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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Le petit patronat, porte d’entrée singulière pour étudier le paritarisme Ethnographier le paritarisme, une occasion de renouveler l’étude de la représentation patronale Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Enquêter sur les relations professionnelles

    Ce livre est recensé par

    • Samuel Zarka, La Nouvelle Revue du Travail, mis en ligne le 30 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/nrt/19824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13uoa
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    Table des matières

    Chapitre 10

    Enquêter en milieu institutionnel clos. Ce que les conditions de possibilité d’une ethnographie du paritarisme nous disent des mondes patronaux

    Yolaine Gassier

    p. 219-237

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Depuis plusieurs années, les travaux menés sur les mouvements sociaux et le militantisme – notamment syndical – ont généralisé le recours aux méthodes ethnographiques1, caractérisées par la présence prolongée d’un·e chercheur·e en posture réflexive sur un terrain donné, composé d’enquêté·es interconnecté·es entre eux (Beaud et Weber 1997). Les sociologues du syndicalisme salarié, et dans une moindre mesure du patronat (Louey 2021), ont depuis infiltré différentes scènes d’action pour enrichir la compréhension du travail de représentation collective2. Une facette de l’activité syndicale et patronale, plus institutionnelle (négociation3, consultation, gestion d’organismes paritaires), reste pourtant un point aveugle de l’analyse ethnographique4. Rarement observé in situ, le travail de représentation institutionnelle est davantage saisi ex post, à travers ce qu’en disent les acteur·rices au moyen d’entretiens ou de corpus documentaires.

    2Les travaux sur la participation des représentant·es syndicaux·ales et patronaux·ales au paritarisme, et plus largement aux dispositifs de l’action publique, ne font pas exception. Angles morts de la sociologie du syndicalisme, du patronat, mais aussi de l’action publique, ces objets ont essentiellement été saisis par les sociologues des relations professionnelles. Plusieurs recherches retracent ainsi la manière dont les porte-parole des syndicats et du patronat ont été amené·es à prendre part à la définition de différentes politiques, comme celles de la protection sociale (Pollet et Renard 1997) ou de la formation professionnelle (Mériaux 1999), par exemple. À l’échelle locale, Annette Jobert a étudié les processus de décentralisation de la négociation collective au niveau des territoires sous l’angle de la multiplication des espaces de « dialogue social territorial » (Jobert et al. 2009). Si les travaux disponibles éclairent de manière formelle certains de ces dispositifs de représentation institutionnelle, le fait de ne pas s’adosser à une enquête de terrain les a peu conduits à interroger leurs modes d’appropriation concrets, au regard des pratiques effectives et des dispositions sociales des acteur·rices qui y prennent part. Outre le fait que l’ethnographie n’est pas une approche conventionnelle dans l’étude des relations professionnelles, deux raisons d’ordre politique et juridique expliquent la difficulté pour un·e chercheur·e d’accéder aux instances du paritarisme, et, par conséquent, le faible nombre de travaux qui saisissent en actes ce qui se joue dans ces espaces. Premièrement, ces lieux clos cristallisent des réticences à dévoiler un entre-soi, des arrangements ou des enjeux de négociation que l’on souhaite tenir à l’écart du regard extérieur. En second lieu, leur accès est bien souvent réglementé, c’est-à-dire autorisé aux seules personnes disposant d’un mandat ou d’un statut spécifique5.

    3Notre recherche doctorale sur le paritarisme régional (voir l’encadré 1) illustre pourtant le fait qu’une révision des cadres méthodologiques habituellement mobilisés par la sociologie des relations professionnelles est possible. Appréhender le paritarisme sous un angle ethnographique permet de surcroît d’éclairer sous un nouveau jour les modalités de la représentation syndicale et surtout patronale à l’échelle régionale. L’enjeu de ce chapitre est alors de revenir, dans un premier temps, sur les conditions qui ont rendu possible la réalisation d’une enquête ethnographique en milieu institutionnel clos (à commencer par mon statut de stagiaire dans un syndicat patronal). Nous verrons comment le renouvellement des méthodes utilisées pour appréhender cet objet permet de relativiser quelques idées répandues dans l’étude des relations professionnelles et du syndicalisme, qu’il s’agisse des obstacles à la conduite d’une enquête de terrain dans des espaces institutionnels réputés clos, des réticences du patronat à se laisser étudier de l’intérieur ou encore du risque d’apparaître comme trop proche d’une des parties étudiées (risque d’enclicage). Dans un second temps, nous montrerons ce que l’analyse des conditions d’accès et de circulation sur ce terrain nous dit des modes d’organisation différenciés des syndicats patronaux et de salarié·es dans le paritarisme régional, et de l’hétérogénéité du patronat.

    Encadré 1. Les « espaces du paritarisme régional »

    Nous appelons « espaces du paritarisme régional »a l’ensemble des lieux de représentation institutionnelle en région qui sollicitent les syndicats de salarié·es et patronaux représentatifs et interprofessionnelsb locaux pour y désigner à parité des représentant·es – plusieurs dizaines par organisationc – dans l’optique de discuter de la définition et/ou de la mise en œuvre de politiques dans différents secteurs (formation, emploi, travail, protection sociale, logement, économie). Accompagnant le mouvement de décentralisation de l’action publique, ces dispositifs correspondent aussi bien à des instances dites de concertation ou de consultation (telles que le Comité régional de l’emploi, de l’orientation et de la formation professionnelles) qui réunissent ces porte-parole aux côtés des décideurs publics locaux pour représenter les intérêts de leur organisation, qu’à des organismes paritaires qu’ils sont en charge de gérer (comme les Organismes paritaires collecteurs agréés [OPCA]). On recense plus d’une vingtaine d’instances en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), région qui a constitué mon terrain d’enquête.

    a. Il ne s’agit pas de définir ce « paritarisme régional », ni d’en faire une catégorie d’analyse. L’expression « espaces du paritarisme régional » sert à désigner cet ensemble de lieux de représentation paritaire situés à un échelon régional d’action publique.
    b. CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO (pour les syndicats de salarié·es) et CPME, Medef, UPA (pour les syndicats patronaux).
    c. À titre d’exemple, l’UPA PACA dispose en 2018 d’un contingent de 75 mandataires pour représenter l’organisation dans ces instances, contre 140 pour la CGT, 80 pour FO ou 219 pour le Medef (source déclarative des responsables régionaux).

