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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral L’impossible ethnographie ? Les relations d’enquête en prise avec les rapports de pouvoir Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Enquêter sur les relations professionnelles

    Ce livre est recensé par

    • Samuel Zarka, La Nouvelle Revue du Travail, mis en ligne le 30 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/nrt/19824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13uoa
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    Table des matières

    Chapitre 12

    Naviguer entre les refus. Les rapports sociaux dans les relations d’enquête sur les restaurants

    Jiyoung Kim

    p. 255-272

    Remerciements

    Je tiens à remercier, pour leurs lectures attentives et leurs remarques, François Alfandari, Willy Gibard, Anaïs Bonanno et Alvand Sanjabi.

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Alors que plus d’un million de personnes travaillent dans l’hôtellerie-restauration (Lainé et al. 2017), les relations professionnelles de ce secteur restent relativement méconnues1. Ce constat s’explique en partie par la structure globale des entreprises du secteur : 39,8 % des salarié·es travaillent dans des petits établissements de moins de 10 personnes (Lainé et al. 2017, p. 4). Or l’enquête REPONSE, qui produit des connaissances importantes sur les relations professionnelles, n’englobe que les établissements de plus de 11 salariés. La mise en discussion de la démocratie locale dans les TPE au Parlement (Rey 2014) n’a pas non plus favorisé un engouement de la recherche pour ces terrains qui demeurent largement méconnus. L’histoire mouvante de la convention collective nationale du secteur Hôtel-Café-Restaurant (Mériot 2002) ainsi que le taux de syndicalisation du secteur, qui se situe autour de 4 %, contre 11 % en France métropolitaine en 2013 (Pignoni 2016), ne facilitent pas l’institutionnalisation d’instances représentatives des salarié·es. Même si les mobilisations de travailleur·euses ainsi que les victoires locales ne manquent pas2, parfois en jonction avec la mobilisation des sans-papiers (Barron et al. 2011), force est de constater que ces luttes se concentrent dans les grandes entreprises avec une présence syndicale.

    2Dans le contexte des petits restaurants, où les relations entre les employeur·euses et les salarié·es sont peu formalisées, comment peut-on rendre compte des pratiques de négociation ? Si l’enquête ethnographique, s’appuyant sur l’observation participante, est considérée comme pertinente et légitime pour mettre en lumière l’organisation ainsi que la conflictualité au travail (Roy 2006), quelles sont les alternatives lorsqu’elle est très difficile, voire impossible, à réaliser ? Au cours de l’enquête de terrain que j’ai menée, ni mes tentatives de décrocher un stage, ni ma candidature spontanée à la fin d’un entretien avec les responsables ou les patron·nes des restaurants ne m’ont permis de recourir à un dispositif ethnographique stricto sensu. Que disent ces difficultés sur les relations professionnelles dans ce secteur et comment y remédier ?

    3À partir du cas des petits restaurants, ce chapitre a pour but d’éclairer les conditions de production d’une enquête ethnographique, ses limites ainsi que les ajustements nécessaires pour surmonter les difficultés rencontrées. Cette réflexion s’appuie sur un travail de thèse en cours portant plus largement sur le rapport entre la gentrification et le travail dans les établissements du quartier du canal Saint-Martin à Paris.

    4La première partie revient sur plusieurs tentatives et tâtonnements peu fructueux pour mener une observation participante, de telle sorte que l’entretien semi-directif, à la fois avec les employeur·euses et les salarié·es, s’est imposé comme la méthode principale. La deuxième partie met en lumière les différentes tactiques mobilisées dans les relations d’enquête afin d’éclairer les conditions de la production des matériaux recueillis. Mon travail de recherche doctorale, qui s’intéresse principalement à l’articulation entre le travail des patron·nes3 et des salarié·es et à la gentrification entraînée par les restaurants dans un quartier spécifique, ne porte pas directement sur les relations professionnelles au sens classique du terme4. Toutefois, les réponses des enquêté·es sur les conditions d’emploi et de travail ont révélé la conflictualité ordinaire qui règne dans ces établissements, difficile à saisir à travers une étude sur les commissions paritaires du secteur de l’hôtellerie-restauration, que nous n’avons d’ailleurs pas étudiées, car elles n’étaient pas l’objet de notre recherche doctorale. À partir de ces éléments concernant la situation d’enquête, la conclusion propose certaines pistes afin de rendre compte de la conflictualité ordinaire au travail (Giraud 2009) dans ces restaurants.

    Encadré 1. Terrain : les restaurants dans un quartier parisien gentrifié

    Portant sur le rapport entre la gentrification et le travail dans les restaurants du quartier du canal Saint-Martin à Paris, ma thèse se situe au carrefour de différents champs disciplinaires de la sociologie du travail, de l’urbain et des rapports sociaux. À travers leurs pratiques commerciales et professionnelles, les patron·nes des restaurants contribuent à façonner un espace économique de production et de transformation urbaine. Ce « travail de gentrification » (Bidou-Zachariasen et Poltorak 2008) désigne leur investissement à la fois matériel et symbolique, reposant avant tout sur une logique gestionnaire : simplification des menus, rhétorique sur la qualité des produits, recours important aux réseaux sociaux, recrutement d’un certain personnel en salle… En somme, ce sont ces modalités de production qui vont contribuer à l’augmentation du chiffre d’affaires, dans un contexte économique fragile et incertain, comme cela a été constaté à la suite de la pandémie de Covid-19 en 2020.
    L’enquête s’appuie sur plusieurs types de matériaux : des entretiens semi-directifs avec 23 employeur·euses et 39 salarié·es (dont 28 en salle et 11 en cuisine), réalisés entre 2017 et 2020 ; 7 séances d’observation participante à couvert, complétées par une base de données sur environ 300 restaurants, construite à partir du site web societe.com. Des articles publicitaires ainsi que les informations disponibles sur les sites web des restaurants sont régulièrement consultés. Ce « bricolage » de méthodes et de matériaux, banal dans une enquête de terrain en sociologie, découle de plusieurs tâtonnements qui font l’objet de ce chapitre.

    L’impossible ethnographie ?

