Montchrestien et Cantillon
|Savoirs démographiques et spatiaux
Les territoires de l’économie. Lectures croisées de Montchrestien et Cantillon
Texte intégral
- 1 Claude Ponsard, Économie et espace. Essai d’intégration du facteur spatial dans l’analyse économiqu (...)
1Alors que la question de l’espace constitue une dimension à part entière de l’économie politique des XVIIe et XVIIIe siècles, la dichotomie entre la géographie économique et la théorie économique au(x) siècle(s) suivant(s) tient largement à la difficulté, voire au refus, d’intégrer le facteur spatial dans les propositions de la science économique ou à l’emprise d’une théorie « ponctiforme » dans les modèles spatiaux1. L’exclusion du facteur spatial semble donc assez datée : Lemaître, Vauban, Hay de Chastelet, Boisguilbert, Petty, Steuart…, pour ne citer que quelques noms, appréhendent de façon plus ou moins importante les dimensions spatiales de l’économie. Symétriquement, la cartographie et les lexiques géographiques du temps tentent de penser l’espace et décrivent la cohérence de sa représentation selon des catégories assez proches des auteurs économiques de l’époque. La question du facteur spatial peut-elle alors être le biais d’une relecture généalogique d’une des préoccupations communes des auteurs du XVIIIe siècle, en termes d’unités et de systèmes, ou pour reprendre un vocabulaire de l’analyse spatiale, en pôles et en champs de forces qui bousculent les dichotomies entre le micro-et le macroéconomique ? Cela engage évidemment la question de la prise de décision (incombe-t-elle à l’individu, à l’entrepreneur, au marchand… ?) et de la souveraineté (le prince). Enfin, la possibilité de penser des conceptions dimensionnelles intégrées, qui articulent les diverses échelles d’observation, introduit la question des temporalités propres des objets et des niveaux de décision. Une première comparaison des œuvres de Montchrestien et Cantillon suggère des réponses nuancées, que l’espace soit pris comme projet revendiqué ou qu’il serve de fondement à une construction intellectuelle ; que le texte ait un statut prédéfini de conseil ou de modèle.
- 2 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973.
- 3 Voir Max Jammer, Concepts of space. The history of theories of space in physics, Cambridge Universi (...)
- 4 Francine Markovits, L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie et économie du discours au XVII (...)
- 5 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1969
- 6 Voir Céline Spector, « Le concept de mercantilisme », Revue de métaphysique et de morale, 2003, 3, (...)
2Alexandre Koyré2 soulignait l’importance du XVIIe siècle dans l’évolution des représentations spatiales. C’est alors que l’espace de la géométrie euclidienne (vu comme une extension homogène et nécessairement infinie) se substitue progressivement à la conception aristotélicienne de l’espace (comme ensemble différencié de lieux). De même, le newtonisme (l’attraction et la gravitation définissant la relation entre les objets et l’espace) l’emporte progressivement sur une vision cartésienne des tourbillons3. Peu de travaux ont pris la mesure de tels enjeux philosophiques sur la façon de penser l’espace économique. Pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, Francine Markovits a montré que les libéraux prétendaient instituer, en appliquant la méthodologie cartésienne à l’économie politique, un espace isomorphe de circulation4. À l’exception de la magistrale synthèse de Pierre Dockès5, les recherches qui ont interrogé la dimension spatiale du « mercantilisme » ne sont guère nombreuses. Celle-ci figure pourtant au cœur des discours dits « mercantilistes », qu’ils postulent l’unité harmonieuse du territoire national, qu’ils subordonnent la prospérité économique au découplage géographique de l’intérieur et de l’extérieur, qu’ils encouragent la construction d’infrastructures de transport, etc.6 Il s’agira donc de saisir à travers deux auteurs, dont les objectifs diffèrent – Montchrestien prétendant œuvrer à un projet de réforme et Cantillon proposant un essai théorique – la relation fonctionnelle qui lie l’espace et l’économie, la façon dont ils intègrent la dimension spatiale dans les dynamiques économiques.
- 7 Voir Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand (XVIIe-XVIIIe siècles), Lyon, Centre Walras (Doc (...)
3La lecture des deux auteurs, au sein du groupe de recherches « Dons, monnaies, prélèvements », nous autorise à avancer l’hypothèse épistémologique que Montchrestien et Cantillon développent dans des textes au statut dissemblable et selon une démarche différente, prescriptive et métaphorique pour l’un, analytique pour l’autre, une théorie cohérente inscrite dans des paradigmes spatiaux que l’économie politique de la fin du XVIIIe siècle remet en cause. Un des indices de la rupture en serait constitué par les processus théoriques, de l’induction revendiquée par Cantillon à la déduction de l’économie politique classique. Mais peut-on faire aussi l’hypothèse d’un changement de paradigme spatial de Montchrestien à Cantillon, du passage d’un paradigme de l’espace structuré par le politique à un paradigme de l’espace structuré par l’économique, comme semblent y autoriser les histoires classiques de l’économie politique ? Alors que Montchrestien concevrait un territoire façonné par l’État, Cantillon raisonnerait dans le cadre d’un espace neutre vidé du politique, sillonné par des flux et structuré par des configurations. Ces hypothèses semblent avoir une certaine cohérence de départ, d’autant plus que les deux auteurs s’inscrivent, dans le sens que donne Pierre Dockès à ces expressions, dans l’espace des marchands par leur activité et tentent de construire sur le plan prescriptif ou théorique l’espace marchand et l’espace économique7. En outre, cette relecture des deux auteurs permettra de nuancer certains axiomes concernant l’espace des « mercantilistes ». En quoi Montchrestien se démarque-t-il de la centralisation traditionnellement associée à ces écrits ? Dans quelle mesure Cantillon préfigure-t-il la conception libérale de l’espace qui conçoit une dissémination des activités au sein d’une structure équilibrée ? Autant de questions qui posent la délicate articulation entre le discours sur l’espace, que tiennent Montchrestien comme Cantillon (des formes construites autant que les modèles normatifs ou prospectifs proposés), et la répartition géographique des phénomènes économiques à leur époque.
LES GRAMMAIRES DE L’ESPACE
4Les conceptions de l’espace économique, les changements de perspective se marquent dans les « grammaires » de l’espace de chacun des deux auteurs. Montchrestien brode son texte de métaphores où dominent les champs lexicaux de la circulation et de la corruption temporelle, tandis que Cantillon l’articule autour de l’exemple et de l’observation.
Montchrestien, l’espace comme langage
- 8 Antoine de Montchrestien, Traicté de l’œconomie politique, F. Billacois éd., Genève, Droz, 1999, p. (...)
5Dans son introduction critique à l’édition du Traicté de l’œconomie politique, François Billacois pointe les lieux cités par Montchrestien et retrace un parcours jalonné de références mythologiques et historiques, de contrées lointaines ou de lieux familiers, pour quadriller l’espace de sa pensée8. Or au-delà de cette géographie descriptive, l’ouvrage de Montchrestien invite à une réflexion plus vaste sur les représentations de l’espace.
- 9 Voir Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire (XVIe-XIXe siècle), Paris, Gal (...)
6Dans la lignée des auteurs qualifiés de mercantilistes, Montchrestien souligne l’importance de l’espace de souveraineté, qui se définit par rapport à un horizon d’extériorité. Les frontières, implicitement marquées dans le discours par la contiguïté de nations étrangères ainsi que par une ligne de douanes à la périphérie du royaume (p. 350 et 382-383), restent toutefois assez faiblement matérialisées9 dans le discours de Montchrestien. Elles s’effacent même dans le cadre d’un libre-échange fondé sur la réciprocité : « Puisque toutes les provinces de la France sont ouvertes et libres à l’Espagne, pourquoy la plus grande et meilleure part des provinces de l’Espagne sera-t-elle close et interdite à la France » (p. 356). La frontière semble avoir quelque peu perdu ses origines militaires de front défensif, à l’exception peut-être des terres à conquérir outre-mer (« bornes de vostre Empire », p. 187).
7En effet, le royaume est également un espace qui s’ouvre sur des colonies de peuplement pensées comme le prolongement territorial de la métropole : « porter de nouvelles Frances en des terres nouvelles » (ibid.). La continuité territoriale est garantie non seulement par la soumission au même souverain (« les subjects d’un et d’autre costé », p. 197) mais aussi par le commerce. Les colonies sont des débouchés pour les productions nationales et inversement pourvoient la métropole en produits jusque-là importés de l’étranger.
8Pour Montchrestien, il s’agit de donner un espace (vital) à la nation, un espace étendu aux colonies sur lequel s’exerce la souveraineté. Dans les questions économiques sous-jacentes, l’enjeu est d’importance, puisqu’il s’agit de donner un territoire au projet de souveraineté : dans la vision absolutiste de Montchrestien, le roi, souverain de ses sujets et justicier, est délié des liens de suzeraineté. Mais Montchrestien ne théorise pas ce projet, car il ne fait pas du cadre territorial un préalable. Le royaume est image du monde, création de Dieu, et tous les espaces autres sont emboîtés dans le territoire de l’État. Spatialement pourtant, l’idée de souveraineté est neuve. Dans sa normativité même, Montchrestien modélise l’espace de la souveraineté du prince pour sortir de la guerre civile.
9L’État ne saurait toutefois se réduire à un espace géographique ; il est tout autant une communauté sociale et une totalité humaine que gouverne le roi. On observe ainsi une double réduction de l’espace du royaume au territoire de la nation, et de la nation au prince. Muni d’une boussole et d’une carte, le roi est ainsi à même de maîtriser le territoire de son État (p. 219). C’est bien ce que signifie Montchrestien dans son modèle juridique de la souveraineté en annonçant, d’une certaine façon, le choix de la carte, compilation de renseignements sur le territoire, comme instrument scientifique de décision. Lui-même ne dit-il pas qu’il se « contente de travailler comme en une carte, où un petit poinct marque une grande Province » (p. 212).
- 10 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 99.
10Le royaume est pensé comme « un univers complet en réduction »10, une entité économique pouvant se suffire à elle-même : « Luy seul se peut estre tout le monde » (p. 60) ; « en un mot, la France est un monde » (p. 292). La capitale est elle-même comparée à une nation, voire à un monde (p. 69). Dans le même temps, l’espace du royaume reproduit à l’échelle nationale le cadre premier de la maison (p. 299) : en France « la richesse entrera dans ce Royaume par la porte de devant, et n’en sortira pas par la porte de derrière » (p. 137) ; « deux mers aux extrémités de ce Royaume. Je les appelle deux larges portes » (p. 177). Montchrestien reprend également l’image communément utilisée par ses contemporains du vaisseau, sorte de pays en réduction à gouverner : « ce grand Estat ne plus ne moins qu’une Carraque » (p. 142). La saisie du royaume se situe ainsi à des échelles extrêmement contrastées, oscillant entre l’infini macroscopique et le modèle aristotélicien de la cité, qui suggère l’extension, au travers de dénivellations spatiales et d’emboîtements successifs, des principes domestiques à la gestion de l’État :
Les vacations privées font la publique. La maison est premier que la Cité. La ville que la Province. La Province que le Royaume. Ainsi l’art politic dépend médiatement de l’œconomie. Et comme il en tient beaucoup de conformité, il doit pareillement emprunter son exemple. Car le bon gouvernement domestic, à le bien prendre, est un patron et modelle du public ; soit que l’on regarde le droit commandement, soit la fidèle obéissance, liaison principale de l’un et de l’autre. (p. 52)
Vos Villes sont Citez, vos Citez Provinces, vos Provinces Royaumes. (p. 292)
- 11 Voir Pierre Dumolard, L’espace différencié, Paris, Economica, 1981.
11La continuité politique du territoire n’exclut cependant pas des discontinuités qui tiennent à des spécialisations économiques, à des complémentarités ou à des concurrences dans les processus de production11. Montchrestien esquisse ainsi une géographie manufacturière du royaume en identifiant quelques spécificités régionales : la Normandie, le Berry, la Picardie (pour la production textile) même s’il reconnaît que la draperie est « presque exercée en toutes les Provinces de ce Royaume » (p. 98) ; Lyon et Tours qui étaient effectivement les deux grands centres de fabrication de la soie, sans compter « Provence, Languedoc, Dauphiné, […] Beaujolois, et divers autres lieux de la France » (p. 102 et 103). Il n’en reste pas moins que dans la pensée de Montchrestien ces unités régionales participent, par leurs différences, à la prospérité nationale et à l’équilibre global.
12De la même façon, il raisonne en termes d’entités politiques pour désigner des marchés étrangers (Espagne, Hollande, Angleterre…) dans leurs composantes spatiale comme communautaire. Mais ces espaces unifiés à l’œuvre sont des espaces de souveraineté. Comme l’indiquent les métaphores de la porte, de la maison ou du navire, l’extérieur est pensé comme l’ensemble des autres espaces de souveraineté. Les conflits qu’il évoque sont prioritairement économiques entre espaces de souveraineté, de la même façon que, pour la France, le royaume est pensé, non comme territoire, mais comme espace de souveraineté. Métropoles et capitales étrangères lui permettent à l’occasion de suggérer par métonymie le tout par la partie : « qui à Siville, qui à Lisbonne, qui à Londres, qui à Amsterdam, qui à Mildebourg » (p. 303). Il est rare cependant qu’il identifie des échelles territoriales intermédiaires : il évoque à l’occasion les Castillans (p. 155 et 158), les Lombards ou Bisouards (p. 313), ainsi que quelques villes remarquables par leurs productions (p. 346). Dans l’ensemble il réduit donc sa cosmographie à des espaces territoriaux identifiés, en compétition pour l’hégémonie commerciale et politique.
