Version classiqueVersion mobile

Montchrestien et Cantillon

 | 
Alain Guery

Savoirs démographiques et spatiaux

Connaître le nombre des hommes chez Montchrestien et Cantillon. Le dénombrement, l’arithmétique politique et les principes du peuplement

Christine Théré

Texte intégral

1Montchrestien et Cantillon contribuent chacun dans leur registre à étendre et à renouveler les savoirs de leur temps sur la population. Leur apport respectif a déjà fait l’objet d’études devenues classiques, tout particulièrement dans le cas de Cantillon. La plupart privilégient leur analyse des rapports entre les hommes et les richesses, qui les inscrit de plein droit dans une histoire de la pensée économique. Pour relire et relier leurs œuvres, nous avons choisi de les questionner plus précisément sur la connaissance du nombre des hommes, le statut de cette connaissance et les différents moyens de l’acquérir. Les deux textes autorisent un tel questionnement : chacun y apporte tour à tour des réponses et ils ont en commun d’y parvenir, plus que dans tout autre domaine semble-t-il, en s’appropriant pour les prolonger ou les rejeter certains des travaux antérieurs sur le domaine. Rendre plus lisible et plus intelligible cet aspect de leur discours est un des premiers objectifs de notre travail : en effet, les emprunts de Montchrestien à Bodin ont été reconnus de longue date sans pour autant faire l’objet d’une analyse approfondie ; l’influence de Petty sur Cantillon, pour reprendre une formulation classique, a été principalement envisagée en positif, alors qu’elle s’exerce tout autant en négatif.

2Montchrestien expose longuement les mérites du dénombrement. Ce dernier relève de la censure dont il s’attache à démontrer la nécessité et l’utilité. L’estimation du nombre des habitants est étroitement liée à l’art du bien gouverner. Gouverner, c’est connaître et, en matière démographique, le recensement, tel que l’auteur l’appelle de ses vœux, répond parfaitement à la volonté d’acquérir un savoir à des fins « politiques ». Le traité de Montchrestien renferme aussi un ensemble de considérations plus générales sur la population, disséminées au fil du texte, qui témoignent d’autres formes de connaissances que le dénombrement.

3Cantillon aborde la connaissance du nombre des hommes d’un tout autre point de vue que Montchrestien. Parvenir à acquérir un compte exact des habitants n’entre pas dans son projet savant. Comme l’art du bien gouverner en est exclu, l’auteur ne fait aucune allusion à l’utilité des dénombrements. Mais il s’interroge longuement sur la fiabilité des estimations sur le nombre des hommes que peut procurer l’arithmétique politique, du moins celles qui tentent d’apprécier son évolution dans le temps et de mesurer sa croissance. S’il discute peu des possibilités de déterminer par d’autres voies que le dénombrement la quantité d’habitants qui occupent un lieu, il tend à lui opposer une analyse des facteurs qui influent sur la multiplication des hommes où la quantification apparaît dès lors ramenée à l’essentiel, la preuve de l’existence d’un rapport entre deux variables, d’une proportion, plus que la valeur numérique, les quantités issues du calcul.

4Rappelons que ni Bodin ni Cantillon n’emploient le terme « population » dont l’usage a disparu en français (et en anglais) avant de ressurgir dans les années 1750, avec une double acception, ensemble quantifiable des habitants d’un lieu et action de peupler. Cependant, le traité de Cantillon joue indéniablement un rôle dans l’évolution du vocabulaire spécialisé : ce sont en effet ses éditeurs – les membres du cercle de Gournay – et un des premiers lecteurs de son manuscrit, Mirabeau, qui implantent et répandent le mot « population » dans la littérature savante.

LA CENSURE SELON MONTCHRESTIEN

  • 1 « Une seule chose te manque, ô grand Estat ; la connoissance de toy-même, et l’usage de ta force », (...)

5Montchrestien énonce à plusieurs reprises la nécessité pour un grand État de se connaître lui-même1, autrement dit pour faire bon usage de sa force, de savoir comment employer les hommes au mieux de leur compétence et de leurs inclinations. La bonne administration doit veiller à ce que chacun occupe l’emploi le plus utile à la communauté et celui qui lui convient. Rien de pire dans un royaume que des hommes désœuvrés « vagans jour et nuict de çà-de là ». L’auteur évoque pour la première fois une forme de censure au sujet de ces sans-emploi qui se multiplient :

La loy d’Égipte par laquelle un chacun estoit obligé à quelque profession, et à rendre conte une fois l’an devant le magistrat de quoy il vivoit, fut bien inventée. Et qui la pourroit mettre en pratique en ce Royaume en tireroit un fruict inestimable. C’est principalement en ce point qu’un peu de censure nous seroit nécessaire. (p. 62)

  • 2 De ce point de vue, les conclusions de Thomas Berns sur les politiques de recensement préconisées p (...)

6Cette connaissance si essentielle est du ressort du prince, elle s’inscrit dans le prolongement de la connaissance de sa propre personne et de l’étendue de sa charge. Elle relève de ses « soins principaux ». Connaître le nombre des hommes appartient donc à l’art du bien gouverner et le seul moyen de l’acquérir envisagé par Montchrestien reste entre les mains du monarque. Ce dernier partage-t-il cette connaissance avec ses sujets ? Si l’opération de la censure induit indéniablement une certaine publicité, la connaissance globale du royaume et de ses forces paraît toujours appartenir en propre au souverain, dans l’esprit de Montchrestien, et à ceux auxquels il confie mission2.

  • 3 Voir la contribution de Jean Andreau, « Les allusions à l’Antiquité dans le Traité de Montchrestien (...)
  • 4 Jean-Claude Perrot, « Les économistes, les philosophes et la population », Une histoire intellectue (...)
  • 5 Comme l’atteste ci-dessous une erreur qu’il conserve, Montchrestien a utilisé l’édition originale d (...)

7Montchrestien cite volontiers Aristote, Tite-Live ou encore Florus pour souligner tous les mérites de la censure3. Les a-t-il vraiment consultés ? L’auteur s’appuie en effet très largement sur sa principale source, Bodin, au point qu’il s’avère bien difficile de démêler ce qui peut lui revenir en propre, ou être emprunté à d’autres textes. Bodin n’avait pas toujours défendu le bien-fondé des dénombrements. Jean-Claude Perrot avait pointé son revirement à leur égard : dans sa Méthode de l’histoire (1566), il les regardait encore comme une impiété et les jugeait trop dangereux, car susceptibles de provoquer des troubles sociaux4. Montchrestien connaissait-il cet ouvrage de Bodin ? Peut-être pas. Comme toute une génération d’auteurs sous le règne de Henri IV, puis de son fils, c’est dans Les six livres de la République (1576) qu’il puise matière à réflexions et arguments à faire valoir pour instituer la censure. Il reprend à plusieurs reprises quasi verbatim des passages entiers tirés du premier chapitre du livre VI, « De la censure »5.

  • 6 Montchrestien reste proche de sa source ; Jean Bodin, La République, p. 602 : « Censure en bons ter (...)

8Le dénombrement des sujets, le cens des personnes, relève donc de l’exercice de la censure. Cependant ce n’est pas là son seul objet, ni d’ailleurs le premier évoqué par l’auteur : le meilleur usage de la censure est de « conformer [les] subjects au vray but de l’honneur et du devoir », de préserver le « bon ordre » dans la société, de « réformer les abus et réprimer les vices » (p. 229-230). La censure sert d’abord à endiguer et à tarir tous les ferments de la corruption des mœurs, dont Montchrestien dénonce sans cesse les funestes progrès dans le royaume tout au long de son ouvrage. Pour la définir plus précisément, il rappelle d’ailleurs que son premier usage dans l’Antiquité s’entend « en bons termes » comme « l’estimation du revenu d’un chacun »6. Quand il aborde le volet plus démographique de l’opération, il associe toujours étroitement ce qu’apporte la connaissance de l’état de la population et celle des biens qu’elle possède.

9Qui doit exercer la censure dans une monarchie comme la France en 1615 ? Selon Montchrestien, l’idéal serait que le roi l’exerce lui-même à l’imitation de Jules César et de son successeur, Auguste. Le conquérant de la Gaule est dépeint prenant la peine de se rendre en personne de maison en maison. Faute de suivre les traces de Jules César, le roi de France peut déléguer la lourde tâche, à la condition expresse d’en toujours conserver la principale autorité. Montchrestien lui présente alors en quoi consistent les attributions du censeur romain qu’il conviendrait d’instaurer :

[…] de faire et recevoir le dénombrement des biens et des personnes, d’affermer le Domaine de la République, les imposts, gabelles et péages. De réprimer les abus, dont comme d’une hidre, ils [les censeurs] retranchoient les testes, à mesure qu’elles naissoient. D’instituer et destituer les Sénateurs. De casser les gens des Ordonnances et de l’ordre de la Chevalerie. De censurer et noter la vie et les mœurs de chacun. Et finallement d’avoir la surintendance des finances. Grandes charges ! Et toustefois deux hommes suffisoyent à tout cela, en un tel Empire ! (p. 239)

  • 7 Ibid., p. 609. Rappelons que les censeurs romains n’avaient aucune charge comparable à la surintend (...)

10Vaste programme, en effet, où l’auteur mêle allègrement charges antiques et plus contemporaines, comme l’avait fait Bodin. Très fidèle ici à sa source, il s’est contenté de mentionner en dernier lieu la surintendance des finances, afin de mieux attirer d’emblée l’attention du lecteur sur la charge existante qu’il jugeait la plus compatible avec l’exercice de la censure au nom du roi, mais sans reprendre les arguments que donnait Bodin pour le justifier7.

  • 8 Il y a eu des dénombrements locaux entre 1568 et 1585 que Bodin et Montchrestien auraient pu invoqu (...)
  • 9 Voir Jean Bodin, La République, p. 603. Le passage est corrigé dès l’édition suivante des Six livre (...)
  • 10 Saint Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre IX, François Guizot éd., Paris, Brière, 1823, t (...)

11Montchrestien a besoin de références historiques et de modèles convaincants pour souligner tous les avantages à attendre de la censure. Est-ce qu’une institution, certes créée par un roi, Servius Tullius, mais dont la pratique s’est développée sous une république et poursuivie sous un empire, peut être mise en œuvre dans une monarchie comme celle de la France ? La question n’est pas anodine. Bodin avait montré que des formes de censure avaient subsisté depuis l’Antiquité, et en particulier en France. Montchrestien reprend en partie les mêmes exemples, les enquêtes fiscales lancées sous François Ier et Henri II, l’existence de censeurs à Gênes, Luques et à Venise au siècle précédent. Bodin avait ajouté le cas de Genève dans son édition de 1583. Montchrestien ne fait lui aucune allusion à la cité protestante, tandis qu’il signale en contrepartie un inventaire général des joyaux et de la vaisselle d’or et d’argent entrepris dans un royaume catholique, l’Espagne. Peu d’exemples concernent des dénombrements, Montchrestien n’apporte aucun complément à ce sujet8. Un seul recensement, répertorié par les deux auteurs, comportait les deux volets : « […] le Roy Childebert, à l’instance et persuasion de l’Évesque de Tours Euphronius, fist un Édict par lequel il ordonna qu’on levast le nombre des subjects et la quantité du revenu d’un chacun » (p. 234)9. L’expérience mérovingienne constitue le premier exemple d’un usage « moderne » de la censure, et qui plus est « en ce royaume ». Mais Montchrestien reproduit l’interprétation erronée de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours qui figurait dans la première édition des Six livres de la République, alors qu’il s’agit d’un chapitre majeur dans son argumentaire. C’est en effet Marovée, l’évêque de Poitiers, qui fut à l’origine d’une telle opération dans sa ville en 589, et non l’évêque de Tours10.

12Montchrestien admet par ailleurs que la censure issue du modèle romain doit être quelque peu adaptée :

[…] quoyque la forme de vostre gouvernement ne souffre pas de la faire revivre avec une telle authorité qu’elle gagna par trait de temps à Rome, vous ne la devez pas en tout et partout rejetter. […] Donnez-luy la forme que vous jugerez propre, le nom que vous penserez convenable, la borne d’authorité que vous advizerez raisonnable. (p. 229-230)

  • 11 Sur Bodin et le caractère non juridictionnel de la censure, voir Thomas Berns, Gouverner sans gouve (...)
  • 12 Voir Jean Bodin, La République, p. 610-611.

13L’essentiel est dans ce dernier point. Montchrestien évacue la question du caractère juridictionnel ou non de la charge de censeur que Bodin a résolue : la censure est un moyen d’entretenir les vertus qui nourrit « l’honneste honte » et donne « une juste appréhension de l’ignonomie », elle réprime les abus et les vices « sans y employer la rigueur des punitions » (p. 229)11. Si la censure est parfaitement compatible avec l’exercice de la souveraineté royale, son volet répressif, le contrôle des mœurs, en particulier au sein même des familles, ne va cependant pas de soi : Montchrestien s’attache à en montrer le bien-fondé avec plus d’insistance que Bodin, même si, là encore, il lui emprunte l’essentiel de son argumentaire. Le principal discours du magistrat qu’il fait sien concerne les crimes et les vices qui échappent à la justice royale (la perfidie, le parjure, l’ivrognerie, le jeu, la débauche, l’adultère). Il s’agit de compenser les bornes mises à la puissance maritale et paternelle qui laissent désormais impunies tant de fautes au sein des familles (p. 231)12. Sur ce dernier aspect, notons que Montchrestien, contrairement à Bodin, s’intéresse aux droits de ceux soumis à l’autorité d’un tiers : si la censure protège les maris qui subissent le « mauvais gouvernement » de leurs épouses sans pouvoir les punir, elle doit aussi procurer aux femmes le moyen de dénoncer les sévices qu’elles endurent, aux serviteurs de ne plus être rudoyés par leurs maîtres, aux vassaux de se protéger des violences de leurs seigneurs. Parmi les autres comportements réprouvables à censurer, Montchrestien insiste enfin sur les dépenses somptuaires en vêtements, nourriture, logement et mobilier.

  • 13 « Institution et statuts de l’ordre de Saint-Michel, Louis XI à Amboise, le 1er août 1469 », Ordonn (...)
  • 14 Bodin abordait lui la question ; voir La République, p. 613-616.

14Montchrestien enrichit surtout le discours de Bodin au sujet de la souveraineté du roi en matière de bonnes mœurs et des devoirs que cela implique. L’auteur rappelle en effet que dans le passé les monarques français se soumettaient à une forme de censure en tant que « souverain chef » de l’ordre de Saint-Michel. Montchrestien se réfère au 38e article des statuts de cet ordre de chevalerie créé par Louis XI en 146913. L’« examen » annuel des membres de l’ordre porte sur les paroles et les actes qui allaient à l’encontre de « l’honneur, la renommée, l’estat et devoir de chevalier ». Les frères dénoncent, alors qu’il est sorti de la salle, les fautes éventuellement commises par le membre de l’ordre dont la conduite est examinée. Le souverain s’y pliait à son tour, d’une part, du fait que le modèle d’une vie louable et vertueuse doit venir des « plus grands », et de l’autre, pour préserver le caractère fraternel et égalitaire de l’ordre. Cet exemple, absent chez Bodin, vise à mieux ancrer le caractère universel de la censure dans une société d’ordres et de privilèges. Si le roi s’y soumet, nul sujet ne peut arguer de son rang pour refuser la censure. En outre, Montchrestien considère que le monarque doit être le second de Dieu dans son royaume, le rempart contre l’impiété et la « semence maudite de l’irréligion ». Ce faisant, il passe entièrement sous silence le rôle de l’Église dans le contrôle des mœurs et de la foi alors que les officialités avaient notamment la haute main sur les blasphèmes14.