    Le petit patronat, porte d’entrée singulière pour étudier le paritarisme

    4Les syndicats de salarié·es sont longtemps demeurés des terrains privilégiés pour les chercheur·es. Contrairement aux milieux patronaux, réputés peu accessibles et dont l’étude peut exposer la·le chercheur·e aux sarcasmes de ses pair·es (Offerlé 2013), les syndicats de salarié·es constituent des univers souvent plus familiers et relativement ouverts aux sciences sociales. En dépit de ces considérations, force est de constater que mon entrée sur le terrain du paritarisme en région, et plus particulièrement l’observation des arènes de représentation, ont été rendues possibles par mon insertion dans une organisation patronale partie prenante de ces espaces, et par les liens que j’ai progressivement noués avec certains de ses membres qui y occupent une position centrale.

    La recherche de stage ou l’« atout » ethnographique d’être un·e étudiant·e à bas coût

    5Pénétrer dans des espaces institutionnels suppose un travail de négociation, souvent infructueux, pour un·e chercheur·e qui n’est pas en position de porte-parole. On n’y parvient souvent qu’à la condition d’être introduit·e par une personne habilitée ou de disposer d’un statut habilitant. La condition d’employé·e (Peneff 1992) ou les liens amicaux et familiaux (Gantois 2016) constituent alors des recours possibles.

    6Ne disposant d’aucun contact permettant d’accéder à ce milieu institutionnel, j’ai privilégié une insertion professionnelle en mettant à profit mon stage de master 2, en 2015, au moment de commencer ma recherche. Je décidai alors de faire de ce terrain de stage professionnel un terrain d’enquête pour mon mémoire de recherche, et, au-delà, pour mon doctorat. Alors que j’ai démarché plusieurs syndicats de salarié·es de la région PACA, le seul retour positif a été celui d’une organisation patronale, l’Union professionnelle artisanale (UPA), par l’intermédiaire de sa secrétaire générale (voir l’encadré 2).

    Encadré 2. L’objet de recherche à l’épreuve du terrain : raisonnement inductif et réorientation de la question de recherche

    Souhaitant, en master 2, travailler sur la représentation territoriale des salarié·es de TPE, notamment sur les Commissions paritaires régionales interprofessionnelles de l’artisanat (CPRIA)a, j’ai postulé auprès des six structures régionales parties prenantes de ce dispositif en PACA (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO et UPA). L’objectif était alors d’intégrer l’une de ces organisations dans le but de pouvoir négocier un accès à cette instance.
    Rejoindre l’UPA comme stagiaire m’a toutefois permis de découvrir, au-delà de la CPRIA, l’existence d’un monde institutionnel de la représentation en région (voir l’encadré 1) qui conduit les syndicats de salarié·es comme les syndicats patronaux à mandater un nombre assez important de leurs militant·es pour assurer des missions de représentation dans diverses instances.
    Cette découverte a eu pour effet d’étendre les contours de mon objet de recherche (en réinscrivant la CPRIA dans un ensemble plus large d’espaces du paritarisme régional) et de réorienter mon questionnement – que j’ai par la suite continué d’approfondir dans le cadre d’une thèse. Il s’agissait dès lors d’interroger ce qui fait tenir ensemble les investissements syndicaux et patronaux dans cet archipel de dispositifs institutionnels, et de comprendre ce que ces derniers font à l’action publique, mais aussi aux modalités de la représentation syndicale et patronale.

    a. Dispositif créé à la suite de l’accord du 12 décembre 2001 signé entre les cinq syndicats de salarié·es représentatifs et l’UPA. En réunissant à parité des mandataires syndicaux et patronaux, les CPRIA ont vocation à développer dans chaque région une représentation collective des salarié·es et des chef·fes de très petites entreprises de l’artisanat (dans lesquelles les travailleur·euses ne bénéficient pas d’instances représentatives du personnel).

    7Être recrutée pour quatre mois de stage dans ce syndicat patronal s’est avéré avantageux pour les deux parties. D’un côté, je représentais pour les dirigeant·es de l’UPA régionale une main-d’œuvre qualifiée et peu onéreuse. Ces considérations sont d’autant plus cruciales que les syndicats patronaux, comme l’ont montré Baptiste Giraud et Aisling Healy, restent très variablement dotés de salarié·es à l’échelle locale, en raison du caractère très inégal des ressources qu’ils contrôlent (Giraud et Healy 2015). Ainsi, l’UPA PACA dispose de moyens financiers (budget annuel de 230 000 euros) et humains (deux salariées, dont une en contrat d’apprentissage) bien inférieurs à ceux de ses homologues – CPME et Medef. À titre de comparaison, le budget et l’équipe salariée du Medef PACA sont quatre fois plus importants.

    8De l’autre, ce stage était pour moi l’occasion d’intégrer une organisation dont l’une des missions est précisément de gérer l’attribution des mandats, dans la perspective de négocier un accès aux espaces du paritarisme et d’observer in situ leurs réunions institutionnelles. Il était aussi un moyen de saisir le travail qui s’opère en coulisses, tel que les activités réalisées quotidiennement par le personnel salarié des syndicats patronaux. Comme les objectifs du stage l’indiquent dans ma fiche de poste, il s’agissait tout autant de « découvrir les missions et activités d’un chargé de mission dans une organisation représentative d’employeurs [que d’] accéder au terrain du dialogue social en région PACA, dans la perspective du projet de thèse ». Je réalisais ainsi, en pratique, une partie des tâches qu’accomplissent ces salarié·es, à savoir rédiger des notes de synthèse à destination des mandataires UPA pour leur rappeler les missions de l’instance, l’ordre du jour de la réunion ou les positions de l’organisation sur les sujets à traiter.

    9Par ailleurs, la durée maximale légale du stage (fixée à six mois) ne permettait pas une immersion prolongée sur le terrain. J’ai pour cela convenu avec la secrétaire générale de l’UPA PACA – argumentant que je connaissais déjà le travail à réaliser – de renouveler durant la thèse la réalisation de stages courts6. L’enjeu était pour moi d’actualiser mes connaissances et de maintenir dans le temps un accès au terrain, aspect essentiel dans toute recherche de longue durée. Au total, j’ai ainsi pu effectuer sept mois de stage en l’espace de trois ans. Pour un·e doctorant·e, le stage constitue de ce point de vue une occasion d’accéder à des univers de travail d’ordinaire peu ouverts aux chercheur·es confirmé·es (Villette 1998).