13Montchrestien développe ainsi une conception descriptive de l’espace, où les marchés sont situés : l’Allemagne pour le fer, l’Espagne et la Flandre pour le suint (p. 89), les pays nordiques (p. 198), l’Italie, la Turquie, la Perse et la Chine pour la soie (p. 200)… Les infrastructures de transport qui forment « les fermes boulevards de [l’] Estat […] [dont] dépend, plus que de tout, la richesse » (p. 180 ; voir p. 388) y sont balisées. Les échanges sont situés dans l’espace des transactions (halles, marchés, magasins, boutiques…). Les produits répondent à des désignations locales. Cependant Montchrestien se démarque assurément d’une lecture somme toute assez réductrice de l’espace que partagent certains auteurs « mercantilistes » : il s’agit certes d’un territoire de l’État, conforté dans sa cohérence par ses relations concurrentes sinon antagonistes avec l’étranger. Il le pense aussi comme un système complexe de relations que nouent entre elles les régions pour tisser un espace continu et complémentaire. Par ailleurs, il esquisse une géométrie spatiale en suggérant des mouvements erratiques cherchant le point ou le centre d’un cercle (p. 75).
Cantillon, un discours analytique sur l’espace
- 12 Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, réimpression de l’édition de 1952, f (...)
14La mise en regard des premières phrases du Traité et de l’Essai montre, même si l’on se situe hors de toute perspective téléologique, la distance des langages et des procédés discursifs. Analytique, sans pour autant récuser l’expérience, l’écriture de Cantillon sur les espaces économiques se dispense de l’utilisation des métaphores et manie comparaisons et constructions logiques confrontées à l’observation. La rhétorique de Cantillon se déploie dans une logique du modèle fondé sur l’induction, d’où une structure du texte en parties et chapitres à l’écriture itérative. Lui-même précise sa démarche scientifique : « Par ces inductions il est aisé de comprendre » ; « Par ces inductions & exemples, je crois qu’on comprendra » ; « Par ces inductions, et cent autres qu’on pourrait tirer de l’expérience ordinaire »12.
15Les chapitres où il est plus particulièrement question d’espace s’ouvrent sur une assertion universelle ou particulière, une proposition nécessaire ou conditionnelle, une définition, une comparaison, une supposition ou un argument d’expérience. Ces procédés rhétoriques sont quelquefois suivis d’un éventail comparatif de sociétés d’économies différentes, définies selon leur localisation spatiale et politique, sous la forme d’États, régions, villes et territoires divers, ou de façon plus ethnologique sous l’appellation d’Indiens et de peuples sauvages. L’exemple de l’Amérique, des Indiens et de la Chine (p. 22-23 et 37-38) permet ainsi de souligner un certain relativisme de la pression démographique sur l’espace.
- 13 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 3.
- 14 Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Pari (...)
16Dans le statut du « Supplément » se trouve peut-être une des apories fécondes du raisonnement de Cantillon : la double évidence, non réductible, du praticien et du théoricien, d’une part de « l’espace des marchands », l’espace des pratiques habituelles de l’acteur Cantillon, d’autre part du concept de « l’espace marchand, l’espace structuré par la marchandise »13. Par le procédé ampliatif de l’induction, Cantillon introduit la régularité dans un modèle – les hypothèses étant confirmées par l’observation – qui fonctionne par ailleurs selon une logique interne sans jamais exclure les interventions exogènes. Cantillon ne s’interroge pas sur les fondements de la généralisation ni sur la justification logique des inductions et renvoie en termes de vérification tantôt à de nouvelles inductions, tantôt au calcul effectué dans le « Supplément ». L’absence de métaphore, notamment organique ou hydraulique, le rapport spécifique de l’empirique au théorique dans le jeu des exemples et dans l’utilisation du calcul, l’usage particulier des références et des citations, donnent ainsi à l’Essai une modalité de démonstration et d’exposition, caractérisée dans le domaine spatial par « une tradition intellectuelle et un protocole de questions canoniques »14, dont la logique semble remise en cause par l’économie politique de la fin du XVIIIe siècle. Tel est le cas de la définition de la circulation, qu’on pourrait comparer aux métaphores employées par Montchrestien ou aux multiples définitions du XIXe siècle :
La circulation consiste toujours en ce que les grosses sommes que le fermier tire de la vente de ses denrées sont distribuées dans le détail, et ensuite ramassées pour faire de gros paiements. Soit que cet argent sorte en partie de la ville ou qu’il y reste en entier, on peut le considérer comme faisant la circulation de la ville et de la campagne. Toute la circulation se fait entre les habitants de l’État, et tous ces habitants sont nourris et entretenus de toute façon du produit des terres et du cru de la campagne. (p. 77)
17De Montchrestien à Cantillon, un basculement semble s’être opéré. Tous les deux conçoivent les territoires en termes d’extension et de relative homogénéité. Les espaces deviennent observables parce qu’ils ne sont plus pensés comme l’espace naturel, mais comme des produits de l’activité des hommes : un espace naturel que la volonté des souverains organise. Cette qualité de l’espace – la capacité à être observé – devient la condition de la séparation de l’échange et de la souveraineté. Mais, par l’adresse au prince, Montchrestien conçoit la société, ou plus précisément le rétablissement de l’ordre social, dans une dynamique politique ; Cantillon, en observant les circuits, semble faire majoritairement de l’échange la dynamique de cohésion de la société. Il convient maintenant de tester ces hypothèses à propos de l’espace.
DYNAMIQUES ÉCONOMIQUES ET SPATIALES : CIRCULATION ET ÉCHANGES
- 15 Voir Dominique Margairaz, « L’économie d’Ancien Régime comme économie de la circulation », La circu (...)
18Montchrestien comme Cantillon placent résolument la circulation au cœur de leurs réflexions15. Elle représente l’élément essentiel autour duquel s’articule la structuration de l’espace. Le premier avait initialement intitulé son ouvrage Traicté œconomique du trafic comme l’atteste le titre soumis au privilège du roi. Sous sa plume, le terme de « trafic » est par ailleurs employé indifféremment avec « commerce » et « transport ». Cantillon, pour sa part, s’efforce, dans son Essai sur la nature du commerce en général, d’appréhender le fonctionnement de l’économie dans son ensemble sans le limiter aux seuls échanges (seul le chapitre XIII est consacré au commerce). Il distingue seulement le commerce qui suppose une compensation en or, des trafics de faible amplitude payables en monnaie de cuivre. L’un et l’autre auteur prennent en compte l’espace dans les dynamiques économiques notamment par le biais de la circulation et des transports.
L’espace des transports
19Un riche registre métaphorique irrigue la pensée de Montchrestien, qui conçoit véritablement l’économie comme un ensemble de flux. Les images de la fluidité renvoient tout autant à la circulation marchande qu’à l’action politique : « Son soin Royal couloit » (p. 64) ; « Le Pilote ne gouverne pas toujours la voille d’une mesme façon » (p. 134). Elles ne fonctionnent cependant pas exactement sur le même registre : celles du flux sanguin s’inscrivant dans une conception organiciste de la monarchie.
- 16 Donald N. McCloskey, « The rhetoric of economics », Journal of economic literature, vol. 21, juin 1 (...)
- 17 Voir Paul Boissonnade, « Les voies de communications terrestres et fluviales en Poitou sous le règn (...)
- 18 Voir Jean-Yves Tirat, « Circulation et commerce intérieur dans la France du XVIIe siècle », XVIIe s (...)
20Même si les images hydrauliques constituent des références communément partagées par d’autres auteurs à l’époque, elles ne constituent pourtant pas un simple artifice rhétorique. Comme le souligne Donald N. McCloskey, le langage économique est fortement métaphorique ; loin d’être simplement ornementales, les analogies présentent une dimension discursive réelle et participent pleinement aux procédures de pensée16. Dans le cas de Montchrestien, le détour imagé contient une explication des forces économiques et des dynamiques spatiales. Ce procédé demeure étroitement lié à des déterminations historiques particulières. Comme pour les auteurs qui l’ont précédé ou qui lui sont contemporains, la nature, dans la mesure où il s’agit d’une création divine, constitue un modèle pour les sociétés humaines. Pour Montchrestien, sensible aux désordres et aux difficultés de son temps, la nature apparaît par comparaison stable et ordonnée. Les principes d’abondance et d’ordre qui composent le macrocosme peuvent alors être transposés dans le microcosme de la vie sociale et politique. La signification de ces modèles trouve également un écho dans l’attention particulière que porte alors la monarchie à la valorisation des transports et au développement des infrastructures17 – dont témoignent notamment la construction du canal de Briare et la création de la charge de Grand Voyer de France –, pour stimuler les échanges marchands18. Ce faisant, Montchrestien contribue assurément à enrichir l’acception du terme « circulation » : au-delà du sens concret de l’acheminement des marchandises et d’une acception monétaire, il renvoie au mouvement général des échanges et suggère un processus de valorisation des ressources.
21Les métaphores hydrauliques servent ordinairement à décrire la fluidité des échanges. Montchrestien multiplie ainsi les références aux fontaines (p. 43 et 64), aux canaux (p. 46), aux vases communicants (p. 126 et 303). Pour décrire la crise économique que traverse le royaume au sortir des guerres de Religion, et sa propagation spatiale, Montchrestien évoque a contrario les risques de naufrage (p. 44, 118, 142 et 243), les eaux stagnantes qui contrastent avec la fluidité de la richesse (p. 78 et 146), la circulation des humeurs mauvaises (p. 80), etc. Le remède à cette apathie réside selon Montchrestien dans l’accroissement de la production pour augmenter le surplus exportable « qui repand par dessus ses bords assez d’eau pour contenter les Estrangers » (p. 64). Le souverain est attendu sur sa capacité à maîtriser les eaux vives de la richesse, à ouvrir « mille sources de profits jaillissantes » (p. 70) et à « rouvrir les sources de son gain dont les ruisseaux tarissent peu à peu, et bientôt demeureront à sec » (p. 85). L’enjeu semble bien la richesse du don de la nature, que l’action humaine peut faire fructifier. L’image naturaliste du flot qui gonfle sert à suggérer le profit qui grossit à mesure que les eaux se diffusent (comme le suggèrent les images de la source vive, p. 68, ou du torrent qui finit sa course dans la mer, p. 66). Montchrestien livre ainsi une lecture naturaliste d’une économie de flux conçue comme un phénomène fonctionnant spontanément. La nature travaille elle-même à la fluidité des échanges en offrant des cours d’eau naturellement navigables, qui autorisent une ouverture de l’espace et favorisent les interdépendances économiques. L’étendue des bassins hydrographiques – « les sources aux rivières, les rivières à la mer » (p. 137) et les fleuves « prenans leur origine bien avant en la terre, et estans la pluspart navigables de la mer à mont » (p. 198) – permettent de relier entre elles de nombreuses provinces, et d’assurer l’interconnexion avec l’espace maritime. À travers le mouvement perpétuel de l’élément liquide, Montchrestien suggère une mécanique parfaite dans la mesure où elle est naturelle. Par ailleurs, l’auteur voit dans la ressource inépuisable de la nature la garantie d’une richesse constante : « Ne plus ne moins que le cours d’eau donne aux fleuves une durée perpétuelle » (p. 365). Les cinq sources de richesses qu’il identifie « feront un grand fleuve de biens, arrosant abondamment toutes ses provinces » (p. 376). Cette poétique de l’espace suggère ainsi un marché homogène et unifié par la continuité du commerce.
- 19 Pour sa part, Cantillon évoque à la page 116 de l’Essai les « allées d’intérêts ou de profit ».
22Montchrestien convoque plus rarement la métaphore de l’infrastructure routière pour évoquer le commerce du royaume (« Les François, gardans ainsi les avenues de dehors », p. 300) ou encore l’action politique (« Sire, vous voici justement arrivé comme sur les carrefours » ; « pour discerner quel chemin vous devez suivre », p. 219-22019). À cet égard les références à la route se révèlent souvent plus abstraites que les allusions aux voies d’eau. Peut-être faut-il voir dans ces emplois métaphoriques spécifiques un indice de l’opposition entre la nature et l’artifice, la force du don naturel et la précarité des constructions humaines ?
- 20 Montchrestien recourt également à l’image de la pompe qui impulse une partie de l’énergie à la mach (...)
23Alors que l’imaginaire naturel domine chez Montchrestien, qu’il s’agisse des éléments ou du sang dans le corps humain (p. 80), Cantillon semble puiser plus volontiers ses analogies à la machinerie hydraulique (canaux et pompes) pour évoquer la circulation monétaire (p. 98-99)20. Ce faisant, il reconnaît que le marché fonctionne moins selon des lois naturelles que grâce à l’activité et aux anticipations des entrepreneurs. Le registre naturel n’est toutefois pas absent. Il évoque ainsi les filons miniers « d’où les eaux s’écoulaient facilement » (p. 56), les « petits ruisseaux du troc » et les « canaux du troc » (p. 90 et 96). Il compare volontiers le processus d’expansion monétaire à la pression de l’eau : « Une rivière qui coule et serpente dans son lit ne coulera pas avec le double de rapidité en doublant la quantité de ses eaux » (p. 98-99). Il n’en reste pas moins que les emplois métaphoriques se raréfient chez Cantillon au profit d’une modélisation de l’espace. Alors que Montchrestien saisit la circulation à travers des lieux et des vecteurs, Cantillon conçoit davantage un espace dématérialisé structuré par des rapports marchands.
- 21 Voir Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 105-107.