15Montchrestien, comme d’ailleurs Bodin et d’autres auteurs, justifie plus longuement l’exercice de la censure en montrant l’utilité de disposer, dans un État, de la description des biens de chacun et du dénombrement des personnes. Son utilité, de ce point de vue, est commune aux républiques et aux monarchies, elle ne dépend pas de la forme du gouvernement. Montchrestien expose d’abord les trois principales raisons qui plaident en faveur d’un recensement des biens et des revenus.

16Sa première utilité est fiscale. La déclaration des biens et des revenus est non seulement utile, mais nécessaire, car Montchrestien insiste sur le caractère équitable et proportionnel que doit revêtir l’imposition. La répartition des charges ne doit pas accentuer les inégalités sociales ni mettre en péril la paix civile. L’auteur se montre soucieux de répondre aux doléances des pauvres contre les riches. La censure permet également d’améliorer l’administration fiscale, de diminuer les contestations et les procès, et surtout de réfréner les abus des officiers chargés de l’assiette et de la collecte de l’impôt.

17En second lieu, la censure apporte toute la transparence voulue sur l’origine des fortunes. Elle met au jour les biens frauduleusement acquis, les héritages indûment perçus, les revenus issus de pratiques moralement condamnables, tels l’usure et le jeu. Montchrestien là encore donne libre cours à toutes les suspicions que lui inspire l’enrichissement de ses contemporains… Il s’agit de diminuer le nombre de procès et de limiter les occasions de litiges. La censure vise surtout les « larrons publiques » et les « usuriers manifestes ». En fait, il fait sien à maintes reprises sur ce chapitre le discours de Bodin.

  • 15 Montchrestien aborde la question des pauvres et la nature de l’assistance à leur fournir à plusieur (...)
  • 16 Bodin signalait seulement que la censure révélerait l’extrême pauvreté des uns et l’excessive riche (...)

18Enfin et surtout, la censure constitue un excellent moyen « pour discerner et connoistre les vrays pauvres ». Dès les premières pages du Traité, Montchrestien avait stigmatisé les vagabonds « robustes de corps, en plaine fleur de l’âge et de santé » qui profitent indûment de la charité. Cette dernière doit être réservée aux véritables indigents que la vieillesse, la faiblesse ou la maladie empêchent de se procurer par eux-mêmes leur subsistance. À leur égard Montchrestien estime que ses contemporains ont oublié leur devoir, et il incite le roi à les rappeler à l’ordre. Outre les aumônes traditionnelles qu’il convient de restaurer à bon escient, l’auteur suggère plusieurs moyens de secourir efficacement ceux qui y ont droit et que l’on prive abusivement de secours. Si les dons s’avèrent insuffisants pour alimenter les finances des hôpitaux et des bureaux des pauvres, il propose d’instaurer des « contributions » sur les profits réalisés entre autres par les artisans, les receveurs des péages, ou encore les négociants lorsqu’ils concluent un marché de plus de 50 ou 60 livres (p. 62, p. 237-238)15. Cependant, la multiplication des pauvres appelle aussi des remèdes plus radicaux aux yeux de Montchrestien, telle la colonisation de nouveaux territoires. Il étend ainsi l’utilité de la censure à une question cruciale pour le maintien de la paix sociale, utilité que Bodin n’avait pas développée16. La reconnaissance des « vrays pauvres » s’inscrit aussi implicitement dans un autre registre de la censure dont l’auteur fait état et que nous évoquons plus loin : savoir quel métier chacun exerce et quelle est l’origine de ses revenus.

  • 17 Le rythme quinquennal fut surtout observé entre 230 et 154 avant J. -C. Voir Jean Andreau, « Cens, (...)
  • 18 Rien ne prouve que Montchrestien ait consulté lui-même Florus. Bodin avait reproduit l’essentiel de (...)
  • 19 Nous nous fondons sur les chiffres reproduits par Bodin.
  • 20 Montchrestien (Traité, p. 240) reprend fidèlement les chiffres donnés par Bodin (La République, p. (...)

19Montchrestien développe dans un second temps les mérites du cens des personnes. Ce volet de la censure n’est donc pas plus – voire moins ? – acceptable d’emblée par le roi et ses sujets puisqu’il faut le fonder soigneusement. L’auteur organise son discours en trois parties. La première consiste en un exposé historique et critique des dénombrements effectués à Rome par Auguste et ses prédécesseurs. Montchrestien emprunte comme d’ordinaire une large partie de son récit à Bodin ; il a peut-être consulté Florus et plus sûrement Tite-Live. En matière de dénombrement, l’héritage de Rome reste incontournable. L’auteur met l’accent sur la périodicité du cens des personnes, entrepris à trois reprises sous Auguste et qui avait lieu tous les cinq ans à l’époque de la République17. Seules les guerres venaient entraver son déroulement. Implicitement, il fait valoir la nécessité d’instaurer une régularité dans les opérations et l’insuffisance des recensements entrepris ponctuellement. Montchrestien ne se montre pas très friand de chiffres et renvoie le lecteur à Florus18. Il s’en tient en effet à un seul résultat, « 450 M. Citoyens », qui correspond au niveau de population le plus élevé comptabilisé. Notons qu’il précise retenir non pas « le plus haut » des lustres, mais « les plus hauts », suggérant ainsi qu’il prend en compte non une proportion exceptionnelle, mais un nombre d’habitants plus communément atteint (p. 239). Or, il n’en est rien : les 450 mille citoyens sont recensés une seule fois, au dernier lustre avant les guerres puniques ; lors des deux précédents ils étaient environ 390 mille, au suivant seulement 150 mille19. Montchrestien se désintéresse de cette chute brutale du nombre des citoyens romains alors que tout le commentaire de Bodin portait au contraire sur la baisse de la population romaine et la façon de la mesurer. S’il évoque ensuite les pertes essuyées contre Hannibal, il les insère dans une discussion très sommaire sur les catégories de personnes comprises dans les recensements : il avance que non seulement les veuves et les orphelins, mais encore les « bourgeoises romaines » étaient toujours exclus, hypothèse que Bodin, se fondant sur Tite-Live, retenait seulement pour le septième lustre. S’il précise que les esclaves étaient comptés avec les biens meubles, il ne dit rien sur leur nombre éventuel à Rome et se contente de mentionner ce qu’ils représentaient à Athènes20. Il signale enfin que l’âge requis pour être recensé diffère d’une tradition à l’autre : 14 ans à Athènes, 19 ans à Rome. Autrement dit, Montchrestien se préoccupe peu de critiquer la validité des informations transmises par les sources antiques sur l’histoire des populations de leur temps. Peu lui importe de savoir si elles ont traversé des crises qui pourraient se reproduire. Il s’efforce d’en retirer des enseignements techniques sur les opérations censitaires, en particulier la part variable de la population que ces dernières peuvent comptabiliser selon les critères retenus.

  • 21 Sixième roi de Rome (578-535 avant J. -C.). Les historiens actuels considèrent que Tite-Live, Cicér (...)

20L’auteur présente de façon plus détaillée, d’après Tite-Live, le premier recensement romain, établi par le roi Servius Tullius21. Ce faisant, il livre une sorte de matrice pour répertorier les données qui peuvent être collectées lors d’une telle opération :

  • 22 Bodin n’avait pas traduit le passage et l’avait cité en latin (La République, p. 609).

[Servius] voulut que tous les citoyens (chacun en sa Tribu, classe et centurie) comparussent devant ceux qui en avoyent commission, afin de déclarer leur nom, celuy de leurs femmes, enfans, libertins, et esclaves, leur âge, le lieu de leur demeure, le meuble qu’ils avoient, et le revenu qu’ils possédoient. (p. 232-233)22

21Nul citoyen n’y échappe cette fois et c’est la règle que l’auteur entend sans doute mettre en lumière. Redoute-t-il qu’une partie des sujets du monarque français renâcle et réclame des privilèges sur le pied de ceux qu’ils possèdent par ailleurs ?

  • 23 Montchrestien signale seulement que sous l’Empire les colonies « apportoient à Rome leurs papiers C (...)
  • 24 Jean Bodin, La République, p. 604.
  • 25 Voir Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement… », art. cité, p. 30.

22À partir des déclarations des chefs de famille, telles qu’il les décrit, il est possible d’évaluer la population générale, la population masculine et féminine (le nom des enfants permet de les répartir), la structure selon le statut matrimonial et l’appartenance sociale. Reste l’âge : Montchrestien ne le reprécise pas ici et surtout, pour l’épouse et les enfants, ce qu’il nous dit n’autorise pas à en conclure qu’il soit mentionné en sus du nom. Il ne commente d’ailleurs pas l’intérêt des données démographiques ainsi collectées, car il a surtout en vue dans ce passage l’estimation des revenus. Quoi qu’il en soit, Montchrestien ne s’intéresse pas à la seconde étape de la censure, la répartition des recensés entre les catégories et l’établissement de listes ou de rôles, une fois recueillies les informations des déclarations23. Par ailleurs, il néglige une autre forme d’enregistrement instaurée par Servius à laquelle Bodin faisait lui allusion. Ce dernier évoquait en effet les offrandes que les citoyens devaient faire à trois déesses différentes pour célébrer chaque naissance (temple de « Juno Lucina »), majorité atteinte par un enfant à 17 ans (temple de « Juventa ») et décès (temple de « Vénus Libitine »). Servius aurait emprunté ces cérémonies aux peuples d’Orient. Bodin les associait au « rachat biblique » imposé par l’Éternel « pour oster l’impiété des payans [paiëns] »24. Ces fêtes ne semblent pas être seulement des rites religieux et elles ne doivent pas être confondues avec le lustrum, le sacrifice final qui marquait la fin d’un recensement. Les sommes versées pour chaque événement démographique permettaient de les comptabiliser25.

LES « DESCRIPTIONS DE PEUPLES » DANS LA BIBLE

  • 26 Nicolas Montand, Miroir des françois, s. l., 1581. Montand évoquait seulement la censure à Rome.

23Après la tradition romaine qui lui procure des arguments décisifs, Montchrestien s’aventure sur un terrain bien plus délicat dans l’Occident chrétien. En matière de dénombrement, la Bible lègue un message ambigu, auquel il convient de donner un tour positif. Comment convaincre le roi d’entreprendre un recensement s’il existe un commandement divin qui le proscrit ? N’est-ce pas finalement entretenir la suspicion que d’en débattre l’existence ? Bodin s’est plié à l’exercice dans sa République ; il n’ignorait pas les accusations d’impiété qui pouvaient être lancées contre les dénombrements pour en avoir lui-même proféré de semblables quelques années plus tôt. Il est toutefois moins disert sur le sujet que Montchrestien. Un auteur comme Montand n’avait pas jugé nécessaire de rouvrir le dossier26. Montchrestien se démarque ainsi de ses contemporains par les longs commentaires que lui inspirent les Écritures.

  • 27 La Bible procure en outre une justification du caractère fiscal qui accompagne le recensement. Mont (...)

24La Bible renferme trois recensements. Les deux premiers, effectués sous l’égide de Moïse, sont relatés dans le quatrième livre de Moïse dit les Nombres (I-III, XXVI). Le plus ancien a lieu après la sortie de l’Égypte, dans le désert du Sinaï, le second quarante ans plus tard. L’épisode critique se rapporte à David et il en existe deux versions, l’une dans le deuxième livre de Samuel (XXIV, 1-10), l’autre dans le premier livre des Chroniques (XXI, 1-17). Montchrestien parle désormais de « description de peuples » et il insiste naturellement sur l’expérience de Moïse. Ce dernier est présenté comme le « grand et sain Législateur » qui administra la « République des Israélites » pendant quarante ans, et non comme un prophète. Le jeune Louis XIII peut ainsi l’imiter pour gérer son royaume. Moïse a réalisé les premières descriptions de peuples « suivant le commandement de Dieu » et il leur a donné la forme « la plus parfaite qui fût jamais » (p. 240)27. Les Romains n’ont finalement rien inventé… Montchrestien mentionne quatre opérations dont trois relèveraient du premier commandement et la dernière du deuxième selon son interprétation.

La première, qui fut générale pour toute la congrégation du Peuple, fut faite par les Tribus et familles de ceux-là seulement qui estoient capables de porter les armes, depuis 20 ans et au-dessus. En laquelle il y a apparence que les sexagénaires n’estoient point compris. Il s’y trouva de conte fait 630 550 hommes. La seconde, et par le mesme commandement, et depuis le mesme âge, fut fayte après l’expiation par le sang de ceux qui avoient paillardé avec les filles de Moab. La troisième fut des premiers nais des Lévites et des autres enfans d’Israel, depuis un mois et au-dessus, qui monta en tout 552 550 hommes. La dernière fut 40 ans après la première, lorsque tous ceux qui estoient sortis d’Égipte furent morts, hormis Moyse ; Calep et Josué. En ceste-cy (où l’on comprit aussi les Lévites) on fit estat de 634 773 personnes, sans conter les femmes, les esclaves, les vieillards, et les jeunes au-dessous de 20 ans (qui estoient pour le moinq, deux fois autant). (p. 240)

25Le récit de Montchrestien s’écarte sensiblement des textes bibliques et de la lecture que Bodin en avait faite. La distinction des trois premières descriptions de peuple repose manifestement sur une confusion. La première évoquée correspond bien au recensement général ordonné par l’Éternel à Moïse :

  • 28 Toutes les citations de la Bible sont tirées de l’édition protestante Bruxelles, Société biblique b (...)

Faites le dénombrement de toute l’assemblée des enfants d’Israel selon leurs familles, selon les maisons de leurs pères, en les comptant nom par nom ; savoir tous les mâles, chacun par tête ; depuis l’âge de vingt ans et audessus, tous ceux d’Israel qui peuvent aller à la guerre, vous les compterez suivant leurs troupes, toi et Aaron. (Nombres, I, 2-3)28

  • 29 « […] ceux, dis-je dont on fit le dénombrement furent six cent trois mille cinq cent cinquante » (N (...)

26L’âge auquel un homme n’est plus en mesure de porter les armes n’est pas fixé ; Montchrestien reprend prudemment le seuil de 60 ans communément avancé. Le « conte fait » de 630 550 hommes est erroné. La Bible donne en effet 603 55029. La même inversion se trouvait chez Bodin, et Montchrestien l’aurait ainsi reproduite sans la confronter à ses autres sources, à commencer par l’Ancien Testament qu’il a pourtant relu pour la suite de ses calculs.