    5Ce projet de recherche trouve son origine dans mes expériences professionnelles et scolaires. Nouvellement arrivée en France afin de reprendre mes études en sciences sociales, j’ai travaillé dans le secteur de l’hôtellerie-restauration entre 2011 et 2014. Après avoir étudié la trajectoire des migrant·es dans une ville limitrophe de Paris confrontée à un grand projet d’aménagement urbain pour mon mémoire de master, j’ai souhaité articuler la sociologie du travail avec la sociologie urbaine de la gentrification parisienne dans mon travail de thèse. Le restaurant étant un espace de travail, il me semblait indispensable de m’appuyer sur l’observation participante afin de décrire et d’analyser finement les activités de travail et ce qui les entoure afin de saisir le « rapport au travail et à l’emploi » (Avril et al. 2010, chap. 4) : l’organisation et la division du travail, les relations avec les collègues et supérieur·es ainsi qu’avec les client·es, les situations de conflit, etc. Effectuer un stage, stratégie régulièrement mobilisée dans les enquêtes de terrain portant sur le monde du travail, m’est apparu comme le meilleur moyen de prendre en compte non seulement le point de vue des salarié·es, mais aussi celui des employeur·euses ou du personnel de gestion (Benquet 2015, p. 15-17). J’ai ainsi envoyé une candidature spontanée à un restaurant proche du canal Saint-Martin, par le biais d’un contact personnel. Mais ma candidature, qui offrait une main-d’œuvre a priori gratuite s’est révélée infructueuse : la première personne que j’avais réussi à contacter m’a répondu à la place de son responsable, en m’indiquant qu’il était compliqué d’accueillir une stagiaire en raison de la réorganisation de l’équipe.

    6À la suite de plusieurs tâtonnements, je me suis tournée vers des entretiens avec les patron·nes ou les responsables des restaurants. Ce dispositif d’enquête me semblait prioritaire, afin d’éclairer le rapport entre la gentrification et l’augmentation du nombre de restaurants dans le quartier. Ainsi, j’ai glissé mon CV à la fin de chaque entretien, dans l’espoir de me faire embaucher, tout en soulignant mon expérience dans le secteur ainsi que mes difficultés à réaliser une thèse sans financement. Malgré plusieurs années d’expérience dans le secteur, aucun·e ne souhaitait m’embaucher, ne serait-ce qu’en « extra », pratique qui relève souvent du travail dissimulé ou du contrat journalier. C’est pourquoi j’ai décidé de tenter une candidature spontanée à couvert, tout en continuant les entretiens.

    7Comme dans le secteur du bâtiment et de la Poste (Jounin 2008 et 2021), ou du ramassage des ordures (Le Lay 2014), se faire embaucher à l’insu de l’équipe de gestion semble être parfois le seul moyen de mener une enquête sociologique permettant d’appréhender la réalité du travail. Si cette expérience ne s’est pas soldée par un échec total, elle s’est néanmoins arrêtée au bout de sept soirs de travail dans trois établissements différents, sans que j’aie jamais été déclarée. Je n’ai donc pas réussi à pérenniser la relation d’emploi, d’autant plus que les frontières entre le travail dissimulé et l’emploi déclaré restent très poreuses dans le secteur : le travail dissimulé constitue bien souvent une première étape nécessaire avant d’être déclaré·e5.

    8Comment expliquer cette difficulté à entrer sur le terrain et comment se faire accepter durablement ? Tout d’abord, le déroulé de l’enquête m’a poussée à émettre une hypothèse concernant le lien entre ces difficultés et mes caractéristiques sociales : si je suis doctorante en sociologie6, je suis aussi une femme non blanche issue d’un milieu populaire. Ces caractéristiques méritent d’être mises en rapport avec celles des serveur·euses recherché·es dans les restaurants de ce quartier gentrifié. En réalité, les serveur·euses que j’ai rencontré·es, âgé·es de 20 à 55 ans, sont très hétérogènes : 18 personnes sont âgé·es de moins de 30 ans, parmi lesquelles 13 sont des jeunes de moins de 26 ans. Seules 2 personnes ne sont pas titulaires du baccalauréat. Ils et elles sont aussi les « enfants des gentrifieur·euses », dans la mesure où leurs parents sont propriétaires d’un ou plusieurs logements situés dans ce quartier ou à proximité. En même temps, ils et elles sont aussi des diplômé·es du supérieur : une ancienne cadre sortie d’une école de commerce, un doctorant en philosophie de nationalité russe, perçu comme blanc, ainsi qu’une Française blanche titulaire de deux masters. Pour autant, cette hétérogénéité n’est pas contradictoire avec leur appartenance à un groupe majoritaire (Guillaumin 1985), comme l’énonce une enquêtée : « Je suis une fille… blanche… mignonne… ça aide. Comme un peu dans tout dans la vie, quoi ». Ainsi, la facilité avec laquelle l’un des enquêté·es, un homme blanc âgé de 28 ans qui est né et a grandi dans le quartier, se fait embaucher met en lumière, par contraste, mes propres difficultés. Ses parents sont médecins et lui est comédien, diplômé du Cours Florent. Au lendemain de sa candidature spontanée dans plusieurs restaurants du quartier, il a reçu plusieurs appels pour des essais, lui offrant le « choix » de son lieu de travail.

    9Le fait d’étudier la sociologie ainsi que mon niveau élevé de diplôme ont-ils aussi suscité une méfiance de la part des patron·nes ? S’agit-il d’une forme de discrimination à l’embauche en raison de mon identité minoritaire ainsi que de mon apparence sociale, puisqu’elle ne correspond pas à l’image d’un quartier gentrifié ? Ces éléments semblent ne pas avoir joué en ma faveur, d’autant plus que le recrutement dans le secteur de la restauration est marqué par une certaine sélectivité, dépendant des liens de confiance (Forté et Monchatre 2013). L’importance des rapports interpersonnels dans ce secteur, encore accentuée dans les petits restaurants, peut également expliquer cette difficile acceptation sur le terrain, notamment en raison des pratiques illicites récurrentes présentées précédemment.