24Montchrestien comme Cantillon étudient conjointement la mobilité des hommes, la circulation des produits et le transfert de l’argent. Montchrestien est favorable à une liberté absolue de circulation à l’intérieur du royaume. Contrairement à d’autres auteurs contemporains, il ne préconise pas la suppression des douanes intérieures et des péages (p. 364) en estimant que le commerce intérieur est suffisamment fluide. Il se contente de recommander des barrières aux entrées des villes pour contrôler les déplacements de main-d’œuvre21. Il peut paraître surprenant que Montchrestien ne se préoccupe guère des réformes fiscales susceptibles d’encourager la division spatiale du travail, d’améliorer les échanges sur le territoire national et d’assurer l’unité et la cohésion de la nation. C’est que pour lui la prospérité nationale ne passe pas nécessairement par une plus grande fluidité des échanges, mais plutôt par une optimisation de la production intérieure et par la spécialisation régionale qu’autorise la facilité des communications. Sans vouloir libérer la circulation intérieure, il entend développer les transports. Cantillon s’efforce plutôt de promouvoir la circulation en limitant les transports et en minimisant ainsi les coûts. La multiplication de marchés permet ainsi de faire l’économie d’échanges longs et aléatoires : « Les circuits des marchands dans les villages y multiplieraient la dépense des voitures sans nécessité » ; « Ces marchands seraient peut-être obligés d’aller dans plusieurs villes avant que de trouver la qualité et la quantité des denrées qu’ils veulent acheter » (p. 6). L’objectif de Cantillon est donc de stimuler les échanges locaux et de multiplier les circuits courts grâce à un semis dense de centres dans le cadre d’une économie décentralisée. Pour les entrepreneurs et les marchands, la localisation optimale du marché dans le bourg permet de maximiser les profits et de minimiser les coûts sous la forme d’une économie de transport, dans la mesure où celui-ci est assuré par les villageois. On retrouve d’ailleurs le même souci de limiter les circuits commerciaux inutiles dans la pensée des physiocrates et de Turgot.
25Chez les deux auteurs, la question des transports joue un rôle fondamental dans la structuration spatiale des échanges. L’espace est pensé par Montchrestien comme par Cantillon comme une distance que l’on peut surmonter ou vaincre par un coût (de transport). C’est au gré de ce paramètre que l’amplitude spatiale des échanges se dilate ou se rétrécit. Tour à tour ils soulignent l’avantage comparatif de la voie d’eau, à commencer par la maîtrise des mers : « Les plus ordinaires promenades que vos subjets qui hantent la mer font, estant de quinze à dix-huit cens lieues » (Traité, p. 384). Les États allemands ont ainsi su valoriser leurs productions métallurgiques en optant pour le transport maritime moins coûteux :
Qu’au lieu des voitures de terres (longues et coutageuses), les Holandois leur ont ouvert et facilité les voitures de la mer. Au moyen desquelles sont maintenant apportées ces marchandises lourdes et massives, à beaucoup moins de fraiz. (p. 89-90)
- 22 Voir Traité, p. 170, 178, 185, 212, 326 et 377.
26Montchrestien prône ainsi une utilisation maximale des potentialités de la navigation qu’elle soit fluviale (« On sçait que la voiture des rivières est la plus commode, plus facile, et moins coustageuse », p. 325) ou maritime (en témoignent les nombreuses allusions aux « mariniers »22). On comprend mieux alors son attitude critique à l’égard de l’entreprise du canal de Briare, encore en construction, et du coût de l’artifice (p. 182). Cantillon, comme Montchrestien, souligne ainsi la rente de situation naturelle dont bénéficient les ports (p. 180-181) et les villes situées à proximité des voies fluviales et donc de lignes de transport à bon marché :
On construit ordinairement les grandes villes sur le bord de la mer ou des grandes rivières, pour la commodité des transports ; parce que le transport par eau, des denrées et marchandises nécessaires pour la subsistance et commodité des habitants, est bien meilleur marché que les voitures et transport par terre. (p. 10)
- 23 « […] tirer un prix incertain, qui doit néanmoins les défrayer des frais de la voiture » (Essai, p. (...)
- 24 Sur le tiers qui revient au propriétaire, il faut défalquer le prix des « voituriers qui apportent (...)
27Montchrestien plaide pour un réseau territorialisé, susceptible de réduire les coûts par des économies d’échelles et un plein emploi. Les coûts de transport constituent pour Cantillon des variables décisives pour l’ensemble du système économique : outre les prix23 et les revenus24, ils déterminent la localisation des moyens de production et la concentration géographique des hommes : « Le transport des denrées qui leur [aux propriétaires] en reviennent, dans les villes éloignées, les mettrait hors d’état de vivre commodément dans ces villes » (p. 7). La théorie des localisations qu’esquisse Cantillon ne se conçoit qu’en relation avec son projet d’établir un réseau de transport optimal. Il reconnaît toutefois que la nature des productions détermine également en partie la répartition géographique des activités. De façon à limiter les distances et les temps d’acheminement, les denrées périssables doivent donc provenir de la proche banlieue de la capitale. Inversement, « on devrait ériger dans les provinces éloignées autant qu’il serait possible, les manufactures de draps, de linge, de dentelles et dans le voisinage des mines de charbon ou des forêts qui sont inutiles par leur éloignement celles des outils de fer » (p. 85-86).
- 25 Voir Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, p. 88-103
28Pour les deux auteurs, les villes constituent des pôles essentiels dans l’espace de circulation. Montchrestien y voit des lieux privilégiés dans le mouvement des richesses et la concentration des flux : « les trois canaux de l’utilité commune, qui portent et versent l’eau dans les grandes places de vos citez » ; « petits ruisseaux […] s’amassans dans les villes comme en un vivier » (p. 46 et 400). Pour Cantillon plus de la moitié de la production agricole converge vers les villes (p. 29), anime le marché et contribue à l’accélération des échanges. S’il appréhende le rôle structurant des villes dans l’espace économique, il ne semble pas percevoir l’existence de flux hiérarchisés entre ces pôles. Dans son modèle, la structuration spatiale (villes, bourgs et villes) est articulée à une division du travail social (agriculteurs, marchands et propriétaires) et économique (production, échange et dépense)25.
29Si Montchrestien postule un déterminisme somme toute assez réducteur entre le rôle des transports et le développement de l’État, Cantillon enracine véritablement son circuit économique dans un système complexe de relations entre la ville et la campagne, la capitale et le reste du royaume, et entre les nations. Alors que le premier envisage principalement des lignes de transport capables de drainer ou de redistribuer les productions nationales comme de tisser des liens commerciaux avec l’extérieur, le second croise cette première dimension vectorielle avec des surfaces polarisées par des villes carrefours de circulation.
Entre l’intérieur et l’extérieur
30La dialectique du dedans et du dehors figure au cœur du discours mercantiliste qui pointe chez les deux auteurs : « Tout commerce est du dedans et du dehors » (Traité, p. 291). Si les commerces intérieur et extérieur n’ont pas le même statut et la même finalité, les deux auteurs voient dans leur articulation le lieu d’une nécessaire complémentarité, – le commerce international participant au développement du royaume –, et surtout d’une perpétuelle concurrence. Mais ils ne conçoivent cependant pas cet espace de relations sur le même mode. Le premier construit l’espace du commerce et de l’industrie à partir de la capacité de l’État à l’organiser, grâce à des moyens de transport et des monopoles commerciaux notamment ; le royaume de France constitue avant tout un espace de souveraineté réductible au territoire, où l’État est constitutif de l’espace économique, au même titre que les États étrangers. Le second évacue cette dimension politique. Montchrestien construit un espace de souveraineté, Cantillon, un espace marchand qui ne peut exister que dans la réduction de la souveraineté.
31La métaphore de la maladie et de la plaie externe qui affecte le corps socio-spatial apparaît plusieurs fois dans le Traité et il n’est peut-être pas vain de rapprocher ces passages de ceux dans lesquels Montchrestien définit la France par une loi spécifique du sol touchant la liberté (p. 63 et 151-152).
32Le problème posé est alors double, il concerne tant les lieux de production et de commercialisation des marchandises, que les acteurs des transactions. Chacune de ces opérations amène à donner une valeur spécifique au passage du dehors au dedans, au franchissement de la frontière, perçue moins en termes de rupture de polarité que d’orientation et de support des flux vers le dedans ou vers le dehors. Mais les entités que sont la France, l’Allemagne, l’Italie… ne sont des espaces économiquement déterminés que parce qu’ils le sont aussi politiquement. Le tableau ci-contre permet de reconstruire une vectorisation de l’espace en fonction des flux pour le bien commun – ainsi territorialisé –, qu’on peut tout aussi bien reformuler, avec Montchrestien, dans le vocabulaire guerrier de la défensive et de l’offensive.
- 26 On retrouve la même idée chez Cantillon (Essai, p. 132).
33Le rapport de la France à l’étranger n’est pas la distance en soi, mais une multiplicité de distances dépendant de déterminants qui mettent en jeu d’une part le lieu de la transaction, d’autre part les partenaires de l’échange. On pourrait y ajouter le transport. Même si ce dernier élément joue toujours dans le même sens puisque, en dehors de la stricte préférence nationale pour le fret et l’emploi, au moins à terme, le transport par des étrangers26, qu’il concerne le commerce du dedans ou celui du dehors, est toujours une perte pour la nation (p. 185), l’argument des tarifs ne jouant que sur le court terme (p. 325-326 et 184-186).
34La métrique est plus complexe qu’elle ne semble au premier abord puisqu’il s’agit moins dans le cadre du rapport du dedans au dehors de prendre en compte la distance et le mode de transport dans les coûts, que d’opposer à des réseaux qui se sont constitués peu à peu (réseaux de nationaux, réseaux de modes de transport, et réseaux d’axes de circulation) une continuité et un suivi liés au sol.
35Il y a chez Montchrestien deux métriques différentes selon qu’il s’agit du commerce du dedans ou du commerce du dehors. À une mesure conventionnelle de la distance dans un espace topographique, Montchrestien ajoute d’autres éléments : distance par mer et par terre. Il part d’un constat de la disparité internationale des prix. Et dégageant l’idée d’un commerce intérieur, il préconise une mutation de l’espace, ensemble de territoires séparés par des frontières fiscales, douanières et politiques, vers un système de régions nouant des relations hiérarchisées selon la métaphore organique d’un corps dont le bien est l’harmonie des éléments qui le composent ; le détournement de l’image de Penthée est le symbole de cette dualité, cyclique et tendancielle, de la séparation, du démembrement et de l’unité retrouvée ou à reconstruire, qui donne aussi une idée continue du territoire. À l’incomplétude du désordre, la situation de dépression dont son livre appelle à sortir, il oppose l’ordre, « l’Entéléchie des Estats, l’acte premier et plus parfait de ces grands corps organiques » (p. 60). Il s’agit de montrer ici l’adéquation des hommes et du territoire, ceux-ci agissant tous « d’une action réglée » (p. 25 et 60). L’espace défini par Montchrestien n’est pas un espace de laisser-faire, mais de tolérance. C’est un espace de contrôle où la connaissance des hommes et des choses, et surtout de leur circulation, doit tendre à favoriser ou contraindre les tropismes à l’utilité commune. Pour Montchrestien toutefois, ces équilibres se réfèrent moins à l’espace qu’aux relations entre les « régnicoles » et les étrangers dans la transaction, que celle-ci ait lieu sur le territoire national ou sur un territoire étranger :
Tout commerce est du dedans ou du dehors. C’est-à-dire : se fait dans le pays, entre ses naturels citoyens, et quelquefois avec des estrangers qui viennent pour apporter ou remporter des marchandises. Ou bien avec d’autres Nations, chez elles-mesmes. L’un est plus seur, plus commun, plus constant, et universellement plus utile. L’autre est plus grand, plus fameux, plus hazardeux, et à perte et à profit. Tous deux sont bons quand ils sont réglez et conduits comme il faut. (p. 291)
36L’espace est hiérarchisé selon deux dimensions déterminées par la qualité centripète ou centrifuge des flux de biens et de personnes. Le commerce du dedans s’inscrit dans une isotropie – ou à tout le moins dans un faible coefficient distance –, qu’il contribue à créer, dans une métrique de type euclidien. Parce que l’indifférenciation réduit le risque de transaction, il peut s’exercer fonctionnellement d’individu à individu dans une interdépendance mutuelle, ce qui ne signifie pas pour autant la non-différenciation des individus. C’est même la spécialisation individuelle qu’il rend possible et qui lui est nécessaire en assurant la cohésion nationale. De même son aire d’extension n’est pas homogène. Le commerce du dedans cimente une continuité nationale qui ne peut exister sans spécialisation régionale ; cela parce que la France est un microcosme, par essence sur la défensive, dont le prince doit éviter la disjonction et la contagion extérieure (p. 291-293).
