon laquelle une telle interprétation rendrait l’analyse des marchés capitalistes impossible ; c’est la raison pour laquelle cette interprétation est selon elle sans fondement sur le plan théorique et naïve sur le plan politique. Comme Jürgen Habermas, Nancy Fraser considère que les marchés capitalistes ne peuvent être analysés de manière adéquate que du point de vue systémique1.
3D’après les réflexions que j’ai exposées plus haut, le concept d’estime méritocratique permet d’expliquer des phénomènes tels que la recherche de la réussite professionnelle et des qualités personnelles qui la rendent possible (discipline, ardeur au travail, etc.), la recherche d’un revenu le plus élevé possible, le besoin de manifester ses succès professionnels (par exemple par un comportement spécifique de consommation) et la tendance à remettre en question les mesures sociales de l’État ainsi que ses instances. Si ces analyses sont exactes, alors il est possible de rapporter ces dispositions et ces comportements, qui de l’avis de bon nombre de spécialistes en sciences sociales constituent des éléments du « nouvel esprit du capitalisme »2, à une pratique particulière de reconnaissance : celle de l’estime méritocratique dans le contexte de l’économie de marché3. On peut également le montrer à partir de phénomènes mis en avant par Fraser : par exemple, le désir de « maximisation des profits des entreprises » (Fraser 2003, p. 246) peut être analysé fondamentalement à partir de la pratique de l’estime méritocratique, et une telle pratique influencerait fortement « des facteurs politiques et économiques tels que l’offre et la demande de prestations de travail différentes, l’équilibre des pouvoirs entre travail et capital (ainsi que) la densité et la cohérence de la législation sociale » (p. 246). Aussi n’est-il pas justifié de conclure de la pertinence sociale (incontestée) de ces facteurs dans le monde contemporain du travail capitaliste à l’impossibilité d’une analyse de celui-ci du point de vue d’une théorie de la reconnaissance. Comme le montre les réflexions que j’ai menées, ce que Fraser nomme « la structure sociale du capitalisme contemporain » (p. 242) n’est pas nécessairement l’autre de la reconnaissance.
4Cette conclusion est intéressante pour plusieurs raisons.
Premièrement, on peut expliquer sur la base de mes réflexions pourquoi les hommes ne cherchent pas par nature à maximiser leurs gains et leurs profits. Même si cette thèse n’est défendue expressément par pratiquement aucun théoricien, elle est pourtant suggérée par beaucoup de manuels et de théories économiques4 – et elle est acceptée par beaucoup de gens. Mais si l’on peut identifier la recherche du gain et du profit comme élément d’une pratique sociétale spécifique, elle relève alors théoriquement de la variable historique (et de la décision politique).
Deuxièmement, on peut expliquer à partir de mes réflexions pourquoi il n’y a pas de différence fondamentale entre reconnaissance et égoïsme. Même ci cela n’est pas dit par Honneth, beaucoup de ses argumentations le présupposent (par exemple Honneth 2006, p. 245-274). (Il est possible de rapporter ce point de vue à l’influence que joue chez lui la différenciation stricte qu’élabore Habermas entre agir communicationnel et stratégique, TAC 1, p. 100-117). Si mes réflexions sont exactes, alors certaines formes d’égoïsme économique peuvent s’expliquer par la pratique sociale de l’estime méritocratique.
Troisièmement, mes réflexions permettent d’expliquer pourquoi l’économie ne constitue pas une sphère sociale complètement isolée de pratiques sociétales fondées sur la reconnaissance et pourquoi elle ne peut pas être analysée à partir d’un vocabulaire non normatif (voir section 4.2). Bien évidemment, cela ne signifie pas que la pratique sociale de l’estime méritocratique ne produise pas d’effets structurels pouvant être décrits par des modèles économiques ou sociologiques5. Quand une telle pratique se met en place, elle influence au contraire considérablement les conditions de succès d’un bon nombre d’acteurs du marché. Si un entrepreneur connaissant le succès cherche à augmenter ses bénéfices en contournant ses devoirs en matière de droit du travail (par exemple en pratiquant ce qu’on appelle l’outsourcing), alors il peut devenir nécessaire pour ses concurrents de prendre des mesures semblables pour assurer la survie de leur entreprise. Aussi leur comportement à eux pourrait-il être décrit sans le recours au registre de l’estime. Toutefois, dans le cas présent, il faudrait commencer par expliquer du point de vue de la théorie sociale pourquoi un entrepreneur ayant du succès en arrive au juste à contourner les règles du droit du travail qui étaient jusqu’alors acceptées par tous6. Tandis qu’il n’est pas évident pour moi qu’un recours à de supposées contraintes systémiques soit éclairant dans ce dernier cas7, on peut expliquer le comportement du premier entrepreneur de manière adéquate à partir de notre conception de l’estime méritocratique8. Il faut ajouter à cela qu’une consommation ostentatoire ne peut pas s’expliquer par les contraintes systémiques dont il a été question plus haut. Par conséquent, on peut penser que « l’estime méritocratique » est un concept important du point de vue de la théorie sociale.