    10Une courte expérience d’observation participante dans un restaurant confirme l’importance de ce lien de confiance interpersonnel fondé sur les « arrangements individuels » (Farvaque et Lefebvre 2010 ; Trémeau 2017) entre un·e employeur·euse et un·e salarié·e, ainsi que l’existence d’une certaine méfiance vis-à-vis d’une doctorante en sociologie. Lors de la deuxième soirée de mon « extra » dans un établissement ouvert en 2018, j’ai avoué mon objectif à ma collègue barmaid dans un souci d’honnêteté et dans l’espoir de construire une relation de proximité. Cela me paraissait d’autant plus nécessaire que la question éthique ne se posait pas pour moi de la même manière envers des collègues et des employeur·euses. Je lui ai ensuite proposé un entretien. Or, il s’est avéré qu’elle m’avait communiqué un faux numéro et l’employeur ne m’a plus proposé d’extra par la suite. La relation de confiance établie avec son employeur semble avoir prévalu. En effet, tout en étant salariée, elle n’hésitait pas à lui donner des conseils afin que son restaurant soit mieux référencé par les moteurs de recherche et gérait le compte Instagram du restaurant. Son recrutement repose avant tout sur les liens d’interconnaissance déjà anciens qu’elle entretenait depuis plusieurs années. A contrario, lorsque je lui ai proposé un entretien, elle venait à peine de me rencontrer.

    11En outre, j’avais sous-estimé la réaction de cette salariée face à mon niveau d’étude. Lorsque j’ai répondu à sa question me demandant si j’étais en master, elle a réagi avec un ton exclamatif : « Ah ouais ! Tu es le seul cerveau ici. Moi, j’ai à peine validé mon bac… il n’y a aucun cerveau comme toi ici ! ». Alors que j’avais souligné mon expérience professionnelle de plusieurs années dans les restaurants, seul le mot « doctorat » semble avoir retenu son attention. Nos caractéristiques communes – femme et salariée venant d’un milieu populaire – n’ont pas suffi à établir un lien de confiance. Elle prenait le parti de son patron, qu’elle connaissait, et dont ses conditions d’emploi dépendaient. Cette relation était néanmoins fragile : lors de mon passage dans cet établissement quelques semaines après, un autre collègue m’a appris qu’elle n’y travaillait plus. Un problème au genou, entraînant une incapacité de travail, avait en effet occasionné un conflit avec son patron. Cet épisode témoigne des modalités de règlement des conflits dans le cadre de relations professionnelles informelles et personnalisées. Le rapport salarial de subordination met les employé·es dans l’incapacité de se défendre face au patron et les pousse à adopter des stratégies de fuite.

    12Enfin, la configuration de l’enquête localisée explique également en partie cette difficulté. À travers une candidature spontanée, j’ai été appelée à faire un essai dans une pizzeria. Pendant le service, j’ai remarqué la présence du responsable d’un restaurant auquel j’avais soumis ma candidature à la fin d’un entretien. Dans l’embarras, j’ai intuitivement tourné le dos et fait comme si je ne l’avais pas vu. Ma réaction est quelque peu comparable à celle de Martina Avanza, qui a feint de ne pas reconnaître l’un de ses enquêté·es croisé à Paris (2008, p. 41-58)7. Sans pouvoir jamais la vérifier, je ne pouvais m’empêcher de songer à l’hypothèse selon laquelle l’enquêté que j’avais interviewé avait informé le responsable de cette pizzeria de mon intention présumée, pour que je ne sois plus rappelée.

    13Ce sentiment d’embarras correspond à une « réaction à ce qui heurte violemment et profondément les manières de faire, de penser, de voir et de ressentir de l’observateur » (Caveng et Darbus 2017, p. 515) face à un groupe dont il est éloigné. Les patrons et le responsable que j’ai rencontrés partagent une ligne idéologique similaire, qui est loin d’être la mienne, et s’identifient au discours patronal. Par ailleurs, ce sentiment de malaise mérite d’être situé dans le cadre des rapports sociaux existant entre des employeur·euses et une femme minoritaire racisée, engagée en doctorat sans financement, cherchant à la fois à réaliser son enquête de terrain et à subvenir à ses besoins. J’avais en effet quitté ce milieu dès que possible, après y avoir travaillé plusieurs années pour des raisons uniquement économiques.

    14En plus de la pénibilité physique et des remarques désobligeantes sur ma capacité à gérer le stress, la charge émotionnelle était difficile à supporter : il m’est arrivé d’être avertie du risque de me faire renvoyer, quoiqu’indirectement, par le biais d’une collègue, parce que je « ne souriais pas assez » aux client·es. Cette injonction à la performance de la « féminité idéalisée » (Schütz 2006, p. 143) explique mon dégoût ainsi que ma méfiance envers ces enquêté·es majoritairement masculins. C’est seulement après avoir pu quitter ce secteur, rappelons-le, que j’ai décidé de l’étudier pour ma thèse, ne me sentant dès lors plus contrainte par la nécessité d’y travailler. Alors que j’étais désormais prête à y retourner, la porte s’est refermée. En effet, sans interconnaissances dans ce secteur ni relations de confiance préalables, il m’a été impossible de me faire embaucher.

    15Par conséquent, je me suis tournée vers l’entretien semi-directif. Si le recours aux entretiens m’a permis de poursuivre l’enquête de terrain, il m’a fallu mobiliser plusieurs tactiques et gérer les relations avec des enquêté·es très hétérogènes. Au-delà des difficultés d’entrée sur le terrain, les petits restaurants présentent des spécificités qui ont constitué un autre écueil. Tandis qu’il existe une forme de séparation spatiale et temporelle relativement explicite entre le travail de gestion et de production dans les restaurants appartenant à un grand groupe, celle-ci est beaucoup moins prononcée dans les petits restaurants, dans lesquels les patron·nes sont régulièrement présent·es (Gros 2016). Se posait ainsi la question de la présentation de l’enquête en fonction de la personne avec qui j’entrais d’abord en contact. Autrement dit, je devais m’adapter en permanence, essayant de déterminer si la personne à laquelle je m’adressais était proche d’un·e employeur·euse, ou plutôt un·e salarié·e. Aux premier·ères, j’ai présenté ma recherche comme un travail portant surtout sur l’histoire des restaurants du quartier, en rapport avec le phénomène de la gentrification. Je n’ai pas mis en avant la dimension gestionnaire qui m’intéressait davantage, comme le choix du quartier, le processus d’ouverture, le recrutement, le type de contrat utilisé, la stratégie de marketing, etc. Aux second·es, je me suis présentée comme une étudiante qui s’intéresse explicitement à leur expérience du travail dans les restaurants ainsi qu’à leur rapport à ce quartier gentrifié.