37La métaphore médicale de la lésion externe – les « playes [et] vieux ulcères » – qui laisse le mal entrer et se répandre dans les autres membres dit assez l’attitude de défense – de guérison – du territoire pour en restituer une continuité spatiale ; l’image mythologique d’un territoire « dispersé de-ça de-là, comme les membres d’un Pentheus », la consistance spatiale qui seule le protège de la corruption interne et de la menace extérieure. L’espace, considéré dans une tendance à l’isotropie au niveau du tout, est forcément anisomorphe dès lors qu’on envisage le tout en ses parties ; c’est la condition d’un jeu qui, du point de vue interne, n’est pas à somme égale. Si le commerce est source d’abondance et vecteur d’une solidarité nationale, Montchrestien n’hésite cependant pas à hiérarchiser les égoïsmes du local à l’international, et à mettre ainsi en concurrence les espaces, non seulement entre le dedans et le dehors, mais aussi au sein même du territoire national. C’est que le bien public naît de l’intérêt individuel. À cette solidarité sociale, Montchrestien voit une double dynamique. Celle du bien public, d’une part, due à la faiblesse naturelle de l’homme (p. 51) qui l’oblige « comme un présent céleste » à des industries solidaires comme une chaîne d’or aux anneaux entrelacés (p. 52) : « De mesme façon les hommes se maintiennent en leur société, unis et joints qu’ils sont par une chaîne d’affection commune, et par ce nœud gordien de respect au bien public dont la dissolution ne se peut faire que par l’espée » (p. 58). Celle de l’égoïsme, d’autre part, de l’attachement de proximité ou de la préférence territoriale, le rapport de l’homme au territoire se déclinant de la même façon de la parcelle qui le nourrit à l’État :
C’est raison, c’est équité naturelle : chacun doit faire valoir sa propre terre. Chaque pays doit nourrir et entretenir ses hommes. Ses fruicts ne doyvent pas estre semblables à ceux des figuiers : plantez sur des précipices de montagne, dont il n’y a que les oiseaux passagers qui mangent. Comme on les peut cueillir à la main, aussi appartiennent-ils à leurs propriétaires. […] Mais que nostre affection toutesfois doit premièrement embrasser l’utilité de nos citoyens, qui nous sont comme alliez par un droit de consanguinité. (p. 128)
38De cette adéquation à différentes échelles de l’homme et de l’espace qui le fait vivre, Montchrestien tire un précepte de préférence locale et nationale :
Il semble bien raisonnable que chaque ville aye quelque chose de particulier, et comme en réserve, pour ses propres enfans, afin qu’elle leur puisse bien faire. Que dy-je, elle aye le privilège de les employer et entretenir premiers et avant que nuls autres. Puisqu’elle mesme est chargée de leur soin et despence, en cas de pauvreté, de naturelle ou d’accidentelle indisposition. (p. 129)
39Pour Montchrestien l’intérêt de la ville ou de l’État prime. « C’est là le commun et fréquent usage des peuples et des villes » (p. 294 et 150) que de se réserver le trafic de leurs locaux ou de leurs nationaux au détriment des forains. Il cite à cet égard la ville de Londres où, le jeu semblant à parties égales, tout ce qui n’est pas réservé ou gagné par les locaux semble perdu pour la ville. Montchrestien justifie de telles pratiques si elles se font au préjudice de l’intérêt local. La liberté que donne le droit du sol doit s’arrêter aux nationaux :
La France est terre franche ; et la négotiation y est pareillement libre. Mais ce doit estre aux siens, proprement et particulièrement. Ou bien, si tout le monde y peut tout, elle est serve, elle est esclave de tout le monde. Elle sèmera. Mais un autre moissonnera. Elle plantera la vigne, et luy donnera laborieusement plusieurs façons. Mais le premier venu fera vendange, et se resjouira de son vin. (p. 295)
- 27 « Si l’on établit dans cette même ville des ouvrages et manufactures au-delà de la consommation int (...)
40Tout en s’inscrivant dans la même optique mercantiliste que Montchrestien – le commerce extérieur étant le vecteur principal de la richesse et de la puissance27 –, Cantillon conçoit davantage l’articulation entre commerce intérieur et négoce international comme un ensemble de forces. Dans la géopolitique européenne que Cantillon esquisse, les États sont engagés dans un rapport de force où les positions restent précaires. Dans cette « guerre d’argent », Venise, la Hollande et accessoirement la Hanse ont ainsi perdu de leur domination passée (p. 88, 103 et 108).
41Cantillon conçoit un marché intérieur constitué par un emboîtement d’échelles qui va du bourg jusqu’à la ville capitale, et conçu sur le mode de la balance commerciale entre les villes et les campagnes, ou entre Paris et la province (p. 83). Il illustre en outre son propos par des exemples régionaux comme la Bourgogne, la Champagne, le Languedoc (p. 87) ou encore le Poitou (p. 85). S’il modélise véritablement un marché intérieur, il construit en revanche moins nettement les espaces du commerce extérieur. Dans le cadre du négoce international, il semble moins se référer à la réalité des transactions, qu’à des exemples-types qui réduisent un pays à quelques articles : tantôt le champagne ou le vin, tantôt les draps pour la France, les dentelles, les velours ou encore les épices pour la Hollande, les broderies et les bières anglaises (p. 42, 76, 104, 114, 125, 126), des productions agricoles pour la Pologne ou encore la Hongrie… Ces exemples lui permettent de valider a posteriori l’axiome selon lequel le dynamisme commercial d’un État dépend de sa capacité à exporter des produits manufacturés plutôt que des denrées (p. 129). C’est ponctuellement dans les deux premières parties de l’Essai qu’il articule les marchés extérieur et intérieur, pour souligner les retours monétaires d’une balance commerciale excédentaire (p. 91), ou inversement les répercussions des importations sur la subsistance du marché intérieur (p. 41-42), et les dispositifs douaniers (p. 97 et 99). Même pour l’Angleterre, alors même qu’il propose une typologie détaillée des produits importés et exportés, Cantillon ne précise pas les espaces de son commerce extérieur (p. 95). Dans le cas de la France, il ne mentionne pas plus les débouchés de la manufacture de draps (dont il fait pourtant un moteur essentiel des échanges extérieurs à compter de la seconde moitié du XVIIe siècle), et évoque très brièvement le grand marché d’exportation de vins en direction de l’Europe du Nord (p. 87). Ce n’est que dans le premier chapitre de la troisième partie qu’il revient plus longuement sur les incidences du commerce d’exportation sur l’économie intérieure.
UNE THÉORIE DES LIEUX ?
- 28 Mark Blaug, « The German hegemony of location theory : a puzzle in the history of economic thought (...)
- 29 Clause Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité.
- 30 Robert F. Hebert, « Richard Cantillon’s early contributions to spatial economics », Economica, 48, (...)
- 31 Georges Benco, « Boisguilbert, Pierre de (1646-1714 », « Cantillon, Richard (1680-1734) », « Petty, (...)
- 32 Hubert Beguin, « La localisation des activités banales », Encyclopédie de géographie, Antoine Baill (...)
- 33 Denise Pumain, « Les systèmes de villes », ibid., p. 644-663.
- 34 Walter Isard, Location and space economy, Cambridge, Mass., MIT Press, 1956.
- 35 Buford Curtis Eaton, Richard G. Lipsey, « The introduction of space into the neo-classical model of (...)
- 36 Tjalling C. Koopmans, Martin Beckman, « Assignment problems and the location of economic actitivies (...)
42Les histoires classiques de l’économie politique se satisfont de deux évidences : d’une part l’espace est une variable au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qu’il soit un élément de la logique développée par les auteurs ou, l’un n’excluant pas l’autre, qu’il soit avancé en argument de prescription ; d’autre part le développement de l’économie spatiale et des théories de la localisation au XIXe siècle sont le fait de l’économie politique allemande28. À quelques exceptions près, les disciplines qui font commerce des théories spatiales, comme la géographie, vivent des mêmes certitudes et ne portent qu’un intérêt marginal aux auteurs qui ont tenté, depuis les années 1950, d’intégrer l’espace dans l’histoire de l’analyse économique (Claude Ponsard29, Pierre Dockès…) ou à ceux (Robert F. Hébert30, Georges Benco31...) qui invitent à des relectures de Cantillon, Petty, Steuart et quelques autres. Peut-être n’est-il pas alors complètement vain, de proposer une lecture interdisciplinaire de Montchrestien et Cantillon à travers quelques questions posées aux textes par les géographes qui se préoccupent des théories spatiales et de leur critique (Hubert Beguin32, Denise Pumain33...), et par les économistes qui se soucient de l’intégration du facteur spatial dans l’économie politique (Claude Ponsard, Walter Isard34, Buford Curtis Eaton et Richard G. Lipsey35...). Dans les écrits des géographes de l’analyse spatiale, Montchrestien est ignoré, mais Cantillon préfigure l’économie spatiale, au sens de « distance » et de « surface ». Ainsi Robert F. Hébert fait de Cantillon un précurseur du développement théorique de l’économie spatiale36 :
- 37 Robert F. Hébert, « Richard Cantillon’s early contributions… », art. cité, p. 71 : « Awareness of d (...)
La conscience de la distance mène à la reconnaissance explicite que les coûts de transport sont des variables économiques affectant les prix de marché et les décisions de localisation des équipements productifs. La conscience de l’espace mène à la reconnaissance que les marchés spécifiques ont des limites géographiques.37
- 38 « Longtemps resté méconnu, Cantillon s’avère un important précurseur de l’économie spatiale ; sa vi (...)
- 39 Johann Heinrich von Thünen, Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomi (...)
- 40 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, p. 8.
- 41 Pierre Dockès fait lui aussi de Cantillon « un précurseur indiscutable de Thünen » tant dans la rel (...)
- 42 August Lösch, Die räumliche Ordnung der Wirtschaft, Iena, Gustav Fischer, 1944. « L’analyse de Cant (...)
- 43 Édition de référence de l’Essai, p. 85, note 3.
43Dans un dictionnaire récent de la géographie, Georges Benco38 rapproche, dans l’article consacré à Cantillon, la logique spatiale d’organisation concentrique de la production agricole (selon le modèle distance-coût) et de répartition spatiale de la rente foncière du modèle de von Thünen39. Mais le nom de Cantillon ne figure que dans l’article qui lui est consacré, et non dans les corrélats d’autres articles tout aussi susceptibles de l’intégrer. Le lien entre Heinrich von Thünen et Cantillon n’est pas exceptionnel. Claude Ponsard, qui, dans son Histoire des théories économiques spatiales, voit dans l’œuvre de von Thünen une rupture de paradigme avec l’école classique, fait de Cantillon, donnant ainsi un statut de prolégomènes à son œuvre, « un précurseur de l’économie dimensionnelle » qu’il décline de von Thünen, « pionnier incontestable de l’économie spatiale », à Alfred Weber, de Predöhl à Palander et de ce dernier à Lösch : « On peut dire que nombre de développements économiques du XVIIIe siècle ont été riches d’observations et de raisonnements par lesquels le facteur spatial se trouvait plus ou moins explicitement introduit40 ». Selon Claude Ponsard, la description de l’équilibre général qui ouvre l’Essai préfigure la théorie des régions économiques de Lösch. Pierre Dockès fait, lui aussi, de Cantillon comme de James Steuart, des précurseurs de Johann Heinrich von Thünen41. Il met en relation la construction d’une logique infranationale de structuration de l’espace avec la théorie de hiérarchisation des centres d’August Lösch42. Louis Salleron lie de même Cantillon et von Thünen, notant au passage que l’idée de la répartition rationnelle des cultures autour des villes, présente également chez Carey, se retrouve vraisemblablement « dès avant Cantillon […] dans les nombreux traités d’économie rurale appliquée »43.
44La question de la présence possible d’une théorie spatiale dans les œuvres de Montchrestien et Cantillon, celle de l’intérêt des XVIIe et XVIIIe siècles pour les questions d’économie spatiale dépassent-elles alors éventuellement les seuls intérêts archéologique et généalogique ? Offrent-elles un appui pour penser les espaces de l’économie ou raisonner sur les paradigmes de l’espace ? À partir de ces quelques pistes hétérodoxes, demandons-nous s’il est possible de mobiliser les théories des lieux – articulant distance et surface, gravitation et réseau – dans une lecture croisée des œuvres de Montchrestien et Cantillon. Ces prémisses autorisent-elles la double hypothèse préalable, à relativiser en suivant Pierre Dockès, de théories de l’espace concret et de l’espace abstrait conciliables et de paradigmes successifs de l’espace, structuré par le politique (l’espace de la souveraineté) chez Montchrestien, par l’économique (l’espace marchand) chez Cantillon :
- 44 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 2.
Au milieu du XVIIIe siècle, en moins d’une quinzaine d’années s’opère, en France principalement, une véritable mutation dans les conceptions de l’espace, des facteurs de sa structuration. Jusqu’à cette époque, l’espace est pensé d’abord comme social et politique et, plus généralement, la sphère économique, production et distribution des richesses, accumulation du surplus, n’a acquis son autonomie ni dans les écrits, ni dans la réalité. […] Le véritable basculement qui s’opère alors aboutit à une conception de l’espace comme espace marchand, essentiellement structuré par la localisation des marchés, les aires de prix ou les pratiques spatiales des marchands. L’espace économique, dès lors, s’autonomise comme espace marchand.44
45Dès l’avertissement au roi et à la reine mère, Montchrestien définit un espace national de croissance – ou plus précisément de retour aux états naturels d’abondance – où est à l’œuvre une double solidarité, qu’illustrent des métaphores végétales et hydrologiques : une solidarité entre les parties – régions et hommes – et une solidarité entre le prince et les sujets. L’idée pas plus que les métaphores ne sont, comme on l’a vu, originales à l’époque où écrit Montchrestien, sauf peut-être ce qui concerne la mise en relation de la circulation des biens et des hommes. De l’idée de la solidarité entre les hommes, qui comprend aussi bien celle entre les états, « l’Ecclésiastique, le Noble et le Populaire » (p. 46), et le « ciment et mastic » qui les unit, que celle entre les membres du dernier qui sert de fondement aux deux autres, découle l’idée d’une différenciation socio-économique :
Ce tiers ordre est composé de trois sortes d’hommes, Laboureurs, Artisans et Marchands. Ceux-cy s’entretiennent et incorporent, comme symbolisans en mesme qualité et ressemblance de vie, de mœurs et d’humeur, d’action et de condition. Imaginez-vous que ce sont les doigts d’une mesme main, que l’esprit de la nécessité publique fait diversement jouer, comme avecques un seul ressort. Les trois canaux de l’utilité commune, qui portent et versent l’eau dans les grandes places de vos citez ; là où viennent s’abreuver tous les autres hommes ; à l’entretien desquels les fontainiers publics doivent prendre garde de fort près, de peur que ceste humeur ne se perde soubs la terre par quelque pertuis, ou ne soit divertie ailleurs. (p. 46-47)
46Montchrestien raisonne en fonction d’hommes réputés égaux et sujets – excluant les ordres et les hiérarchies, les distinctions fondées sur la famille, les relations ville-campagne... – autour de types (les laboureurs, les artisans, les marchands). Dans un anti-aristotélisme proche de Bodin, de Sully ou de Laffemas, il ne fonde la logique de son propos pas plus sur la cité ou sur la communauté que sur l’espace qui n’apparaît par la suite que comme cadre empirique : la nation en formation qui n’est pas une équivalence du territoire.