27L’allusion à un second dénombrement effectué selon les mêmes règles, et toujours selon le premier commandement, est une curieuse interprétation du chapitre XXV des Nombres. Les différentes opérations qui concernent les tribus comptabilisées à part s’achèvent au chapitre V. Le décompte des morts dus à une punition divine n’entre pas vraiment dans les dénombrements ordonnés à Moïse. Montchrestien passe d’ailleurs sous silence une précédente plaie qui entraîna 14 700 décès, non compris « ceux qui étaient morts pour le fait de Coré » (XVI, 49). Les événements qu’il mentionne sont retracés dans le chapitre XXV : « Alors Israel demeurait en Sittim et le peuple commença à paillarder avec les filles de Moab. […] Or il y en eut vingt-quatre mille qui moururent de cette plaie » (XXV, 1-9). Le second recensement général intervient juste après, dans la plaine de Moab :

Or, il arriva après cette plaie-là, que l’Éternel parla à Moïse et à Eléazar, fils d’Aaron le sacrificateur, en disant : « Faites le dénombrement de toute l’assemblée des enfants d’Israel, depuis l’âge de vingt et au-dessus, selon les maisons de leurs pères ; savoir, tous ceux qui peuvent aller à la guerre. » (Nombres, XXVI, 1-2).

28Le verset 4 réitère l’exigence qu’il soit établi conformément au précédent, entrepris après la sortie d’Égypte. Montchrestien en fait la quatrième et dernière opération voulue par Dieu et exécutée selon ses directives. Comme quarante ans plus tôt, les Lévites, gardiens du tabernacle, ont été dénombrés dans un second temps et selon des normes différentes : ils « furent vingt-trois mille tous mâles depuis l’âge d’un mois et au-dessus » (XXVI, 62).

  • 30 C’est le nombre donné dans la Bible (Nombres, XXVI, 51).

29Si on procède comme l’auteur en les ajoutant aux 601 730 personnes recensées parmi les enfants d’Israel30, on obtient 624 730 individus et non 634 773… Bodin aboutissait à un résultat plus proche des sources, soit 624 773 ; il pourrait plutôt s’agir d’une coquille dans le Traité que d’une faute de calcul imputable à son auteur. Tous deux additionnent donc sans vergogne des populations recensées selon des critères d’âge différents. Cependant dans le cas de Montchrestien, l’amalgame repose sur une mauvaise interprétation des textes concernant les Lévites puisqu’il prend soin de repréciser que les jeunes au-dessous de vingt ans, comme les vieillards et les femmes sont exclus. La mention des esclaves relève sans doute d’une « romanisation » du recensement hébreu. Enfin, l’auteur tente d’évaluer justement ce que représentent les non-recensés. Les hommes dénombrés constituent selon lui un tiers du peuple d’Israël. Son traitement profane de l’histoire sacrée est-il encore audacieux pour l’époque ? Quoi qu’il en soit, il ne se risque pas à donner une estime chiffrée de la population élue.

  • 31 Si l’on reprend les chiffres donnés dans la Bible, 22 000 ajoutés à 603 550 donnent 625 550.

30Montchrestien procède à des calculs plus inédits à partir, dit-il, du recensement des premiers-nés qu’il considère – à tort – comme la troisième description de peuple, alors que l’opération sert à déterminer combien d’âmes devront être rachetées à Dieu. Après le dénombrement général et celui des Lévites entrepris dans le Sinaï, l’Éternel ordonne à Moïse de compter « tous les premiers-nés mâles des enfants d’Israel depuis l’âge d’un mois et au-dessus » (Nombres, III, 40) et il en recense 22 273 (III, 42). Il lui prescrit ensuite de prendre pour Lui les 22 000 Lévites (III, 39) au lieu de tous les premiers-nés d’Israël, reste ainsi 273 enfants à racheter (III, 46). Comment Montchrestien parvient-il au chiffre de 552 550 ? Lorsqu’il écrit « qui monta en tout », il est possible qu’il veuille additionner les 630 550 personnes du premier dénombrement à celles obtenues dans le troisième et qu’il songe alors non pas aux premiers-nés, mais aux Lévites. Il aurait cherché ainsi à comparer la même population à quarante ans d’intervalle. Si telle était son intention, le compte exact est 652 55031. Là encore, il pourrait s’agir d’une faute d’impression.

  • 32 Nous avons utilisé l’édition moderne fondée sur la traduction de Robert Arnauld d’Andilly : Histoir (...)
  • 33 La BNF possède les ouvrages suivants du théologien : Postilla super psalterium, Venise, 1496 ; Post (...)

31Pour expliquer la punition infligée à David et laver le dénombrement d’un peuple de toute trace d’opprobre, Montchrestien convoque des « sacrés interprettes » et en cite nommément deux : Josèphe et le cardinal Hugo de Sancto Charo. L’historien Flavius Josèphe, né à Jérusalem en 37 après J. -C. et qui était au service de Rome, ne peut guère être regardé comme un interprète sacré. Bodin l’avait déjà mobilisé, et Montchrestien ne l’a peut-être pas lu directement. Les Antiquités judaïques retraçaient l’histoire du peuple juif jusqu’à la prise de Jérusalem ; Josèphe s’y efforçait de mettre à la portée des gentils les passages des Écritures les plus obscurs ou les plus blessants pour eux. La censure, en vigueur chez les Romains, en fait partie ; elle ne devait pas faire l’objet d’un anathème32. Le cardinal Hugues de Saint-Cher (1200-1263) est un théologien du XIIIe siècle dont les commentaires sur la Bible ont fait l’objet de différentes éditions.33

  • 34 « Aussi les sacrés interprettes nottent là-dessus que ceste punition n’arriva pas pour une chose la (...)

32La démonstration de Montchrestien s’articule autour de trois points principaux. Ce n’est pas le dénombrement en lui-même que Dieu réprouve puisqu’il en avait expressément ordonné un à deux reprises à Moïse. Ce premier argument ne fait l’objet d’aucune discussion, inutile puisque les « sacrés interprettes » l’ont déjà énoncé. L’auteur se garde de laisser entrevoir un possible revirement divin en la matière, qui écornerait au passage l’infaillibilité du Créateur, et se refuse à envisager qu’en l’occurrence ses voies aient pu être impénétrables. Le dénombrement effectué par David est durement sanctionné pour deux raisons : parce qu’il est entrepris sans cause, parce qu’il contrevient à la loi de l’Éternel34. Montchrestien justifie ainsi ses deux thèses :

Car premièrement, elle [cette chose, le dénombrement] avoit esté entreprise par une tentation d’orgueil. Secondement, on y obmettoit le comandement formel qui portoit, sous menace de playe à venir, que, quand on lèveroit le nombre du peuple, chacun offrist à Dieu deux dragmes d’argent pour son âme (comme le texte de la loy y est exprès ; et Josèphe aussi l’a très bien remarqué). Tiercement, il y eut une faute (que le cardinal Hugo adjouste fort à propos), qui fut de commander une description universelle de tout le peuple. Dieu ne la permettant que depuis 10 ans et au-dessus, pour ce qui estoit du sexe masculin, où estoit comprise, par conséquent, la Tribu de Lévi que Dieu avoit notamment deffendu à Moyse d’y estre employée. (p. 241)

  • 35 Jean Bodin, La République, p. 604 ; Flavius Josèphe, Histoire ancienne des Juifs…, ouvr. cité, p. 2 (...)
  • 36 Bodin ajoute ce second argument dans l’édition latine (1586) de son ouvrage : voir Thomas Berns, Go (...)

33Dans l’édition française consultée par Montchrestien, Bodin faisait de l’absence de rachat la seule (et suffisante) faute commise par David, selon l’interprétation donnée par Flavius Josèphe35. Montchrestien met en avant la justification augustinienne de l’orgueil du roi et il revient plus loin sur sa responsabilité directe36. Dieu condamne moins l’entreprise que les « fastes » qu’en retire son initiateur. David est comparé à Nabuchodonosor : la construction de Babylone « n’estoit pas de soy désagréable à Dieu, mais la superbe insolente de ce Monarque qui en prenoit matière d’une gloire excessive et démesurée » (p. 241). Le conseiller du prince instruit son souverain des dangers qu’il encourt s’il verse dans l’outrecuidance, la griserie qui naît de se voir commander à un tel nombre d’hommes. C’est la vanité qui conduit ainsi David à ordonner un recensement universel contraire aux règles divines. Montchrestien souligne que Joab exécutait les ordres du roi « à regret » et que la colère de l’Éternel s’abattit sur Israël avant qu’il n’ait eu le temps de compter la tribu de Lévi et celle de Benjamin alors qu’il en avait la « charge expresse ». Il s’appuie sur le cardinal Hugo pour interpréter les Écritures en ce sens, diminuer ainsi la portée de l’interdit et, au passage, valoriser la fonction de conseiller du prince. Si l’on se réfère aux textes sacrés, qu’en est-il d’une telle lecture ?

34Le deuxième livre de Samuel met clairement en cause l’orgueil de David que Joab tente en vain de contenir : « Que l’Éternel ton Dieu, veuille augmenter ton peuple autant et cent fois autant qu’il est maintenant, et que les yeux du roi, mon seigneur, le voient ! Mais pourquoi le roi, mon seigneur, prend-il plaisir à cela ? » (XXIV, 3). David lui prescrit de dénombrer toutes les tribus d’Israël et de Juda, sans préciser comment (XXIV, 2). Joab et les chefs des armées « traversèrent tout le pays et revinrent à Jérusalem au bout de neuf mois et vingt jours. Et Joab donna au roi le rôle du dénombrement du peuple ; et il y eut de ceux d’Israël huit cent mille hommes de guerre tirant l’épée ; et de ceux de Juda, cinq cent mille hommes » (XXIV, 8-9). Ainsi l’opération a pu être menée à son terme. Rien n’est dit sur les tribus de Lévi ou de Benjamin. Une fois connu le nombre des hommes dont il dispose, David « fut touché en son cœur » et il dit à l’Éternel : « J’ai commis un grand péché en faisant cela ; […] pardonne l’iniquité de ton serviteur, car j’ai agi très-follement » (XXIV, 10).

  • 37 Les deux autres plaies proposées à David étaient sept ans de famine ou trois mois de fuite devant s (...)
  • 38 « Or la colère de l’Éternel s’embrasa encore contre Israël, parce que David fut incité contre eux à (...)

35Il n’y a aucune allusion à l’oubli du rachat, David se repent du dénombrement en lui-même. Et la colère de Dieu fait suite à son regret ; la punition lui est adressée par l’entremise de Gad. David doit choisir entre trois plaies et préfère une mortalité de trois jours qui décime 70 000 hommes37. Et c’est au tour de l’Éternel de se repentir quand l’ange exterminateur étend sa main sur Jérusalem : il l’arrête (XXIV, 11-18). Dieu demande ensuite à David de lui dresser un autel dans l’aire d’Arama ; ce dernier se propose de l’offrir au roi, qui refuse et lui achète l’aire et les bœufs pour cinquante sicles d’argent (XXIV, 18-25). La fin du chapitre peut donc suggérer un « rachat » tardif des âmes comptées. Reste à revenir sur le premier verset que nous n’avons pas encore évoqué. Il annonce que la colère divine s’est élevée contre Israël parce que David « fut incité contre eux à dire : Va, dénombre Israël et Juda ». Quelqu’un incite-t-il David à agir ? Certaines transcriptions suggèrent que l’Éternel lui-même « excite » David contre son peuple, ou que du moins son courroux est antérieur et qu’Il pousse David à commettre un acte répréhensible pour le sanctionner38.

36Le premier livre des Chroniques désigne sans détour le mauvais génie à l’œuvre dans l’affaire : « Mais Satan s’éleva contre Israël et incita David à faire le dénombrement d’Israël » (XXI, 1). Le discours que Joab tient à son roi diffère sensiblement : « Que l’Éternel veuille augmenter son peuple cent fois autant qu’il est, ô roi, mon seigneur ! Tous ne sont-ils pas les serviteurs de mon seigneur ? Pourquoi mon seigneur cherche-t-il cela ? et pourquoi cela serait-il imputé comme un crime à Israël ? » (XXI, 3). David aurait-il ainsi voulu se mesurer à Dieu dans le décompte des hommes ? Joab donne au roi le rôle du dénombrement de ceux tirant l’épée, onze cent mille en Israël et quatre cent soixante et dix mille en Juda (XXI, 5), et il est bien précisé qu’il n’a pas compté « entre eux ni Lévi ni Benjamin » parce qu’il « exécutait la parole du roi à contre-cœur » (XXI, 6). Mais la « chose déplut à Dieu ; c’est pourquoi il frappa Israël » (XXI, 7).

  • 39 Dans les Chroniques, la mortalité tue 70 000 hommes comme dans le livre de Samuel tandis que les ch (...)

37Montchrestien se réfère donc principalement aux Chroniques39. L’intervention de Satan, risquant par trop de rendre sulfureuse l’idée de recenser, est religieusement occultée.

38Tout comme Bodin, et finalement plus encore que ce dernier, Montchrestien s’étend longuement sur les expériences anciennes pour témoigner du bien-fondé de la censure, et non sur les plus récentes, et ce tout particulièrement à l’égard du recensement des personnes. Est-ce en raison du caractère très ponctuel et partiel de tels dénombrements qui n’ont jamais pu être répétés avec la régularité souhaitée ?

LES UTILITÉS D’UN DÉNOMBREMENT

39Les « utilités » d’un dénombrement sont presque infinies dès l’instant qu’il est réalisé « à bonnes fins et pour justes subjects » (p. 241). Montchrestien, qui abandonne pour un temps le recours aux exemples historiques, s’efforce de valoriser les plus essentielles ; elles peuvent être ramenées à quatre principaux volets. Le premier concerne directement ce qu’apporte au prince la connaissance numérique de ses sujets. Son utilité reste étroitement liée à des fins militaires. Le dénombrement doit fournir avant tout au souverain non l’état de la population générale, mais la proportion d’hommes dont il dispose pour organiser la défense du royaume et prévoir les troupes susceptibles d’être déployées hors du pays si une guerre se déclare. Il est aussi en mesure de savoir quel effectif peut être envoyé dans les colonies sans craindre d’affaiblir la métropole. Ici, Montchrestien envisage la colonisation comme une conquête et ne la considère que sous l’angle militaire. Le peuplement de nouvelles terres n’est pas en jeu, il aborde cette question par ailleurs. Le dénombrement permet enfin de déterminer combien d’hommes il faut affecter aux « labeurs publics » et à l’entretien des fortifications. Montchrestien distingue, semble-t-il, des travaux que Bodin confondait. Qu’entend-t-il exactement par « labeurs publics » ? Il est possible qu’il dépasse ainsi les objectifs purement militaires assignés classiquement à la détermination du nombre des hommes et qu’il songe à l’aménagement du territoire à des fins civiles (et commerciales).

40Une telle extension se confirme dans le deuxième volet :

Secondement, on peut y comprendre combien il faut tous les ans de provisions ordinaires en un grand Estat. Combien il en produit. Combien on en peut sortir hors sans l’incommoder. Et finallement combien de vivres sont nécessaires aux habitans d’une ville en cas qu’il faille soustenir quelque siège. (p. 242)

41Bodin disait « et principalement » afin que les cités puissent se prémunir en cas de conflits. Surtout, Montchrestien introduit l’idée d’associer la connaissance du nombre des hommes au moyen qu’elle réserve de prévoir et d’assurer la nourriture du peuple. Il s’agit d’estimer le niveau de la production agricole en fonction des besoins en subsistances de la population et d’empêcher l’exportation des denrées s’il s’avère insuffisant.