    16Avec les serveur·euses, le fait d’avoir déjà travaillé dans le secteur m’a permis de nouer une relation de complicité plus facilement8. Il suffisait de rappeler la garantie de l’anonymat afin d’atténuer la méfiance et d’aider à libérer la parole9, notamment sur certaines pratiques illicites récurrentes concernant les conditions d’emploi. La dénonciation explicite des patron·nes n’était pas rare, comme le montre cet entretien avec Léo : « Moi, j’ai demandé un CDD, du coup je suis seul à être en CDD. Généralement, la restauration, ils aiment pas faire de CDD, parce qu’à la fin des CDD, il y a une prime, et… comme un peu…les escrocs… les employeurs de la restauration, ils veulent pas payer cette prime ». Par conséquent, la plupart des entretiens se sont déroulés de manière détendue, prenant la forme d’un partage d’expériences. Le tutoiement était récurrent et les enquêté·es me retournaient parfois eux-mêmes des questions. Par ailleurs, il m’est déjà arrivé de proposer de donner le contact d’un syndicat à un enquêté qui n’avait pas signé de contrat une semaine après avoir commencé son travail.

    17Les caractéristiques de ces interlocuteur·rices diffèrent de celles de cette enquêtée barmaid qui m’avait donné un faux numéro : majoritairement diplômé·es de l’enseignement supérieur, plusieurs ont montré un grand intérêt pour mon objet d’étude. Ayant constaté l’ampleur du phénomène de gentrification depuis leur enfance et leur adolescence, ils me répondaient régulièrement « ah, c’est intéressant ! ». Souvent titulaires d’un bac ES, parfois étudiant·es en sciences sociales, ils étaient également familier·ères avec la démarche de l’entretien, et considéraient leur participation comme une forme d’entraide entre étudiant·es. Pour contrebalancer l’impossibilité d’une enquête ethnographique approfondie et renforcer la relation de confiance, je leur ai demandé, à la fin de l’entretien, si ils et elles avaient des questions à me poser, en leur précisant que je restais à leur disposition en cas de besoin. Je leur ai également demandé si je pouvais revenir dans leur établissement pour rencontrer leurs collègues ou leur employeur·euse. Grâce à cette tactique, j’ai pu parfois rencontrer plusieurs salarié·es du même établissement, ainsi que l’employeur·euse. Cette méthode s’est révélée très fructueuse afin d’appréhender les différents points de vue sur les relations salariales très individualisées et fragmentées au sein d’un même établissement.

    18Toutefois, cette relative « facilité » dans les relations d’enquête mérite d’être analysée à la lumière des rapports sociaux de classe, de race, de genre et d’orientation sexuelle, qui renvoient à une dynamique « consubstantielle » (Kergoat 2010). Si la neutralité de l’enquêteur relève du mythe, comment son « positionnement intersectionnel » (Kocadost 2017) au sein des rapports sociaux façonne-t-il les relations d’enquête ? Quels sont ses effets sur la production des matériaux ? Avec les serveur·euses, la position des un·es et des autres dans l’espace social ne faisait pas l’objet de réactions ou de commentaires explicites. À l’inverse, la relation d’enquête avec les patron·nes et les travailleur·euses en cuisine, principalement masculins, était plus difficile, bien que pour des raisons différentes selon la catégorie socioprofessionnelle des uns et des autres. La partie suivante revient sur la façon dont ces rapports sociaux structurent les relations d’enquête.

    Les relations d’enquête en prise avec les rapports de pouvoir

    19Comme les serveur·euses, les patron·nes sont également très hétérogènes. Parmi eux, je vais me focaliser sur deux groupes : gentrifieur·euses et investisseur·euses. Les premier·ères sont âgé·es de plus de 50 ans, issu·es de milieux populaires, et ont décidé d’ouvrir un restaurant dans ce quartier à la fin des années 1990. Ayant commencé à travailler dans le secteur dès leur entrée dans la vie adulte, autour de 20 ans, elles et ils mettent en avant leur identité professionnelle. Les seconds sont quant à eux majoritairement des hommes blancs, nés dans les années 1980 et diplômés d’écoles de commerce telles que l’ESSEC ou l’EM Lyon. Ils ont commencé à investir dans le secteur de la restauration à partir des années 2010, alors que la gentrification du quartier était déjà avancée. La dimension professionnelle du métier de restaurateur n’est guère évoquée durant les entretiens.

    20En effet, la difficulté résidait moins dans le fait de décrocher un entretien que d’en contrôler son déroulé, compte tenu de mon expérience en tant que salariée et de mes convictions politiques. Ainsi, j’ai fait en sorte de de faire abstraction de mes idées préconçues et de « jouer le jeu » de l’enquêtrice qui prend au sérieux le discours patronal sur les difficultés que constituent les « charges excessives », la « pénurie » de main-d’œuvre, la « difficulté de gérer le personnel capricieux », etc. Une forme de camouflage me semblait indispensable face à eux, surtout au moment de la prise de contact ainsi qu’au début de l’entretien, avant de pouvoir enfin « poser des questions qui fâchent » (Laurens 2007).

    21Quelques éléments ressortis de ces entretiens permettent d’éclairer leur relation avec les salarié·es. En général, leur rapport aux salarié·es s’exprimait moins sous la forme de dénonciations explicites qu’à travers une sorte d’invisibilisation : alors qu’ils n’arrêtaient pas de parler des « bons produits » utilisés pour satisfaire les client·es et d’affirmer qu’ils « paient bien les producteurs », ils restaient silencieux sur la façon dont ils traitaient ou payaient leurs salarié·es. En outre, j’ai dû interroger à plusieurs reprises un employeur dont la réponse sur les salaires versés ne semblait pas en adéquation avec mes expériences passées : il avait gonflé le salaire en y incluant le pourboire. De la même manière, ils se montraient réticents à répondre de façon exacte à ma question portant sur le type de contrat qu’ils proposaient à leurs salarié·es, donnant des réponses évasives : « Il y a une loi à respecter », « Je ne saurais pas vous dire ».

    22Au-delà de ces tensions communément observées dans les relations d’enquête avec les patron·nes, la situation d’entretien permet d’appréhender les effets de la consubstantialité des rapports sociaux. En effet, les entretiens menés auprès des patron·nes d’origine cambodgienne et hongkongaise, avec qui je partage une trajectoire d’immigration ainsi qu’un milieu d’origine populaire, ont duré respectivement plus de 90 et 120 minutes. En somme, il était possible de réaliser un entretien riche malgré leurs réticences à répondre à des questions sensibles liées à l’argent, par exemple. Comme avec les serveur·euses, mes caractéristiques minoritaires, marquées par un accent étranger, n’étaient pas rappelées comme un handicap en soi, malgré l’assignation à mon altérité : celle-ci était formulée à travers un compliment tel que « Vous parlez très bien le français », suivi d’une question sur l’année de mon arrivée en France.

