Précédent Suivant

Chapitre 2

Le monde du travail vu par la philosophie


Texte intégral

1Ces aspects du monde du travail font aussi l’objet de discussions parmi les philosophes. Les questions concernant la répartition des biens matériels sont des éléments traditionnels des théories philosophiques de la justice sociale. En outre, deux questions, dont l’intérêt résulte clairement de la crise de la société du plein emploi, sont récemment au centre des débats sur la justice :
(1) Est-ce qu’un revenu de base universel assurant la subsistance peut être justifié du point de vue de la théorie de la justice ?
(2) Y a-t-il un droit au travail ?
Par « revenu de base universel assurant la subsistance », on entend une somme d’argent à laquelle peut prétendre tout citoyen (adulte), qu’il exerce ou non une activité professionnelle, et qui soit suffisante pour prétendre à une vie décente sur le plan matériel.

2Étant donné que dans de nombreuses sociétés, le chômage et la pauvreté pèsent considérablement sur les systèmes de sécurité sociale, le nombre de ceux qui voient dans l’institution d’un revenu de base une réponse à la crise de la société du plein emploi croît. Les débats sur ce sujet ne se limitent depuis longtemps plus au champ universitaire, mais sont véhiculés – à tout le moins en Europe – par de nombreux partis politiques. Pour justifier l’introduction d’un revenu de base sont avancés d’une part des arguments relevant de la théorie de l’efficacité – par exemple celui-ci : le remplacement des mesures sociales adressées à des destinataires spécifiques (comme l’aide aux chômeurs) par un revenu de base va de pair avec une réduction significative des charges administratives et conduit à des économies – et d’autre part des réflexions issues de la théorie de la justice. Dans le débat philosophique actuel, les argumentaires de la gauche libertaire d’une part (pour lesquels le revenu de base peut être justifié comme dédommagement pour l’utilisation des ressources matérielles, voir Vanderborght et Van Parijs 2005, p. 87-89) et les théories défendues par le libéralisme égalitaire (qui justifient en fin de compte le revenu de base par le respect des projets de vie individuels des gens, voir Steiner 1992)1 rencontrent un grand écho.

3La question de savoir s’il y a un droit au travail fait à présent également l’objet de vastes discussions parmi les théoriciens de la justice. La gauche libertaire (Steinvorth 1996 et 2000) et le libéralisme égalitaire (Pfannkuche 1996, et Schlothfeldt 1996 qui argumente de façon similaire) ont également présenté des justifications se référant au droit au travail. En outre, les tentatives de justification du droit au travail dans le cadre d’une conception de la justice non égalitaire ont rencontré un grand écho. Au centre de cette théorie, on trouve les thèses selon lesquelles l’appartenance sociale est un droit de l’homme et qu’elle doit, dans le cas des sociétés du travail, être institutionnalisée par une prétention juridique à une participation au travail social (voir Krebs 2002, p. 199-201, et également Kambartel 1997).

4Je n’ai pas l’intention de discuter ici plus en détail des différentes tentatives de justification du revenu de base et du droit au travail (voir sur ce thème Schmidt am Busch 2003, 2003a et 2010a). Je veux uniquement attirer l’attention sur le fait que ces théories ne se réfèrent quasiment jamais dans leur argumentation aux études relevant des sciences sociales dans lesquelles est analysée la mutation actuelle du monde du travail et ses effets sur la perception qu’ont les citoyens d’eux-mêmes. C’est ainsi que les penseurs de la gauche libertaire justifient en fin de compte le revenu de base avec des arguments relativement abstraits issus de la théorie de la propriété, tandis que le libéralisme égalitaire justifie cette institution en s’appuyant sur une conception du respect envers les projets de vie individuels qui ne tient pas compte de façon adéquate de la pertinence de l’exercice d’un travail en ce qui concerne l’estime sociale (voir Krebs 2002, p.  218-235). La justification du droit au travail par la gauche libertaire est également sous-tendue par des réflexions générales sur la théorie de la propriété qui ne sont pas spécifiques à une culture. Cependant, tant les préconisateurs non égalitaires que libéraux égalitaires de ce droit reconnaissent la signification revêtue par la participation au système du travail social dans les sociétés modernes occidentales en ce qui concerne la formation d’un rapport à soi positif mais, d’un autre côté, ils ignorent les problèmes justement posés à cet égard par la mutation du monde du travail que nous avons décrite ci-dessus (voir Schmidt am Busch 2003, p. 956-967). Au vu de ces résultats, on peut à tout le moins se demander si les justifications en question peuvent être satisfaisantes sur le plan théorique et si les institutions qu’elles aspirent à motiver surmonteraient effectivement la crise de la société du travail.

Notes de bas de page

1 Le représentant le plus connu de cette position est P. Van Parijs (voir Van Parijs 1997 et Vanderborght et Van Parijs 2005, p. 94-98).

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.