Postface
Les relations professionnelles : un champ de recherche à la croisée des regards sociologiques
p. 273-289
Texte intégral
1À l’occasion de la journée d’étude célébrant le dixième anniversaire de sa création, en 2018, le réseau thématique « Relations professionnelles » de l’Association française de sociologie (AFS) avait choisi de s’interroger sur le devenir de ce champ d’étude. Ce débat, qui s’est prolongé par la suite au travers d’une controverse organisée dans le cadre de La nouvelle revue du travail (Denis et al. 2022), n’a rien de nouveau. Il renvoie en réalité, comme l’a déjà souligné Frédéric Rey (Rey 2008), à des enjeux liés aux difficultés épistémologiques et aux conflits institutionnels qui se jouent autour de la définition des objets, des méthodes et des frontières d’un champ de recherche qui s’est construit dès l’origine au croisement de plusieurs approches disciplinaires – sociologie, science politique, économie, etc. (Caire 1996). Dans le champ académique anglo-saxon, la création de départements de recherche et d’enseignements ainsi que de revues spécialisées dans l’étude des « relations industrielles » (industrial relations) a permis d’en faire un espace académique pluridisciplinaire relativement autonome. Même si la récente création de la revue Négociations participe de la volonté de contribuer à l’institutionnalisation de ce champ de recherche en France, il y est cependant resté de toute évidence beaucoup plus morcelé. L’existence même au sein de l’Association francophone de gestion des ressources humaines (AGRH) d’un groupe thématique de recherche sur le dialogue social, distinct donc du réseau thématique constitué au sein de l’AFS en est l’un des symptômes, même si des rapprochements s’esquissent1. Rien que dans le champ des sciences sociales, la recherche sur les relations professionnelles se caractérise par la très grande diversité des objets d’étude comme des approches théoriques et méthodologiques qu’elle recouvre. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage en sont une illustration éloquente, tant elles s’émancipent des paradigmes et des méthodes d’enquête autour desquels la sociologie des relations professionnelles s’est historiquement construite, qu’il s’agisse du modèle d’analyse systémique proposé par John Dunlop, de la théorie de la régulation sociale portée par Jean-Daniel Reynaud au sein du CNAM (Lallement 2022) ou de l’approche plus comparative et « sociétale » développée au sein du LEST (Bevort et Jobert 2008). Sans doute le pluralisme des approches n’a-t-il d’ailleurs jamais été aussi grand dans l’analyse sociologique des relations professionnelles et participe-t-il directement à la résurgence des interrogations sur l’avenir de la sociologie des relations professionnelles, en ce qu’il contribue à brouiller les frontières d’un champ d’étude autrefois beaucoup plus stabilisé. La réflexion engagée par cet ouvrage autour des méthodes d’enquête appliquées à l’analyse des relations professionnelles est à ce titre inséparable de l’évolution des modalités de leur construction comme objet de recherche.
Les conditions politiques et scientifiques d’un renouvellement de l’analyse des relations professionnelles
2Cette transformation est elle-même à mettre en perspective avec l’évolution des contextes politiques et scientifiques dans lesquels le champ des relations professionnelles en vient à être investi comme terrain d’enquête sociologique. Dans la seconde moitié du xxe siècle, la sociologie des relations professionnelles s’est construite en lien avec l’émergence de la négociation collective – de branche surtout – comme instrument de régulation des échanges entre État, patronat et syndicats, qui va servir de pilier à la construction du compromis fordiste. La sociologie des relations professionnelles se construit alors dans la volonté d’analyser les processus d’institutionnalisation de ces nouveaux dispositifs d’encadrement du rapport salarial et les modalités de production des règles qui en résultent. La construction de ce champ d’étude en dehors de celui de la sociologie du travail, où les approches d’inspiration marxiste occupaient une place centrale, notamment pour rendre compte des modalités d’expression de la lutte des classes en entreprise, se comprend d’autant mieux. À l’inverse, la sociologie des relations professionnelles s’est forgée autour d’un autre implicite politique qui rassemble les « pères fondateurs » de la discipline : la croyance dans la possibilité de canaliser et de réconcilier de façon plus harmonieuse les conflits d’intérêts constitutifs du travail salarié par le jeu des dispositifs de la négociation collective (Mias 2012).