47Quand bien même il existerait des individus isolés, ils seraient incapables de subvenir à leurs propres besoins (p. 51). La diversité des besoins crée la division du travail et la différenciation sociale et spatiale : « [...] l’indigence commune ayant besoin d’un secours commun, causa presque dès le commencement l’assemblage et association des hommes, d’où est provenue la communion des citez et l’habitation des villes » (p. 48). Quand il aborde la nation en privilégiant l’utilité commune dans une économie a priori non spatiale, Montchrestien fait plus œuvre d’économiste, au sens contemporain, que Cantillon. Ce dernier aborde les groupes avant les personnes. Il les lie hiérarchiquement et les pense immédiatement dans l’espace, fondement du système. La distinction entre les deux auteurs, qu’on ne peut certainement pas penser en termes d’individualisme et de holisme malgré les constructions élaborées tantôt sur les individus, tantôt sur les groupes, se fait cependant moins évidente dès qu’on quitte les chapitres introductifs.
- 45 « La richesse d’un Estat ne dépend pas simplement de sa large estendue, ni de l’abondance de ses pe (...)
- 46 « […] le plus grand traict que l’on puisse pratiquer en l’Estat c’est de ne souffrir qu’il n’en dem (...)
48De la complémentarité entre les besoins et de leur satisfaction qu’il assimile aux anneaux d’une chaîne sur le modèle ascendant – alors qu’il est descendant chez Cantillon – de l’économie domestique à l’économie politique, Montchrestien tire la nécessaire solidarité de tous les éléments de « l’assemblage », et les moyens de son développement par l’entretien de l’industrie, du commerce et de la navigation. Cette solidarité est dynamique et dépend d’une volonté commune, exprimée par le prince, selon les deux métaphores du « ressort » de la nécessité publique et du « fontainier ». Il en découle quatre conséquences : l’espace se définit pour partie en termes d’inclusion et d’exclusion dont les lignes de contact sont plus ou moins perméables dans l’un et l’autre sens, pour partie en termes de circulation (pour employer le vocabulaire de l’analyse spatiale, on pourrait évoquer des métriques topographique et topologique déclinées en territoire et en réseau) ; l’abondance dépend moins de la quantité des facteurs disponibles que de leur allocation optimale45 et de leur plein emploi46 dans un espace donné et en relation avec les espaces extérieurs ; la richesse est relative à des conditions historiques données de la définition socio-spatiale des besoins ; et, dans le cycle de la dépression (la « décadence, corruption et ruine », p. 50-51, comme le sous-emploi) et du « restablissement », l’action est indispensable : « Et faut de là conclure que, si l’amour de vérité désire la contemplation, l’union et profit de nostre société cherche et demande l’action » (p. 56-57).
De la localisation de la production
- 47 Édition de référence de l’Essai, p. 86, note 1.
- 48 Des auteurs tels que Melon, Forbonnais, Gournay… ont vu dans l’établissement de manufactures à la c (...)
49Sans accréditer la thèse de Louis Salleron qui voit dans la « tête trop grosse » de Paris dans L’ami des hommes du marquis de Mirabeau (1755) « déjà “Paris et le désert français”, de J. -F. Gravier »47, on peut suivre Georges Weulersse dans celle que la dissémination industrielle est une idée partagée au XVIIIe siècle48.
50Soucieux d’économiser les circuits temporels et spatiaux, Cantillon propose dans les pages consacrées à « l’inégalité de la circulation de l’argent effectif » une politique d’implantation industrielle étayée par une théorie de la localisation des hommes et de leurs activités :
Je ne me suis pas proposé d’en traiter dans cet essai, mais seulement d’insinuer qu’on devrait, autant qu’il se peut, ériger des manufactures dans les provinces éloignées de la capitale, pour les rendre plus considérables et pour y produire une circulation d’argent moins inégale à proportion de celle de la capitale. (p. 86-87)
- 49 Charles Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie, Paris, Sirey, 1938.
- 50 Édition de référence de l’Essai, p. 87, note 2.
- 51 Bien que proposant « une méthode de géographie urbaine » (La vie urbaine, 1922), Raoul Blanchard pl (...)
- 52 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, 1958, p. 8 et suiv.
51Il n’est pas nécessaire d’adhérer aux arguments de Charles Rist sur la réfutation de John Law49, ni à la conclusion de Louis Salleron, qui s’appuie sur Jean-François Gravier50, précédemment citée, ni aux thèses de Henri Cavaillès, Pierre Deffontaines et Raoul Blanchard51, pour mettre en évidence son double intérêt pour les circuits horizontaux entre les différents lieux – du village à la ville capitale – et les circuits verticaux entre les différentes formes et quantités de paiements52. Lorsqu’il prend en compte les conditions d’une région naturelle – « commodités d’une mer ou d’une rivière qui y communiquent » (p. 86) –, Cantillon en montre immédiatement les limites temporelles en relevant toutes « les circonstances » dans une politique intentionnelle de localisation. La théorie de la localisation – ou plutôt devrait-on dire la prescription théorique de localisation – qu’il développe s’inscrit à la fois dans une conceptualisation de la hiérarchie de l’espace selon un gradient – distance à la capitale dans un espace continu constitué de provinces contiguës – mesuré à l’inégalité de la circulation monétaire, et donc des prix et des revenus ; elle témoigne d’une volonté de tendre à l’isotropie des espaces situés à un même niveau de distance de la capitale et de s’intéresser à la détermination de l’attractivité démographique. Dans ce chapitre, Cantillon envisage moins l’attraction, à l’exception évidemment de la capitale, en termes de centralité, que les échanges appliqués à une aire déterminée :
Cependant il faut nécessairement que des provinces éloignées envoient leurs denrées, malgré tous les désavantages des voitures et de l’éloignement, ou à la capitale, ou ailleurs, soit dans l’État, soit dans les pays étrangers, afin que les retours fassent le paiement de la balance due à la capitale. Au lieu que ces denrées seraient en grande partie consommées sur les lieux, si on avait des ouvrages ou manufactures pour payer cette balance, et en ce cas le nombre des habitants serait bien plus considérable. (p. 87)
- 53 William J. Reilly a proposé en 1931 (The law of retail gravitation, New York, The Knickbroker Press (...)
- 54 Jacques Lévy, dans Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Paris, Belin, 1999 (...)
52Cantillon peut ainsi substituer la notion de balance aux métaphores hydrologiques de Montchrestien, les notions d’équilibre ou de déséquilibre spatiaux tendanciels aux images de l’irrigation ou de la contamination, tout en s’appuyant comme celui-ci sur une théorisation de la distance-coût en termes de gravitation53, de « coprésence »54 et de transport :
Car lorsqu’une province éloignée n’a point de manufacture, et ne produit que des denrées ordinaires sans avoir communication par eau avec la capitale ou avec la mer, il est étonnant combien l’argent y est rare, à proportion de celui qui circule dans la capitale, et combien peu de revenus les plus belles terres produisent au Prince, et aux propriétaires qui résident dans la capitale. […] Lorsque la province ne paie la balance que de ses denrées, qui produisent si peu dans la capitale, par rapport aux frais de l’éloignement, il est visible que le propriétaire, qui réside dans la capitale, donne le produit de beaucoup de terres dans sa province, pour recevoir peu dans la capitale. Cela provient de l’inégalité de l’argent ; et cette inégalité vient de la balance constante que la province doit à la capitale. (p. 87)
53Comme Montchrestien, Cantillon met en avant les avantages comparatifs d’un accès facile des produits aux transports fluviaux et maritimes, mais sa conception en termes de balance – d’équilibre ou de déséquilibre minimal – le conduit à réduire la circulation des marchandises à une circulation monétaire sur la base du revenu dépensé des propriétaires fonciers. Face à Montchrestien qui multiplie les métaphores hydrauliques pour penser les réseaux, Cantillon oppose le circuit où compte plus l’économie de transport (temps et espace) que l’irrigation ou le drainage spatiaux. Dès les premières pages, l’espace contribue au schéma général du fonctionnement du système économique :
- 55 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, 1958, p. 9.
C’est l’économie de transport qui explique l’apparition des villages, des bourgs, des villes et d’une capitale ; d’elle aussi procède le crédit, billets et compensations se présentant essentiellement comme une économie de transport de monnaie et finalement une économie de monnaie. Tout l’« Essai » est hanté par cette horreur des circuits commerciaux inutiles que Cantillon partageait avec les économistes de son temps. Mais sans doute a-t-il été le seul à livrer du facteur spatial une analyse aussi explicite et à lui reconnaître une fonction aussi importante.55
54Cantillon, proche ici de Montchrestien, ne produit pas de théorie de l’implantation industrielle, mais réfléchissant en termes d’économie des circuits, il montre les avantages d’une dissémination industrielle. Il introduit une nouvelle isotropie de l’espace par l’équilibre des échanges tant au niveau interrégional qu’à l’échelle internationale : l’échange repose sur les variations locales des prix dues aux coûts de transport, à la répartition inégale de la rente et aux aires différentielles d’écoulement des produits de la terre. Il n’y a donc pas de différence essentielle entre le commerce local, le marché national et le négoce international, d’où l’accent mis sur le rôle des entrepreneurs et les moyens de transport, notamment le grand commerce maritime. Il n’y a pas non plus de distinction fondamentale entre les niveaux de change ou les capacités des banques dans le circuit.
- 56 « […] il faut que les fermiers ou laboureurs qui en conduisent le travail, résident tout proche ; a (...)
55Le chapitre III (« Des villages ») de la première partie de l’Essai évoque l’économie en temps de localisation « proximale » des terres et des résidences des agriculteurs56. Quelques pages plus loin, il met en évidence la rationalisation des coûts de transport en fonction des déplacements habituels des agents et la nécessité de la concentration pour la formation d’un prix concurrentiel :
Un bourg étant placé comme dans le centre des villages, dont les habitants viennent au marché, il est plus naturel et plus facile que les villageois y apportent leurs denrées les jours de marché pour les y vendre, et qu’ils y achètent les marchandises dont ils ont besoin, que de voir porter ces marchandises par les marchands et entrepreneurs dans les villages, pour y recevoir en échange les denrées des villageois. 1 ° les circuits des marchands dans les villages multiplieraient la dépense des voitures, sans nécessité. 2 ° Ces marchands seraient peut-être obligés d’aller dans plusieurs villages avant que de trouver la qualité et la quantité des denrées qu’ils veulent acheter […]. 4 ° Il serait presque impossible de fixer le prix des denrées et des marchandises dans les villages, entre ces marchands et les villageois [...]. (p. 6)
56De même, il montre comment les écarts locaux de prix, par rapport à un prix de production fondé sur la qualification du travail et le risque, modifient l’extension spatiale des marchés et créent une concurrence spatiale :
Si deux tailleurs font tous les habits d’un village, l’un pourra avoir plus de chalands que l’autre, soit par sa manière d’attirer les pratiques, soit parce qu’il travaille plus proprement ou plus durablement que l’autre, soit qu’il suive mieux les modes dans la coupe des habits.
Si l’un meurt, l’autre se trouvant plus pressé d’ouvrage, pourra hausser le prix de son travail, en expédiant les uns préférablement aux autres, jusqu’au point que les villageois trouveront mieux leur compte de porter leurs habits à faire dans quelque autre village, bourg ou ville, en perdant le temps d’y aller et revenir, ou jusqu’à ce qu’il revienne un autre tailleur pour demeurer dans leur village, et pour y partager le travail. (p. 11-12)
- 57 « Le propriétaire […] est l’acteur principal dans les variations qui peuvent arriver à la consommat (...)
- 58 « Aussi tout dépend dans un État, des humeurs, modes et façons de vivre des propriétaires de terres (...)
57Malgré la portée générale de l’exemple, créant ici l’hypothèse de la concurrence spatiale, Cantillon admet, par habitude, la loi comme expression de l’extension d’un cas particulier à un ensemble de faits. L’habitude devient la forme de la nécessité. On n’en retiendra qu’un exemple dans la localisation des villes à l’intérieur et hors du maillage. L’habitude veut que l’on construise « les grandes villes sur le bord de la mer ou des grandes rivières, pour la commodité des transports ; parce que le transport par eau, des denrées et marchandises nécessaires pour la subsistance et commodité des habitants, est à bien meilleur marché que les voitures et transport par terre » (p. 10). Les conditions naturelles ne sont pas le seul facteur déterminant de localisation et de croissance urbaines. Elles dépendent tout autant de facteurs sociaux : la résidence et la dépense – et l’imitation57 comme multiplicateur entretenu par l’action des entrepreneurs, « chalands réciproquement les uns des autres » (p. 30) – des grands propriétaires58, et par-dessus tout celles du prince qui font et défont ainsi la position relative des villes (p. 10) et leur dynamisme démographique (p. 37-48). Comme Montchrestien, Cantillon porte un intérêt particulier au coût du transport dans le prix des marchandises sur le lieu de consommation et aux nécessaires économies, ainsi qu’à l’avantage comparatif de la voie d’eau, notamment en situation de cherté des marchandises et du travail à cause de l’abondance relative de monnaie. Contrairement à Montchrestien, il tend à cantonner l’argument à la grande ville et au commerce international, ne prenant en compte que de façon marginale la distinction dans le trafic entre la production nationale et le fret national (p. 94-95).