    23Cette relative absence d’infériorisation dans les entretiens avec les enquêté·es venant d’un milieu populaire et/ou marqué·es par une trajectoire d’immigration contraste avec le rapport de domination qui surgissait très explicitement pendant les entretiens avec les jeunes patrons blancs. Mes bégaiements, ainsi qu’une relative lenteur de réflexion, n’ont sans doute pas facilité le déroulement des entretiens, malgré leur volonté de répondre à mes questions pour « aider une étudiante ». Habitué·es à avoir recours à des journalistes pour faire la publicité de leur restaurant, ils ne voyaient en outre guère d’utilité à cet échange, je suppose, vu le principe d’anonymat. En général, les entretiens ont duré de 20 à 30 minutes à peine, se terminant sous la pression des enquêté·es, qui m’ont fait comprendre qu’ils avaient d’autres priorités. De plus, leurs réponses étaient très semblables aux éléments trouvés dans des articles de publicité ou dans les revues de loisir. Ils répétaient un récit quelque peu standardisé : la « découverte » d’une offre culinaire extra-occidentale lors d’un séjour à l’étranger, accompagné d’un « rêve d’enfance ainsi que la passion pour le bon goût ». En outre, ils manifestaient parfois un certain mépris à l’égard de mon travail d’enquête. Ce fut le cas de Ludovic, un homme blanc né en 1979, diplômé d’une école de commerce en hôtellerie-restauration. Après avoir ouvert un premier restaurant en 2006, il venait d’en inaugurer un autre dans le 17e arrondissement de Paris. Il est également mandataire d’une entreprise de publicité.

    Il faisait super froid dehors. Quand je suis passée au restaurant le matin, le patron m’a demandé de revenir vers 17 h. Quand je suis repassée, il était avec son salarié. Ce dernier travaille ici depuis 5 ans, une ancienneté élevée vu la spécificité du secteur. Alors que j’avais prévu d’interviewer le patron, ils étaient présents tous les deux. Pendant l’entretien, ils finissaient leur journée, faisant leur travail administratif et nettoyant le restaurant.
    L’entretien a duré à peine 30 minutes, mais surtout ce n’était pas du tout agréable. Déjà, deux hommes blancs, bien costauds et grands, me regardaient de haut fixement de façon imposante. Ce sentiment de domination était accentué par le fait qu’ils restaient debout devant le comptoir, installé sur un niveau légèrement surélevé par rapport au sol de la salle, où je me tenais. Ils m’ont donné l’impression de me traiter comme une enfant, probablement parce que j’ai un accent, que je bégaie et que je les faisais répéter, que je ne comprenais pas tout de suite de quoi ils parlaient. Ils parlaient très très vite, en me donnant l’impression d’être pressés. Donc c’était d’autant plus déstabilisant, et cela m’empêchait de bien poser des questions.
    Par exemple, le patron m’a demandé « Vous en avez pour combien de temps ? » et j’ai répondu « J’ai le temps ». En effet, j’avais mal compris la question. Quand il m’a reposé la même question, je lui ai dit « une demi-heure » pour lui faire croire que ce ne serait pas très long. Et il m’a rétorqué : « J’ai dit 5-10 minutes » (à consacrer).
    Dans tous les cas, le patron voulait que je parte dès que possible. Et son employé m’a fait une réflexion sur le fait que je n’avais pas bien préparé mes questions. Entre-temps, le patron est parti passer un coup de balai. Donc c’était plutôt son employé qui m’a répondu en mangeant son repas. […] il parlait comme s’il était lui-même patron.
    (Journal de terrain, 3 janvier 2018)

    24Cette situation fait écho à une expérience d’« humiliation » que des étudiant·es de l’université Paris 8 ont vécue face à des enquêté·es socialement et racialement dominant·es lors de leur enquête de terrain dans le Triangle d’or à Paris (Jounin 2014, chapitre 5). Elle révèle l’impact de la distance sociale, sexuelle et raciale entre les enquêté·es et l’enquêtrice sur le déroulement de l’entretien.

    25Par ailleurs, ces rapports sociaux peuvent présenter un risque lié au genre et à la sexualité de l’enquêteur·rice (Clair 2016), même si cela ne m’a pas poussée à abandonner le terrain (Rolle 2017). Le processus de négociation d’un entretien avec Louis est de ce point de vue éclairant. Né en 1981, il est à la tête d’un groupe de restaurants thaïlandais, embauchant environ 50 salarié·es. Il est diplômé de l’ESSEC et a déjà travaillé en Chine. En octobre 2017, toujours afin de solliciter un stage, je lui avais envoyé un message en utilisant l’adresse électronique trouvée sur le site web de son restaurant. Dans le cas où il ne serait pas disposé à m’accorder un stage, je lui avais également proposé de travailler un soir sans rémunération après l’entretien. Il m’a répondu par mail puis nous avons échangé nos numéros de téléphone et communiqué sur WhatsApp pour fixer un rendez-vous. Après m’avoir répondu « je veux bien vous accorder du temps mais j’aimerais vous connaître un peu avant », il m’a également demandé mon âge et mon travail avant de bien vouloir m’accorder un entretien.