3Depuis, les contextes économique et politique des relations professionnelles se sont radicalement transformés. D’un côté, l’économie s’est tertiarisée, dans un contexte d’émergence d’un capitalisme financiarisé et globalisé. De l’autre, l’affaiblissement militant des syndicats va de pair à la fois avec l’effondrement d’un PCF jusqu’alors en position hégémonique sur le mouvement ouvrier, et avec les réformes néolibérales des règles de la négociation collective dans un sens beaucoup plus favorable à sa mise au service des stratégies de compétitivité des entreprises (Pélisse 2019). Loin d’être spécifiques à la France, ces tendances s’observent dans la plupart des pays occidentaux et semblent témoigner de la « fin d’un monde » (Champin et al. 2022). De fait, ces évolutions ont profondément déstabilisé les équilibres socioéconomiques qui étaient au fondement de la capacité des syndicats à peser sur la construction du compromis salarial par le biais des dispositifs de la négociation collective (Giraud et Signoretto 2023). Elles ont de toute évidence contribué, dans un même élan, à ébranler la sociologie des relations professionnelles dans ses fondements théoriques et politiques et à mettre ces derniers davantage en débat. La (mise en) crise du système de la négociation collective et l’affaiblissement du syndicalisme dans leur capacité à encadrer les relations de travail et à protéger les travailleur·euses des logiques du marché dans des pans entiers du salariat contemporain ne justifie-t-elle pas en effet, plus que jamais, de réinterroger les outils théoriques et les méthodes d’enquête mobilisés ? Ne faut-il pas en élargir la palette pour penser à nouveaux frais la manière dont se « règlent » les relations de travail ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que, dans le même temps, l’évolution de champs d’étude sociologiques connexes à la sociologie des relations professionnelles a ouvert la voie à une possible réappropriation de ses objets à partir de grilles théoriques, de questionnements et de méthodes renouvelés. Tandis qu’un regain d’intérêt se manifeste dans la sociologie du travail pour les conflits du travail (Matus et Vivès 2022), le développement de la sociologie des mouvements sociaux, qui a connu un véritable essor au sein de la science politique française au tournant des années 2000, a aussi favorisé le réinvestissement de l’analyse de l’action syndicale et patronale à partir de nouvelles approches sociologiques (Giraud et al. 2018 ; Offerlé 2009).
4Dans ce contexte, si l’avenir de la sociologie des relations professionnelles est épisodiquement interrogé, le réseau thématique qui lui est consacré au sein de l’AFS se montre pourtant fort dynamique. Plus largement, l’étude des relations professionnelles connaît en réalité bien moins un essoufflement qu’un renouveau. On peut d’abord le mesurer à la prolifération des travaux consacrés à l’analyse des transformations des cadres institutionnels de la négociation collective, du dialogue social et de la représentation du personnel en entreprise. Autant les représentant·es syndicaux·ales ont de toute évidence beaucoup perdu en ressources et en marges de manœuvre dans la succession des réformes visant à donner la priorité à la négociation d’entreprise dans la production des règles du rapport salarial et à refonder les modalités d’organisation du dialogue social en entreprise, en particulier à travers la fusion des instances représentatives du personnel, autant l’accélération de ces politiques de réforme a en revanche donné beaucoup de « grain à moudre »2 et des opportunités d’accès à des financements institutionnels pour les spécialistes de l’analyse des systèmes des relations professionnelles. D’une certaine manière, la décentralisation de la négociation collective d’un côté, l’évaluation de la mise en application des ordonnances travail de 2017 et l’exploitation de l’enquête REPONSE de l’autre, ont même créé les conditions favorisant un renforcement du dialogue interdisciplinaire, voire des coopérations, entre sociologues, juristes, économistes ou encore gestionnaires (Perez et Signoretto 2021 ; Delahaie et Fretel 2022). De fait, le croisement de ces regards disciplinaires permet de mieux appréhender les effets des nouvelles règles de la négociation collective dans leurs différentes dimensions, que ce soit dans la manière dont se reconfigurent les modalités d’articulation entre les accords de branche et d’entreprise, les modes d’organisation du dialogue social en entreprise (Géa et Stévenot 2021 ; Bourguignon et Stimec 2022), les usages patronaux et syndicaux de ses dispositifs ou bien encore les formes de la représentation syndicale. Au-delà du champ académique français, l’analyse des transformations des systèmes nationaux des relations professionnelles alimente une littérature prolifique dans les champs d’étude des industrial relations (Andolfatto et Contrepois 2016 ; Lapointe 2016).