    L’homologie sociale comme facteur d’intégration dans le réseau des salarié·es du patronat

    10Acquérir un statut permettant d’accéder à un terrain d’enquête ne suffit cependant pas à y trouver sa place et à s’y faire accepter. Savoir tisser un rapport de confiance avec des personnes occupant une position centrale et se constituer un réseau de relations sont alors, pour l’enquêteur·rice, de précieux atouts pour pouvoir y circuler facilement et amasser des matériaux variés. Sur le terrain du paritarisme régional, intégrer le patronat comme stagiaire m’a placée en contact direct et régulier avec une catégorie d’acteur·rices peu étudié·es, les salarié·es des syndicats patronaux7. Loin d’être cantonné à des tâches administratives, ce personnel recruté pour assurer la gestion quotidienne de l’organisation joue un rôle de premier plan dans la mise en forme de la représentation patronale, l’amenant à côtoyer l’ensemble des protagonistes investis dans les espaces du paritarisme (voir l’encadré 3), qui constituent ma population d’enquête.

    Encadré 3. Les salarié·es du patronat, un personnel au carrefour des différent·es acteur·rices du paritarisme régional

    Ces salarié·es sont tout d’abord en contact quasi quotidien avec la pluralité des acteur·rices du patronat local : leurs élu·es (président·e, vice-président·e, trésorier·ère de l’organisation patronale), qui sont des chef·fes d’entreprise ou des cadres dirigeant·es désigné·es pour assurer la direction politique de l’organisation, et vis-à-vis desquel·les elles et ils sont tenu·es de rendre les décisions opérationnelles (positions politiques, projets divers) ; le contingent de mandataires du patronat envoyé·es représenter la structure dans les différents espaces institutionnels, et dont ces salarié·es ont à gérer le recrutement et l’encadrement ; les autres salarié·es du patronat, avec qui elles et ils sont en contact régulier. Ces acteur·rices sont aussi fréquemment en relation avec les représentant·es des pouvoirs publics et le personnel salarié des organismes paritaires pour gérer des aspects liés à leur représentation institutionnelle, solliciter des aides financières ou monter des actions en partenariat. Enfin, ces salarié·es sortent du rôle politique exercé en coulisses lorsqu’elles et ils endossent des mandats de représentationa. Elles et ils côtoient alors, dans ces instances, les porte-parole des autres organisations syndicales et patronales, avec qui elles et ils sont amené·es à débattre de sujets divers mis à l’ordre du jour des réunions institutionnelles.

    a. En l’occurrence certains mandats jugés techniques, car présentant un coût d’entrée élevé, comme ceux de la formation professionnelle.

    11Dès mon entrée sur le terrain, j’ai réussi à développer des rapports d’affinité avec les salarié·es du patronat qui se sont avérés précieux dans mon enquête. Plusieurs facteurs ont favorisé cette proximité relationnelle, à commencer par la configuration du travail propre aux organisations artisanales locales, et notamment à l’UPA. En PACA, les secrétaires générales des antennes départementales et régionale de ce syndicat sont des salariées femmes, relativement jeunes (entre 30 et 45 ans), qui travaillent en effectif restreint (à deux, voire en étant seule salariée) et en collaboration avec leur président, des chefs d’entreprise hommes, plus âgés (entre 60 et 70 ans). Les rapports de domination (liés à l’âge, au genre, à la relation salariale) dans lesquels elles sont prises contribuent au développement de formes d’entraide, les conduisant à se rendre régulièrement service dans le cadre de leurs activités (s’échanger des informations, se prêter main-forte sur un dossier, etc.). Par ailleurs, le fait que le personnel de l’UPA PACA partage ses locaux avec quatre salariées d’autres structures artisanales régionales (CAPEB et ARFAB8), qui connaissent des situations communes, a créé un environnement protecteur, empreint de sororité, permettant de nouer des relations amicales. Lorsque je me rendais sur mon lieu de travail, les discussions informelles étaient l’occasion de saisir les frustrations liées à leur activité professionnelle : comportements misogynes à leur égard, manque de reconnaissance de leur travail, faible implication des élu·es de l’artisanat, surtout occupé·es à renforcer leur notoriété, attitude dédaigneuse des représentant·es des pouvoirs publics, moyens humains et matériels insuffisants, etc. Ces moments propices à la libération de la parole leur permettaient de se sentir moins isolées dans leur travail et de se soutenir mutuellement9.

    12Dans ce contexte, l’arrivée d’une stagiaire intéressée par leur travail et leur environnement professionnel, qui vient renforcer leur effectif, les décharger d’une partie de leurs activités, porter un regard extérieur sur leurs pratiques et qui présente des caractéristiques sociales similaires, a ainsi été vécue positivement. Outre l’analogie d’âge, de genre et de statut professionnel10, le fait que la secrétaire générale de l’UPA régionale – ma responsable de stage – soit familière des sciences sociales, qu’elle a étudiées dans un Institut d’études politiques (IEP), a contribué à ce qu’elle accueille mon travail de recherche avec bienveillance et comprenne les exigences inhérentes à toute activité de recherche11.

    13Mes stages m’ont aussi conduite à rencontrer, au-delà des organisations artisanales, le réseau plus dense des salarié·es du patronat régional, avec lesquel·les la secrétaire générale entretient des relations de travail régulières et cordiales. Là encore, j’ai pris conscience que je partageais avec la plupart d’entre eux certaines propriétés sociales, telles que l’âge (25 à 35 ans), le niveau de diplôme (bac + 5), le type d’établissement fréquenté (la secrétaire générale de l’UPA PACA et quatre salarié·es du Medef PACA sont issu·es du même IEP) et l’ancrage territorial (la majorité ayant grandi à Marseille et ses environs). Les entretiens réalisés avec six d’entre eux m’ont aussi appris que ces salarié·es entretenaient un rapport non militant à leur organisation, certain·es m’indiquant pouvoir tout aussi bien travailler pour un syndicat de salarié·es. Ajouté à l’effet d’homologie sociale qui rapproche celles et ceux qui connaissent des expériences similaires, leur détachement vis-à-vis de la cause portée par l’organisation a évité que je ne sois perçue comme une intruse risquant de dévoiler les dessous d’un univers très discret. Au contraire, le temps passé sur le terrain les a conduit·es à me considérer comme une homologue, les rendant d’autant plus aptes à m’aider.