Interdépendances spatiales
58Dès les premières pages de l’Essai, Cantillon développe une théorie de la localisation de la population et des activités selon une organisation hiérarchique fonctionnelle des lieux, prenant en compte les orientations de la demande collective déterminée par la répartition des revenus en quatre niveaux corrélés à la dimension et à la croissance démographiques : le village, le bourg, la ville, la ville capitale. Le modèle géographique se combine ainsi à un modèle démographique et social où les choix initiateurs de la demande, de la localisation de la production artisanale et des services appartiennent aux grands propriétaires fonciers résidents et aux princes qui cumulent dans leur dépense leur rente propre et les revenus fiscaux. La circulation des biens et des revenus est stimulée par l’imitation et la concentration urbaine qui crée à la fois l’émulation, la complémentarité et la concurrence, en multipliant, sur le même lieu, entrepreneurs, artisans et salariés qui entretiennent la demande et la circulation de biens de consommation et de biens intermédiaires destinés à la production et au transport. Ce dernier point est un élément important du modèle, puisque le choix alternatif entre la production de biens pour la consommation humaine, les surfaces emblavées, et de biens intermédiaires pour le transport, les surfaces consacrées au fourrage pour les animaux, est un des déterminants de la densité démographique (p. 36).
59Dans le modèle d’économie des coûts de temps et de transport, l’occupation de la terre (élevage ou culture), extensive ou intensive selon la fertilité du sol, la proximité de grands centres de consommation et le coût de reproduction de la main-d’œuvre déterminent la densité et la diversification sociale. Ils expliquent aussi au moins partiellement le maintien de la hiérarchie des lieux entre les villages, les bourgs, les villes et la ville capitale.
- 59 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 16.
- 60 Compte tenu de ces facteurs, « si la terre est entièrement stérile, il n’y aura ni village, ni habi (...)
60Au premier niveau, le maillage des villages est déterminé par le rapport de la fécondité de la terre à la distance-temps des déplacements quotidiens nécessaires à son exploitation (p. 4-5). Le village, décrit par Cantillon à partir de l’observation de la réalité, est une unité héritée composée d’un centre entouré de terroirs plus ou moins fertiles dans un espace isotrope délimité par le seuil de rentabilité des déplacements quotidiens pour l’exploitation. Comme le fait remarquer Pierre Dockès, le village ne « ressortit qu’à la marge de l’espace marchand »59. L’apparition des villages, économiquement nécessaire, est conditionnée par le double facteur combiné de la fertilité des terres et de l’économie de transport. La définition, sensiblement différente de celle qu’on trouve dans les dictionnaires de l’époque où le village est défini comme un assemblage de maisons situées à la campagne et habitées par des fermiers ou des paysans, s’écarte aussi des signes utilisés sur les cartes à grande échelle du XVIIIe siècle, sur lesquelles on distingue habituellement les fermes isolées, les hameaux, qui ne constituent pas une paroisse, et le village caractérisé par une contiguïté de l’habitat. Cantillon ne s’intéresse pas à la morphologie proprement dite du village et, à ce stade, n’envisage pas le finage villageois comme un maillage de fermes isolées au centre de leurs terres, ni les diverses combinaisons de l’habitat isolé et des groupements en hameaux ou en noyaux villageois. Mais, dans la tradition des définitions des dictionnaires, il dessine le village en négatif, comme concentration d’habitat sans marché, qu’on le considère en termes juridiques ou économiques. L’aire d’influence du village est fonction du type de culture et du rendement60 de la terre ; la taille de l’unité est déterminée d’une part par les conditions de production et de reproduction de la force de travail (la subsistance des fermiers comme des laboureurs et l’entretien des artisans), d’autre part par la proportion et l’emploi de la rente selon que les propriétaires résident ou non dans le village et attirent les services et les métiers autres que ceux nécessaires à la production agricole (p. 5).
61Comme il existe un semis des villages dépendant de la fécondité de la terre et de la rentabilité des déplacements, il existe de même un semis des bourgs superposé à celui des villages, dont l’aire d’extension du marché dépend du principe de transport, et dont la dissémination répond au besoin de minimiser les coûts.
- 61 Les demandes de création étaient adressées au contrôle général ou au roi par l’intermédiaire des av (...)
- 62 « […] ce ne sont point les murs qui distinguent le bourg d’avec la ville ; puisqu’il y a des bourgs(...)
62Au deuxième niveau, le bourg dépend des acteurs qui y résident et du droit de marché : « Il y a des villages où l’on a érigé des marchés, par le crédit de quelque propriétaire ou seigneur en Cour » (ibid.). La naissance du bourg est liée à l’établissement d’un marché. Cette création, qui résultait de luttes d’influence locales et faisait l’objet d’une décision politique61, échappe donc à des considérations strictement géographiques ou économiques. Le passage du village au bourg n’est pas une question de seuil, ni même directement de zone de chalandise, bien que l’économie de transport ait une incidence forte sur la transformation des villages en bourgs. L’activité des entrepreneurs et des marchands qui s’y établissent est déterminante. Du village au bourg, l’offre des activités et des services devient de plus en plus diversifiée. Au niveau du village, « des maréchaux et charrons pour les outils » suffisent à couvrir les besoins élémentaires des habitants (p. 6) ; au niveau du bourg « on voit aussi plusieurs petits artisans s’établir dans ces lieux, comme des serruriers, menuisiers et autres, pour les besoins des villageois qui n’en ont pas dans leurs villages » (p. 4). L’extension de la zone de chalandise détermine un seuil d’apparition, de multiplication et de diversification de l’artisanat, la densité du semis et la taille des villages du ressort du bourg, et à proportion du multiplicateur de la demande des propriétaires résidents. La distinction entre le village et le bourg, par la dimension fonctionnelle plus que par la taille et la morphologie, est d’ailleurs fréquente dans les dictionnaires du XVIIIe siècle62.
- 63 Ibid., p. 5.
- 64 Ibid., p. 7.
63Contrairement aux villages dont « la grandeur […] est naturellement proportionnée en nombre d’habitants »63, il n’y a pas, comme l’a montré Dominique Margairaz, de corrélation entre le semis des bourgs-marchés et la densité de la population. Seule la fréquence des marchés tend à augmenter avec la taille de l’agglomération. Comme dans le cas du village, la taille du bourg est définie par le rapport du nombre de fermiers et de laboureurs à la surface agricole utile. La dimension du bourg peut par ailleurs varier à proportion de la taille des villages de sa zone de chalandise (« lorsque les villages du ressort d’un bourg […] sont considérables »64), et en raison d’une dynamique de concurrence entre les bourgs. La prise en compte du degré de spécialisation des activités non agricoles selon le seuil de rentabilité de leur zone de chalandise laisse penser à une certaine régularité spatiale de l’organisation hiérarchique des villages et des bourgs, mais la dynamique ne s’explique que par le recours à une donnée exogène issue du modèle de la circulation de la rente. Cantillon souligne cependant que la taille des bourgs au niveau régional dépend aussi de la rente de situation (proximité d’une voie d’eau, d’une ville, ou de la capitale). Dans la cartographie à grande échelle du XVIIIe siècle, la distinction de la taille des bourgs s’organise selon des critères semblables, soit qu’on isole le gros bourg des autres, soit que la taille (ou la qualité) du bourg, représenté en élévation, soit distinguée par l’ajout d’un ou plusieurs éléments au signe de référence, ou, s’il est représenté en plan, qu’on développe son extension.
64L’aire de chalandise du bourg-marché peut s’étendre, en fonction du seuil de rentabilité du déplacement depuis les villages des alentours, jusqu’à la distance où il devient moins coûteux de porter les denrées sur un autre marché. Les ressorts des bourgs-marchés peuvent toutefois se chevaucher, se dilater ou se contracter selon la conjoncture et au gré des anticipations des acteurs. En définissant une aire de marché par la tension des forces opposées de dispersion et de concentration, elle-même déterminée par la minimisation des frais de transport, Cantillon suggère d’ailleurs implicitement une possible variation de ses limites.
- 65 Voir Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, EHESS, 1988.
65Le schéma de Cantillon dans lequel d’une part le rayon de l’aire de marché définit l’étendue du ressort du bourg, d’autre part l’ensemble composé des unités inférieures – les villages – et de l’unité supérieure – le bourg – détermine la densité est proche de la théorie de la localisation de Lösch, selon les concentrations par points et par aires. On pourrait même, en s’inscrivant dans la perspective généalogique des auteurs évoqués précédemment, y voir une préfiguration des théories spatiales ; ce, d’autant plus qu’on peut entrevoir des correspondances entre la démarche de Cantillon et la distinction qu’établit Lösch entre la localisation réelle (constatation historique ou explication à partir d’une typologie comportementale) et la localisation rationnelle (détermination abstraite d’une localisation idéale), ainsi qu’au sein des principes qui régissent cette dernière, entre l’équilibre partiel – défini du point de vue de l’entrepreneur – et l’équilibre général. Dans la définition du bourg, Cantillon mêle la conception abstraite du marché, comme équilibre de l’offre et de la demande, et son acception concrète comme lieu de concentration des échanges permettant d’établir les prix65. Il n’y a pas de distinction logique entre la théorie et l’observation de la réalité. Ainsi Cantillon, à la différence de Lösch, ne semble pas se soucier de la mesure et de la minimisation de l’écart entre la localisation réelle et la localisation rationnelle. Par ailleurs, chez Cantillon, l’homogénéité et l’uniformité présupposées de l’espace sont déformées par la rente de situation, à savoir la proximité d’une voie d’eau ou d’une ville. Cette rente de situation comme la présupposition d’une répartition non uniforme de la population, liée aux caractéristiques spécifiques de fertilité, interdisent à la fois la définition d’une forme idéale – géométrisée et parfaitement lisse comme le fait Lösch – et la constitution d’un réseau horizontal des marchés.
66Le schéma ne fonctionne pas selon une modélisation de l’extension spatiale puisque le semis initial de villages dans les aires est prédéterminé, comme toute l’organisation socio-spatiale, par la fécondité de la terre que le travail de l’homme transforme en richesse. La valeur comme la répartition inégale des richesses s’expliquent par ces mêmes facteurs. Dans ce schéma, la concurrence, dépendant des contraintes de localisation imposées aux agents, producteurs de richesse selon la fécondité, par les économies de temps et de transport, ne joue qu’imparfaitement entre les unités de même niveau dispersées sur une même aire, puisqu’elle a aussi partie liée avec les échelles supérieures. La concurrence cantonnée dans le lieu du marché où se concentrent les échanges contribue ainsi à la formation d’un prix de marché permise par la coïncidence entre le marché et le lieu physique de celui-ci, la localisation spatiale de l’ensemble des offres et des demandes et de la chaîne des transactions :
Les prix s’y fixent par la proportion des denrées qu’on y expose en vente et de l’argent qu’on y offre pour les acheter ; cela se passe dans la même place, sous les yeux de tous les villageois de différents villages, et des marchands ou entrepreneurs du bourg. Lorsque le prix a été déterminé avec quelques-uns, les autres suivent sans difficulté, et l’on constate ainsi le prix du marché de ce jour-là. Le paysan retourne dans son village et reprend son travail. (p. 7)
- 66 « Cette proportion se règle par l’altercation […] le prix réglé par quelques uns est ordinairement (...)
67La formation du prix de marché ne dépend tendanciellement que du rapport mathématique de l’offre à la demande globale et n’a « aucun fondement juste ou géométrique » (p. 67). Le prix nominal est fixé sur le marché par le rapport de force entre les acteurs des premières transactions (p. 66-68), évaluant grossièrement et contradictoirement l’offre et la demande, une fois déduites les quantités écoulées sur les autres marchés locaux à un prix intégrant les frais de transport. La formation des prix et leurs variations prennent donc en compte les distances des lieux de production et celles des marchés alternatifs. Lié ensuite au mimétisme de l’ensemble des acteurs présents66, le niveau des prix dépend de la quantité et de la vitesse de circulation spatialisées de monnaie, c’est-à-dire de la répartition de la rente entre des catégories socioprofessionnelles dont la localisation, selon un modèle du rapport ville-campagne, induit des comportements de demande différents.
68Deux logiques président donc au découpage de l’espace : une dispersion isotrope au niveau des villages (« nécessité des villages répandus dans toutes les campagnes et terres cultivées », p. 4), et une polarisation au niveau du bourg (« un bourg étant placé comme dans le centre des villages », p. 6), qui assume, pour les villages et les hameaux des alentours, le drainage et la redistribution des denrées agricoles et biens manufacturés. Une des fonctions essentielles du marché est en effet de valoriser au mieux des productions éminemment dispersées par une concentration de l’offre.