5Force est de constater cependant que les recherches doctorales des sociologues et politistes qui ont contribué à cet ouvrage s’écartent de façon très significative des terrains, des méthodes et des cadres d’analyse « traditionnels » de la sociologie des relations professionnelles. Les contributions ici réunies illustrent à ce titre ce que le dynamisme actuel de l’analyse des mutations de l’espace des relations professionnelles doit à son réinvestissement possible à partir d’une série de questionnements davantage empruntés à la sociologie politique et à la sociologie du travail. L’analyse des modalités de fonctionnement et d’investissement des dispositifs institués de la représentation du personnel continue certes d’être au centre de l’attention d’une partie de ces travaux. Ces recherches l’abordent cependant à partir de questions et de références théoriques moins préoccupées par l’analyse des mécanismes de régulation de ces instances que par l’examen des modalités d’ancrage social des pratiques des représentant·es syndicaux·ales et patronaux·ales et des rapports de domination qui s’exercent à l’intérieur de ces instances. Par ailleurs, les champs d’investigation couverts par ces travaux débordent très largement le seul cadre de l’analyse des dispositifs institués des relations professionnelles. Articulées à une diversité d’échelles d’analyse (ici principalement l’entreprise et le territoire), ces recherches se distinguent d’abord par la variété des acteurs et actrices (syndicaux·ales, patronaux·ales mais aussi salarié·es, directeur·rices des ressources humaines [DRH], avocat·es) sur lesquel·les se porte l’analyse. Leur richesse tient aussi à la grande diversité des questionnements qu’elles mettent en œuvre. Ces enquêtes permettent d’appréhender les mutations du champ des relations professionnelles à partir d’une focale d’analyse considérablement élargie, que ce soit en prenant pour objet d’étude les ressorts de l’engagement syndical et du vote aux élections professionnelles, les modalités d’organisation du travail de mobilisation et de représentation syndicale ou bien encore la dynamique des conflictualités souterraines au travail dans des entreprises dépourvues de toute représentation syndicale.
Un décloisonnement théorique et méthodologique dans la construction de l’objet d’étude
6Même si elles ne couvrent donc pas la sociologie des relations professionnelles dans la diversité de ses approches, les expériences de recherche doctorale réunies dans cet ouvrage témoignent de la manière dont le décloisonnement théorique à l’œuvre dans l’analyse sociologique des relations professionnelles s’est accompagné d’un enrichissement considérable de ses méthodes d’enquête. Les analyses statistiques en demeurent un élément central et constituent un savoir-faire d’autant plus précieux que la communauté scientifique française dispose, avec l’enquête REPONSE, d’une base de données extrêmement riche sur la dynamique des conflits et des négociations en entreprise ou de la participation des salarié·es à l’action syndicale (Blavier et al. 2020). En outre, comme le montrent ici Maxime Lescurieux et Tristan Haute, d’autres sources d’enquête statistique administrative ou syndicale peuvent être utilement mises à profit autour de ces sujets. De façon plus originale encore par rapport à l’histoire de la sociologie des relations professionnelles, cette nouvelle génération de travaux marque une tendance bien plus fréquente à mobiliser des dispositifs d’enquête ethnographiques. Si le recours à des entretiens s’est désormais largement banalisé dans ce champ d’étude, il s’articule le plus souvent, dans ces recherches doctorales, à un travail d’observation et d’immersion au long cours sur les terrains d’enquête (voir aussi Gassier et Giraud 2020). C’est là une différence notable avec le champ anglo-saxon des industrial relations dans lequel domine encore souvent une analyse « par le haut », très surplombante et désincarnée, des relations professionnelles. La pluralité des méthodes et des cadres théoriques mobilisés par les recherches actuelles, par ailleurs extrêmement riches et complémentaires du point de vue des modalités de leur ancrage empirique, dessine ainsi les contours d’une sorte de « french touch »3 dans l’analyse sociologique des relations professionnelles.