    14Ma progression sur le terrain d’enquête a ainsi été facilitée par les contacts noués avec ces salarié·es qui, parce qu’elles et ils occupent une place relativement centrale dans les réseaux du paritarisme en région, ont tantôt joué un rôle d’intermédiaire, tantôt d’informateur·rice privilégié·e. D’une part, leur position à l’interface de différentes catégories d’acteur·rices a permis de négocier les conditions de ma présence pour observer des réunions d’instance ou m’entretenir avec certains mandataires. La secrétaire générale de l’UPA PACA a ainsi sollicité directement le président d’une instance (représentant d’un syndicat de salarié·es) ou encore le directeur d’un organisme paritaire pour savoir si je pouvais assister à une réunion en accompagnant le mandataire UPA. Elle n’a jamais essuyé de refus. Quand certains membres du réseau patronal ne répondaient pas à mes demandes d’entretien, l’entremise de ces salarié·es a désamorcé leurs réticences, me permettant d’obtenir peu de temps après un retour favorable. D’autre part, ces salarié·es m’ont fourni de manière directe une large palette de données. Je pouvais ainsi les solliciter pour obtenir des renseignements de nature variée (par exemple sur une trajectoire individuelle ou sur les jeux d’alliances politiques locaux). Ces salarié·es m’ont aussi donné accès à certains matériaux qui n’étaient pas toujours nécessaires à la réalisation de mes activités de stagiaire, tels que les archives de l’organisation (cela a été le cas pour l’UPA et le Medef).

    Des dynamiques d’entre-soi qui atténuent le risque d’enclicage mais compliquent l’étude des sortant·es de l’institution

    15Être intégré·e à un groupe social fait toutefois courir le risque d’être soi-même identifié·e comme appartenant à cette clique (Olivier de Sardan 1995) et, ce faisant, de se voir fermer les portes d’une partie du terrain. En l’occurrence, le risque d’être assimilée au patronat était de ne pas atteindre l’ensemble des acteur·rices du paritarisme, en premier lieu les représentant·es des syndicats de salarié·es.

    16Pour éviter l’effet d’enclicage, j’adaptais ma présentation en jouant de mes différentes casquettes (étudiante, doctorante dans un IEP, stagiaire dans un syndicat patronal) en fonction des interlocuteur·rices ciblé·es. Lorsque je souhaitais contacter un·e mandataire patronal·e, je me présentais comme stagiaire UPA, en partant du postulat qu’elle ou il pouvait se montrer méfiant·e à l’idée de s’entretenir avec une chercheuse. Inversement, supposant que certain·es n’apprécieraient pas forcément qu’une personne affiliée à un syndicat patronal vienne les interroger, j’indiquais simplement aux représentant·es sollicité·es que j’étais étudiante. Je faisais enfin valoir plus précisément mon insertion dans un IEP et mon statut de doctorante auprès des représentant·es des pouvoirs publics de manière à gagner en crédibilité et ainsi espérer avoir un retour favorable.

    17Je me suis alors rendu compte, au fil de ma progression sur le terrain, qu’adapter sa présentation de soi n’était pas nécessaire. Les instances du paritarisme régional sont avant tout des espaces d’entre-soi peu conflictuels12. Tout d’abord, le fait que les porte-parole des collèges salarié et patronal ne soient pas issu·es de la même entreprise et n’aient pas de « passif » interpersonnel les préserve du rapport statutaire asymétrique entre employeur et représentant·es d’une organisation syndicale13. En second lieu, la régularité des réunions institutionnelles entre porte-parole souvent multipositionné·es sur des instances relevant d’un même secteur d’action publique les amène à se côtoyer régulièrement et à nouer, au fil du temps, des relations cordiales. L’observation de réunions institutionnelles m’a non seulement permis de constater que les représentant·es croisé·es dans ces instances étaient souvent les mêmes, mais que certain·es semblaient bien se connaître – tutoiements, fait de s’appeler par son prénom ou de plaisanter. Signe de ces liens privilégiés noués entre représentant·es de bords différents, un dirigeant de FO PACA me propose lors de notre entretien de me mettre en contact avec les responsables du Medef local :

    — Enquêté : Vous êtes allée les voir à l’UPE 13 [Medef des Bouches-du-Rhône] ?
    — Moi (enquêtrice) : Non, je me suis concentrée sur l’échelon régional et je commence à peine les entretiens. J’ai contacté un de leurs représentants mais je n’ai pas eu de réponse.
    — Enquêté : Je vais les appeler pour qu’ils vous reçoivent.
    — Moi : C’est gentil. Je vais quand même essayer de les relancer moi-même.
    — Enquêté : Et pourquoi pas ? N’hésitez pas, j’ai de très bons contacts avec eux. Alors je ne vous dis pas que vous serez reçue par le président, mais il y a peut-être quelqu’un derrière qui peut vous consacrer une heure ou deux pour vous donner une autre vision.14

    18Les modalités de négociation de l’entretien témoignent des formes d’interconnaissances qui prévalent dans ces espaces. La méthode « de proche en proche », qui consiste à demander en fin d’entretien à l’interviewé·e d’indiquer d’autres personnes à rencontrer, s’est de ce point de vue montrée profitable pour accéder à un large panel d’enquêté·es15.

    19Celles et ceux pour lesquel·les je n’avais pas sollicité de tierce personne se montrèrent étonné·es d’être contacté·es ou me demandèrent la manière dont j’avais obtenu leurs coordonnées. L’évocation du statut de stagiaire à l’UPA, qui suggérait mon rattachement à une organisation partie prenante de ces espaces, créait alors un lien de proximité qui s’avérait sécurisant. J’ai également pris conscience qu’évoquer, en situation d’entretien, des personnes que j’avais rencontrées – et dont il se trouvait que nous les connaissions mutuellement – favorisait l’établissement d’un rapport de confiance avec l’enquêté·e, comme en témoigne l’extrait de notes suivant :

    Avant le début de notre entretien, Étienne Mauve – représentant des professions libérales16, chirurgien-dentiste, 75 ans – me pose une série de questions d’un air méfiant : raisons de ma requête, sujet de la thèse, manière de traiter mes résultats, etc. Il me demande alors les personnes que j’ai rencontrées et réagit à chaque nom que je lui énumère en explicitant le rapport qu’il entretient avec ces personnes : « Ah oui, Quentin – représentant CGT –, je le connais très, très bien […] Benoît – représentant Medef – c’est un bon copain ! ». Son attitude vis-à-vis de moi change. Il devient plus ouvert et loquace.

