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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral « S’imposer aux imposants » ou jouer la connivence ? Enjeux d’un positionnement d’enquête Mener une enquête transversale dans une entreprise en tension : retour sur une expérience d’enquête Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Enquêter sur les relations professionnelles

    Ce livre est recensé par

    • Samuel Zarka, La Nouvelle Revue du Travail, mis en ligne le 30 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/nrt/19824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13uoa
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    Table des matières

    Chapitre 9

    De l’autre côté du bureau. Intérêts et enjeux d’une approche ethnographique de la gestion des relations sociales

    Chloé Biaggi

    p. 201-218

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Les recherches dans le domaine des relations professionnelles, en sociologie, en histoire comme en sciences de gestion, ont donné lieu à des études riches et variées sur les représentant·es syndicaux·ales, mais très peu sur le patronat et les acteurs et actrices de direction, qui demeurent, à l’exception de quelques travaux, largement au second plan.

    2Ainsi, les études françaises de sociologie des relations professionnelles se sont davantage intéressées aux usages syndicaux de la négociation et des dispositifs de participation qu’à ses usages par les cadres de direction. Le silence sur les pratiques patronales de gestion des relations sociales concerne également la sociologie du syndicalisme. En dépit de la vitalité de ce champ de recherche, les politiques du patronat et les pratiques managériales de gestion du fait syndical et des conflits sociaux n’ont pas suscité un fort engouement. Elles constituent en France un angle mort de la sociologie du syndicalisme et des conflits au travail (Penissat 2013). De la même manière, les travaux portant sur les mobilisations contre les restructurations n’analysent que rarement les pratiques de gestion des conflits par les directions et l’encadrement (Bory et Pochic 2014).

    3Plusieurs raisons expliquent ce manque d’objectivation des pratiques patronales. Il tient d’abord aux modalités d’accès au terrain. Pour enquêter sur les conflits au travail, une entrée syndicale est souvent privilégiée. Or, il est difficile d’accéder aux acteurs et actrices patronaux·ales après avoir mené une recherche auprès des salarié·es mobilisé·es. Lorsqu’une enquête est effectuée auprès de la direction, elle est donc moins étoffée que celle menée auprès des salarié·es et des représentant·es du personnel (Giraud 2009 ; Collectif du 9 août 2017). Il est pourtant possible de mener une enquête transversale (Muller 2007) sur les relations professionnelles en entreprise, comme le montre le travail de Marlène Benquet (2013), qui a enquêté à la fois en magasin en tant que caissière, au sein de la direction des ressources humaines d’un groupe de la grande distribution et dans la fédération FO de ce secteur. Le manque d’enquêtes sur les cadres de direction des entreprises tient sans doute à la fois à une anticipation des difficultés d’accès au terrain et au faible intérêt de la majorité des sociologues pour le monde des directions d’entreprises (Offerlé 2017).

    4Ce chapitre est issu d’un travail de thèse portant sur la gestion des relations sociales (Biaggi 2021)1. Dans cette thèse, je propose de faire un pas de côté par rapport à l’approche classique en sociologie des relations professionnelles et des conflits au travail. Il s’agit de mettre au cœur de l’analyse les acteurs et actrices de direction qui les prennent en charge dans les entreprises – en l’espèce, des cadres des ressources humaines2. Dans le sillage de travaux issus de la sociologie des mobilisations et de la déviance (Becker 1985 ; Fillieule et Della Porta 2006), l’objectif est d’analyser de manière dynamique les rapports complexes entre la représentation et la protestation d’un côté et leurs modes de gestion de l’autre. Je plaide, dans mon travail, pour une approche pleinement relationnelle des dynamiques des relations professionnelles, en prenant pour objet la manière dont les répertoires d’action des représentant·es du personnel et des directions s’ajustent mutuellement (Penissat 2013).