7L’enrichissement des méthodes d’enquête, des paradigmes et des questionnements à partir desquels sont aujourd’hui appréhendées les relations professionnelles a de toute évidence conduit à un plus grand éclatement de ce champ de recherche. Il peut faire craindre le « risque » d’une dissolution de l’objet d’étude « relations professionnelles » proprement dit – c’est-à-dire la dynamique des relations entre État, patronat et syndicat. La capacité des différentes perspectives sociologiques qui le composent à dialoguer entre elles n’a par ailleurs rien d’évident. On perçoit d’ailleurs ces « dangers » à la lecture de cet ouvrage. Il est d’abord symptomatique que peu de ses contributions mobilisent les paradigmes et les catégories d’analyse fondateurs de la sociologie des relations professionnelles, ne serait-ce que pour en proposer une discussion critique. Deux d’entre elles4 seulement font ainsi l’effort de revenir sur la manière dont leur objet et leurs stratégies de recherche permettent de questionner ou d’enrichir les catégories d’analyse et les connaissances de la sociologie des relations professionnelles. Dans les deux contributions5 centrées sur l’analyse des conflits au travail dans des entreprises dépourvues de représentation syndicale, les acteurs et actrices traditionnel·les brillent d’ailleurs par leur absence, sans qu’elle ne soit véritablement ni explicitée ni questionnée. S’il contribue ainsi à brouiller les frontières académiques du champ des recherches dédiées à l’analyse du champ des relations professionnelles, le réinvestissement sur ce terrain d’étude d’une plus grande pluralité de courants et de méthodes de recherche sociologiques est cependant aussi ce qui permet d’opérer des décentrements du regard, salutaires pour enrichir la compréhension de ce qui est l’objet même de la sociologie des relations professionnelles, c’est-à-dire les conditions de production et de mise en application des règles organisant les relations de travail. C’est d’ailleurs précisément ce type de décloisonnement théorique qu’un auteur comme John Kelly appelait de ses vœux pour refonder et enrichir le champ d’étude des industrial relations (Kelly 1998).
8À l’appui des outils de la sociologie de l’action collective, ces travaux ont d’abord pour intérêt de mieux articuler dans l’analyse les différentes facettes du travail des représentant·es syndicaux·ales et patronaux·ales (Rouxel 2021). Ils permettent aussi d’intégrer dans le champ de l’analyse les acteurs et actrices de l’ombre du système des relations professionnelles, qu’il s’agisse ici des collaborateur·rices des directions patronales (professionnel·les des ressources humaines ou salarié·es des organisations patronales) ou des juristes. Sans oublier, au-delà des travaux rassemblés ici, ceux qui ont été récemment consacrés aux salarié·es des organisations syndicales (Simonpoli 2021), à l’inspection du travail (Bonanno 2020) et aux acteurs et actrices du marché de l’expertise auprès des représentant·es du personnel comme des directions (Giraud 2007 ; Cristofalo 2009). Dans le même temps, à la différence des modèles d’analyse « stratégique » privilégiés dans les théories de la régulation, les méthodes d’enquête statistique et ethnographique adoptées dans ces travaux ont pour caractéristique commune de veiller davantage à réinscrire les stratégies de ces acteurs et actrices dans le substrat de leur ancrage social et de leurs socialisations militantes ou professionnelles, pour ne pas dire de leurs habitus sociaux et politiques. Réinvestir l’analyse des modalités d’organisation de l’action syndicale ou patronale hors des dispositifs institués du dialogue social permet également de rompre avec une approche trop strictement institutionnaliste des relations professionnelles, laquelle aboutit à analyser les arènes de la négociation collective comme un système d’interactions autonome, au risque, comme l’indiquaient déjà les théoriciens de l’analyse sociétale du LEST, de les étudier indépendamment des autres éléments des « rapports de force sociaux » (Maurice et al. 1979) qui en structurent le fonctionnement en dehors. Déplacer le regard hors des espaces institués des relations professionnelles est tout aussi salutaire pour cerner les modalités de construction du rapport salarial dans des contextes d’entreprise, si nombreux aujourd’hui, qui échappent pour une très large part à leur médiation. Enfin, Pierre Rouxel rappelle ici de façon très convaincante l’utilité de réinvestir l’analyse comparée des systèmes nationaux de relations professionnelles et de syndicalisme au moyen d’enquêtes de terrain permettant de surmonter les limites d’une approche purement typologique en termes de « modèles nationaux », aveugle à la variété des contextes socioproductifs qu’ils recouvrent et au continuum des recompositions qui s’opèrent dans les pratiques des représentant·es syndicaux·ales confronté·es à la financiarisation et à l’internationalisation de l’économie, comme aux politiques néolibérales de réformes du marché du travail qui les accompagnent.