69De la même façon que les traités de géographie, Cantillon introduit dans son modèle un gradient de taille et de diversification socioéconomique lié à l’attraction urbaine, et qui se manifeste dans le rapport des coûts de production aux coûts de commercialisation. Cantillon met en évidence la possibilité d’une forte disparité dans la taille démographique et donc dans l’expansion spatiale des villages, ainsi qu’une dynamique de croissance déterminée par la diffusion de la consommation du haut de l’échelle sociale vers le bas. L’adéquation entre les débouchés et le niveau de population n’est pas spontanée, car à l’échelon supérieur, le bourg et la ville, offrant des débouchés nouveaux, multiplient les intermédiaires et allongent la circulation entre le producteur et le consommateur. Le bourg, la ville et plus encore la capitale sont les lieux de la dépense. Comme chez Montchrestien, se pose la question d’une cristallisation de l’économie de flux en des lieux spécifiques.
- 67 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 240.
70La dimension du bourg, comme de la ville, est une fonction de la dépense, c’est-à-dire du produit de la terre diminué du coût de transport et des redevances diverses. La ville, du moins à l’intérieur des terres, éloignée des commodités maritimes ou fluviales, naît de la décision de résidence des grands propriétaires, de l’attraction qu’elle exerce sur les autres propriétaires, et du mimétisme de la demande dans les différentes catégories professionnelles. Le moteur de la production artisanale et industrielle réside dans la dépense des grands propriétaires et de l’État, donc dans la rente. On pourrait s’étonner avec Pierre Dockès67 de ces remarques qui supposent l’adéquation spatiale de la résidence et de la dépense du revenu, ainsi que la confusion entre la partie de la production destinée au propriétaire et la consommation de celui-ci. Cantillon cependant nuance ces éléments dans la deuxième partie de l’Essai lorsque, analysant « l’inégalité de la circulation de l’argent effectif », il montre que les propriétaires résidant dans les villes provinciales effectuent des dépenses dans la capitale (p. 10 et 83-84). Cantillon établit des seuils expliquant la localisation de la résidence des propriétaires par leur capacité à assumer leur mode de vie. Mais au double héritage de la nature (la fécondité des terres) et de l’appropriation (le régime originel de propriété et son évolution), Cantillon introduit dans les deux derniers niveaux deux principes générateurs de croissance : la localisation administrative et l’ouverture sur l’extérieur par l’implantation de manufactures dont une partie de la production est destinée à alimenter l’exportation, et qui de ce fait augmentent le fret. L’introduction de cette variable dans le modèle est à rapprocher de l’analyse des échanges internationaux pour des produits particuliers, en termes d’importation et d’exportation de quantité de terre et de travail, que Cantillon développe notamment à propos des échanges entre la dentelle de Brabant et le vin de Champagne.
- 68 François Oudot de Dainville, « Grandeur et population des villes au XVIIIe siècle », Population, 3e (...)
- 69 « Mais alors, l’interdépendance des circuits verticaux (des dépenses) et horizontaux (des localisat (...)
- 70 Alexandre Lemaître, La métropolitée ou de l’établissement des villes capitales, de leur utilité pas (...)
71La taille des villes dépend donc principalement, selon le rang dans le modèle, du produit de la terre des propriétaires résidents, pondéré de la distance et de la fiscalité (p. 9). Si Cantillon lie les différences de taille à l’attraction exercée par la consommation des propriétaires résidents, en fonction de leur nombre et de l’importance de leur rente, ainsi qu’aux phénomènes d’imitation et de multiplication des débouchés, il observe plus qu’il ne théorise les notions telles que la hiérarchie urbaine, la détermination de seuils68 ou la différenciation fonctionnelle. Au premier rang, la ville capitale est le lieu de concentration des plus gros propriétaires et participe au plus haut degré du principe administratif : elle est le lieu de la résidence royale ou gouvernementale, et de la dépense des revenus de l’État et de la justice de dernier ressort. Selon le modèle : « [...] toutes les terres de l’État contribuent plus ou moins à la subsistance des habitants de la capitale » (p. 10) et « par conséquent toutes ces dépenses qui se font dans la capitale, se tirent des villes provinciales » (p. 84). Point d’aboutissement des revenus agricoles et de la fiscalité, la ville capitale est aussi le lieu où se fixent les modes et les modèles de consommation imités dans toutes les provinces. Elle est le point cardinal du circuit monétaire. La localisation de la capitale est cependant moins géographiquement indéterminée que celle des autres villes. La position primatiale et la concentration des dépenses qu’elle détermine rendent plus évident le poids, en économie de temps, de distance et de monnaie, des éléments géographiques exogènes comme la rente de situation maritime ou fluviale. C’est au niveau de la capitale que la solidarité et l’interdépendance des circuits spatiaux horizontaux et verticaux permettent d’intégrer la détermination finale des usages du sol et des prix par la demande des propriétaires fonciers et l’intermédiation des entrepreneurs69. Ce type de modèle n’est pas isolé. Dans La métropolitée70, en 1682, Alexandre Lemaître établit une hiérarchie fonctionnelle des villes et de la capitale dans l’offre de biens, et décrit un réseau urbain lié aux coûts dans un espace homogène hors de toute déformation par les péages, les taxes ou l’attraction entretenue artificiellement par la capitale.
- 71 Voir entre autres à ce sujet Peter Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine, Paris, A. Col (...)
- 72 Voir entre autres Paul Claval, La nouvelle géographie, Paris, PUF, 1977.
72Les modèles développés par ces auteurs ne sont pas très éloignés de ceux qui servent de référence (Christaller, Lösch, von Thünen, Zipf…) à la New Geography71 et à l’analyse spatiale72. Il peut donc être intéressant, dans une perspective différente, de s’interroger, d’une part sur la réception de ces approches dans l’économie politique du XVIIIe siècle, sur l’abandon aux XIXe et XXe siècles, et le retour dans les années 1950 de ces références, d’autre part sur le choix des modèles théoriques de référence de la géographie des années 1950 à 1970 dans la littérature allemande.
73En termes de prix, il n’est pas moins intéressant de s’arrêter sur les « inductions » et les « exemples » spatiaux de Cantillon : « […] le prix ou la valeur intrinsèque d’une chose, est la mesure de la quantité de terre et du travail qui entre dans sa production, eu égard à la bonté ou produit de la terre, et à la qualité du travail » (p. 17). Sur les marchés des bourgs et des villes, le prix est déterminé par la confrontation (et l’importance estimée) entre l’offre et la demande lors des premières transactions ; ce prix de marché est ensuite accepté par tous : « Mais il arrive souvent que plusieurs choses qui ont actuellement cette valeur intrinsèque, ne se vendent pas au marché, suivant cette valeur : cela dépendra des humeurs et des fantaisies des hommes, et de la consommation qu’ils feront » (ibid.). Il dépend de la quantité et de la vitesse de circulation de la monnaie eu égard au volume de marchandises achetées sur place ou destinées à l’exportation (p. 66 et 155) et aux quantités respectives de monnaie dans les différents lieux en relation commerciale (p. 128 et suivante) :
[…] j’estime qu’il ne faut pas croire en général que le prix des choses au marché doive être proportionné à leur quantité et à celle de l’argent qui circule actuellement dans le lieu, parce que les denrées et les marchandises, qu’on transporte pour être vendues ailleurs, n’influent pas sur le prix de celles qui restent. (p. 66)
74Compétition sociale et imitation concourent à la diffusion des prix ; il n’existe pas un marché unique, mais un maillage hiérarchisé de marchés ; comme ceux-ci sont connectés les uns aux autres, on observe donc une multiplicité de prix s’influençant partiellement, dont l’écart est déterminé par la distance. Comme précédemment, la distance, exprimée en termes de seuil de rentabilité du coût de transport, dépend d’une métrique euclidienne – le prix est moins élevé sur le lieu de production, malgré les répercussions du prix au lieu de consommation –, de la substance des biens (le transport des pondéreux est élevé, celui des biens périssables impossible) et d’une rente de situation (le prix des transports par eau est moins élevé que celui des transports par terre, p. 84).
75Considérant ainsi une capitale comme le centre d’un espace agricole homogène où le coût – frais et risques cumulés – est proportionnel à la distance et à la rente de situation fluviale ou maritime, Cantillon observe et déduit une organisation spatiale concentrique liée à l’attraction de la ville capitale (p. 84-85) et une spécialisation de la ceinture agricole de la ville capitale dans une production à forte valeur :
Si nous supposons que la balance due à la capitale aille au quart du produit des terres de toutes les provinces de l’État, la meilleure disposition qu’on puisse faire des terres, ce sera d’employer les campagnes voisines de la capitale dans les espèces de denrées qu’on ne saurait tirer des provinces éloignées sans beaucoup de frais ou de déchets. C’est en effet ce qui se pratique toujours. Le prix des marchés de la capitale servant de règle aux fermiers pour l’emploi des terres à tel ou tel usage, ils emploient les plus proches, lorsqu’elles s’y trouvent propres, en potagers, en prairies, etc. (p. 85)
76La solidarité entre ville et campagne ainsi que la détermination de la répartition des cultures autour des centres urbains, et plus particulièrement de la ville capitale, en raison de la demande et des coûts de transport, offrent ainsi un schéma de l’occupation de l’espace proche des cercles concentriques de von Thünen.
77Cantillon pense l’ensemble des circuits en termes de balance. L’équilibre des balances, entre le village, le bourg, la ville et la capitale est obtenu par le transport d’une partie des produits de la terre sur les différents marchés. Les variations de prix dépendent des risques que prennent les entrepreneurs pour le transport entre les lieux de production et de consommation, et de la distance qui les sépare.
78Les prix de marché déterminent le choix, l’extension et la répartition des cultures à la périphérie des villes et de la capitale en fonction des rapports entre les coûts de production et les coûts de transport. La distinction des activités tant artisanales qu’entrepreneuriales, et de l’économie proprement rurale laisse supposer une multiplicité d’aires d’influence selon la taille de la ville et, ce que Cantillon ne mentionne pas explicitement, une hiérarchie fonctionnelle des villes organisée selon un réseau territorialisé par les flux, notamment fiscaux.
79L’espace décrit ainsi par Cantillon est fortement polarisé, et le déséquilibre entre la ville capitale et les régions est persistant, comme d’ailleurs celui entre les villages, les bourgs et les villes. Ce trait tient à la demande qui est toujours impulsée par la résidence des propriétaires et donc au rapport différentiel du prix de la terre et du travail, proportionnellement à l’éloignement de la ville capitale. La solution à ce déséquilibre est la réduction des circuits commerciaux soit par la résidence des propriétaires sur leurs terres (p. 41), soit par la dissémination industrielle et la localisation des manufactures à proximité des matières premières et des sources d’énergie (p. 85-86).
Un modèle spatial incomplet ?
80L’intervention de l’espace et la différenciation sociale des individus dans le modèle sont aussi le fait de la construction inductive du modèle. Pour autant, au vu des remarques précédentes sur la combinaison des éléments internes et exogènes, peut-on parler de modèle ou, comme certains auteurs, de modèle de transition ou en construction ? Le modèle de Cantillon n’en est peut-être pas un au sens strict des modèles mathématiques de l’économie, et on ne peut sans doute pas parler, comme nous en faisions l’hypothèse précédemment, d’une détermination complète de la société par l’économie. En distinguant des acteurs plus aptes que d’autres à peser sur les choix et les orientations des flux économiques – la liberté des propriétaires titulaires de rentes et des entrepreneurs qui jouent sur le certain et l’incertain –, Cantillon affirme le rôle des acteurs dans une société hiérarchisée travaillée par de profondes mutations au cours du XVIIIe siècle.
81En construisant la solidarité et l’interdépendance fonctionnelle des dépenses et des localisations, il échafaude un modèle qui, articulant les dimensions abstraite et spatiale de l’économie politique, fait de la demande pondérée, par les coûts de transport, la détermination de l’emploi du sol et des prix, ainsi que le multiplicateur de la concentration démographique. La fixation du niveau des prix sur un marché comme la différenciation spatiale de ceux-ci sont fonction de la concurrence des autres marchés locaux et de la distance du lieu de production au lieu de l’échange, alors que la quantité de monnaie en circulation dépend de la structure spatiale – balances locale, régionale et nationale entre le village, le bourg, la ville et la capitale – qui détermine la concentration de la dépense de la rente.
82Au terme de ces lectures de Montchrestien et de Cantillon, il apparaît, dans le jeu des oppositions et des rapprochements entre les deux auteurs, des cohérences qui ouvrent non seulement à une théorie spatiale du rôle des acteurs dans les circuits de l’économie nationale et de l’économie internationale, articulant le micro-et le macroéconomique, mais aussi à une théorie spatiale de la formation et de la variation des prix et de la circulation monétaire. L’intérêt de ces théorisations partielles dépasse, sans conteste, la simple mention dans l’histoire de l’économie politique, pour fonder une critique épistémologique de la science économique contemporaine comme de l’analyse spatiale en géographie et de leurs fondements.
Notes
1 Claude Ponsard, Économie et espace. Essai d’intégration du facteur spatial dans l’analyse économique, Paris, EPHE-SEDES, 1955, p. 2.
2 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973.
3 Voir Max Jammer, Concepts of space. The history of theories of space in physics, Cambridge University Press, 1969.
4 Francine Markovits, L’ordre des échanges. Philosophie de l’économie et économie du discours au XVIIIe siècle en France, Paris, PUF, 1986.
5 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1969.
6 Voir Céline Spector, « Le concept de mercantilisme », Revue de métaphysique et de morale, 2003, 3, p. 289-309.
7 Voir Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand (XVIIe-XVIIIe siècles), Lyon, Centre Walras (Document de travail du Centre Walras), 1990, p. 104.
8 Antoine de Montchrestien, Traicté de l’œconomie politique, F. Billacois éd., Genève, Droz, 1999, p. 10-15.
9 Voir Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire (XVIe-XIXe siècle), Paris, Gallimard, 1998.
10 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 99.