    Louis : […] OK top je veux bien vous recevoir.
    Jiyoung : Merci beaucoup.
    Louis : En échange, on peut essayer de passer une ou deux heures de plus pour faire connaissance.
    Jiyoung : Oui, je souhaite mieux connaître l’histoire de votre restaurant.
    Louis : OK top je veux bien m’ouvrir dessus alors. Si après on peut se détendre et parler de tout.
    Jiyoung : En fait, je vous ai contacté pour mon travail à l’école et pas pour d’autres choses. Donc, si ce n’est pas clair pour vous, je suis désolée mais j’annule ma proposition. Merci en tout cas de m’avoir répondu.
    Louis : Je comprends, je suis OK, à vous de voir, rien n’empêche de faire connaissance aussi […] je peux avoir une photo de vous pour vous reconnaître au moins. Tu m’intrigues beaucoup.
    Jiyoung : J’ai pas de photo monsieur.
    Louis : J’ai 28 ans, je suis jeune et fun… j’aimerais si c’est possible que notre relation soit fun.
    (Échanges avec Louis sur WhatsApp, entre 17 h 15 et 18 h, le 17 octobre 2017)

    26Venant de me lancer dans l’enquête de terrain, j’étais toujours en train de tâtonner entre l’entretien et l’enquête ethnographique, raison pour laquelle je lui ai proposé de lui offrir une forme de contre-don à travers un travail non rémunéré. Or, l’enquêté a transformé la situation d’enquête en « script de séduction » qui se déroule dans un espace social hétéronormatif (Clair 2016, p. 55), comme en témoigne sa remarque « tu m’intrigues beaucoup », sur laquelle je n’ai pas cherché à rebondir. Rappelons ainsi que j’étais en train de chercher des personnes qui acceptent de participer à mon enquête de terrain ainsi qu’un espace calme pour mener un entretien. Ce rapport de séduction, qui n’est pas l’apanage des situations d’enquête, est une manifestation du script de séduction hétéronormatif entre des personnes cisgenres, dans lequel une femme est censée attendre l’initiative d’un homme. Autrement dit, mon initiative aurait généré un malentendu chez les enquêtés masculins, a priori hétérosexuels, qui l’auraient interprétée comme une démarche active de séduction d’une femme supposée hétérosexuelle. Ainsi, il semble légitime de poser la question suivante : aurait-il posé ces questions et tenté d’exercer son pouvoir afin de transformer la relation d’enquête en relation interpersonnelle si j’étais un homme blanc au lieu d’être une femme asiatique ? Face à ce risque d’agression sexuelle, il fallait chercher d’autres moyens de continuer l’enquête sur ces employeurs et leurs restaurants. Je me suis tournée vers les informations disponibles en ligne, comme celles données par le site web societe.com ou TripAdvisor. Mais ce risque était également présent avec les travailleurs en cuisine10. Par exemple, un chef de cuisine, un homme blanc avec qui j’avais pris contact, m’a envoyé un SMS à 4 heures du matin pour me demander « Tu es disponible pour tout ? ». Quant aux travailleurs minoritaires racisés, lors de la prise de contact, ils me demandaient systématiquement mon statut matrimonial11.

    27Bien d’autres difficultés se posaient pour m’entretenir avec les travailleurs de cuisine : ils étaient en majorité des migrants de la première génération, de nationalité étrangère, parfois sans-papiers, ne parlant ni le français ni l’anglais, les deux langues étrangères que je maîtrise suffisamment pour réaliser un entretien. Lorsque je m’approchais d’eux pour me présenter et leur parler de mon sujet de recherche, ils me demandaient si je cherchais du travail et me répondaient simplement qu’« il fa[llai]t aller voir le patron ». Après un entretien avec un responsable de restaurant, je lui ai demandé de me présenter à un travailleur en cuisine : alors qu’« il s’entend[ait] bien avec le chef de cuisine », d’origine sri-lankaise, ce dernier a refusé de me donner ses coordonnées.

    28Un commis de cuisine sénégalais, que j’ai pu enfin rencontrer au bout de six mois, après plusieurs tentatives, a refusé l’enregistrement de nos échanges. Pendant l’entretien, qui s’est tenu dans la cuisine de son domicile, il a principalement parlé de sa trajectoire, présentée comme une ascension sociale. Ayant commencé comme plongeur dans ce restaurant en 2007, alors qu’il était sans-papiers, il s’est fait régulariser en 2009. Malgré le changement de ses patron·nes puis des chefs cuisiniers, il a toujours été repris. Il a exprimé sa satisfaction d’être en CDI ainsi que d’avoir vu son salaire passer de 1 600 € à 2 000 €, pour presque 50 heures de travail par semaine. Concernant les relations avec ses chefs et ses collègues, il a seulement souligné sa « bonne entente » avec eux. En somme, il s’en est tenu à des déclarations quelque peu ordinaires : l’absence de magnétophone n’a pas véritablement libéré sa parole sur les relations professionnelles. Le refus de s’exprimer de certains travailleurs migrants, qu’il soit catégorique ou plus indirect, suggère ainsi non seulement une méfiance à mon égard mais aussi vis-à-vis de leurs supérieur·es hiérarchiques, même quand ils affirment entretenir une « bonne relation » avec ces dernier·ères. En fin de compte, je n’ai pu m’entretenir qu’avec onze travailleurs en cuisine.

    29Les rapports sociaux qui traversent les relations entre un·e enquêteur·trice et les différents groupes enquêtés participent ainsi au processus de la production des matériaux. L’analyse de ce processus est indispensable afin d’objectiver les caractéristiques des matériaux recueillis ainsi que leurs apports et leurs limites. L’échec partiel de l’enquête ethnographique, la relative facilité de mener un entretien avec les serveur·euses ainsi que les difficultés rencontrées dans les échanges avec les patron·nes et les travailleur·euses en cuisine révèlent ainsi non seulement les effets de ces rapports sociaux, mais aussi des éléments permettant de saisir directement ou indirectement les caractéristiques des relations professionnelles du secteur, et notamment leur dimension individualisée et interpersonnelle. Confronter les entretiens des différents groupes professionnels, en les complétant avec mes autres matériaux, permet de dresser un aperçu des relations professionnelles dans les petits restaurants, qui sont peu visibles, mais tangibles.

    *

    30Partant des difficultés à mener une enquête ethnographique sur les restaurants dans un quartier gentrifié à Paris, je me suis focalisée sur le processus d’adaptation de l’enquêteur·rice ainsi que sur ses ajustements méthodologiques perpétuels au cours de l’enquête de terrain. À travers une démarche réflexive prenant en compte mon rapport subjectif au terrain et aux enquêté·es, j’ai d’abord tenté, dans ce chapitre, d’élucider ce que les refus des enquêté·es révèlent sur les conditions de la production des matériaux, en analysant les relations d’enquête sous l’angle de la consubstantialité des rapports sociaux. Je me suis ensuite efforcée de mettre en lumière des tactiques de présentation différenciées face à des enquêté·es appartenant à des groupes sociaux et professionnels différents : les patron·nes, les serveur·euses et les travailleur·euses en cuisine. Mon positionnement, pris dans des relations professionnelles particulières, très peu formalisées, a engendré deux effets contradictoires : d’un côté, il a aggravé mes difficultés à m’insérer sur mon terrain ; de l’autre, il m’a donné à voir les coulisses de relations professionnelles informelles qui sont très difficilement observables dans les petits restaurants. Il fallait donc trouver des moyens de naviguer entre les écueils pour mener des entretiens suffisamment riches, quitte à imposer certaines conditions spatiales et temporelles pour les rendez-vous. Il fallait aussi veiller à garantir l’absence des employeur·euses au moment d’interroger les salarié·es, et inversement.