    20La principale difficulté fut finalement de rencontrer les mandataires n’occupant plus de fonction de représentation. Alors qu’on aurait pu penser que leur sortie des réseaux et des enjeux propres à l’espace enquêté rendrait ces personnes plus accessibles, les convaincre de l’intérêt d’étudier leur type de profil n’a pas été chose aisée. Ernest, ancien mandataire du Medef – dirigeant d’un organisme de Sécurité sociale, 60 ans –, a par exemple décliné ma demande d’interview. Alors qu’il avait accepté le principe de l’entretien quelques jours plus tôt, il me joint par téléphone pour me demander plus de précisions sur ma requête (manière dont j’ai eu son contact, etc.). J’essaie tant bien que mal de le rassurer, lui indiquant que mon stage m’a permis d’accéder à ces données, qu’il n’était pas question que j’en informe le Medef et qu’il était d’ailleurs prévu que j’anonymise mes enquêté·es. Il me précise qu’il n’a, depuis peu, plus de mandats au sein de son organisation, ce à quoi je lui réponds que c’est justement pour cela que je souhaite l’interroger. Il refusera finalement la proposition, redoutant d’éventuelles représailles de la part des dirigeant·es du Medef :

    Je ne voudrais pas que quelqu’un du Medef découvre qu’un ex-mandataire donne des infos ou ses ressentis sans en avoir été informé. Ça n’aurait pas été un problème si j’avais été en situation de mandataire, j’aurais exprimé mon regard avec la casquette Medef. Au jour d’aujourd’hui, il me semble difficile de parler au titre d’une période révolue.17

    21L’attitude craintive de cet ancien représentant renforce l’idée d’un univers paritaire clos et interconnecté dans lequel les porte-parole sorti·es du jeu ne sont plus considéré·es comme légitimes pour prendre la parole, et se retrouvent ainsi coupé·es non seulement des relations institutionnelles, mais aussi de la possibilité de témoigner de leur expérience.

    Ethnographier le paritarisme, une occasion de renouveler l’étude de la représentation patronale

    22Revenir sur la situation d’enquête propre à toute démarche ethnographique fournit des renseignements précieux sur le fonctionnement concret et les modalités de participation à ces univers institutionnels. Étant donné que mon insertion s’est faite par le biais du milieu patronal, cette partie se centre principalement sur ce que l’examen des conditions d’entrée et d’évolution sur le terrain apporte à la compréhension des mondes du patronat local.

    Le recrutement salarial comme traceur des modes d’organisation différenciés des syndicats patronaux et de salarié·es

    23Les ressorts de mon accession aux instances du paritarisme régional à travers mon recrutement dans un syndicat patronal et le rôle stratégique joué par son personnel salarié sont tout d’abord révélateurs des modes d’organisation différenciés des camps syndical et patronal.

    24D’un côté, les syndicats patronaux locaux ont en commun de recourir à un personnel salarié non militant, principalement recruté pour ses titres scolaires et ses expériences professionnelles. Mon propre recrutement à l’UPA PACA s’inscrit dans cette dynamique d’enrôlement de personnes diplômées et dotées de compétences spécialisées – mon passage dans un IEP m’ayant par exemple permis d’acquérir des connaissances en action publique territoriale. Mon embauche témoigne aussi de l’influence que ces salarié·es exercent sur leurs élu·es, censé·es diriger ces organisations. Celle-ci a par exemple été souhaitée par la secrétaire générale. C’est elle qui m’a reçue pour un entretien et qui a pris la décision de me recruter. Je n’ai jamais eu affaire au président de l’UPA PACA, qui a simplement donné son accord à la fin du processus. C’est aussi elle qui a déterminé le contenu de ma fiche de poste et qui m’a introduite auprès des acteur·rices du paritarisme. Loin de se cantonner à des activités strictement administratives ou techniques, les salarié·es du patronat jouent enfin un rôle politique de premier plan dans la mise en forme des intérêts patronaux en encadrant le contingent de mandataires et en endossant des mandats – les amenant à porter eux-mêmes les positions de l’organisation dans les instances où ils siègent (voir l’encadré 3).

    25Le mode de recrutement, la gestion de l’organisation patronale et du travail de représentation par les salarié·es diffèrent des pratiques ayant cours au sein des syndicats de salarié·es régionaux étudiés. Contrairement au patronat, les directions syndicales locales cooptent, pour les mandats de représentation, leurs adhérent·es sur la base de considérations avant tout militantes (loyauté, ancienneté, responsabilités dans l’organisation) :

    Les personnes qu’on désigne, elles ont un passé de militant. On ne va pas désigner quelqu’un comme ça qui a pris sa carte y’a trois jours. Il faut quand même qu’il ait suivi tout un cursus de formation syndicale, qu’il ait une formation initiale de base.18

    26Ce sont aussi exclusivement les mandataires syndicaux les plus expérimentés (cumulant divers mandats de représentation) qui encadrent les représentant·es plus fraîchement désigné·es pour siéger dans les espaces institutionnels19. La primauté accordée à l’expérience militante dans les syndicats de salarié·es peut expliquer pourquoi les candidatures spontanées d’une anonyme telle que moi n’ont pas été retenues.

    27La différence des pratiques de gestion de la représentation institutionnelle entre univers syndicaux et patronaux à l’échelle régionale s’explique par l’effet combiné de plusieurs facteurs. En premier lieu, le statut professionnel et les conditions d’exercice de leurs militant·es déterminent des disponibilités inégales pour faire exister l’organisation, influant sur la plus ou moins grande nécessité de compter des salarié·es dans leurs effectifs. Le fait que les syndicats de salarié·es soient composés de militant·es bénéficiant de détachements syndicaux20 leur permet ainsi d’assurer la gestion quotidienne de la structure sans avoir besoin de recourir à des salarié·es. De fait, rares sont ceux à avoir embauché des salarié·es21. C’est aussi que ces organisations ne souhaitent pas déléguer la gestion politique et technique du travail d’encadrement de la représentation à un personnel non militant. À l’inverse, les représentant·es du patronat, qui doivent gérer leur entreprise en parallèle de leur engagement syndical, ne peuvent bien souvent pas se rendre disponibles de façon régulière et durable pour leur organisation. L’embauche de salarié·es apparaît dès lors nécessaire pour en assurer le fonctionnement permanent (gestion administrative et financière de l’organisation, gestion des mandats et des mandataires, etc.). De plus, les syndicats patronaux régionaux disposent de moyens financiers supérieurs22, ce qui leur permet d’embaucher une main-d’œuvre salariée plus facilement. Ceux qui bénéficient de fonds liés à leur statut d’organisation représentative (CPME, Medef, UPA) ont ainsi tous recruté, au minimum, un·e secrétaire (ou délégué·e) général·e et une secrétaire administrative (ou un·e chargé·e de mission).