5Ainsi, mes réflexions donnent à la Théorie critique une perspective à prendre au sérieux en ce qui concerne l’analyse de « la structure sociale du capitalisme contemporain » du point de vue d’une théorie de la reconnaissance. Reste à examiner de manière empirique si les changements économiques et sociaux esquissés au départ (chapitre 1) peuvent effectivement être analysés sur cette base. La pertinence de l’estime méritocratique dans le contexte de ce que l’on a appelé « la révolution néolibérale » ne peut donc être étudiée que du point de vue des sciences sociales (voir section 21.4).
7.2. Deux interrogations
6Comme nous l’avons vu, il est possible de rapporter à une pratique spécifique de reconnaissance certaines dispositions et certains comportements constituant, pour de nombreux sociologues, des pièces maîtresses de l’esprit contemporain du capitalisme : l’estime méritocratique dans un contexte d’économie de marché. C’est ainsi que peuvent s’expliquer la recherche de la réussite professionnelle et d’un revenu le plus élevé possible tout comme le besoin de prouver ces réussites au plan social. Ainsi, à supposer qu’un tel contexte d’économie de marché existe, l’estime méritocratique est-elle adaptée pour expliquer l’apparition des dispositions et comportements évoqués plus haut. Au vu de cette condition, deux questions se posent.
(1) Les marchés peuvent-ils faire l’objet d’une analyse à partir d’une théorie de la reconnaissance ?
(2) L’existence des marchés peut-elle être légitimée du point de vue d’une théorie de la reconnaissance ?
7Comme nous l’avons laissé entendre, ces questions font l’objet d’âpres débats parmi les théoriciens critiques. Jürgen Habermas pense que les marchés ne peuvent pas être analysés du point de vue d’une théorie de la reconnaissance et, pour lui, l’existence des marchés peut être légitimée à partir du seul point de vue fonctionnaliste (par exemple TAC 2, p. 354). Face à cela, Axel Honneth a développé une théorie qui répond à ces deux questions par l’affirmative. Si, comme le pense Honneth, les sociétés bourgeoises capitalistes sont des « ordres de reconnaissance institutionnalisés » (Honneth 2003, p. 162), alors les marchés, en tant qu’« institutions centrales » (p. 164) de ces sociétés, devraient pouvoir être analysés du point de vue d’une théorie de la reconnaissance et, s’il est vrai que « les forces de l’ordre moral que sont le principe d’égalité et le principe de performance » ont « fourni à la nouvelle société de marché son cadre de légitimation » (p. 178), la subsistance des marchés doit alors pouvoir être légitimée, du moins de prime abord, par une théorie de la reconnaissance. Pourtant, comme nous l’avons vu dans le chapitre 3, ce point de vue n’est pas développé ni justifié de manière satisfaisante chez Honneth. C’est pourquoi il nous faut étudier s’il existe effectivement de bons arguments pour répondre par l’affirmative aux questions posées ci-dessus.
7.3. Perspectives pour la critique sociale
8Quel intérêt ont les réflexions menées jusqu’ici en ce qui concerne les ambitions de critique sociale revendiquées par une théorie sociale normative dans la lignée de la Théorie critique ? Quelles perspectives ouvrent-elles pour critiquer les mesures économiques prises en réaction à la crise du keynésianisme (voir chapitre 1) ?
9S’il s’avère que l’estime méritocratique – ou bien une hausse de l’importance sociale de celle-ci – constitue une cause pertinente des processus décrits plus haut de marchandisation et d’affaiblissement des systèmes de garantie de l’État social9, il faudra alors se demander comment critiquer une telle pratique de l’estime du point de vue de la philosophie sociale. Dans ce contexte, il faudrait à mon sens étudier (1) si une pratique (déchaînée) de l’estime méritocratique a des implications (structurelles) entravant ou annulant la possibilité de réalisation d’autres formes de reconnaissance qui demeurent importantes pour les membres de la société en question10, (2) si une pratique (déchaînée) de l’estime méritocratique a des implications (structurelles) qui déstabilisent cette pratique elle-même et (3) si une pratique (déchaînée) de l’estime méritocratique a des aspects contestant la pertinence de celle-ci du point de vue de la philosophie morale11.