    31Cette démarche n’échappe pas à une limite : parce qu’elle s’appuie avant tout sur le discours des enquêté·es, qui relatent leur rapport au travail et à l’emploi, elle ne permet pas vraiment de saisir les formes de résistance qui ne sont pas verbalisées par les salarié·es. Face à cette difficulté, cependant, certaines pistes méritent d’être explorées. Par exemple, les matériaux d’entretien portant sur les différents points de vue des enquêté·es, qui sont situé·es dans une hiérarchie sociale et raciale, permettent de percevoir certaines tensions, qui, si elles ne sont pas toujours visibles ni dicibles, sont néanmoins palpables. De même, l’étude des relations professionnelles d’un point juridique et légal, et notamment du point de vue de de leur « juridicisation » (Pélisse 2009), semble constituer une entrée propice afin de porter un éclairage sur la conflictualité au travail ainsi que sur la façon dont elle est régulée et canalisée, malgré l’absence d’instance représentative des salarié·es.

    Bibliographie

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    Notes de bas de page

    1 Quelques travaux comblent ces lacunes sur l’hôtellerie de luxe (Beaumont 2021 ; Menoux 2016 ; Pinna 2011) ainsi que sur la restauration (Monchatre 2010 ; Nkuitchou Nkouatchet 2005 ; Weber 2011).

    2 Rappelons par exemple la mobilisation des femmes de chambre travaillant à Ibis Batignolles, qui ont réussi à obtenir des revalorisations salariales après vingt-deux mois de grève entre 2019 et 2021.

    3 L’appellation de ce groupe relève d’une tâche délicate, d’autant plus que les enquêté·es ouvrant les restaurants n’ont pas recours à ce terme connoté négativement. Pour ce chapitre, les termes de « patron·nes » et d’« employeur·euses » sont communément utilisés afin de rappeler le rapport de pouvoir entre eux·elles et les salarié·es.

    4 Un entretien avec un syndicaliste de l’union locale CGT Commerce et Services Paris, située à proximité du canal, m’a seulement confirmé l’absence de lien entre les enquêté·es salarié·es des restaurants de ce quartier et ceux·celles qui viennent à la permanence de l’union syndicale. Par ailleurs, le syndicaliste s’est concentré sur la dénonciation de certain·es patron·nes et sur l’importance des activités syndicales dans le secteur du commerce, n’apportant pas de réponses précises à mes questions sur les restaurants qui relèvent des TPE.

    5 Par exemple, le·la patron·ne peut décider de déclarer l’embauche après plusieurs jours, voire plusieurs mois, de travail dissimulé, le plus souvent en CDI tacite. Si le bulletin de salaire fait office de contrat, le travail dissimulé peut être cumulé avec le travail partiellement déclaré.

    6 Les salarié·es rencontré·es sont majoritairement des étudiant·es de l’enseignement supérieur, souvent dans le domaine de la gestion et des arts.

    7 Menant une enquête ethnographique parmi les militant·es de la Ligue du Nord en Italie, dont elle ne partageait pas les positions politiques, Martina Avanza avait soigneusement cloisonné les deux univers que constituaient sa vie privée d’une part et son enquête de terrain de l’autre, grâce à la distance géographique entre Paris et l’Italie. Lorsqu’elle croise l’un de ses enquêté·es dans un métro parisien, elle feint de ne pas le reconnaître et descend au premier arrêt.

    8 Vu les résultats, l’échec de l’observation participante peut être relativisé grâce à des entretiens avec les serveur·euses durant lesquels je me suis appuyée sur mes propres expériences comme salariée dans le secteur. J’ai en effet occupé plusieurs postes, à la fois en salle et en cuisine, et dans des structures différentes, telles qu’un restaurant gastronomique de type TPE, des hôtels quatre étoiles appartenant à des multinationales ou encore une pizzeria d’une chaîne américaine, et ce avec plusieurs types de contrats (CDD, CDI à temps partiel, CDD d’usage du type journalier, etc.). Par ailleurs, ma première expérience s’est terminée par un recours à des services juridiques, puisque l’employeur a refusé de me payer après trois jours de travail dissimulé.

    9 Ce principe n’avait pas les mêmes effets lors de l’entretien avec les patron·nes, qui restaient réticent·es à répondre à des questions sensibles sur le salaire ainsi que sur le type de contrat utilisé. Sur l’ambiguïté et la complexité de ce principe ainsi que sur ses mises en pratique, voir le chapitre de Chloé Lebas dans cet ouvrage.

    10 En plus de la distance sociale, sexuelle, culturelle et raciale traversant le script hétéronormatif, il était quasi impossible de les rencontrer ou d’avoir la moindre interaction avec eux. Contrairement à la salle ou à la terrasse, qui permettent de nouer un premier contact avec les serveur·euses ainsi qu’avec les employeur·euses, qui accueillent spontanément un·e client·e potentiel·le, la cuisine reste un espace de travail en « coulisse », isolé de la salle. Afin de rencontrer ceux qui y travaillent et de leur proposer un entretien, il était nécessaire de trouver un autre moment dans un autre espace : la pause cigarette avant ou après le service, par exemple, qui avait souvent lieu sur le trottoir adjacent à l’établissement.

    11 Si cette question suscite une gêne, en raison de son caractère à la fois déplacé et hétéronormatif, elle renvoie également à une conduite de convention, me semble-t-il, leur permettant de rester dans la norme de la conjugalité.

    Auteur

    Jiyoung Kim

    Jiyoung Kim est doctorante en sociologie à l’université Paris-Nanterre, au sein du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHE.S). À travers sa thèse, qui porte sur le rapport entre la gentrification et le travail dans les restaurants du quartier du canal Saint-Martin à Paris, elle analyse la dynamique de la gentrification commerciale sous le prisme des rapports sociaux de classe et de race. Elle est l’auteure d’un article à paraître dans la revue Espaces et Sociétés, qui s’intitule « Gentrifier l’altérité. Diversité et blanchité dans les restaurants du quartier Canal Saint-Martin à Paris ».