Apports et contraintes des logiques institutionnelles et militantes structurant un champ de recherche pluriel
9L’ambition de cet ouvrage, et ce qui en fait toute l’originalité, est cependant moins de discuter des apports analytiques de la mise en œuvre de ces nouveaux cadres théoriques, que de questionner les conditions de possibilité d’enquêtes de terrain et d’analyses statistiques appliquées à l’étude des relations professionnelles. Cette entreprise de réflexivité méthodologique est salutaire à bien des égards. D’abord parce qu’elle met très concrètement en lumière l’ampleur du renouveau et la grande diversité des méthodes d’enquête mises en œuvre à présent dans le champ d’étude des relations professionnelles. Elle témoigne tout autant de la complémentarité des dispositifs d’enquête statistique, qualitative ou archivistique à la disposition des chercheurs et des chercheuses en sciences sociales pour enrichir la compréhension des dynamiques de l’engagement syndical et de la participation au travail, saisir les modalités concrètes du travail de représentation patronale et syndicale, ses dilemmes et les replacer dans leurs contextes (institutionnels, professionnels, militants) concrets. À n’en pas douter, cet ouvrage constituera pour cela une source d’inspiration précieuse pour les apprenti·es chercheurs et chercheuses comme pour les plus confirmé·es d’entre elles et eux.
10L’effort d’entreprendre un retour réflexif sur les possibilités et les contraintes qui se présentent aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales au moment de s’aventurer sur le terrain de l’analyse des relations professionnelles est d’autant plus à saluer qu’il a été le plus souvent escamoté par la sociologie des relations professionnelles. De fait, la discussion sur les enjeux de méthode et de recueil des données s’y est pendant longtemps limitée, pour l’essentiel, à l’analyse critique des statistiques administratives de grève (Camard 2002) et de leur mise en comparaison à l’échelle internationale. Cette opération a été rendue bien délicate en réalité par la grande diversité des dispositifs et critères de mesure des conflits du travail d’un pays à l’autre (Dribbusch et Vandaele 2016). Ce travail n’a pas été inutile, puisque la mise en évidence de la très faible fiabilité des données statistiques administratives des grèves a abouti à la mise en place de nouveaux dispositifs de recensement des conflits du travail (Penissat 2009), autrement plus fiables et plus riches dans les données qu’ils produisent, comme les enquêtes REPONSE et ACEMO. L’exploitation de l’enquête REPONSE a donné lieu par la suite à toute une série de travaux consacrés à l’analyse des divergences dans les déclarations des représentant·es des directions et du personnel quant à l’existence de conflits et leur appréciation du climat social dans leur entreprise (Blavier et Pélisse 2019), rappelant ainsi que les données obtenues par questionnaire sont tout autant dépendantes des modalités de construction des indicateurs que du filtre de la subjectivité des répondant·es (Gollac 1997). D’autres travaux encore portent sur les biais de sélection des sources de presse mobilisées dans les analyses statistiques des grèves (Martin 2005). Dans leur prolongement, les contributions de Tristan Haute et Maxime Lescurieux donnent un aperçu de la variété des données statistiques nouvelles à la disposition des chercheurs et chercheuses et de l’intérêt que peuvent manifester les organisations syndicales (et patronales) pour engager des enquêtes sur leurs propres militant·es. Elles illustrent cependant aussi, de façon complémentaire, la dépendance des chercheurs et chercheuses aux conditions de production des données d’enquête en raison des logiques juridiques, administratives ou militantes qui contraignent les modalités de leur construction comme les circonstances de recueil des données. De la même manière, il serait nécessaire de mieux s’interroger sur le sens à attribuer aux données statistiques relatives aux accords de négociation, devenues un puissant enjeu de communication politique sans que leur pertinence soit jamais sérieusement discutée6.
11Le tournant ethnographique opéré dans l’analyse des relations professionnelles justifie cependant d’élargir considérablement le champ de réflexion sur les enjeux de méthode, et c’est donc tout particulièrement sur ce terrain que l’apport de cet ouvrage se distingue. Dans cette conclusion, il me semble surtout utile de revenir sur les impensés d’ordre méthodologique et épistémologique qu’il permet de défricher. Leur mise en discussion est en effet d’abord utile pour comprendre les raisons du renouveau de la recherche sociologique sur les relations professionnelles comme celles de ses angles morts persistants. Elle me semble tout aussi nécessaire pour attirer l’attention sur les points de vigilance qu’appellent les logiques institutionnelles et militantes de construction de ce champ de recherche.