42Montchrestien souligne ensuite tout l’intérêt de connaître l’âge et la qualité des sujets : c’est là encore le moyen de retrancher un nombre important de procès. Savoir l’âge de chacun évite tous les litiges sur les restitutions et permet de régler les contestations sur la minorité ou la majorité des personnes. Comme Bodin, il évoque l’ordonnance du chancelier Poyet qui chargeait les curés de tenir registre des naissances. L’existence d’un état civil est en effet un autre moyen de lever le doute sur l’âge ou l’origine des individus. L’auteur de La République précisait que ces registres étaient mal tenus. Montchrestien ne s’en préoccupe pas, pas plus qu’il n’envisage l’exploitation de ces sources pour comptabiliser les événements démographiques. Il énumère encore, à la suite de Bodin, toute une catégorie de procès que réduirait le cens des personnes et qui concernent leur « qualité » : les usurpations de noblesse, de nom, de parenté, ou de nationalité.

  • 40 Nicolas Montand, Miroir des françois, ouvr. cité, p. 459.

43Enfin, le quatrième « grand fruict » du recensement est de « connoistre de quel estat chacun se mesle et quel mestier il exerce », ce qui procure une arme très précieuse aux yeux de l’auteur, puisqu’elle permet de « chasser hors de la ruche les guespes et les frelons qui mangent le miel des abeilles » (p. 242). La hantise des « mouches-guespes », déjà bien ancrée chez Bodin, apparaissait dans les mêmes termes dans le Miroir des françois40. Comme ses prédécesseurs, Montchrestien dépeint une société rongée par des parasites dont elle peine à se débarrasser, car elle ne les voit pas tant ils se confondent dans la masse… À quelle angoisse renvoie une telle vision ? traduit-elle seulement la crainte des effets les plus pervers de la pauvreté ? ou la prolifération supposée des mauvais sujets fait-elle écho à une crise de conscience plus profonde ? Montchrestien ajoute, dans la longue liste des individus à bannir, les « batteurs de pavé ».

44Comparé aux discours de Bodin et de Montand, le sien met l’accent sur la nécessité de combattre l’oisiveté et de promouvoir « les honnestes, utiles et légitimes occupations » (ibid.). Comme dans d’autres passages, Montchrestien atténue le registre contrôle des mœurs de la censure. L’ancien dramaturge passe ainsi outre les diatribes contre les comédies, les farces et les jongleurs.

QUEL SAVOIR SUR LA POPULATION LE CONSEILLER TRANSMET-IL AU PRINCE ?

  • 41 Nicolas Froumenteau, Le secret des finances de France…, s. l., 1581, p. 377-379.
  • 42 Ibid., p. 401-402.
  • 43 Voir Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement… », art. cité, p. 42.
  • 44 Nicolas Froumenteau, Le secret des finances…, ouvr. cité, p. 377. Pour les autres chiffres de popul (...)

45Montchrestien ne se livre à aucune estimation directe de la population de son temps et il ne rapporte aucune de celles qui circulaient à l’époque. Mais il paraît peu vraisemblable qu’il n’en ait pas eu connaissance. Les juge-t-il peu fiables, ou trop anciennes ? Les chiffres les plus récents, semble-t-il, qu’il mentionne volontiers concernent la structure de la population par activités professionnelles. Il indique ainsi que 500 000 personnes exercent l’art de la forge, 50 000 les métiers du livre, 2 500 gentilshommes, la verrerie (p. 85, 112 et 115). Quand il traite de la navigation et des colonies, il précise régulièrement combien de marins sont embarqués. Les informations chiffrées sur la population générale ne sont pas tout à fait absentes. Montchrestien en fournit de trois ordres. Les premières portent sur le nombre de Français à l’étranger, en l’occurrence en Espagne : 10 000 à Valence, plus loin 200 000 dans toute l’Espagne (p. 188 et 190). L’auteur s’efforce en second lieu d’évaluer les pertes dues aux guerres de Religion au siècle précédent : elles auraient consommé, selon lui, au moins « douze millions d’hommes » (p. 160). Son estimation outrepasse largement celles avancées par d’autres contemporains. Dans Le secret des finances (1581), Froumenteau, au terme d’une enquête dans différents registres et rôles, donc « preuves » à l’appui, parvenait à un nombre d’« occis » de 765 20041. Il y incluait les soldats et les civils dont les femmes et les filles, les clercs, les nobles et les roturiers, les Français et les étrangers (32 600). Froumenteau signalait que ses sources omettaient sans doute une quantité importante de « massacrez »42. Montand s’en tenait prudemment à une fourchette de 600 000 à 4 millions de morts43. S’il avance une proportion quatre fois supérieure, Montchrestien considère peut-être que le royaume ait contenu à l’époque 20, voire 25 millions de feux (soit 80 à 120 millions d’habitants), et se refuse à lui en concéder seulement 3,5 à 4 millions comme Froumenteau44.

46La troisième série d’évaluations numériques qu’il mobilise porte sur l’état du royaume dans le passé. En effet, Montchrestien rappelle à son jeune souverain les exploits de ses ancêtres, leurs conquêtes militaires et finalement leur puissance. Ce récit historique intervient juste après qu’il lui a fait valoir les mérites de la censure pour tirer le meilleur parti possible de ce « riche et populeux Royaume » que Dieu lui a confié. Comme il retrace essentiellement comment ses prédécesseurs agrandirent le territoire sur lequel s’exerçait leur souveraineté, il précise à trois reprises les forces militaires dont ils disposaient : 400 000 hommes pour Vercingétorix, 385 000 sous les ordres de Charles Martel pour repousser les Sarrasins, 300 000 pour accompagner Philippe Auguste en Terre sainte (p. 244, 245 et 247). Le nombre de soldats reste donc du même ordre au cours du temps. Sans en donner une estimation chiffrée, Montchrestien évalue les forces actuelles de la France par l’étendue des conquêtes qu’elles autorisent : il affirme sans vergogne au roi qu’il peut lever des troupes en mesure de combattre et de vaincre non seulement tous les souverains européens, mais encore les plus grands monarques du monde entier. L’entretien d’un si grand nombre de gens de guerre répond à deux obligations : assurer la gloire et la grandeur de la France, préserver « l’employ de vostre brave Noblesse, laquelle n’a jamais eu, ni voulu avoir d’autre mestier que celuy des armes » (p. 256 et 258).

  • 45 Rappelons que selon une tradition antique renouvelée par Bodin, la « proportion harmonique » est ce (...)

47Tout cela confirme des réflexions sur le nombre des hommes qui se trouvent disséminées en de multiples endroits dans le Traité. Montchrestien s’intéresse tout autant, sinon plus, à l’emploi des hommes qu’à leur nombre en lui-même. L’un ne va jamais sans l’autre. Le principal soin du prince est de veiller à une distribution équitable des charges, des offices et bénéfices, de « réduire tout l’ordre à la proportion harmonique » (p. 255)45. Il doit en outre instaurer la même harmonie dans la répartition générale entre tous les métiers qu’exercent ses sujets afin qu’elle soit la plus utile à tous. Plus encore, son premier objectif est de s’efforcer que chacun ait une occupation pour subvenir à ses besoins. Faute de quoi, les hommes cherchent du travail hors du royaume, ou, pire, y restent désœuvrés et mettent en péril la paix sociale (p. 59-63). Par ailleurs, il prend soin de souligner qu’il ne faut pas seulement un grand nombre d’hommes pour défendre le royaume et mener des conquêtes, mais encore qu’un « grand fonds de finances » est nécessaire pour soutenir une armée. Ainsi une population nombreuse ne constitue pas une richesse suffisante.

48Montchrestien énonce en outre clairement qu’une grande population n’est pas toujours un bien en soi :

Car, combien qu’à voir la France regorgeante d’hommes, on jugeroit qu’elle en est foulée et accablée, ce n’est (pour le dire en un mot) que faute d’ordre. Et son plus grand bien (par l’ignorance ou négligence de les employer) devient son plus grand mal. (p. 60)

49L’auteur est convaincu que le sous-emploi peut être pour une bonne part résorbé en raison de la richesse naturelle et de l’étendue du royaume. Si ce dernier est capable d’entretenir un « nombre infini » d’habitants, Montchrestien en vient malgré tout parfois à considérer qu’il y a non seulement un trop-plein de pauvres valides et oisifs, mais, au-delà, un surnombre d’habitants sur le sol français. La colonisation devient dès lors le meilleur remède pour rétablir la situation, d’autant qu’elle conserve ses sujets au roi et qu’elle étend sa puissance vers de nouveaux horizons, contrairement à l’émigration (p. 188-190). Quoiqu’il vitupère à maints endroits contre les « estrangers », l’auteur n’est pas défavorable à l’immigration dès l’instant qu’elle introduit dans le royaume de nouvelles industries, qu’elle procure l’émulation et qu’elle reste modérée. La France n’a plus besoin d’être peuplée, son territoire ne renferme plus désormais de « vuide » à combler (p. 72).

50Montchrestien fait principalement dépendre la population d’un État des emplois disponibles et il décrit un seul mécanisme d’ajustement, la migration naturelle (l’émigration) ou canalisée (la colonisation). Il ne fait qu’une seule allusion à la mortalité qui viendrait freiner la croissance du nombre des pauvres, et par contagion, des autres habitants (p. 122). S’il met l’accent sur les moyens de subsister qui font défaut à une partie de la population, dans le cas de la France de son temps, il note par ailleurs que la quantité de subsistances qu’un territoire peut produire intervient aussi pour déterminer des mouvements migratoires et limiter le nombre des habitants qu’il peut supporter (p. 245).

51Montchrestien sait parfaitement traduire et transmettre le sentiment de surpeuplement qu’est parfois le sien : « Depuis que nous jouissons de la paix, le peuple s’est infiniment multiplié en ce Royaume. On s’y entre-étouffe l’un l’autre. Et seroit quasi besoin d’y pratiquer l’exemple ancien de plusieurs nations Septentrionales » (p. 187), autrement dit de coloniser de nouveaux territoires. Cet aspect est rarement relevé par les commentateurs ; Montchrestien est souvent tenu pour être un populationniste de bon aloi, comme nombre de ses contemporains. Le même passage est souvent mis à contribution, Montchrestien adressant un message résolument optimiste au roi de France :

Vos Majestez possèdent un grand Estat, agréable en as [s] iette, abondant en richesses, fleurissant en peuples, puissant en bonnes et fortes villes, invincible en armes, triomphant en gloire. Son territoire est capable pour le nombre infini de ses habitans. Sa fertilité pour leur nourriture, son affluence de bestail pour leur vestement. (p. 59)

  • 46 Voir Laure Chantrel, « Dépopulation et réforme de la fiscalité en France aux XVI-XVIIe siècles », P (...)

52L’auteur est convaincu que le royaume est bien peuplé et ne nourrit aucune inquiétude sur son niveau de population, qui, en effet, nous le savons aujourd’hui, a augmenté et s’est stabilisé depuis l’accession au trône d’Henri IV46.

  • 47 Jean Bodin, La République, en particulier p. 503 et p. 546. Voir à ce sujet Jean-Claude Perrot, « L (...)

53Aussi ne part-il jamais en campagne contre des germes possibles de déclin démographique, contrairement à Bodin, qui, contemporain des crises du siècle précédent, laissait sourdre une hantise certaine de la dépopulation47. Il ne fait d’ailleurs aucune allusion aux exemples connus de politiques « populationnistes » menées dans l’Antiquité. L’évolution favorable de la situation démographique peut en partie expliquer ce silence, mais en partie seulement. Si La République constitue pour le Traité une source primordiale en ce qui concerne la censure, Montchrestien développe son propre point de vue sur ce que représentent le nombre des hommes et le potentiel démographique d’une population. S’il stigmatise les comportements oisifs, il ne se préoccupe guère, sinon jamais à notre connaissance, des comportements improductifs et stériles en matière de reproduction humaine. Par ailleurs, son admiration pour les Anciens n’aboutit pas à une nostalgie d’un âge d’or perdu, très sensible chez Bodin.

  • 48 Jean Bodin, La République, p. 546.

54L’abondance des hommes constitue la principale source de puissance et de richesse du royaume, source et non richesse en elle-même. Un grand nombre d’habitants est une condition nécessaire, mais non suffisante, de la prospérité. Montchrestien s’inscrit dans une vision que l’on peut considérer comme « populationniste », dans la mesure où il place la population et plus encore la force de travail qu’elle fournit en amont des richesses, et qu’il fait d’une population nombreuse un facteur essentiel du développement économique. Mais il perçoit aussi les conséquences négatives que peut engendrer une forte croissance démographique. Il semble envisager ce que l’on dénommera plus tard un maximum de population : s’il insiste sur tout le bénéfice à retirer d’une abondance de peuples, il s’alarme des dangers que représente une population trop nombreuse. Montchrestien ne dit pas au souverain, comme l’avait fait Bodin : « […] il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : veu qu’il n’y a richesses, ny force que d’hommes […]. »48

CANTILLON ET L’« ARITHMÉTIQUE POLITIQUE »

  • 49 Toutes nos références renvoient à l’édition suivante : Richard Cantillon, Essai sur la nature du co (...)

55Que signifie connaître le nombre des hommes dans l’Essai sur la nature du commerce en général (1755)49 ? Cantillon ne fait aucune allusion à une quelconque pratique du dénombrement. Certes, elle dépend en grande partie de l’art du bien gouverner qui n’entre pas dans son discours. L’auteur aurait pu évoquer l’intérêt des données collectées, sinon pour l’administration, du moins pour les savants et les administrés. Il ne discute que d’un seul moyen d’évaluer une population, les calculs des arithméticiens politiques, dont il s’attache à montrer les limites. Ce faisant, il envisage essentiellement les estimations du nombre des hommes d’un point de vue dynamique, prospectif ou rétrospectif. Existe-t-il une autre forme de savoir qui puisse procurer une connaissance plus satisfaisante sur la population ? Est-elle comprise dans les inductions que l’on peut faire « dans une matière qui a pour objet tous les habitants d’un État » et qui montrent, entre autres, que tous ces habitants, à l’exception du prince et des propriétaires des terres, sont dépendants ? Si tel est bien le cas, en quoi se distingue-t-elle de l’arithmétique politique ?

56Cantillon souligne d’abord qu’aucune prévision n’est possible en matière démographique pour un particulier qui en aurait pourtant vraiment besoin, l’entrepreneur. Ce dernier agit en effet dans l’incertitude, le prix des denrées dépendant en partie du climat et en partie de la consommation. Or, qui « est celui qui peut prévoir le nombre des naissances et morts des habitants de l’État, dans le courant de l’année ? Qui peut prévoir l’augmentation ou la diminution de dépense qui peut survenir dans les familles ? » (p. 28-29). L’auteur parlant des « habitants de l’État », il laisse penser qu’une telle information fait défaut non seulement à l’entrepreneur, mais aussi à toute la société, et que nul semble-t-il ne peut l’acquérir, donc implicitement pas même le prince.