10Si les réponses à ces questions ou à une seule de ces questions devaient être positives, alors les pratiques méritocratiques de l’estime sociale pourraient faire l’objet d’une critique répondant aux critères de méthode de la Théorie critique (voir chapitre 3). Dans ce cas, on pourrait légitimement s’attendre à ce que les objectifs de critique sociale propres à la Théorie critique actuelle soient atteints par la théorie de la reconnaissance.
Notes de bas de page
1 Il reste cependant exact que N. Fraser, contrairement à J. Habermas, ne cautionne pas la thèse selon laquelle l’économie moderne est une sphère sociale « non soumise à des normes » (TAC 2, p. 169) (Fraser 2003, p. 243).
2 J’emprunte cette expression, comme je l’ai déjà indiqué, à L. Boltanski et È. Chiapello (1999).
3 Sur la condition désignée par « contexte de l’économie de marché », voir la section suivante (7.2).
4 W. Reiß (1998) constitue ici une exception éclairante.
5 Pour cette raison, il n’est pas juste de dire qu’une théorie sociale de la reconnaissance est « par nature aveugle » vis-à-vis des processus économiques et « ignore par nature » les processus économiques « qui ne peuvent être réduits à des schémas de valeur culturels » (Fraser 2003, p. 246) (voir chapitre 5).
6 M. Weber argumente de la même manière dans son analyse de la genèse de ce qu’il nomme « l’esprit du capitalisme » : « L’ordre économique capitaliste actuel […] impose à l’individu, dans la mesure où il est intriqué dans le réseau du marché, les normes de son agir économique. Le fabricant qui s’oppose durablement à ces normes est, au plan économique, immanquablement éliminé, tout comme le travailleur qui ne peut ou ne veut pas s’y adapter se retrouve à la rue sans travail. Le capitalisme d’aujourd’hui, devenu dominant dans la vie économique, éduque donc et se forge, par la voie de la sélection économique, les sujets économiques – entrepreneurs et travailleurs – dont il a besoin. Cependant, sur ce point précis, on peut toucher du doigt les limites du concept de « sélection » comme moyen d’explication des phénomènes historiques. Pour que ce mode de conduite de vie et de conception de la [profession-vocation], tel qu’[adapté] à la spécificité du capitalisme pût être « sélectionné », i.e. l’emporter sur d’autres, il fallait manifestement qu’il eût d’abord vu le jour, et ce non pas chez des individus singuliers et isolés, mais en tant que manière de voir portée par des groupes humains. C’est précisément cette genèse qu’il s’agit donc d’expliquer. » (Weber 2003, p. 29, je souligne)
7 Pour justifier ce ressenti, je renvoie à l’importance (conférée par des recherches économiques et sociales actuelles) à des « normes, mœurs, traditions et coutumes » (Voigt 2002, p. 19) dans les agissements des acteurs économiques (voir section 4.2). Dans ce contexte, on peut également penser à la distinction établie par Weber entre les entreprises qui ont une « forme d’organisation capitaliste » et « un esprit traditionnel » d’une part et celles qui ont une organisation et un esprit capitaliste d’autre part (Weber 2003, p. 47-50).
8 On peut alors après tout se demander pourquoi une telle pratique d’estime sociale se développe au sein de la société. Je réponds à cette question dans le chapitre 21.
9 Comme je l’ai indiqué, cette hypothèse ne peut être justifiée qu’empiriquement (voir section 7.1).
10 Dans ce contexte, il ne faut pas seulement s’intéresser à la relation entre estime méritocratique et respect juridique, mais également au rapport entre estime méritocratique et estime basée sur les aptitudes.
11 Il faut rappeler ici qu’un argument exposé plus haut (section 6.3) a déjà permis de contester la pertinence de l’estime méritocratique du point de vue de la philosophie morale.
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La "reconnaissance" comme principe de la Théorie critique
Ce livre est cité par
- Renault, Emmanuel. (2017) Reconnaissance, conflit, domination. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.53110
- (2019) Nouvelles perspectives pour la reconnaissance. DOI: 10.4000/books.enseditions.13518
La "reconnaissance" comme principe de la Théorie critique
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