    28Enquêter sur le paritarisme enrichit la compréhension du fonctionnement différencié de la représentation syndicale et patronale. L’observer spécifiquement depuis le terrain du syndicalisme artisanal éclaire dans le même temps l’hétérogénéité du monde patronal sous l’angle de la diversité sociale de ses porte-parole.

    L’hétérogénéité du monde patronal saisie au prisme de la relation d’enquête

    29Dans la littérature, les chef·fes d’entreprise et leurs représentant·es sont souvent assimilé·es à des catégories dominantes richement dotées en capitaux, vis-à-vis desquelles l’enquêteur·rice a de grandes chances de se trouver dans une position de dominé·e (Chamboredon et al. 1994). La probabilité paraît d’autant plus forte que l’enquêteur·rice se trouve être une jeune étudiante, apprentie chercheuse, peu habituée à côtoyer cette population23 composée en majorité d’hommes relativement âgés et dotés de capitaux économiques et sociaux plus élevés. Cette relation asymétrique peut entraîner une série d’obstacles au travail de recherche (intimidation, domination symbolique, refus de déborder du cadre professionnel, etc.).

    30L’enquête de terrain réalisée au plus près de l’activité des représentant·es de l’artisanat révèle une tout autre facette du monde patronal qui amène à relativiser la position dominante que leurs membres sont censé·es occuper dans l’espace social24 comme dans la relation d’enquête. Contrairement au constat qui a pu être dressé dans certains travaux portant sur les conditions d’enquête en milieu patronal (Offerlé 2019), l’entrée dans une organisation artisanale révèle que les représentant·es de cette frange du patronat sont loin de ressentir une supériorité vis-à-vis de l’enquêteur·rice. Plusieurs indices témoignent au contraire de la relative déférence qu’éprouvent certain·es au moment de s’adresser à une personne associée à un monde qui leur semble intellectuellement supérieur.

    31Tout d’abord, quand la secrétaire générale me présentait aux mandataires artisanaux·ales rencontré·es, je remarquais que l’évocation de mon affiliation à Sciences Po Aix semblait les impressionner. Celles et ceux qui connaissent son existence assimilaient l’établissement à une école prestigieuse qui forme les futures élites du pays (certain·es confondant d’ailleurs IEP et ENA). Albert, un représentant artisanal (peintre en bâtiment) que j’ai accompagné à différentes réunions institutionnelles, se montrait ainsi toujours très fier de présenter « leur » stagiaire comme étant issue d’un IEP aux mandataires issu·es des autres organisations, alors même que cela n’avait rien d’exceptionnel pour eux. Ce décalage est un indice de la distance symbolique qui sépare les mandataires artisanaux·ales des représentant·es des autres organisations syndicales et patronales25, qui, parce qu’elles et ils ont majoritairement fréquenté un établissement d’enseignement supérieur, sont habitué·es à côtoyer des personnes diplômées et ont une connaissance des logiques hiérarchiques qui structurent le champ universitaire.

    32Contrairement à ces dernier·ères, les porte-parole de l’artisanat étaient aussi celles et ceux qui, en début d’entretien, exprimaient le plus de craintes de ne pas être à la hauteur de l’exercice, appréhendé de prime abord comme un exercice scolaire. Ces représentant·es se montraient déconcerté·es par le caractère universitaire de la recherche au point de ne pas être certain·es de pouvoir m’aider. L’échange qui suit illustre la posture régulièrement adoptée par les porte-parole de l’artisanat, que ce soit au moment de négocier un entretien ou en amont de l’entrevue :

    — Représentant UPA : Je ne suis pas sûr de pouvoir vous être utile, vous devez en savoir beaucoup plus que moi !
    — Moi (enquêtrice) : Je m’intéresse avant tout à votre parcours et à vos pratiques. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses, vos réponses vous sont propres puisque liées à votre trajectoire […] Je ne suis pas là pour vous évaluer !

    33D’autres expressions du type « Je ne sais pas si je le dis bien » ou « vous arrangerez la phrase » revenaient aussi régulièrement. Les témoignages d’incompétence ou d’illégitimité imposaient paradoxalement de devoir rassurer l’enquêté·e en rappelant le caractère biographique (donc singulier) de l’entretien.

    34Les caractéristiques sociodémographiques communes des représentant·es de l’artisanat permettent de comprendre cette posture. Souvent issu·es d’un milieu rural, voire paysan, et doté·es d’un faible capital scolaire (études courtes et professionnalisantes), elles et ils sont peu familier·ères des sciences sociales et entretiennent un rapport à l’oral pas toujours aisé. Ces propriétés les amènent à se positionner d’emblée vis-à-vis de moi comme des personnes intellectuellement dominées, malgré la permanence d’un rapport social asymétrique inversé en termes de genre, d’âge, de capital social et économique. Si elle a contribué à désamorcer les craintes que j’avais à l’idée d’approcher une population a priori considérée comme peu accessible, cette facette moins connue du monde patronal renseigne sur son hétérogénéité et sur les asymétries qui le traversent.

    *

    35Observer le paritarisme en immersion dans une organisation patronale artisanale a permis de relativiser plusieurs idées reçues dans l’étude des relations professionnelles, tant sur les conditions d’une enquête ethnographique sur ce terrain que sur sa population. Concernant les obstacles à la réalisation d’une ethnographie d’espaces institutionnels réputés clos ou les réticences du patronat à se laisser étudier de l’intérieur, j’ai montré que l’observation des instances du paritarisme régional a précisément été rendue possible par ma position de stagiaire au sein d’un syndicat patronal. La découverte d’une certaine proximité sociale avec les salarié·es du patronat, qui par ailleurs occupent une place centrale dans le paysage institutionnel, a également permis de négocier ma présence auprès de diverses catégories d’acteur·rices et d’accéder à certaines données non publicisées. Certes, ce positionnement comporte le risque d’être négativement étiqueté·e par d’autres mandataires en apparaissant comme trop proche d’une des parties étudiées – en l’occurrence du camp patronal. Or, les dynamiques (d’entre-soi notamment) qui structurent ces mondes de la représentation m’ont incitée, au fil du temps, à ne plus taire mon appartenance organisationnelle, mais au contraire à faire de cet ancrage un moyen d’éveiller l’intérêt des enquêté·es en évoquant de potentielles connaissances communes.