12Un premier fil conducteur commun à la plupart des textes réunis porte sur les contraintes qu’impliquent l’accès aux terrains d’enquête et la construction du travail de recherche. L’analyse de ces contraintes met en lumière aussi bien la dépendance des chercheur·es aux sources statistiques et archivistiques disponibles que la difficulté parfois rencontrée pour faire admettre la légitimité de sa présence, de son objet d’étude ou de la démarche d’enquête sociologique. Même dans les univers militants dont les chercheur·es se sentent proches, il faut composer avec les attentes et les logiques de fonctionnement qui leur sont propres. Or, celles-ci sont d’autant plus difficiles à concilier avec les objectifs de son travail de recherche et le temps qui lui est nécessaire qu’on se retrouve « embarqué·e » comme stagiaire ou engagé·e dans le cadre d’un contrat Cifre, deux situations qui exigent de donner de son temps et de se rendre utile à l’organisation d’accueil.
13Il y aurait selon moi grand intérêt à transposer ces réflexions sur les implications des contraintes administratives – pour ne pas dire bureaucratiques – qui structurent une grande partie de la recherche sur les relations professionnelles, laquelle se développe aussi grâce aux financements publics obtenus dans le cadre d’appels à projets de la Dares ou, à présent, de France Stratégie. On l’a dit, ces demandes institutionnelles sont évidemment une formidable opportunité pour faciliter l’accès à de riches bases de données statistiques ou à des terrains d’enquête dans les entreprises, ainsi que pour trouver des financements « utiles » aux précaires de la recherche. Ces appels d’offres, en particulier ceux de la Dares, laissent par ailleurs des marges de manœuvre dans la manière d’orienter les projets de recherche. Pour autant, ils imposent des contraintes qui ne sont pas sans effet sur la nature des recherches qu’elles permettent de produire. D’abord, ces financements publics sont de toute évidence de plus en plus articulés, de manière plus ou moins explicite, à la volonté que ces travaux servent à évaluer les effets, si ce n’est l’impact, des politiques de réforme du dialogue social et du marché du travail. En cela, ils contribuent incontestablement à orienter et concentrer les questionnements de recherche vers l’analyse du fonctionnement des institutions représentatives du personnel, au détriment précisément de toutes les autres dimensions de l’action syndicale et patronale qui sont abordées dans cet ouvrage. Ces recherches sous contrat imposent par ailleurs de fortes contraintes de temps pour la réalisation des enquêtes. Ces appels à projets véhiculent en particulier une approche très quantitative de la démarche d’enquête qualitative qui impose de déployer la recherche sur un grand nombre de terrains dans un temps très limité. Même si le travail se réalise de façon collective, la précarité des un·es et la surcharge de travail des autres font que le cahier des charges dicté par les institutions ministérielles rend impossible, en pratique, la mise en œuvre d’un travail d’immersion au long cours sur les terrains d’enquête, comme ont pu le réaliser tous les contributeurs et contributrices de ce livre. On est alors contraint à un rapport beaucoup plus fugace aux enquêté·es et il faut se contenter d’une série d’entretiens uniques, généralement avec celles et ceux qui occupent une position dominante dans l’espace de la représentation syndicale ou des directions, sans que l’on s’interroge vraiment sur les biais qu’introduisent ces conditions d’enquête dans la sélection des points de vue retenus pour l’analyse ou sur la façon dont elles impactent la qualité des matériaux recueillis. À cet égard, ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de donner à voir la nécessité et l’intérêt d’appréhender les recompositions à l’œuvre dans l’espace des relations professionnelles à partir d’une variété de dispositifs d’enquête. Ils impliquent certes, on l’a dit, de s’accommoder d’autres contraintes. Préserver une activité de recherche en dehors de ces financements par « projet » n’en demeure pas moins nécessaire pour se donner la possibilité de diversifier les angles d’approche afin de mieux étudier l’action syndicale et patronale dans la variété de ses dimensions sociales et politiques. C’est tout aussi nécessaire pour se donner les moyens d’une démarche de recherche sociologique qui ne se limite pas à l’analyse des discours des représentant·es les mieux disposé·es à jouer le jeu des entretiens, les plus immédiatement visibles, mais qui prenne aussi le temps d’observer leurs pratiques et « d’écouter » (Pialoux 2019) les autres acteurs et actrices qui contribuent, eux aussi, à façonner la dynamique des relations professionnelles.
