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Chapitre 5
La critique de Nancy Fraser
Texte intégral
1La tentative d’analyser les mondes du travail capitalistes du point de vue de la théorie de la reconnaissance a suscité des critiques véhémentes1. Une série de représentants de la Théorie critique ont émis la crainte qu’une analyse des marchés capitalistes ne devienne impossible si on maintient l’hypothèse fondamentale de Honneth sur le plan de la théorie sociale – à savoir que les sociétés bourgeoises capitalistes sont des ordres de reconnaissance institutionnalisés. En outre, si cette estimation est juste, la forme que pourrait prendre une critique « internaliste » (au sens mentionné ci-dessus) du capitalisme néo-libéral actuel est loin d’être évidente. Par conséquent, l’actuelle Théorie critique courrait le risque de manquer ses buts tant sur le plan de la théorie sociale que sur celui de la critique sociale.
2Sur quels arguments se fonde la critique de la théorie de la reconnaissance dont il est ici question ? Et est-elle pertinente ? Je vais à présent analyser ces questions en partant de la critique détaillée – et influente – exercée par Nancy Fraser à l’égard de la théorie de la reconnaissance de Honneth.
3Selon Fraser, Honneth n’a pas suffisamment répondu à la question de savoir comment « la Théorie critique doit comprendre la structure de la société du capitalisme actuel » (Fraser 2003, p. 242). Conformément à la théorie de la reconnaissance qu’il défend,
[...] la sphère du travail est dominée par le principe de performance, qui détermine la hauteur du salaire en fonction de la valeur de la prestation sociale. C’est pourquoi les affrontements concernant la répartition ne sont au bout du compte que des affrontements pour la reconnaissance qui cherchent à modifier l’interprétation culturelle de la performance. […] Nous devons en conclure que les interactions sociales véhiculées par le marché n’ont pas de statut particulier parce qu’elles sont comme toutes les autres interactions régulées par des schémas d’évaluation culturels. C’est pourquoi il n’y a ni point de départ, ni aucune autre possibilité qui permette de conceptualiser les mécanismes économiques spécifiques de la société capitaliste. (p. 244)
4Fraser précise cette critique de la manière suivante :
Ces réflexions valent en premier lieu pour les marchés du travail des sociétés capitalistes. La rémunération du travail n’y est pas réglée par le principe de performance. […] Les facteurs politico-économiques comme l’offre et la demande de différentes prestations de services sont ici significatifs : l’équilibre de pouvoir entre travail et capital, la densité et la cohérence de la législation sociale (salaire minimum inclus) ; la disponibilité et les coûts des technologies accroissant la production ; la facilité avec laquelle les entreprises peuvent délocaliser leurs activités dans des régions dans lesquelles le niveau salarial est plus bas ; les intérêts des crédits ; la politique du commerce extérieur et enfin, les cours du change entre les pays. Dans ce mélange hétérogène de différents facteurs, l’idéologie de la performance appropriée n’occupe pas du tout une place prédominante. Leurs effets sont plutôt véhiculés par l’action de mécanismes impersonnels qui placent au premier plan la maximisation des profits des entrepreneurs. (p. 246)
5La conclusion de Fraser est la suivante : la théorie de la reconnaissance ne peut « par nature pas voir les mécanismes qui ne sont pas réductibles aux schémas d’évaluation culturels ». En supposant que « l’activité du marché soit entièrement soumise à la dynamique de la reconnaissance » (p. 248), Honneth a selon elle présenté une théorie que l’on doit critiquer comme étant du « culturalisme limité » (p. 248).
6L’argumentation de Fraser peut être résumée ainsi : Honneth affirme que les mondes du travail capitalistes sont des institutionnalisations du principe de reconnaissance de la performance individuelle ; si cette affirmation était vraie, la hauteur du salaire serait fonction des hypothèses culturelles concernant la valeur des activités rémunérées ; or cette conclusion est fausse. Selon Fraser, il n’est pas possible de rapporter les facteurs pertinents relatifs aux niveaux de rémunération à des « schémas d’évaluation culturels » concernant la valeur sociétale des activités en question.