11 Voir Pierre Dumolard, L’espace différencié, Paris, Economica, 1981.
12 Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général, réimpression de l’édition de 1952, fondée sur le texte original de 1755, Paris, Institut national d’études démographiques, 1997, p. 14, 17, 24, 25, 31, 45, etc.
13 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 3.
14 Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992, p. 77.
15 Voir Dominique Margairaz, « L’économie d’Ancien Régime comme économie de la circulation », La circulation des marchandises sous l’Ancien Régime, journée d’étude, Bercy (12 décembre 1997), Paris, Comité d’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 1-5.
16 Donald N. McCloskey, « The rhetoric of economics », Journal of economic literature, vol. 21, juin 1983, p. 481-517.
17 Voir Paul Boissonnade, « Les voies de communications terrestres et fluviales en Poitou sous le règne de Henri IV », Revue Henri IV, t. II, 1907-1908, p. 193-228 et 295-311, et t. III, 1909-1912, p. 65-102 ; David Buisseret, « The communications of France during the reconstruction of Henri IV », The economic history review, 2e série, t. 18, 1965, p. 267-277.
18 Voir Jean-Yves Tirat, « Circulation et commerce intérieur dans la France du XVIIe siècle », XVIIe siècle, 1966, p. 65-79.
19 Pour sa part, Cantillon évoque à la page 116 de l’Essai les « allées d’intérêts ou de profit ».
20 Montchrestien recourt également à l’image de la pompe qui impulse une partie de l’énergie à la machine économique (Traité, p. 308).
21 Voir Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 105-107.
22 Voir Traité, p. 170, 178, 185, 212, 326 et 377.
23 « […] tirer un prix incertain, qui doit néanmoins les défrayer des frais de la voiture » (Essai, p. 29) ; « La voiture des vins de Bourgogne à Paris coûte souvent plus que le vin même ne coûte sur les lieux » (p. 41) ; « […] les frais de voiture se trouveront dans le prix de la ville » (p. 66) ; « […] les marchands ou entrepreneurs des bourgs achèteront à bas prix les denrées des villages, et les feront voiturer à la capitale pour les y vendre à un plus haut prix ; et cette différence des prix paiera nécessairement l’entretien des chevaux et des valets » (p. 84) ; « […] les frais de voiture augmentent beaucoup le prix des choses qu’on transporte dans les pays éloignés » (p. 95).
24 Sur le tiers qui revient au propriétaire, il faut défalquer le prix des « voituriers qui apportent les denrées de la campagne à la ville » (p. 26), de même que la nourriture des chevaux (p. 41).
25 Voir Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, p. 88-103.
26 On retrouve la même idée chez Cantillon (Essai, p. 132).
27 « Si l’on établit dans cette même ville des ouvrages et manufactures au-delà de la consommation intérieure, pour les transporter et vendre chez l’étranger, elle sera grande à proportion des ouvriers et artisans qui y subsistent aux dépens de l’étranger » (Essai, p. 9). L’idée est reprise dans la deuxième (p. 86 et suiv.) et la troisième partie (p. 125 et suiv.) : « Lorsqu’un État échange son travail contre le produit de la terre de l’étranger, il paraît avoir l’avantage dans ce commerce ; attendu que ses habitants sont entretenus aux dépens de l’étranger. » Au sujet de la puissance, voir p. 133-134.
28 Mark Blaug, « The German hegemony of location theory : a puzzle in the history of economic thought », History of political economy, 1979, p. 11, 21, 29…
29 Clause Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité.
30 Robert F. Hebert, « Richard Cantillon’s early contributions to spatial economics », Economica, 48, 1981, p. 71-77.
31 Georges Benco, « Boisguilbert, Pierre de (1646-1714 », « Cantillon, Richard (1680-1734) », « Petty, William (1623-1687) », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Jacques Lévy, Michel Lussault éd., Paris, Belin, 2003.
32 Hubert Beguin, « La localisation des activités banales », Encyclopédie de géographie, Antoine Bailly, Robert Ferras, Denise Pumain dir., Paris, Economica, 1992, p. 515-531.
33 Denise Pumain, « Les systèmes de villes », ibid., p. 644-663.
34 Walter Isard, Location and space economy, Cambridge, Mass., MIT Press, 1956.
35 Buford Curtis Eaton, Richard G. Lipsey, « The introduction of space into the neo-classical model of value theory », Studies in modern economic analysis, Michael J. Artis, Arelino Romeo Nobay éd., Oxford, Basil Blackwell, 1977, p. 59-96.
36 Tjalling C. Koopmans, Martin Beckman, « Assignment problems and the location of economic actitivies », Econometrica, 25, 1957, p. 53-76.
37 Robert F. Hébert, « Richard Cantillon’s early contributions… », art. cité, p. 71 : « Awareness of distance leads to explicit recognition that transportation costs are economic variables affecting market prices and decisions to locate production facilities. Awareness of area leads to recognition that specific markets have geographic limits. » (Nous traduisons).
38 « Longtemps resté méconnu, Cantillon s’avère un important précurseur de l’économie spatiale ; sa vision d’ensemble du système économique apparaît beaucoup plus riche que celle de la plupart de ses successeurs immédiats, y compris Johann Heinrich von Thünen, pourtant bien plus abondamment lus et commentés », Georges Benco, « Cantillon, Richard (1680-1734) », art. cité., p. 124. Voir aussi René Teboul, Christine Cuenca, Alain Richard, La question urbaine dans l’histoire de la pensée économique, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Brian J. L. Berry, Géographie des marchés et du commerce de détail (1967), traduction française, Paris, A. Colin, 1971.
39 Johann Heinrich von Thünen, Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft und Nationalökonomie (1826), Berlin, Wiegandt, Hemple & Parey, 1875.
40 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, p. 8.
41 Pierre Dockès fait lui aussi de Cantillon « un précurseur indiscutable de Thünen » tant dans la relation entre le coût de transport et la répartition des cultures autour des villes que dans sa démarche qui consiste à partir d’« observations concrètes pour affirmer une loi économique » (L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 249).
42 August Lösch, Die räumliche Ordnung der Wirtschaft, Iena, Gustav Fischer, 1944. « L’analyse de Cantillon peut être rapprochée de celle de A. Lösch beaucoup plus récente. Cantillon est même d’une certaine mesure plus complet grâce à son étude d’une sous-région autour du bourg et l’explication de l’aire nationale par la notion de capitale, foyer de toute la nation » (Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 249).
43 Édition de référence de l’Essai, p. 85, note 3.
44 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 2.
45 « La richesse d’un Estat ne dépend pas simplement de sa large estendue, ni de l’abondance de ses peuples ; mais de n’y laisser nulle terre vague, et de disposer avecques jugement un chacun à son office » (Traité, p. 66). Montchrestien, comme dans de nombreuses autres pages, lie ici richesse et censure : « En toute administration, il n’y a point de négligence plus pernicieuse que de ne connoistre pas ceux à qui l’on commande. De paresse plus préjudiciable que de ne sonder pas à quoy plus naturellement ils sont appliquables » (ibid.).
46 « […] le plus grand traict que l’on puisse pratiquer en l’Estat c’est de ne souffrir qu’il n’en demeure aucune partie oisive » (p. 58).
47 Édition de référence de l’Essai, p. 86, note 1.
48 Des auteurs tels que Melon, Forbonnais, Gournay… ont vu dans l’établissement de manufactures à la campagne « au besoin par les soins du gouvernement » (Mirabeau) le « moyen de développer les “achats directs” de denrées » au profit de l’agriculture (c’est le cas de Galiani) ou à celui de l’industrie même par les économies de main-d’œuvre (comme Morellet).
49 Charles Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie, Paris, Sirey, 1938.
50 Édition de référence de l’Essai, p. 87, note 2.
51 Bien que proposant « une méthode de géographie urbaine » (La vie urbaine, 1922), Raoul Blanchard plaide plutôt pour une morphologie organiciste singulière, ouverte aux monographies où jouent dans le développement les facteurs géographiques, physiques et humains, les réactions aux événements historiques et les formes présentes. Voir notamment Grenoble, étude de géographie urbaine (1911), Grenoble, Didier et Richard, 1935 ; Les Alpes et leur destin, Paris, Fayard, 1958.
52 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, 1958, p. 8 et suiv.
53 William J. Reilly a proposé en 1931 (The law of retail gravitation, New York, The Knickbroker Press) un modèle jouant sur la masse différentielle et la distance de lieux pour en déterminer la potentialité commerciale. Voir à ce sujet « Reilly (loi de) » et « Gravitation », Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Roger Brunet, Robert Ferras, Hervé Théry dir., Montpellier/Paris, Reclus/La Documentation française, 1992, p. 226-227 et 384 ; Jean-Louis Margolin, « Gravitaire (modèle) », Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, ouvr. cité, p. 430 ; Brian J. L. Berry, Géographie des marchés…, ouvr. cité ; Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien, Les interactions spatiales, Paris, A. Colin, 2001.
54 Jacques Lévy, dans Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Paris, Belin, 1999, montre comment la valeur de la distance varie entre l’enclavement (les provinces éloignées sans manufactures de Cantillon ont un revenu tendant vers zéro) et la coprésence (la consommation sur place des denrées payées par la production manufacturière) selon une gestion des obstacles à l’interaction produits par la distance.
55 Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, 1958, p. 9.
56 « […] il faut que les fermiers ou laboureurs qui en conduisent le travail, résident tout proche ; autrement le temps qu’il faudrait pour aller à leurs champs et revenir à leurs maisons, consommerait une trop grande partie de la journée » (Essai, p. 4) ; on retrouve la même attention au temps pour la localisation des activités artisanales : « dans le voisinage des villes où les laboureurs peuvent aller sans perdre beaucoup de temps » (p. 5).
57 « Le propriétaire […] est l’acteur principal dans les variations qui peuvent arriver à la consommation […] s’il y a quelques fermiers, maîtres artisans, ou autres entrepreneurs accommodés, qui varient dans leur dépense et consommation, ils prennent toujours pour modèle les seigneurs et propriétaires des terres. Ils les imitent dans leur habillement, dans leur cuisine, et dans leur façon de vivre » (p. 35-36).
58 « Aussi tout dépend dans un État, des humeurs, modes et façons de vivre des propriétaires de terres principalement » (p. 27).
59 Pierre Dockès, Naissance de l’espace marchand, ouvr. cité, p. 16.
60 Compte tenu de ces facteurs, « si la terre est entièrement stérile, il n’y aura ni village, ni habitants » (Essai, p. 5).
61 Les demandes de création étaient adressées au contrôle général ou au roi par l’intermédiaire des avocats des conseils ou à l’intendant. Au terme d’une procédure à la fois lourde et coûteuse, un arrêt rédigé par le conseil de commerce, contresigné par le contrôleur général, autorisait la création d’un marché et fixait le montant des droits de hallage et de minage.
62 « […] ce ne sont point les murs qui distinguent le bourg d’avec la ville ; puisqu’il y a des bourgs murés et des villes sans murailles. Ce n’est point non plus la quantité plus ou moins grande de maisons ; car il y a de très grands bourgs & de très petites villes. La distinction de la ville & du bourg est fondée sur les droits de bourgeoisie et sur les privilèges dont jouissent les habitants d’une ville, & dont ne jouissent pas ceux du bourg […]. Le bourg, plus grand que le village, a une paroisse et quelquefois une espèce de magistrature, &, outre la foire annuelle, un marché à certains jours de la semaine. Les habitans du bourg sont en partie laboureurs, artisans ou marchands en détail », Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé Dictionnaire de Trévoux : contenant la signification et la définition tant des mots de l’une & l’autre langue, t. II, 6e édition, Paris, 1771, p. 9-10.
63 Ibid., p. 5.
64 Ibid., p. 7.
65 Voir Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France préindustrielle, Paris, EHESS, 1988.
66 « Cette proportion se règle par l’altercation […] le prix réglé par quelques uns est ordinairement suivi par les autres » (Essai, p. 67).
67 Pierre Dockès, L’espace dans la pensée économique…, ouvr. cité, p. 240.
68 François Oudot de Dainville, « Grandeur et population des villes au XVIIIe siècle », Population, 3e année, n ° 3, juillet-septembre 1958, p. 459-480.
69 « Mais alors, l’interdépendance des circuits verticaux (des dépenses) et horizontaux (des localisations) est telle que toute la circulation des flux décrite par Cantillon implique un principe de multiplicateur spatial. Les variations quantitatives et les modifications qualitatives de la demande des propriétaires fonciers déterminent, avec effet de multiplication, la nature des cultures, leur extension spatiale et, partant, le nombre et la localisation de la population », Claude Ponsard, Économie et espace, ouvr. cité, p. 10.
70 Alexandre Lemaître, La métropolitée ou de l’établissement des villes capitales, de leur utilité passive & active, de l’union de leurs parties & de leur anatomie, de leur commerce, etc., Amsterdam, Balthes Bœkholt pour Jean van Gorp, 1682 ; reproduction en fac-similé, Paris, Éditions d’histoire sociale, 1973. Voir aussi Claude Lévy, « Un plan d’aménagement du territoire au XVIIe siècle, “La métropolitée” d’Alexandre Lemaître », Population, 12e année, n º 1, janvier-mars 1957, p. 105-114.
71 Voir entre autres à ce sujet Peter Haggett, L’analyse spatiale en géographie humaine, Paris, A. Colin, 1973 ; Peter Gould, Becoming a geographer, Syracuse (New York), Syracuse University Press, 1999.
72 Voir entre autres Paul Claval, La nouvelle géographie, Paris, PUF, 1977.
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Légende | Vectorisation de l’espace en fonction des flux chez Montchrestien |
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