14Si la recherche sociologique sur les relations professionnelles est soutenue par des demandes institutionnelles, son renouveau est également indissociable des intérêts militants à partir desquels de nouvelles générations de chercheurs et chercheuses ont réinvesti le terrain de l’analyse syndicale, et dans une moindre mesure patronale, à partir des années 2000 (Giraud et al. 2018). Plusieurs des récits d’enquête qui ont été livrés témoignent de la « libido politique » (Siméant 2002) qui est au principe de la genèse de ces recherches, comme cela a d’ailleurs été mis en évidence dans le champ de la sociologie des mouvements sociaux, auquel ces enquêtes se rattachent (Mathieu 2015). Cette « libido politique » explique tout aussi bien le choix des objets investis que le plus grand intérêt que ces chercheur·es trouvent à s’emparer de l’analyse des acteurs et actrices des relations professionnelles à partir de la boîte à outils de la sociologie des mouvements sociaux, en ce qu’elle entre beaucoup plus en résonance avec leur appétence pour disséquer les ressorts de l’engagement militant et pour saisir les rapports de domination et de résistance qui se jouent dans les relations de travail. Dans une critique au vitriol de notre manuel sur le syndicalisme (Giraud et al. 2018) et d’autres travaux « critiques » sur les métamorphoses de la négociation collective, Christian Thuderoz en conteste la validité, au motif que l’attention portée aux modalités d’articulation entre conflits et négociations, et plus largement à la dimension conflictuelle des relations professionnelles, procède plus d’un parti pris idéologique que d’un constat sociologique (Thuderoz 2019). Les intérêts militants et politiques qui orientent l’engagement dans la recherche sur les relations professionnelles ne sont évidemment pas sans risque. Ils impliquent de se prémunir des aveuglements que peut produire un rapport trop enchanté à son objet, de mettre à distance, au moins un temps, la cause que l’on aspire à servir pour transformer des questions politiques en questions de recherche, et de soumettre les discours militants à l’épreuve de l’analyse empirique (Mathieu 2015). Pour celles qui s’aventurent « de l’autre côté du bureau » et de la table des négociations, il faut savoir maîtriser à l’inverse les répulsions sociales et politiques que le monde des dirigeant·es d’entreprise peut inspirer. C’est précisément cette démarche qui se lit au travers des recherches restituées dans cet ouvrage, ce qui conduit d’ailleurs parfois les chercheur·es à entrer en tension ou en résistance avec les attentes des militant·es côtoyé·es sur le terrain d’enquête (Chloé Lebas, Lucas Winiarski, Willy Gibard). La présentation des enquêtes de terrain dont ces travaux découlent suffit par ailleurs à rappeler la richesse du travail d’analyse empirique auquel peut s’articuler une perspective critique des relations professionnelles, et à démontrer ainsi que les logiques militantes qui sont à leur origine ne peuvent pas discréditer d’emblée leur intérêt sociologique. Au contraire, ces motivations militantes sont sans doute moins un problème qu’une chance pour l’analyse des relations professionnelles. Car il y a autant d’implicites politiques à se focaliser sur les mécanismes de régulation du rapport salarial par les dispositifs de la négociation collective qu’à vouloir se pencher sur les dimensions plus contestataires de l’action syndicale ou sur les rapports de domination sociale auxquels s’articulent les processus du dialogue social. Autrement dit, le pluralisme scientifique, constitutif du champ académique sur les relations professionnelles, recoupe à l’évidence le pluralisme politique de celles et ceux qui s’y côtoient, et c’est précisément ce qui permet actuellement, à travers notamment les activités du RT 18 de l’AFS, de nourrir un débat fécond entre différentes traditions de recherche et de les enrichir réciproquement.