57Cantillon critique ensuite directement toutes les conjectures de Petty, Davenant et King sur l’évolution du nombre des hommes tant dans le passé que dans le futur :

Le Chevalier Guille Petty, et après lui M. Davenant […] semblent s’éloigner beaucoup des voies de la nature, lorsqu’ils tâchent de calculer la propagation des hommes, par des progressions de génération depuis le premier père Adam. Leurs calculs semblent être purement imaginaires, et dressés au hasard. Sur ce qu’ils ont pu observer de la propagation réelle dans certains cantons, comment pourraient-ils rendre raison de la diminution de ces peuples innombrables qu’on voyait autrefois en Asie, en Égypte, etc., même de celle des peuples de l’Europe ? Si l’on voyait, il y a dix-sept siècles, vingt-six millions d’habitants en Italie, qui présentement est réduite à six millions pour le plus, comment pourra-t-on déterminer par les progressions de M. King, que l’Angleterre qui contient aujourd’hui cinq à six millions d’habitants, en aura probablement treize millions dans un certain nombre d’années ? Nous voyons tous les jours que les Anglais, en général, consomment plus de produit de terre que leurs pères ne faisaient ; c’est le vrai moyen qu’il y ait moins d’habitants que par le passé. (p. 45-46)

58Le passage est important à plus d’un titre. Cantillon reproche en premier lieu aux arithméticiens anglais de s’écarter « des voies de la nature ». Petty ferait une analyse sommaire des phénomènes, et surtout son imagination prendrait le dessus lorsqu’il se livre à des estimations numériques. Elles sont cependant établies à partir d’observations sur la « propagation réelle » dans le cas de la multiplication des hommes. Mais Cantillon les juge insuffisantes, puisque tirées seulement de « certains cantons », pour asseoir l’estime du peuplement à l’échelle de continents entiers et de populations d’une tout autre grandeur. Sa conclusion indique en second lieu une des principales raisons de sa prévention à l’égard de calculs qui embrassent une longue période : la propagation des hommes dépend de facteurs qui varient dans le temps et d’une société à l’autre. Autrement dit, le nombre des habitants ne progresse pas de façon constante, voire même ne progresse pas, et au contraire décline. Enfin, Cantillon considère que le monde s’est dépeuplé au cours des siècles, en particulier en Europe. Dès lors, les « progressions de King » donnent la mesure d’une multiplication de l’espèce humaine purement théorique et qu’aucun fait ne vient valider.

  • 50 Montesquieu révisa plus tard son estimation, soit une population mondiale dix fois plus faible que (...)
  • 51 Giovanni Battista Riccioli, Geographiae et hydrographiae reformatae…, Venise, I. La Nou, 1672 (1re (...)
  • 52 Davenant n’avait publié que ses estimations concernant l’Angleterre, la Hollande et la France. Les (...)
  • 53 Charles Davenant, An essay upon the probable methods of making a people gainers in the balance of t (...)
  • 54 Voir Sabine Reungoat, William Petty, observateur des Îles britanniques, Paris, INED, 2004, p. 97.

59Cantillon présente ainsi comme un fait acquis le dépeuplement qu’auraient connu la plupart des continents depuis l’Antiquité. Ce faisant, il accorde foi à des évaluations de population sans en discuter la pertinence. Dans les Lettres persanes (1721, CVIII), Montesquieu avançait que la terre contenait désormais cinquante fois moins d’habitants que du temps de César, sans fournir les bases de son estimation50. Le géographe italien Riccioli, source communément mobilisée, donnait à peu près 20 millions d’habitants à l’Italie sous Auguste, et de 10 à 11 millions, vers 166051. Les évaluations pour l’Italie moderne sont revues à la baisse après Riccioli. Les 6 millions « tout au plus » avancés par Cantillon sont dans la fourchette de celles que l’on rencontre à la fin du XVIIe siècle. En 1695 Gregory King avait ainsi estimé la population italienne à 5 millions, mais ce résultat était demeuré inédit52. Pour l’Angleterre, Cantillon connaît en revanche le nombre d’habitants auquel King est parvenu à la même date, soit 5,5 millions, puisque Davenant l’a publié53. En dépit de ces critiques à l’égard des autres calculs de King, ce chiffre lui paraît donc parfaitement crédible : il représente précisément le moyen terme de l’approximation qu’il retient finalement pour la population anglaise. Rappelons que Petty, dans différents travaux entrepris entre 1675 et 1687, aboutissait lui à un nombre d’habitants nettement supérieur, en général autour de 7 millions54. Cantillon reconnaît implicitement que le niveau d’une population peut être évalué de façon satisfaisante, en l’absence de dénombrement, à partir des rôles fiscaux comme le font les arithméticiens politiques. Mais la question lui importe peu. Seules les tentatives de calcul pour mesurer la croissance de la population l’intéressent et le font réagir.

60Cantillon semble convaincu que non seulement la terre est moins peuplée qu’elle ne l’a été dans des temps lointains, mais aussi que la population de l’Angleterre et de la France a diminué au cours des dernières décennies. Dans le cas de l’Angleterre, cette tendance à la baisse est même durablement installée : Cantillon y associe en effet la diminution du nombre des hommes à une plus grande consommation de subsistance par tête. À moins d’accepter de revenir à un mode de vie plus frugal, les Anglais ne seront jamais selon lui aussi nombreux que leurs ancêtres. L’auteur n’envisage pas ici qu’une augmentation de la production pourrait renverser la tendance. Quant à la France, Cantillon fait allusion dans différents passages aux conséquences de la pauvreté, en termes de mortalité ou de natalité, et il laisse le lecteur en conclure que le royaume n’est pas aussi peuplé qu’il pourrait l’être. Même s’il n’aborde jamais de front la question, Cantillon paraît indéniablement conserver à l’esprit le sombre tableau des crises démographiques des dernières années du règne de Louis XIV, dont se font écho les ouvrages de Boisguilbert, de Vauban et de Davenant qu’il connaît assurément.

61Si telles crises ou de telles tendances séculaires réduisent le nombre des hommes, est-ce que les essais arithmétiques de Petty et de King apportent des éléments pour comprendre leur propagation et en expliquer la marche dans l’espace et le temps ? Cantillon répond donc par la négative, sans rappeler en quoi ils consistaient.

  • 55 Le texte est réédité dans The economic writings of Sir William Petty, Charles Henry Hull éd., Cambr (...)
  • 56 Nous nous appuyons ici sur l’étude de Jean-Marc Rohrbasser, « Petty et le calcul du doublement de l (...)
  • 57 Ibid., p. 698 ; traduction d’un passage figurant p. 462 de l’édition anglaise The economic writings (...)
  • 58 Ibid.

62Les calculs de Petty que raille Cantillon figurent dans Another essay in political arithmetick, concerning the growth of the city of London: with the measures, periods, causes, and consequences thereof publié en 168255. Petty y retraçait une sorte d’histoire arithmétique du peuplement humain, depuis ses origines, selon la vitesse de doublement d’une population56. Pour y parvenir, il commençait par mesurer l’accroissement de la population de Londres afin de déterminer sa vitesse de doublement. La base de son estime était le nombre des décès, à partir duquel il évaluait la proportion des habitants. Petty n’affirmait pas qu’il s’agissait là d’une méthode parfaite, mais qu’en l’absence de « meilleure règle », elle permettait une mesure convenable. À partir de proportions d’enterrements enregistrés entre 1604 et 1682, il en déduisait une première estimation de la vitesse de doublement de la population londonienne, soit quarante ans. Il passait ensuite à la population générale de l’Angleterre et constatait que l’exercice devenait nettement plus délicat. En effet, les informations dont il disposait sur les campagnes le conduisaient à des résultats très différents. S’il meurt annuellement une personne sur cinquante et qu’il y a 24 naissances pour 23 décès, ce qu’il savait de « bonne expérience », le nombre d’habitants doublerait seulement en mille deux cents ans. Il prit alors en compte d’« autres bonnes Observations selon lesquelles, même à la campagne, il meurt une personne sur environ 30 ou 32 par An, et selon lesquelles il y a eu cinq Naissances pour quatre Enterrements »57, et parvint cette fois à un doublement en cent vingt ans. Mais selon une autre proportion dans les naissances, il obtint une période de dix ans. Petty avait ainsi bien conscience que la vitesse de doublement d’une population variait selon les lieux et selon les époques, et que ces variations pouvaient être d’une grande ampleur. Il chercha alors un « milieu », une moyenne, pour aboutir à une période de trois cent soixante ans. Comme le souligne Jean-Marc Rohrbasser, Petty utilise toujours une progression arithmétique, et non une progression géométrique dans ces calculs. Cependant, aucun de ses contemporains ou de ses successeurs immédiats, à l’exception de Leibniz mais dans des manuscrits restés inédits, ne conçoit le caractère exponentiel de la croissance de la population58. Rien ne suggère que Cantillon en ait pris conscience.

  • 59 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 175-184. Pour une présentation des travaux de King et D (...)

63Cantillon peut reprocher à juste titre à Petty de se lancer dans des calculs à partir d’observations limitées et contradictoires, considérées chaque fois comme une mesure « universellement et constamment » vraie. Petty n’en était sans doute pas dupe. Seulement il livrait au public toutes ses tentatives, même celles qui se concluaient par des chiffres extravagants. Autrement dit, tous ses tâtonnements font partie intégrante de l’arithmétique politique et se donnent à lire. Cantillon ne partage pas ce point de vue. En outre, le questionnement de Petty lui paraît certainement dépassé en matière de peuplement : peu lui importe, par exemple, de concilier les Écritures avec les faits observables. Quant aux « progressions de King », Cantillon ne peut les connaître qu’à travers la publication de Davenant59.

  • 60 Davenant omettait la première hypothèse de King : un couple originel établi vers 1700 avant J. -C.
  • 61 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 177 ; le tableau est conforme à l’original de King. Les (...)

64Selon Davenant, les calculs de King reposaient sur l’hypothèse que le premier peuplement de l’Angleterre fut une colonie, ou des colonies, comprenant entre 100 et 1 000 personnes qui s’établirent vers 1400 ou 1500 avant la naissance du Christ60. Le monde à l’époque aurait contenu 1 million de familles, soit 4 ou 5 millions d’habitants. De là, il s’ensuivait une première série de croissances : le nombre d’habitants s’élevait à 2 millions au moment de la conquête normande (1066), à 2 750 000 deux ans plus tard, vers 1300, soit la moitié du nombre estimé pour la fin du XVIIe siècle. Ainsi la population aurait doublé en quatre cent trente cinq ans environ dans le passé. King estimait ensuite que le prochain doublement prendrait à peu près six cents ans : l’Angleterre renfermerait en 2300 autour de 11 millions de personnes. Davenant avait reproduit le tableau dressé par King contenant le nombre d’habitants atteint au début de chaque siècle entre 1300 et 2300, ainsi que dans la seconde colonne, la croissance séculaire de la population61. Cette dernière progressait régulièrement jusqu’en 1800, puis se tassait. King prévoyait pour le XVIIIe siècle une augmentation de 920 000 personnes, contre 880 000 au cours du siècle précédent. Il démontrait ensuite qu’une telle croissance, de l’ordre de 9 000 âmes par an, pouvait être confirmée par d’autres calculs. Pour une population de 5,5 millions, il évaluait ainsi le nombre annuel de naissances à 190 000 et la proportion annuelle de décès à 170 000 ; la croissance annuelle « par procréation » serait de 20 000 personnes. Mais quatre facteurs viendraient la diminuer et la réduire à 9 000 âmes : les grandes épidémies (4 000), les guerres civiles et étrangères (3 500), la surmortalité des marins (2 500) et les colonisations (1 000). King s’efforçait ainsi d’en rester aux hypothèses les plus réalistes possible et de brider son imagination.

  • 62 King l’avait établi à partir du nombre des maisons que fournissaient les registres de Bureaux des f (...)
  • 63 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 184.

65Davenant soulignait d’ailleurs à la fois le caractère hypothétique – et qui devait le rester – des estimations de King, et leur vraisemblance et leur caractère probable, car elles étaient fondées sur l’examen soigneux des données disponibles. Cependant il donnait une présentation quelque peu trompeuse des « progressions » ; il laissait croire au lecteur que King n’avait pas construit sa série à partir du chiffre de population obtenu pour l’Angleterre de son temps : 5,5 millions d’habitants62. Dans ses commentaires, il en venait à assurer que King lui-même ne considérait pas ce nombre comme une « assertion positive » et qu’en définitive il dépendait de la proportion d’habitants évaluée en 130063... Davenant faisait montre d’une prudence qui pouvait finalement nuire à la réception des travaux de King. Cantillon aurait pu malgré tout rendre justice à cette prudence et à la rigueur dont King avait fait preuve, lancé sur les traces de Petty. Mais ce dernier constitue en définitive la seule cible qui importe à l’auteur.

66Cantillon s’efforce en effet à plusieurs reprises de souligner en quoi son approche se démarque de celle de Petty. C’est à l’occasion de la mesure de l’argent qui circule dans un État qu’il exprime le plus nettement ce qui les différencie. Il considère pour sa part que l’argent en circulation représente un tiers des rentes des propriétaires des terres et, par conséquent, la « neuvième partie de tout le produit annuel des terres ». Or, Petty, nous dit-il, « suppose souvent l’argent qui circule, égal en valeur au dixième du produit des terres, sans dire pourquoi » (p. 74). Il avance donc une hypothèse forte sans en donner la base, hypothèse qui aboutit à une proportion différente. L’écart paraît cependant peu important ; Cantillon éprouve pourtant le besoin d’en discuter longuement. Petty, selon lui, serait parti « d’un jugement qu’il se forma sur l’expérience et la pratique qu’il avait, tant de l’argent qui circulait alors en Irlande, dont il avait arpenté la plus grande partie des terres, que des denrées dont il faisait une estimation à vue d’œil ». Il lui reconnaît de se fonder sur des observations concrètes. Il avoue même ne pas s’être « beaucoup éloigné de son idée ». Mais il fait valoir ensuite un argument décisif pour justifier pourquoi il a « mieux aimé » recourir à un autre terme de comparaison que Petty pour évaluer la quantité d’argent qui circule : on peut « aisément savoir la valeur » des rentes des propriétaires par une taxe sur les terres, alors qu’il est bien plus difficile d’apprécier le montant du produit des terres, le prix des denrées variant journellement et une grande partie ne passant pas par les marchés avant d’être consommées. Et il précise : « Je donnerai, dans le chapitre suivant, plusieurs raisons confirmées par des exemples, pour fortifier ma supposition. » Contrairement à Petty – et il entend bien que le lecteur le sache –, il s’astreint à un discours rigoureux. Mais il ajoute ensuite curieusement que sa « supposition » est d’ores et déjà « utile » quand bien même « elle ne se trouverait pas physiquement vraie dans aucun État ». Pour être utile, il suffit qu’une supposition « s’approche de la vérité », car ainsi « elle empêche les conducteurs des États de se former des idées extravagantes de la quantité d’argent qui circule ». Le plus important est qu’aussitôt Cantillon associe ses idées extravagantes à des calculs : « car il n’est point de connaissance où l’on soit si sujet à s’abuser, que dans celle des calculs, lorsqu’on les laisse à la conduite de l’imagination ; au lieu qu’il n’y a point de connaissance plus démonstrative, lorsqu’on les conduit par un détail de faits » (p. 74-75).