    36Investir le terrain du paritarisme à partir de méthodes d’enquête originales en se laissant « porter » par le terrain contribue ainsi au renouveau des études sur les relations professionnelles. Revenir sur les conditions d’enquête a permis de produire des connaissances contre-intuitives sur ces espaces de représentation et leurs acteur·rices, en particulier patronaux·ales. D’un côté, le recours à des salarié·es (mon recrutement comme stagiaire concourant à cette dynamique) distingue le patronat organisé des syndicats de salarié·es, qui s’appuient davantage sur des porte-parole militant·es détaché·es. De l’autre, objectiver la relation d’enquête avec les chef·fes d’entreprises artisanales conduit à relativiser la position de domination dans laquelle les patron·nes sont supposé·es se situer vis-à-vis d’une chercheuse débutante, ce qui fournit des renseignements précieux sur les fortes asymétries sociales qui traversent l’espace local de la représentation patronale.

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    Notes de bas de page

    1 Voir le numéro de la revue Politix consacré à l’observation des mobilisations (Collectif 2011).

    2 C’est notamment le cas de la nouvelle génération de sociologues du politique qui tentent de saisir le travail syndical en train de se faire (Gassier et Giraud 2020).

    3 Sur le travail de négociation collective d’entreprise, Maïlys Gantois a réussi à mener une enquête ethnographique (2016).

    4 Les articles du numéro de Politix consacré aux militantismes institutionnels se centrent par exemple sur des entretiens et une analyse documentaire et d’archives, plus rarement sur des observations (Collectif 2005).

    5 La composition des instances paritaires régionales est ainsi encadrée par des textes légaux et réglementaires. La plupart des instances font l’objet de décrets qui statuent sur le nombre de représentant·es par organisation, suivis d’arrêtés préfectoraux qui fixent la liste nominative des porte-parole désigné·es.

    6 Ayant obtenu entre-temps un financement doctoral, et ne pouvant cumuler plusieurs rémunérations, ces stages ne devaient pas dépasser deux mois consécutifs – durée au-delà de laquelle l’employeur est légalement tenu de verser un salaire au stagiaire. Ils ont néanmoins été rétribués à la fin de la période de stage par le biais de primes.

    7 La sociologie des collaborateur·rices politiques s’est principalement centrée sur le champ politique partisan (Beauvallet et Michon 2017).

    8 La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment et l’Association régionale de formation des artisans du bâtiment, qui sont respectivement un syndicat professionnel et un organisme de formation.

    9 Ce rapport de solidarité féminine constitue aussi une ressource dans les syndicats de salarié·es (Le Quentrec 2013).

    10 Si les stagiaires ne sont pas, juridiquement, considéré·es comme des salarié·es, j’étais dans les faits souvent présentée comme chargée de mission, et donc considérée comme telle par les personnes rencontrées. J’effectuais d’ailleurs une partie des activités que réalisent les autres salarié·es.

    11 Cet encadrement m’a rendue totalement autonome dans les résultats que j’ai produits et diffusés.

    12 Pour une analyse des modalités de l’entre-soi institutionnel et de ses effets sur l’endossement du rôle de représentant·e dans les espaces du paritarisme, voir Gassier 2018.

    13 L’enquête sur le paritarisme présente de ce point de vue de fortes disparités avec l’étude des relations sociales en entreprise. Dans un chapitre du présent ouvrage consacré à l’analyse des pratiques de gestion des directions RH, Chloé Biaggi montre comment le fait de réussir à accéder à cette population l’a dans le même temps mise en difficulté auprès des représentant·es des syndicats de salarié·es, qui l’associaient à une membre de l’encadrement.

    14 Entretien du 28 juin 2017.

    15 J’ai ainsi réalisé une soixantaine d’entretiens avec les différentes catégories d’acteur·rices du paritarisme régional.

    16 En l’occurrence de l’Union nationale des professions libérales qui a rejoint en 2016 l’UPA pour former l’Union des entreprises de proximité (U2P).

    17 Échanges du 20 mars 2018.

    18 Entretien avec un responsable de la CFTC PACA, le 31 mars 2016.

    19 Ils les réunissent alors régulièrement en fonction du domaine de spécialisation du mandat pour répondre à leurs questions, les informer de l’actualité législative, leur rappeler les positions de leur organisation, définir la stratégie à adopter, etc.

    20 Majoritairement salarié·es de grandes entreprises ou agent·es de la fonction publique, ces militant·es bénéficient de droits syndicaux qui leur donnent la possibilité de se consacrer à des activités syndicales à temps complet ou partiel.

    21 Certains, comme la CFDT ou la CGT PACA, ont toutefois embauché des salarié·es sur des fonctions strictement administratives (accueil, secrétariat).

    22 Les syndicats patronaux ont longtemps bénéficié de l’argent de la formation professionnelle en créant leurs propres organismes de formation et organismes de collecte de la taxe d’apprentissage. Assurer ces missions leur permettait de conserver une partie des fonds récoltés, auxquels n’avaient pas accès les syndicats de salarié·es. Par ailleurs, l’examen de leurs comptes montre que les organisations patronales régionales tirent, par rapport aux syndicats de salarié·es, des profits supérieurs des cotisations de leurs adhérent·es (plus de 180 000 euros pour le Medef PACA en 2019, contre 60 000 euros environ pour la CGT PACA).

    23 Mes deux parents sont agent·es de la fonction publique hospitalière (infirmière et cuisinier) et personne dans ma famille n’est chef·fe d’entreprise.

    24 Pour une analyse des difficultés rencontrées par les porte-parole de l’artisanat à évoluer dans des sphères institutionnelles et des manières de les dépasser, voir Gassier 2019.

    25 Pour un aperçu du profil des représentant·es engagé·es dans ces espaces, voir Gassier (à paraître).

    Auteur

    • Yolaine Gassier

      Yolaine Gassier est docteure en sociologie et science politique. À la croisée de la sociologie du syndicalisme, des relations professionnelles et de l’action publique, sa thèse étudie la participation des syndicats de salarié·es et des syndicats patronaux au « dialogue social territorial ». Elle s’intéresse aux processus d’enrôlement de leurs porte-parole dans les instances et organismes paritaires régionaux, et à leurs effets sur les dynamiques de professionnalisation syndicale, comme sur les modes de fabrique de l’action publique. Elle a récemment codirigé l’ouvrage Le travail syndical en actes paru aux Presses universitaires du Septentrion en 2020 et publié « Apprendre à jouer (de) son rôle. L’acculturation des représentants artisans au jeu syndical institutionnel » dans Politix (no 128, 2019). Actuellement postdoctorante à l’INRAE (UMR G-Eau), elle travaille sur l’action publique climatique locale dans le cadre de l’enquête PECAPLo.