    5Pour appréhender l’activité de gestion des relations sociales, je me suis intéressée à la fois aux carrières des acteurs et actrices qui prennent en charge cette activité, à leurs savoir-faire et à leur travail concret. À cette fin, j’ai élaboré un dispositif d’enquête mixte, qui combine différents terrains et convoque plusieurs méthodes : analyse statistique à partir de l’enquête Emploi, entretiens, analyse d’archives d’entreprises et de manuels spécialisés, mais aussi observations directes, menées lors de sessions de formation destinées aux cadres des ressources humaines, ainsi qu’en entreprise. J’évoquerai notamment dans ce chapitre le travail ethnographique réalisé dans le service RH de l’entreprise chimique Nilssa France3 en 2016-2017, dans le cadre d’un stage de trois mois, mené à découvert. Cette filiale française d’un groupe finlandais comporte, au moment de l’enquête, deux sites – un siège parisien et un site de production en Picardie – et emploie 270 salarié·es.

    6L’approche originale adoptée pour analyser les relations professionnelles, qui consiste à prendre pour objet leurs modes de gestion, pose la question de la manière dont la recherche s’est déroulée. Comment enquêter sociologiquement sur les pratiques de gestion des relations sociales ? Après être revenue sur mon rapport à mon objet de recherche et le positionnement d’enquête que j’ai peu à peu construit, j’évoquerai dans un second temps les enjeux plus spécifiques de l’enquête ethnographique au sein des directions d’entreprises.

    « S’imposer aux imposants » ou jouer la connivence ? Enjeux d’un positionnement d’enquête

    7Au moment de l’écriture de mon projet de thèse, mon objet de recherche me paraissait à la fois familier et étranger. Familier, parce que je m’intéressais à titre personnel aux relations professionnelles et que j’écrivais au même moment un mémoire de master sur le militantisme interprofessionnel dans une union locale de la CGT. Étranger, parce que le milieu des cadres des ressources humaines m’était personnellement inconnu et me semblait éloigné des mondes sociaux dans lesquels j’évoluais. Mon rapport à l’objet s’explique d’abord par la distance sociale qui sépare une jeune femme doctorante en sciences sociales, circulant principalement dans des groupes situés à gauche de l’espace social, et des enquêté·es plus âgé·es, plus doté·es en capital économique et social et jouissant parfois d’une position de direction. Cette distance explique certains de mes étonnements du début de l’enquête. Par exemple, j’ai été surprise par le fort attachement de certain·es enquêté·es à des signes extérieurs de réussite, par la manière dont ils considéraient la mobilité comme une valeur en soi, ou encore par la façon dont ils mettaient en scène leurs compétences professionnelles. Malgré l’effet de familiarisation – à un langage, à des codes sociaux – produit par l’enquête, un sentiment de distance vis-à-vis de mes enquêté·es a perduré tout au long du processus4. Ce ressenti doit sans doute beaucoup à la disjonction entre les milieux que j’ai été amenée à côtoyer dans le cadre de ma recherche et les autres scènes sociales dans lesquelles je m’insérais concomitamment.

    8Mon rapport à mon objet de recherche soulève deux questionnements classiques en sciences sociales. Le premier renvoie à la manière dont il est possible d’enquêter auprès d’acteurs et d’actrices dominant·es par rapport au sociologue qui mène la recherche (Pinçon et Pinçon-Charlot 1993 ; Chamboredon et al. 1994 ; Laurens 2007)5. Le second interroge les ressorts de l’enquête lorsqu’elle porte sur des acteurs et des actrices pour qui l’ethnographe n’éprouve a priori pas ou peu d’empathie, ou, pour reprendre les termes de Martina Avanza (2008) dans sa recherche sur les militant·es de la Ligue du Nord, qu’il « n’aime pas ». Historiquement, l’ethnographie a plutôt été mobilisée pour étudier des groupes dominés ou marginalisés que les sociologues avaient le souci de réhabiliter. L’empathie pour les enquêté·es est couramment considérée comme l’une des conditions de possibilité de l’enquête ethnographique (Bourdieu 1993 ; Beaud et Weber 2010), y compris d’ailleurs auprès des catégories dominantes (Pinçon et Pinçon-Charlot 2011 ; Offerlé 2017).