  • 64 Voir notamment Charles Davenant, Discourses on the public revenues and on the trade of England (169 (...)
  • 65 John Graunt, Natural and political observations upon the bills of mortality […] of the city of Lond (...)

67Les réticences de Cantillon à l’égard de l’arithmétique politique telle que Petty l’a pratiquée portent donc principalement sur deux points. D’une part, tout ne peut être réduit en calculs ou n’a pas besoin de l’être. Un autre exemple que ceux déjà évoqués en témoigne encore, la conclusion, selon laquelle « le travail journalier du plus vil esclave correspond en valeur au double du produit de terre dont il subsiste ». Cantillon ajoute alors : « C’est une matière qui n’admet pas un calcul exact, et dans laquelle la précision n’est pas même fort nécessaire, il suffit qu’on ne s’y éloigne pas beaucoup de la réalité » (p. 20). D’autre part, les calculs doivent reposer sur des observations suffisantes, sur un « détail de faits ». S’il fait peu de cas des estimations de Petty sur la propagation réelle des habitants, il reprend à son compte celles de Halley sur la reproduction potentielle d’une population et sur la mortalité (p. 44 ; voir infra). Davenant avait déjà souligné que Petty avait manqué de bons matériaux64. S’il ne les mobilise pas, notons qu’il ne critique pas les observations de Graunt tirées des bulletins de mortalité de Londres65. Par ailleurs, les calculs doivent aussi découler d’une succession d’inductions. L’auteur signale en effet régulièrement qu’il procède par inductions, tirées de l’expérience, parfois seulement ordinaire, pour mener ses analyses. Ces inductions permettent de mettre au jour des « raisons naturelles et sensibles » qui expliquent les phénomènes sans qu’il y ait toujours lieu de les quantifier.

  • 66 Antoin E. Murphy, Richard Cantillon. Le rival de Law, Paris, Hermann, 1997, p. 183, et Préface dans (...)

68Quand Cantillon met en cause la façon dont Petty, et à sa suite, Locke et Davenant ont traité « en équation » ce qu’ils tenaient pourtant comme la « considération la plus importante dans l’arithmétique politique », à savoir le pair de la terre et du travail, la formule est plus précise. Petty n’en a fait la recherche qu’« en passant ». Or ce pair était un point essentiel dans leurs travaux et Cantillon s’y intéresse à son tour. La recherche de Petty n’est « bizarre et éloignée des règles de la nature, que parce qu’il ne s’est pas attaché aux causes et aux principes, mais seulement aux effets » (p. 25). Cantillon ne rejette donc pas toute forme de calculs. Comme l’a souligné Antoin E. Murphy, sa démarche « scientifique » se caractérise par l’élaboration d’un modèle, « un souci d’éviter l’accessoire », sans pour autant négliger l’utilisation des données empiriques pour soutenir s’il y a lieu l’argumentaire théorique66.

69Au-delà des calculs sur la multiplication du genre humain qu’il juge en partie vains, est-ce que Cantillon rejette l’arithmétique politique dans son ensemble ? Dans l’ouvrage paru à Londres en 1690, précisément intitulé Political arithmetick, Petty définissait ainsi la nouvelle approche qu’il utilisait pour montrer que l’Angleterre, certes moins peuplée, était plus puissante que la France :

  • 67 William Petty, Œuvres économiques de Sir William Petty, Henry Dussauze et Maurice Pasquier trad., P (...)

La méthode que j’emploie […] n’est pas encore très commune, car au lieu de me servir seulement de termes au comparatif et au superlatif et d’arguments purement rationnels, j’ai adopté la méthode (comme spécimen de l’arithmétique politique que j’ai longtemps eue en vue) qui consiste à m’exprimer en termes de nombres, poids et mesures : à me servir uniquement d’arguments donnés par les sens, et à ne considérer exclusivement que des causes qui ont des bases visibles dans la nature ; je laisse à la considération des autres, les arguments qui dépendent des idées, des opinions, des désirs, des passions variables des individus.67

  • 68 Sabine Reungoat, William Petty…, ouvr. cité, p. 58-61.

70Sa démarche peut être regardée comme une « tentative de mathématisation des phénomènes humains », comme le montre bien Sabine Reungoat, mathématisation dont il perçoit cependant certaines limites. Petty reste toutefois ambigu. Il semble surtout imputer les déficiences de sa méthode à la collecte des données, étape peu satisfaisante et pourtant essentielle, et ne pas remettre en cause le fait que les phénomènes sociaux soient réductibles à une arithmétique savante68.

  • 69 Charles Davenant, Discourses on the public revenues…, ouvr. cité, t. I, respectivement p. 130 et p. (...)
  • 70 Ibid., t. I, p. 138.

71Quelle que soit la place qu’il réserve à la quantification des faits qu’il étudie, Cantillon ne peut souscrire à une méthode qui se contenterait des « bases visibles dans la nature ». L’attention qu’il porte aux désirs et aux passions humaines contribue pour une bonne part à la richesse et à l’originalité de ses analyses sur la population. Comme le résume bien le titre du chapitre XV, l’augmentation et la diminution du nombre des hommes dans un pays « dépendent principalement » des comportements des propriétaires fonciers, comportements dont le spectre des motivations s’étend jusqu’à leur « humeur ». Autre point de divergence essentiel, Petty poursuit des objectifs politiques clairement affichés. Charles Davenant reprochait d’ailleurs au « grand génie » d’avoir parfois « fait sa cour » à Charles II et d’avoir en particulier sciemment sous-estimé la population de la France à de telles fins. Cependant, il conçoit toujours l’arithmétique politique telle que Petty l’avait forgée – l’art de raisonner par des chiffres sur des objets relatifs au gouvernement – et le fondement de cet art requiert de solides compétences sur le nombre des habitants69. L’arithmétique politique répond ainsi aux mêmes fins que la censure de Montchrestien, la connaissance du nombre des hommes est un moyen de les gouverner au mieux. Davenant établit d’ailleurs clairement une telle filiation entre le census romain et l’art des arithméticiens politiques70.

SCINDER LE DISCOURS ET LES CALCULS ? OU LES AVATARS DU SUPPLÉMENT

  • 71 De nombreux commentateurs ont souligné cette influence, en particulier Antoin Murphy ou encore Rich (...)
  • 72 Voir, par exemple, la façon dont il utilise les chiffres de population de l’Italie et de l’Angleter (...)
  • 73 Antoin Murphy ne tranche pas vraiment sur ce point. Dans sa biographie de Cantillon, il laisse ente (...)
  • 74 Voir une note manuscrite de Mirabeau transcrite par Louis Salleron, ibid., p. lxviii-lxxiii.

72Si Cantillon ne fait pas sien l’objectif de l’arithmétique politique, servir l’État, il s’approprie ses objets. L’œuvre de Petty l’a bien plus influencé que ne le laissent supposer les réserves que nous avons relevées, et qu’il ne l’avoue lui-même71. Il convient donc d’examiner plus avant comment il procède. En effet, Cantillon se livre volontiers à des calculs et recourt fréquemment à des exemples chiffrés pour nourrir son propos. Cependant, l’essentiel et le détail de ses opérations n’apparaissent pas dans le corps de l’Essai : l’auteur les avait relégués dans un « Supplément ». Que Cantillon ait décidé de constituer une annexe semble être très significatif pour comprendre le statut qu’il accorde à ses propres calculs. S’ils interviennent indéniablement dans l’exposé des principes et accompagnent l’effort théorique, ils n’ont pas toujours forcément vocation à les valider. Les exemples chiffrés, les proportions numériques, la quantification des faits reliés par l’analyse ont aussi une fonction de rhétorique et une destination pédagogique72. Que sait-on du contenu du Supplément, dont l’existence a été parfois mise en doute73 ? Mirabeau ne l’a jamais eu entre les mains, il n’accompagnait pas le manuscrit de l’Essai qu’il avait eu en sa possession. Il avançait l’hypothèse que le texte initialement rédigé en anglais avait été traduit et que le Supplément aurait pu se perdre à l’occasion de la traduction. L’absence du Supplément qu’il déplorait vivement l’aurait même en partie incité à ne pas publier un ouvrage devenu « informe en soi », car « les calculs jetaient une clarté physique sur ses principes ». Mirabeau, cependant, exagère quelque peu les conséquences de la disparition du Supplément pour lire l’Essai. En particulier, il écrit à tort que l’auteur y « renvoie sans cesse »74. Tel n’est pas le cas. Cantillon y fait référence seulement à sept reprises (p. 8, 16, deux fois, 22, 39, 42 et 48) et uniquement dans le premier livre, la partie, il est vrai, qui intéresse le plus Mirabeau. Cantillon ne le mentionne plus dans les livres II et III. L’avait-il bien rédigé au moment où il acheva son texte ou avait-il reporté à plus tard une quantification plus détaillée ?

73La première mention du Supplément apparaît dans le chapitre V, « Des villes » :

Il n’y a pas de grand seigneur dont la dépense pour sa maison, son train et ses domestiques, n’entretienne des marchands et artisans de toutes espèces, comme on peut le voir par les calculs particuliers que j’ai fait faire dans le Supplément de cet essai. (p. 8)

  • 75 Voir la même note de Mirabeau, p. lxx.

74Ce passage fournit deux renseignements importants. Les calculs évoqués ont bien d’ores et déjà été effectués, tous les renvois vont d’ailleurs dans ce sens. Cantillon ne les a pas réalisés lui-même, il en a confié l’exécution à quelqu’un. Il le dit également pour l’estimation de la quantité de terre dont un homme peut consommer le produit (p. 22). Le témoignage de Mirabeau le confirme : Cantillon employait un « calculateur qu’il menait toujours avec lui » lors de ses voyages. Il le chargeait de mettre au net les notes et les observations faites dans la journée, les réponses d’un laboureur interrogé, la qualité d’une terre dont l’auteur de l’Essai lui-même n’hésitait pas à tâter « le goût ». Ces fonctions évoquent celles d’un secrétaire. Les anecdotes que livre Mirabeau ne justifiaient pas de le qualifier de « calculateur », il utilise donc ce terme pour d’autres raisons. Sa source, un des amis de Cantillon, lui avait sans doute révélé plus amples informations sur les talents de cette personne75.

75Le plus souvent, Cantillon renvoie directement au Supplément sans plus de précision. Dans un seul cas, il nous révèle peut-être un certain partage des tâches avec le calculateur :

Si les dames de Paris se plaisent à porter des dentelles de Bruxelles, et si la France paie ces dentelles en vin de Champagne, il faudra payer le produit d’un seul arpent de lin, par le produit de plus de seize mille arpents en vignes, si j’ai bien calculé. On expliquera cela plus particulièrement ailleurs, et on en pourra voir les calculs au Supplément. (p. 42)

76L’auteur donne ainsi une première estimation pour étayer son propos, estimation qu’il aurait lui-même réalisée, tandis que le détail des calculs destiné à l’annexe serait abandonné à son collaborateur. Il revient effectivement sur cette question, comme il l’annonce, dans le premier chapitre du livre III (p. 125-128). Or, il donne cette fois bien plus de résultats chiffrés et il ne renvoie plus au Supplément. Est-ce que dans les livres suivants, l’absence de référence à l’annexe s’explique justement par une plus grande insertion des résultats dans le corps du texte ? Une étude plus approfondie permettrait peut-être de trancher.

  • 76 Les calculs du chapitre V portent sur les dépenses des propriétaires (p. 8), ceux du chapitre X sur (...)

77Les mentions du Supplément interviennent dans le livre qui concerne le plus la population. Cependant il ne s’agit jamais de calculs ayant trait directement au nombre des hommes ou à la progression de ce nombre76. Trois références toutefois s’y rapportent indirectement ; elles renvoient dans deux cas aux mêmes opérations. Elles ont pour objet d’évaluer la quantité de terre dont un homme consomme le produit pour se nourrir et s’habiller, selon les différentes façons de vivre en Europe (p. 22). Cantillon les évoque à nouveau dans le chapitre XV : « On pourra voir dans le Supplément les calculs de la terre nécessaire pour la subsistance d’un homme, dans les différentes suppositions de sa manière de vivre » (p. 39).

78De même, l’estimation du nombre de personnes dont le travail est nécessaire dans une société pour satisfaire aux premiers besoins peut être regardée comme une mesure indirecte de la population. L’auteur indique qu’il a fallu un « long calcul » pour déterminer que selon l’état des mœurs et de la consommation actuelle en Europe, le travail de vingt-cinq adultes « suffit pour procurer à cent autres, aussi adultes, toutes les choses nécessaires à la vie » (p. 48).

LES PROPORTIONS NATURELLES ET CE QUI LES DÉTERMINE

79À aucun moment Cantillon ne se préoccupe des moyens de comptabiliser, ou du moins d’évaluer, le nombre des habitants d’un pays ou d’un lieu donné. Il ne discute d’ailleurs pas les indicateurs retenus par exemple par Petty pour estimer la population de Londres. Savoir que l’Angleterre renferme aujourd’hui 5 ou 6 millions de personnes lui importe moins que de déterminer les principes à l’œuvre dans la diminution ou l’augmentation de la population. Cantillon cherche à établir comment le nombre des hommes « se proportionne naturellement » en fonction de contraintes physiques, économiques et sociales. Si les relations qu’il met au jour s’inscrivent dans une logique arithmétique, une quantité dénombrable dépendant d’une autre, il énonce le plus souvent des rapports sans les quantifier. La répartition spatiale de la population étudiée dans les chapitres III à VI en fournit une bonne illustration. Cantillon y expose les principales règles qui gouvernent la densité des habitants dans un lieu :

La grandeur du bourg est naturellement proportionnée au nombre des fermiers et laboureurs qu’il faut pour cultiver les terres qui en dépendent, et au nombre des artisans et petits marchands que les villages du ressort de ce bourg emploient, avec leurs artisans et chevaux, et enfin au nombre des personnes que les propriétaires des terres qui y résident y font vivre. (p. 7)

80Autrement dit, le nombre des habitants est fonction de la quantité de travail nécessaire pour les faire subsister – et donc en partie de la fertilité du sol – et assurer leur entretien en biens de première nécessité. Comme le nombre de ceux qui travaillent se proportionne aussi « naturellement » au besoin qu’on a, à l’échelle du village, du bourg ou de l’État, reste à examiner comment le nombre d’habitants se proportionne effectivement aux emplois disponibles.

  • 77 Voir Adolphe Landry, « Les trois théories principales de la population », La révolution démographiq (...)
  • 78 Comme A. Stirati l’a souligné, Cantillon n’envisage pas les cas d’occupations multiples pour une mê (...)