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    1 Voir le numéro de la revue Politix consacré à l’observation des mobilisations (Collectif 2011).

    2 C’est notamment le cas de la nouvelle génération de sociologues du politique qui tentent de saisir le travail syndical en train de se faire (Gassier et Giraud 2020).

    3 Sur le travail de négociation collective d’entreprise, Maïlys Gantois a réussi à mener une enquête ethnographique (2016).

    4 Les articles du numéro de Politix consacré aux militantismes institutionnels se centrent par exemple sur des entretiens et une analyse documentaire et d’archives, plus rarement sur des observations (Collectif 2005).

    5 La composition des instances paritaires régionales est ainsi encadrée par des textes légaux et réglementaires. La plupart des instances font l’objet de décrets qui statuent sur le nombre de représentant·es par organisation, suivis d’arrêtés préfectoraux qui fixent la liste nominative des porte-parole désigné·es.

    6 Ayant obtenu entre-temps un financement doctoral, et ne pouvant cumuler plusieurs rémunérations, ces stages ne devaient pas dépasser deux mois consécutifs – durée au-delà de laquelle l’employeur est légalement tenu de verser un salaire au stagiaire. Ils ont néanmoins été rétribués à la fin de la période de stage par le biais de primes.

    7 La sociologie des collaborateur·rices politiques s’est principalement centrée sur le champ politique partisan (Beauvallet et Michon 2017).

    8 La Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment et l’Association régionale de formation des artisans du bâtiment, qui sont respectivement un syndicat professionnel et un organisme de formation.

    9 Ce rapport de solidarité féminine constitue aussi une ressource dans les syndicats de salarié·es (Le Quentrec 2013).

    10 Si les stagiaires ne sont pas, juridiquement, considéré·es comme des salarié·es, j’étais dans les faits souvent présentée comme chargée de mission, et donc considérée comme telle par les personnes rencontrées. J’effectuais d’ailleurs une partie des activités que réalisent les autres salarié·es.

    11 Cet encadrement m’a rendue totalement autonome dans les résultats que j’ai produits et diffusés.

    12 Pour une analyse des modalités de l’entre-soi institutionnel et de ses effets sur l’endossement du rôle de représentant·e dans les espaces du paritarisme, voir Gassier 2018.

    13 L’enquête sur le paritarisme présente de ce point de vue de fortes disparités avec l’étude des relations sociales en entreprise. Dans un chapitre du présent ouvrage consacré à l’analyse des pratiques de gestion des directions RH, Chloé Biaggi montre comment le fait de réussir à accéder à cette population l’a dans le même temps mise en difficulté auprès des représentant·es des syndicats de salarié·es, qui l’associaient à une membre de l’encadrement.

    14 Entretien du 28 juin 2017.

    15 J’ai ainsi réalisé une soixantaine d’entretiens avec les différentes catégories d’acteur·rices du paritarisme régional.

    16 En l’occurrence de l’Union nationale des professions libérales qui a rejoint en 2016 l’UPA pour former l’Union des entreprises de proximité (U2P).

    17 Échanges du 20 mars 2018.

    18 Entretien avec un responsable de la CFTC PACA, le 31 mars 2016.

    19 Ils les réunissent alors régulièrement en fonction du domaine de spécialisation du mandat pour répondre à leurs questions, les informer de l’actualité législative, leur rappeler les positions de leur organisation, définir la stratégie à adopter, etc.

    20 Majoritairement salarié·es de grandes entreprises ou agent·es de la fonction publique, ces militant·es bénéficient de droits syndicaux qui leur donnent la possibilité de se consacrer à des activités syndicales à temps complet ou partiel.

    21 Certains, comme la CFDT ou la CGT PACA, ont toutefois embauché des salarié·es sur des fonctions strictement administratives (accueil, secrétariat).

    22 Les syndicats patronaux ont longtemps bénéficié de l’argent de la formation professionnelle en créant leurs propres organismes de formation et organismes de collecte de la taxe d’apprentissage. Assurer ces missions leur permettait de conserver une partie des fonds récoltés, auxquels n’avaient pas accès les syndicats de salarié·es. Par ailleurs, l’examen de leurs comptes montre que les organisations patronales régionales tirent, par rapport aux syndicats de salarié·es, des profits supérieurs des cotisations de leurs adhérent·es (plus de 180 000 euros pour le Medef PACA en 2019, contre 60 000 euros environ pour la CGT PACA).

    23 Mes deux parents sont agent·es de la fonction publique hospitalière (infirmière et cuisinier) et personne dans ma famille n’est chef·fe d’entreprise.

    24 Pour une analyse des difficultés rencontrées par les porte-parole de l’artisanat à évoluer dans des sphères institutionnelles et des manières de les dépasser, voir Gassier 2019.

    25 Pour un aperçu du profil des représentant·es engagé·es dans ces espaces, voir Gassier (à paraître).

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    Gassier, Y. (2024). Enquêter en milieu institutionnel clos. Ce que les conditions de possibilité d’une ethnographie du paritarisme nous disent des mondes patronaux. In F. Alfandari, A. Bonanno, L. Cárdenas, S. Doumenc, W. Gibard, & L. Winiarski (éds.), Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48322
    Gassier, Yolaine. « Enquêter en milieu institutionnel clos. Ce que les conditions de possibilité d’une ethnographie du paritarisme nous disent des mondes patronaux ». In Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48322.
    Gassier, Yolaine. « Enquêter en milieu institutionnel clos. Ce que les conditions de possibilité d’une ethnographie du paritarisme nous disent des mondes patronaux ». Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari et al., ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48322.

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    Alfandari, F., Bonanno, A., Cárdenas, L., Doumenc, S., Gibard, W., & Winiarski, L. (éds.). (2024). Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077
    Alfandari, François, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski, éd. Enquêter sur les relations professionnelles. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
    Alfandari, François, et al., éditeurs. Enquêter sur les relations professionnelles. ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
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