15Plutôt que de vouloir remettre en cause a priori la validité scientifique des travaux relevant d’une sociologie « critique », il semble en réalité plus utile de prêter attention aux effets « pervers » que peuvent produire les affinités politiques qui rassemblent celles et ceux que cette sociologie fédère. De façon tout à fait socio-logique, elles risquent en effet de produire certaines cécités dans l’analyse des acteurs et actrices du champ syndical et des relations professionnelles, en incitant les unes et les autres à s’intéresser prioritairement aux organisations dont ils sont proches, et en l’occurrence plus souvent aux syndicats dits « contestataires » (CGT, Solidaires) qu’aux autres. Certaines de ces organisations (FO, CFTC, FSU, UNSA) restent des terrains d’enquête encore largement inexplorés, quand d’autres terrains, comme les travailleur·euses « précaires » des plateformes, sont saturés. De même, l’analyse des ressorts de l’engagement militant et des mobilisations collectives a jusqu’à présent beaucoup plus attiré l’attention des politistes que les modalités d’enrôlement des représentant·es syndicaux·ales dans les dispositifs du dialogue social, au risque d’entretenir une dichotomie problématique dans la manière d’appréhender ces deux facettes de leur activité plutôt que de penser leur articulation (Giraud et Signoretto 2023). La priorité donnée à l’analyse du travail militant de « terrain » s’est aussi très largement faite au détriment de l’échelon des « bureaucraties » syndicales (Thomas 2017). L’analyse des sommets des bureaucraties syndicales fut pourtant, à l’origine, une question centrale de la sociologie des organisations politiques et syndicales (Michels 2015), qui se pose avec encore plus d’acuité dans un contexte de professionnalisation croissante de la représentation. La prédilection pour l’analyse de la « base » des organisations syndicales a tout autant conduit à négliger, à de très rares exceptions (Gantois 2016), les modalités du travail de représentation dans les branches. Or, malgré la volonté politique de renforcer prioritairement les négociations d’entreprise, les branches conservent, dans certains secteurs, un rôle structurant dans la production des règles encadrant le rapport salarial (Delahaie et al. 2022). L’examen de ce qui se joue dans les branches soulève des enjeux politiques d’autant plus cruciaux qu’un important mouvement de réduction du nombre de branches a été engagé, alors qu’elles pourvoient les organisations syndicales et patronales de ressources institutionnelles et financières très importantes. Enfin, c’est la partie patronale qui est longtemps restée le parent pauvre des approches inspirées par la sociologie politique. La difficulté à « s’imposer aux imposants » (Chamboredon et al. 2014) a longtemps servi à justifier cette lacune. Mais outre qu’il est sans doute tout aussi difficile de « s’imposer » aux directions syndicales qu’aux directions patronales, les contributions de Chloé Biaggi et de Yolaine Gassier montrent bien la diversité des mondes patronaux et les possibilités qui s’offrent aux chercheur·es en sciences sociales pour accéder à leurs strates intermédiaires ou à leur base. Beaucoup reste encore à analyser du rapport des directions d’entreprise et des organisations patronales aux syndicats de salarié·es et à la pratique de la négociation. Ce n’est pas trahir la cause des salarié·es et de leurs représentant·es que de porter le regard sur les acteurs et actrices du monde patronal avec lesquel·les ils et elles interagissent. C’est peut-être au contraire le meilleur moyen de lui être utile.
Bibliographie
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10.3917/neg.031.0121 :Notes de bas de page
1 En 2022 et 2023, deux premières journées d’étude communes ont été organisées.
2 Pour reprendre l’expression consacrée par André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière (FO) entre 1963 et 1989, pour valoriser le rôle central de FO dans la construction des compromis salariaux pendant les Trente Glorieuses.
3 Pour reprendre l’expression d’Olivier Fillieule concernant la sociologie des mouvements sociaux (Fillieule 2016).
4 Les contributions de Tristan Haute et Pierre Rouxel.
5 Celles de Marion Flécher et Jiyoung Kim.
6 Il est ainsi souvent fait référence au nombre d’accords d’entreprise signés sans que soient interrogées les modalités de production de ceux-ci.
Auteur
Baptiste Giraud est maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST). Ses recherches portent sur les recompositions des conflits du travail, du syndicalisme et des relations professionnelles. Il a récemment codirigé l’ouvrage collectif Un compromis salarial en crise. Que reste-t-il à négocier dans les entreprises ? (Éditions du Croquant, 2023) avec Camille Signoretto. Il est également le coauteur du manuel Sociologie politique du syndicalisme (Armand Colin, 2018), avec Sophie Béroud et Karel Yon.
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