81L’analyse de Cantillon, aujourd’hui bien connue77, dévoile l’existence de trois mécanismes d’ajustement démographique à l’œuvre dans la régulation de la population, tandis que Montchrestien n’en avait perçu que deux. Le premier reste l’émigration. Les « surnuméraires adultes » doivent partir ailleurs s’ils veulent gagner leur vie. L’auteur envisage la possibilité qu’ils changent de profession seulement comme un dernier recours, implicitement parce qu’elle représente la perte de la qualification acquise et même une déchéance sociale (p. 14)78. S’ils ne se résolvent pas à l’exil, ils se condamnent à la pauvreté. En ce cas Cantillon décrit deux possibilités. Ces hommes ne se marient pas, faute de moyens pour fonder une famille. Le célibat d’une partie des habitants en réduit à terme le nombre. Si malgré tout ils prennent une épouse, les enfants qui naissent périssent bientôt, et leurs parents à la suite. Le travail des femmes et des filles, en raison de sa faible rémunération, est insuffisant pour élever les enfants trop nombreux. Ainsi la misère, due au surnombre, engendre une plus forte mortalité qui élimine les « surnuméraires ». Cantillon ajoute que si la « situation du travail » n’évolue pas dans un village, s’il tire toujours sa subsistance de la même portion de terres, dans mille ans, le nombre d’habitants y sera toujours le même.

82Cantillon poursuit son analyse sur la relation entre le nombre des hommes et leurs moyens de subsister pour en dégager des principes universels et expliquer comment la multiplication diffère cependant d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Le chapitre XI montre que le nombre d’habitants dépend de la valeur du produit de la terre qui sert à les entretenir ; or, cette valeur varie selon les provinces et les pays. Là où un arpent entretient dix paysans, « il n’est pas étonnant que les habitants y soient dans un nombre prodigieux » (p. 23). L’essentiel de son analyse figure dans le chapitre XV, précisément intitulé : « La multiplication et le décroissement des peuples dans un État dépendent principalement de la volonté, des modes et des façons de vivre des propriétaires. » Les propriétaires ou le prince décident de l’emploi des terres : plus ils en destinent à la « simple nourriture » de l’homme, plus ils favorisent le peuplement. Cantillon insiste à plusieurs reprises sur le caractère très prolifique de l’espèce humaine… dès l’instant qu’elle peut se sustenter. Mais peut-elle vraiment se multiplier sans limitation avant d’atteindre la borne naturelle que constitue la capacité du sol à la soutenir ? Cantillon implicitement montre que tel ne peut jamais être le cas. Les hommes dépendent certes des subsistances disponibles, mais surtout du plus ou moins de moyens qu’ils ont pour subsister. Comme l’auteur considère qu’il n’y a pas de société humaine sans propriété de la terre, une partie des hommes sera toujours exposée au risque de ne pas trouver de quoi acquérir sa nourriture. Leur multiplication dépend aussi de la « façon de vivre dont ils se contentent ». Si la population est portée à son plus haut point en Chine, c’est finalement parce que ses habitants acceptent de vivre de peu (p. 37-40). Cantillon démontre qu’en Europe le degré d’aisance ne peut être qu’un frein à la multiplication : si les hommes ont pris l’habitude de mieux se nourrir, « on ne saurait entretenir tant d’habitants » (p. 46).

83Le niveau de vie est un facteur déterminant dans son analyse de la nuptialité qui constitue à ses yeux le principal mode de régulation de la population dans les pays européens. Cantillon souligne les différences qui existent à cet égard dans la société. Si tout homme se marie s’il pense pouvoir faire vivre sa famille sur le même pied qu’il vit lui-même, la crainte de voir ses enfants tomber dans une classe inférieure reste plus particulièrement l’apanage des nobles. Cependant la peur de ne pas être en mesure d’établir convenablement sa descendance touche aussi les roturiers aisés. Le célibat repose également sur des motifs plus « égoïstes », dépenser pour soi-même le bien que l’on possède et cela à tous les étages de la société. Cantillon tient pour négligeables les effets du « pur esprit de libertinage » (p. 43), le désir de se marier étant très répandu. Il note toutefois qu’il reste plus puissant dans « tous les bas ordres ». Chez les plus démunis, selon lui, c’est moins le célibat que le mariage tardif qui limite la multiplication des hommes, car on y épargne pour pouvoir convoler en justes noces. Et Cantillon leur donne raison tandis qu’il adoptait un ton moralisateur à l’endroit des cadets de la noblesse : « […] faute de prendre de pareilles précautions, [ils] tombent dans la plus affreuse pauvreté, étant obligés de se frauder sur leur propre subsistance, pour nourrir leurs enfants » (p. 44).

84Ses réflexions sur la nuptialité le conduisent à une des rares véritables quantifications d’un fait démographique présentes dans l’Essai. Il ne l’établit pas lui-même et l’emprunte non à Petty, mais à un de ses contemporains, Edmund Halley. Ce dernier, avec les bulletins de mortalité de Breslau que lui avait transmis Justel, disposait de données bien moins défectueuses que celles utilisées par Petty, ce qu’il rappelait d’ailleurs avant de présenter les tables qu’il en avait tirées. Cet argument a pu être décisif aux yeux de Cantillon, même s’il n’y fait pas allusion :

Par les observations de M. Halley à Breslaw en Silésie, on remarque que toutes les femelles qui sont en état de porter des enfants, depuis l’âge de seize jusqu’à quarante-cinq, il n’y en a pas une, en six, qui porte effectivement un enfant tous les ans ; au lieu, dit M. Halley, qu’il devrait y en avoir au moins quatre [en] six qui accouchassent tous les ans, sans y compter celles qui peuvent être stériles, ou qui peuvent avorter. (p. 44)

  • 79 Philosophical transactions, vol. XVII (1693), imprimé en 1694, p. 654-656. Nous nous référons ici à (...)
  • 80 Edmund Halley, « An estimate of the degrees of mortality of mankind drawn for the curious tables of (...)

85Cantillon se réfère aux « Considérations ultérieures sur les Bulletins de mortalité de Breslau » parues en 1694 dans les Philosophical transactions79. Il retranscrit assez fidèlement les conclusions de l’astronome. Ce dernier revenait sur les exploitations possibles à partir des tables de mortalité publiées dans le même volume, pour en souligner tout l’intérêt80. L’un d’entre eux, et non le moindre, était de prouver que l’accroissement de la population était principalement entravé par la « prudente réticence que montrent la plupart des gens à s’aventurer dans l’état de mariage ». Sur 15 000 personnes vivantes de plus de 16 ans et de moins de 45 ans, il estime que 7 000 au moins sont des femmes « capables de porter des enfants » et qu’elles « n’en donnent que 1 238 par an en moyenne, ce qui n’est guère plus qu’un sixième ». Halley fait l’hypothèse que si toutes étaient mariées, quatre sur six auraient un enfant chaque année. Il adopte un intervalle intergénésique d’environ deux ans, comme Petty avant lui. L’auteur n’indique pas explicitement s’il a décompté ou non les femmes stériles et celles susceptibles de subir des fausses couches. Qu’il ait pris en compte 7 000, et non 7 500 femmes, et qu’il les dise « capables » et non pas seulement en « âge » d’avoir un enfant, autorise Cantillon à conclure qu’il n’a pas omis de le faire. Au passage, cela révèle que Cantillon prend soin de s’assurer que le calcul n’est pas défectueux.

86Selon Halley, les gens renoncent à se marier parce qu’ils prévoient les charges et les tracas qu’impose l’entretien d’un foyer. Les plus pauvres ne sont pas à blâmer, ils ne sont pas responsables de leurs difficultés à subsister : ces dernières tirent leur origine de l’inégale répartition des richesses et de la propriété des terres. Et il réclame l’intervention du roi pour encourager les unions : une taxe sur les célibataires, une aide aux familles nombreuses et surtout des emplois pour les pauvres. Cantillon ne le suit naturellement pas sur ce terrain. Il laisse aussi de côté les propriétaires et il insiste sur les risques communs que le plus grand nombre, y compris les entrepreneurs, répugnent à prendre. L’incertitude dans laquelle vivent ces derniers est mise sur le même plan que l’état de dépendance des autres hommes (p. 44).

  • 81 Ibid., p. 72 et p. 60.

87Cantillon exploite par ailleurs les observations de Halley sur la mortalité pour établir la dépense nécessaire pour élever un enfant jusqu’à l’âge du travail et, au-delà, assurer la reproduction de la population active (p. 19-20). Il tire parti de deux résultats essentiels : comme la moitié de ceux qui naissent meurent dans les dix-sept premières années, il faut élever deux enfants pour espérer en garder un qui pourra travailler ; comme un bon tiers disparaît au cours de la première année, l’investissement des familles est finalement moindre qu’il n’y paraissait de prime abord81. Cantillon en déduit alors qu’avec deux enfants nécessaires pour en conserver un, le « compte ne suppléerait pas assez pour la continuation du travail, parce que les hommes adultes meurent à tout âge » (p. 19). Halley ne résumait pas ainsi les enseignements à retirer de sa table. Cette assertion générale sur la mortalité des adultes n’est certes pas inexacte en elle-même. Mais Cantillon aurait pu approfondir son analyse, lui si attentif à l’évaluation des risques, car celui de décéder, Halley le soulignait, croît avec l’âge et s’accroît sensiblement après 70 ans.

88Cantillon fait ainsi un usage plutôt limité des connaissances chiffrées issues de l’arithmétique politique depuis un demi-siècle. Quant à l’importance que revêt ou non le nombre des hommes, son point de vue transparaît dans un passage communément cité :

C’est aussi une question qui n’est pas de mon sujet de savoir s’il vaut mieux avoir une grande multitude d’habitants pauvres et mal entretenus, qu’un nombre moins considérable, mais bien plus à leur aise ; un million d’habitants qui consomment le produit de six arpents par tête, ou quatre millions qui vivent de celui d’un arpent et demi. (p. 48)

89L’auteur se refuse à prescrire un rapport idéal entre le niveau de population et le niveau de subsistance dans un État. Dès lors, connaître le nombre des hommes est-il une nécessité ? Vouloir mesurer un phénomène, est-ce toujours vouloir persuader ? Le refus de tout discours normatif peut expliquer en partie les réticences de Cantillon à l’égard de certaines formes d’évaluation de la population. Un autre élément paraît tout aussi important : est-ce si essentiel de tenter de calculer le nombre des hommes si les facteurs qui déterminent sa progression, tant positive que négative, sont accessibles à la connaissance ?

Notes

1 « Une seule chose te manque, ô grand Estat ; la connoissance de toy-même, et l’usage de ta force », Antoine de Montchrestien, Traicté de l’œconomie politique, F. Billacois éd., Genève, Droz, 1999, p. 69. Toutes nos références au texte de Montchrestien renvoient à cette édition.

2 De ce point de vue, les conclusions de Thomas Berns sur les politiques de recensement préconisées par Bodin et ses contemporains ne nous semblent pas suffisamment nuancées. Voir Thomas Berns, Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique, Paris, PUF, 2009, p. 139-149.

3 Voir la contribution de Jean Andreau, « Les allusions à l’Antiquité dans le Traité de Montchrestien », p. 83-99.

4 Jean-Claude Perrot, « Les économistes, les philosophes et la population », Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, EHESS, 1992, p. 147. Ajoutons que Bodin ne condamne pas la censure dans son ensemble, il en recommande l’usage pour contrôler les mœurs ; ses réticences portent à l’époque sur le dénombrement des personnes et les dangers que peut présenter, dans une république comme Venise, la connaissance du nombre des sujets selon leur catégorie sociale. Voir Jean Bodin, La méthode de l’histoire, traduction de la Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566) par Pierre Mesnard, Alger, Publications de la Faculté de lettres d’Alger, 1941, p. 273.

5 Comme l’atteste ci-dessous une erreur qu’il conserve, Montchrestien a utilisé l’édition originale de La République : Jean Bodin, Les six livres de la République, Paris, J. Du Puy, 1576, où le chapitre « De la censure » s’étend p. 602-616. Toutes les références sur ce chapitre renvoient à cette première édition.

6 Montchrestien reste proche de sa source ; Jean Bodin, La République, p. 602 : « Censure en bons termes, n’estoit rien autre chose que l’estimation des biens d’un chacun. » Sur la censure à Rome selon Montchrestien, voir aussi la contribution de Jean Andreau (p. 83-99).

7 Ibid., p. 609. Rappelons que les censeurs romains n’avaient aucune charge comparable à la surintendance des finances.

8 Il y a eu des dénombrements locaux entre 1568 et 1585 que Bodin et Montchrestien auraient pu invoquer. Voir à ce sujet Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement jusqu’à la Révolution », Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE, 1977, t. I, p. 38.

9 Voir Jean Bodin, La République, p. 603. Le passage est corrigé dès l’édition suivante des Six livres de la République en 1579.

10 Saint Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre IX, François Guizot éd., Paris, Brière, 1823, t. II, p. 43-45.

11 Sur Bodin et le caractère non juridictionnel de la censure, voir Thomas Berns, Gouverner sans gouverner, ouvr. cité, p. 92-96.

12 Voir Jean Bodin, La République, p. 610-611.

13 « Institution et statuts de l’ordre de Saint-Michel, Louis XI à Amboise, le 1er août 1469 », Ordonnances des rois de France de la troisième race, recueillies par ordre chronologique. Dix-septième volume…, Emmanuel Pastoret éd., Paris, Imprimerie royale, 1820, p. 236-255. L’article 38 figure p. 248. Voir les articles 36 et 37 pour le déroulement de l’examen annuel.

14 Bodin abordait lui la question ; voir La République, p. 613-616.

15 Montchrestien aborde la question des pauvres et la nature de l’assistance à leur fournir à plusieurs reprises dans son ouvrage, indépendamment de l’utilité de la censure. Voir à ce sujet Nicola Panichi, Antoine de Montchrestien. Il circolo dello Stato, Milan, Guerini e associati, 1989, p. 343-354.

16 Bodin signalait seulement que la censure révélerait l’extrême pauvreté des uns et l’excessive richesse des autres (La République, p. 607). Son optique est donc tout autre que celle de Montchrestien ; il s’attache avant tout aux dangers d’une concentration progressive des fortunes dans une société par les unions et les successions.

17 Le rythme quinquennal fut surtout observé entre 230 et 154 avant J. -C. Voir Jean Andreau, « Cens, évaluation et monnaie dans l’Antiquité romaine », La monnaie souveraine, Michel Aglietta et André Orléan éd., Paris, O. Jacob, p. 216. Bodin soulignait l’importance de la périodicité des enquêtes romaines pour les aspects financiers de la censure et non pour le dénombrement des personnes ; voir La République, p. 610.

18 Rien ne prouve que Montchrestien ait consulté lui-même Florus. Bodin avait reproduit l’essentiel des informations transmises par cet auteur afin de les comparer et de les confronter aux commentaires de Tite-Live ; voir La République, p. 605.

19 Nous nous fondons sur les chiffres reproduits par Bodin.

20 Montchrestien (Traité, p. 240) reprend fidèlement les chiffres donnés par Bodin (La République, p. 605) : 400 000 « serfs » pour 20 000 bourgeois et 10 000 étrangers. Bodin indiquait pour Rome une proportion d’esclaves de 50 pour un citoyen.

21 Sixième roi de Rome (578-535 avant J. -C.). Les historiens actuels considèrent que Tite-Live, Cicéron ou Denys d’Halicarnasse attribuaient à juste titre la création du cens à Servius Tullius, mais que les catégories censitaires dont ils donnaient le tableau précis furent fixées plus tard. Voir Jean Andreau, « Cens, évaluation et monnaie… », art. cité, p. 213-214.