7Fraser prétend ainsi montrer que les mondes du travail capitaliste ne sauraient absolument pas être analysés du point de vue de la théorie de la reconnaissance. Par conséquent, sa critique ne se porte pas uniquement sur la théorie présentée par Honneth, mais plus fondamentalement sur une façon de théoriser la société.
8Si les réflexions de Fraser s’avéraient justifiées, il faudrait également renoncer au projet d’une critique « internaliste » du néo-libéralisme menée du point de vue de la théorie de la reconnaissance (voir chapitre 3). Si la distribution des biens et des revenus était très fortement influencée par des « facteurs politico-économiques » qui sont indépendants des formes de reconnaissance façonnées au sein de la société, l’injustice des structures de répartition devrait être éclairée en prenant en compte ces facteurs et elle devrait être modifiée par une gestion (politique) de ceux-ci. En revanche, une critique des injustices économiques relevant de la théorie de la reconnaissance ne pourrait spécifier aucune mesure adéquate visant à supprimer ces dernières. C’est pourquoi elle induirait en erreur sur le plan théorique et serait contreproductive au niveau politique.
9La critique de Fraser est-elle justifiée ? Dans ce contexte, il faut remarquer deux choses.
(R1) D’une part, Honneth n’affirme pas – comme le sous-entend Fraser – que les mondes du travail capitaliste soient les institutionnalisations d’une forme de reconnaissance uniquement. Il défend explicitement la thèse selon laquelle tant le respect juridique que l’estime sociale sont des principes de reconnaissance constitutifs pour ces sphères sociales (voir chapitre 3). Par conséquent, il ne suffit pas de montrer que les marchés ne sont pas des institutionnalisations de l’estime sociale orientée vers la performance pour réfuter la théorie de la reconnaissance de Honneth : il faut plutôt apporter la preuve que ces marchés ne peuvent pas non plus être compris comme des institutionnalisations du respect juridique. Cette exigence n’est cependant ni thématisée, ni satisfaite par Fraser.possible de comprendre les marchés néo-libéraux du point de vue de la théorie de la reconnaissance. La question des perspectives de succès d’une telle entreprise reste plutôt ouverte.
(R2) D’autre part, il faut reprocher à Honneth de ne pas suffisamment éclairer les relations conceptuelles entre respect juridique, estime sociale et processus économiques. Au vu de sa prétention sur le plan de la théorie sociale, il faudrait montrer que – et dans quel sens – « les institutions de base de la forme sociétale capitaliste » sont des institutionnalisations de formes spécifiques de reconnaissance. Dans ce contexte, il faudrait expliciter pourquoi les marchés néo-libéraux peuvent être analysés et critiqués du point de vue de la théorie de la reconnaissance. Comme je l’ai montré ailleurs (Schmidt am Busch 2008), Honneth n’a pour l’instant pas montré comment les objectifs d’analyse évoqués ci-dessus pourraient être atteints sur la base des catégories qu’il introduit de respect juridique et d’estime sociale. Cependant, on ne peut en déduire – comme le sous-entend Fraser – qu’il ne soit pas possible de comprendre les marchés néo-libéraux du point de vue de la théorie de la reconnaissance. La question des perspectives de succès d’une telle entreprise reste plutôt ouverte.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Fraser 2003, Renault 2004 et Zurn 2005a. Voir également la discussion critique de ces positions dans Deranty 2009. Quelques réflexions développées dans les chapitres 5, 6 et 7 sont déjà présentes dans Schmidt am Busch 2009.
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La "reconnaissance" comme principe de la Théorie critique
Ce livre est cité par
- Renault, Emmanuel. (2017) Reconnaissance, conflit, domination. DOI: 10.4000/books.editionscnrs.53110
- (2019) Nouvelles perspectives pour la reconnaissance. DOI: 10.4000/books.enseditions.13518
La "reconnaissance" comme principe de la Théorie critique
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