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    2007

    Le cheikh et le calife

    Le cheikh et le calife

    Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc

    Youssef Belal

    2011

    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

    Charlotte Jelidi

    2012

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Fabrizio Maccaglia

    2009

    La mixité dans l’éducation

    La mixité dans l’éducation

    Enjeux passés et présents

    Rebecca Rogers (dir.)

    2004

    Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930

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    Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914

    Damiano Matasci

    2015

    Le sexe de l'enquête

    Le sexe de l'enquête

    Approches sociologiques et anthropologiques

    Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)

    2014

    Les agents immobiliers

    Les agents immobiliers

    Pour une sociologie des acteurs des marchés du logement

    Loïc Bonneval

    2011

    Réinventer les campagnes en Allemagne

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    Paysage, patrimoine et développement rural

    Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)

    2013

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    1 Quelques travaux comblent ces lacunes sur l’hôtellerie de luxe (Beaumont 2021 ; Menoux 2016 ; Pinna 2011) ainsi que sur la restauration (Monchatre 2010 ; Nkuitchou Nkouatchet 2005 ; Weber 2011).

    2 Rappelons par exemple la mobilisation des femmes de chambre travaillant à Ibis Batignolles, qui ont réussi à obtenir des revalorisations salariales après vingt-deux mois de grève entre 2019 et 2021.

    3 L’appellation de ce groupe relève d’une tâche délicate, d’autant plus que les enquêté·es ouvrant les restaurants n’ont pas recours à ce terme connoté négativement. Pour ce chapitre, les termes de « patron·nes » et d’« employeur·euses » sont communément utilisés afin de rappeler le rapport de pouvoir entre eux·elles et les salarié·es.

    4 Un entretien avec un syndicaliste de l’union locale CGT Commerce et Services Paris, située à proximité du canal, m’a seulement confirmé l’absence de lien entre les enquêté·es salarié·es des restaurants de ce quartier et ceux·celles qui viennent à la permanence de l’union syndicale. Par ailleurs, le syndicaliste s’est concentré sur la dénonciation de certain·es patron·nes et sur l’importance des activités syndicales dans le secteur du commerce, n’apportant pas de réponses précises à mes questions sur les restaurants qui relèvent des TPE.

    5 Par exemple, le·la patron·ne peut décider de déclarer l’embauche après plusieurs jours, voire plusieurs mois, de travail dissimulé, le plus souvent en CDI tacite. Si le bulletin de salaire fait office de contrat, le travail dissimulé peut être cumulé avec le travail partiellement déclaré.

    6 Les salarié·es rencontré·es sont majoritairement des étudiant·es de l’enseignement supérieur, souvent dans le domaine de la gestion et des arts.

    7 Menant une enquête ethnographique parmi les militant·es de la Ligue du Nord en Italie, dont elle ne partageait pas les positions politiques, Martina Avanza avait soigneusement cloisonné les deux univers que constituaient sa vie privée d’une part et son enquête de terrain de l’autre, grâce à la distance géographique entre Paris et l’Italie. Lorsqu’elle croise l’un de ses enquêté·es dans un métro parisien, elle feint de ne pas le reconnaître et descend au premier arrêt.

    8 Vu les résultats, l’échec de l’observation participante peut être relativisé grâce à des entretiens avec les serveur·euses durant lesquels je me suis appuyée sur mes propres expériences comme salariée dans le secteur. J’ai en effet occupé plusieurs postes, à la fois en salle et en cuisine, et dans des structures différentes, telles qu’un restaurant gastronomique de type TPE, des hôtels quatre étoiles appartenant à des multinationales ou encore une pizzeria d’une chaîne américaine, et ce avec plusieurs types de contrats (CDD, CDI à temps partiel, CDD d’usage du type journalier, etc.). Par ailleurs, ma première expérience s’est terminée par un recours à des services juridiques, puisque l’employeur a refusé de me payer après trois jours de travail dissimulé.

    9 Ce principe n’avait pas les mêmes effets lors de l’entretien avec les patron·nes, qui restaient réticent·es à répondre à des questions sensibles sur le salaire ainsi que sur le type de contrat utilisé. Sur l’ambiguïté et la complexité de ce principe ainsi que sur ses mises en pratique, voir le chapitre de Chloé Lebas dans cet ouvrage.

    10 En plus de la distance sociale, sexuelle, culturelle et raciale traversant le script hétéronormatif, il était quasi impossible de les rencontrer ou d’avoir la moindre interaction avec eux. Contrairement à la salle ou à la terrasse, qui permettent de nouer un premier contact avec les serveur·euses ainsi qu’avec les employeur·euses, qui accueillent spontanément un·e client·e potentiel·le, la cuisine reste un espace de travail en « coulisse », isolé de la salle. Afin de rencontrer ceux qui y travaillent et de leur proposer un entretien, il était nécessaire de trouver un autre moment dans un autre espace : la pause cigarette avant ou après le service, par exemple, qui avait souvent lieu sur le trottoir adjacent à l’établissement.

    11 Si cette question suscite une gêne, en raison de son caractère à la fois déplacé et hétéronormatif, elle renvoie également à une conduite de convention, me semble-t-il, leur permettant de rester dans la norme de la conjugalité.

    Enquêter sur les relations professionnelles

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    Kim, J. (2024). Naviguer entre les refus. Les rapports sociaux dans les relations d’enquête sur les restaurants. In F. Alfandari, A. Bonanno, L. Cárdenas, S. Doumenc, W. Gibard, & L. Winiarski (éds.), Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48342
    Kim, Jiyoung. « Naviguer entre les refus. Les rapports sociaux dans les relations d’enquête sur les restaurants ». In Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48342.
    Kim, Jiyoung. « Naviguer entre les refus. Les rapports sociaux dans les relations d’enquête sur les restaurants ». Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari et al., ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48342.

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    Alfandari, F., Bonanno, A., Cárdenas, L., Doumenc, S., Gibard, W., & Winiarski, L. (éds.). (2024). Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077
    Alfandari, François, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski, éd. Enquêter sur les relations professionnelles. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
    Alfandari, François, et al., éditeurs. Enquêter sur les relations professionnelles. ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
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