22 Bodin n’avait pas traduit le passage et l’avait cité en latin (La République, p. 609).

23 Montchrestien signale seulement que sous l’Empire les colonies « apportoient à Rome leurs papiers Censiers » (p. 233). Il reprend ici quasi verbatim un passage de Bodin.

24 Jean Bodin, La République, p. 604.

25 Voir Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement… », art. cité, p. 30.

26 Nicolas Montand, Miroir des françois, s. l., 1581. Montand évoquait seulement la censure à Rome.

27 La Bible procure en outre une justification du caractère fiscal qui accompagne le recensement. Montchrestien ne distingue pas ce qui relève du rachat et du tribut. La reconstruction du Temple tirée du livre des Rois lui sert surtout à légitimer l’impôt.

28 Toutes les citations de la Bible sont tirées de l’édition protestante Bruxelles, Société biblique britannique et étrangère, 1867. Nous avons également consulté deux éditions du XVIe siècle : Lyon, I. de Tournes, 1561, et Anvers, C. Plantin, 1578. Rappelons que la lecture en langue vulgaire reste soumise à des réglementations chez les catholiques ; la plupart des éditions en français de l’époque sont protestantes.

29 « […] ceux, dis-je dont on fit le dénombrement furent six cent trois mille cinq cent cinquante » (Nombres, I, 46). Les deux Bibles du XVIe siècle consultées donnent bien 603 550. L’édition 1583 de Bodin conserve toujours 630 550.

30 C’est le nombre donné dans la Bible (Nombres, XXVI, 51).

31 Si l’on reprend les chiffres donnés dans la Bible, 22 000 ajoutés à 603 550 donnent 625 550.

32 Nous avons utilisé l’édition moderne fondée sur la traduction de Robert Arnauld d’Andilly : Histoire ancienne des Juifs et la guerre des Juifs contre les Romains, traduction révisée par Jean Alexandre C. Buchon, Paris, Lidis, 1968.

33 La BNF possède les ouvrages suivants du théologien : Postilla super psalterium, Venise, 1496 ; Postilla super epistolas et evangelia…, Paris, J. Petit, 1506 ; Prima [-Septima] pars hujus operis : continens textum Biblie cum postilla domini Hugonis Cardinalis… [Bâle, 1498-1502] et une édition de 1530 de la Vulgate avec la « Postilla » compilée par Hugues de Saint-Cher ou sous sa direction.

34 « Aussi les sacrés interprettes nottent là-dessus que ceste punition n’arriva pas pour une chose laquelle est approuvable en soy. Mais d’autant qu’elle fut faite sans cause et, qu’en la faisant, on usoit de contrevention à la loy de Dieu » (Traité, p. 241).

35 Jean Bodin, La République, p. 604 ; Flavius Josèphe, Histoire ancienne des Juifs…, ouvr. cité, p. 224 : « David, voulant savoir le nombre des hommes de son royaume qui étaient capables de porter les armes, et ne se souvenant pas que Moïse avait ordonné que toutes les fois que l’on ferait cette revue on devait payer à Dieu un demi-sicle par tête, dit à Joab d’y travailler. »

36 Bodin ajoute ce second argument dans l’édition latine (1586) de son ouvrage : voir Thomas Berns, Gouverner sans gouverner, ouvr. cité, p. 122-123.

37 Les deux autres plaies proposées à David étaient sept ans de famine ou trois mois de fuite devant ses ennemis, qui le poursuivent. Le roi choisit la plaie la plus courte dans le temps, mais sans doute pas la moins meurtrière pour son peuple.

38 « Or la colère de l’Éternel s’embrasa encore contre Israël, parce que David fut incité contre eux à dire : Va, dénombre Israël et Juda », lit-on dans l’édition protestante de Bruxelles, 1867. La Bible de Segond (édition révisée de 1910) et la Bible de Jérusalem renforcent une telle lecture ; la dernière donne : « La colère de Jahvé s’enflamma encore contre les Israëlites et il excita David contre eux : “Va, dit-il, fais le dénombrement d’Israël et de Juda.” » Dans l’édition de Lyon, 1561, on lit : « Derechef la fureur du Seigneur se courrouça contre Israel, et incita David contre eux à dire, Va, nombre Israel, et Juda. » Le verset est transcrit d’une façon assez proche dans l’édition d’Anvers, 1578 : « Et la fureur du Seigneur derechef se courrouça contre Israel, et esmeut David contre eux, disant à Joab : Va, nombre Israel, et Juda. »

39 Dans les Chroniques, la mortalité tue 70 000 hommes comme dans le livre de Samuel tandis que les chiffres de population sont très supérieurs, comme on l’a vu.

40 Nicolas Montand, Miroir des françois, ouvr. cité, p. 459.

41 Nicolas Froumenteau, Le secret des finances de France…, s. l., 1581, p. 377-379.

42 Ibid., p. 401-402.

43 Voir Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement… », art. cité, p. 42.

44 Nicolas Froumenteau, Le secret des finances…, ouvr. cité, p. 377. Pour les autres chiffres de population avancés à l’époque, dont la légende des 1 700 000 clochers qui remontait au début du XVe siècle, voir Jacqueline Hecht, « L’idée de dénombrement… », art. cité, p. 35-42.

45 Rappelons que selon une tradition antique renouvelée par Bodin, la « proportion harmonique » est celle qui convient le mieux au gouvernement monarchique, tandis que la géométrique et l’arithmétique caractérisent respectivement les gouvernements aristocratique et démocratique.

46 Voir Laure Chantrel, « Dépopulation et réforme de la fiscalité en France aux XVI-XVIIe siècles », Population, n° 2, 1994, p. 463. L’auteur souligne en outre que le thème de la dépopulation était peu présent dans la littérature économique de la première moitié du XVIIe siècle.

47 Jean Bodin, La République, en particulier p. 503 et p. 546. Voir à ce sujet Jean-Claude Perrot, « Les économistes, les philosophes et la population », art. cité, p. 160, et Gunnar Heinsohn et Otto Steiger, « Birth control. The political-economic rationale behind Jean Bodin’s Démonomanie », History of political economy, vol. 31, n° 3, 1999, p. 423-448. Ces derniers associent de façon moins convaincante chasse aux sorcières et éradication des pratiques abortives auxquelles Bodin aurait pris part en raison de sa crainte de la dépopulation.

48 Jean Bodin, La République, p. 546.

49 Toutes nos références renvoient à l’édition suivante : Richard Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général (1755), Paris, INED, 1997, xxx-lxxiv-196 pages (réédition corrigée et augmentée de l’édition INED, 1952).

50 Montesquieu révisa plus tard son estimation, soit une population mondiale dix fois plus faible que dans le passé (1758, CII). Les Lettres persanes ont largement contribué à répandre l’idée d’une dépopulation du monde. Sur cette question, nous renvoyons à Jean-Claude Perrot, « Les économistes, les philosophes et la population », art. cité, p. 159-162, et Carol Blum, Strengh in numbers. Population, reproduction and power in eighteenthcentury France, Baltimore/Londres, John Hopkins University Press, 2002, p. 11-20.

51 Giovanni Battista Riccioli, Geographiae et hydrographiae reformatae…, Venise, I. La Nou, 1672 (1re édition, Bologne, 1661), « Appendix » du livre XII, p. 678.

52 Davenant n’avait publié que ses estimations concernant l’Angleterre, la Hollande et la France. Les autres estimations de King sur divers pays européens sont issues du LCC Burns journal édité par P. Laslett en 1973. Pour un tableau général des estimations avancées à l’époque, voir Marie-Elizabeth Ducreux, « Les premiers essais d’évaluation de la population mondiale », Annales de démographie historique, 1977, p. 433.

53 Charles Davenant, An essay upon the probable methods of making a people gainers in the balance of trade (1699), dans The political and commercial works of Charles Davenant… Collected and revised by sir Charles Whitworth, Londres, R. Horsfield, 1771, t. II, p. 175. Notons que Davenant publie seulement en partie le manuscrit de Gregory King intitulé Natural and political observations and conclusions upon the state and condition of England. Le manuscrit ne sera publié en intégralité qu’en 1802 par Chalmers. La méthode employée ici par King pour établir cette première évaluation de la population de l’Angleterre, indépendamment des progressions auxquelles il se livre ensuite, y est sommairement présentée, ce qui pouvait nuire à sa compréhension. Voir ci-dessous comment King procède pour ce calcul.

54 Voir Sabine Reungoat, William Petty, observateur des Îles britanniques, Paris, INED, 2004, p. 97.

55 Le texte est réédité dans The economic writings of Sir William Petty, Charles Henry Hull éd., Cambridge University Press, 1899, p. 454-478.

56 Nous nous appuyons ici sur l’étude de Jean-Marc Rohrbasser, « Petty et le calcul du doublement de la population », Population, 1999, nos 4-5, p. 693-706.

57 Ibid., p. 698 ; traduction d’un passage figurant p. 462 de l’édition anglaise The economic writings of Sir William Petty, ouvr. cité.

58 Ibid.

59 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 175-184. Pour une présentation des travaux de King et Davenant, voir Jacques et Michel Dupâquier, Histoire de la démographie, Paris, Perrin, 1985, p. 144-153 ; et Sabine Reungoat, William Petty…, ouvr. cité, p. 273-276.

60 Davenant omettait la première hypothèse de King : un couple originel établi vers 1700 avant J. -C.

61 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 177 ; le tableau est conforme à l’original de King. Les croissances séculaires entre 1300 et 2300 sont les suivantes : 440 000, 540 000, 780 000, 880 000, 920 000, 930 000, 930 000, 925 000, 910 000, 985 000.

62 King l’avait établi à partir du nombre des maisons que fournissaient les registres de Bureaux des feux ; il avait ensuite évalué le nombre moyen d’habitants par maison, en fonction de la localisation de l’habitat. Il parvient à une population de 5 318 100, à laquelle s’ajoutent les marins, les soldats, les vagabonds, pour aboutir à un total arrondi de 5 500 000. Pour plus de détails, voir Gregory King, Natural and political observations and conclusions upon the state and condition of England. 1696, the earliest classics. John Graunt and Gregory King, Peter Laslett éd., Londres, Gregg International, 1973, p. 34-36 ; et Jacques et Michel Dupâquier, Histoire de la démographie, ouvr. cité, p. 147-150.

63 Charles Davenant, An essay…, ouvr. cité, p. 184.

64 Voir notamment Charles Davenant, Discourses on the public revenues and on the trade of England (1698), dans The political and commercial works of Charles Davenant…, ouvr. cité, t. I, p. 129.

65 John Graunt, Natural and political observations upon the bills of mortality […] of the city of London (1661). Voir John Graunt, Observations naturelles et politiques répertoriés dans l’index ci-après et faites sur les bulletins de mortalité…, Éric Vilquin éd. et trad., Paris, INED, 1977. La démarche de Graunt, que l’on oppose souvent à celle de Petty, en fait un « arithméticien » prudent qui ne s’aventure pas dans des calculs éloignés de ses sources. Il est vraisemblable que si Cantillon ne s’appuie pas sur ses observations, c’est qu’elles reposent sur des données londoniennes dont Halley a critiqué la pertinence (voir infra).

66 Antoin E. Murphy, Richard Cantillon. Le rival de Law, Paris, Hermann, 1997, p. 183, et Préface dans l’édition de référence de l’Essai, p. xviii-xix.

67 William Petty, Œuvres économiques de Sir William Petty, Henry Dussauze et Maurice Pasquier trad., Paris, Giard et Brière, 1905, t. I, p. 268. L’auteur souligne.

68 Sabine Reungoat, William Petty…, ouvr. cité, p. 58-61.

69 Charles Davenant, Discourses on the public revenues…, ouvr. cité, t. I, respectivement p. 130 et p. 128.

70 Ibid., t. I, p. 138.

71 De nombreux commentateurs ont souligné cette influence, en particulier Antoin Murphy ou encore Richard Hyse. Ce dernier montre que Cantillon, en matière de commerce et de monnaie, reste surtout proche de Petty dans la première partie de l’Essai. Voir Richard Hyse, « Richard Cantillon, financier to Amsterdam, July to November 1720 », The economic journal, vol. 81, n º 324, 1971, p. 823-825.

72 Voir, par exemple, la façon dont il utilise les chiffres de population de l’Italie et de l’Angleterre pour remettre en cause les progressions de King dans le passage cité plus haut.

73 Antoin Murphy ne tranche pas vraiment sur ce point. Dans sa biographie de Cantillon, il laisse entendre que l’auteur « avait eu l’intention de réaliser cette quantification détaillée dans un supplément statistique qui devait être annexé à l’Essai » (édition de référence de l’Essai, p. 183). Dans la préface de la réédition de l’Essai, il rappelle seulement qu’à ce jour le Supplément n’a jamais été retrouvé.

74 Voir une note manuscrite de Mirabeau transcrite par Louis Salleron, ibid., p. lxviii-lxxiii.

75 Voir la même note de Mirabeau, p. lxx.

76 Les calculs du chapitre V portent sur les dépenses des propriétaires (p. 8), ceux du chapitre X sur le travail de la dentelle et le travail d’un ressort en horlogerie (p. 16).

77 Voir Adolphe Landry, « Les trois théories principales de la population », La révolution démographique, Paris, INED, 1982, p. 169-192 ; « Une théorie négligée de l’influence de la direction de la demande sur la productivité du travail, les salaires et la population », Revue d’économie politique, 1910, p. 1-55 ; Joseph J. Spengler, « Cantillon l’économiste et le démographe », dans l’édition de référence de l’Essai, p. xliii-lxiv.

78 Comme A. Stirati l’a souligné, Cantillon n’envisage pas les cas d’occupations multiples pour une même personne et un ajustement à l’offre d’emploi par les quantités de travail fournies dans l’une ou l’autre activité. Voir Antonella Stirati, The theory of wages in classical economics. A study of A. Smith, D. Ricardo and their contemporaries, Joan Hall trad., Aldershot, Edward Elgar, 1994, p. 91.

79 Philosophical transactions, vol. XVII (1693), imprimé en 1694, p. 654-656. Nous nous référons ici à la traduction de Jacques Dupâquier, parue initialement dans les Annales de démographie historique (1976), puis dans L’invention de la table de mortalité, Paris, PUF, 1996, p. 71-73.

80 Edmund Halley, « An estimate of the degrees of mortality of mankind drawn for the curious tables of the births and funerals at the city of Breslaw », Philosophical transactions, ouvr. cité, p. 596-610 ; traduction par Jacques Dupâquier, L’invention…, ouvr. cité, p. 59-71.

81 Ibid., p. 72 et p. 60.

Auteur

Christine Théré est historienne, chargée de recherches à l’Institut national d’études démographiques, où elle est coresponsable de l’unité « Histoire et populations ». Spécialisée en histoire des savoirs économiques et démographiques, elle a coédité, avec Loïc Charles et Jean-Claude Perrot, les Œuvres économiques complètes et autres textes de François Quesnay, Paris, INED, 2005, 2 volumes.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search