    9Certain·es enquêté·es m’inspiraient des réserves, voire une légère antipathie. Sans doute alimentées par des socialisations familiales, amicales et professionnelles qui convergent pour la plupart vers une certaine distance – voire une méfiance affichée – vis-à-vis des directions des entreprises privées et de leurs pratiques de gestion, mes réticences étaient aussi liées à des enjeux politiques. Je percevais la plupart de mes enquêté·es comme les représentant·es et les contributeur·rices d’un ordre économique et social dont je suis très critique. D’ailleurs, je me suis souvent sentie, au cours de l’enquête, plus proche et davantage en accord avec les représentant·es du personnel qu’avec les cadres des ressources humaines que j’ai eu l’occasion de rencontrer.

    10Dans mon cas, la question de l’empathie ne s’est pas posée de la même façon que dans l’étude de Martina Avanza (2008) sur les militant·es de la Ligue du Nord. D’abord, mon enquête exigeait une immersion beaucoup moins intense que la sienne, puisque je côtoyais mes enquêté·es presque exclusivement dans un cadre professionnel. Il m’est arrivé de trouver certain·es enquêté·es très désagréables, notamment par le mépris de classe dont ils faisaient preuve. C’est le cas par exemple lorsqu’un consultant spécialisé en préparation des licenciements collectifs décrit les ouvriers et ouvrières d’une usine dont il a « accompagné » la fermeture comme « une population mal formée », « où on a un peu le sentiment que les gens se sont reproduits entre eux ». Toutefois, mon aversion pour mes enquêté·es est d’un degré bien moindre que celui décrit par Martina Avanza. Il m’est régulièrement arrivé d’éprouver de l’empathie, voire de la sympathie pour certain·es travailleur·euses des ressources humaines auprès desquel·les je menais l’enquête6. En outre, mon rapport à l’objet relève de l’ordre de la défiance politique et de l’opposition idéologique, plutôt que d’une aversion viscérale pour les enquêté·es. Autrement dit, les relations que j’ai engagées dans l’enquête auprès des gestionnaires des relations sociales n’ont jamais été très chargées affectivement pour moi.

    11À l’image de Martina Avanza, j’ai fait le choix stratégique d’apparaître comme une alliée auprès de mes enquêté·es, même lorsque je désapprouvais clairement leurs discours ou leurs pratiques, pour que mon terrain d’enquête reste le plus ouvert possible. Comme dans son cas, mon positionnement d’enquête7 s’est traduit par quelques petits mensonges – sur mes préférences politiques par exemple –, mais surtout par le fait de « laisser croire », en jouant d’une forme de connivence naïve ou complaisante avec mes enquêté·es, et en limitant les échanges contradictoires.

    12La facilité avec laquelle mes enquêté·es ont généralement accepté la situation d’enquête n’imposait pas ou très peu de mensonges frontaux de ma part. Mes enquêté·es me demandaient rarement de prendre parti sur des questions politiques ou de me justifier8. De petits arrangements dans ma présentation – qui caractérisent sans doute la majorité des enquêtes qualitatives, y compris d’ailleurs sur des milieux sociaux populaires – ont suffi pour faire de moi une interlocutrice acceptable. Par exemple, lorsque mes enquêté·es m’ont demandé si je souhaitais m’orienter vers la recherche ou vers les ressources humaines à l’issue de ma thèse, je n’ai jamais menti frontalement en prétendant avoir pour projet de travailler dans le milieu de la GRH. En revanche, il m’est arrivé de cacher ma certitude inverse en me retranchant derrière un discours convenu (« cela dépendra des opportunités du marché du travail »). Lorsque j’échangeais avec des cadres des RH, je reprenais également à mon compte des catégories émiques que je n’utilise pas dans d’autres contextes pour des raisons politiques, comme celle de « résistance au changement ».

    13Ce positionnement de fausse connivence pose des problèmes éthiques, et n’est pas sans créer un certain inconfort moral pour l’ethnographe (Naepels 1998 ; Muller 2007 ; Avanza 2008). Le « double jeu » induit par l’enquête est source d’un malaise, lié au manque de franchise qu’il implique vis-à-vis des enquêté·es. La position matériellement et symboliquement dominante de la plupart de mes enquêté·es a néanmoins atténué mes dilemmes éthiques : contrairement aux militant·es de la Ligue du Nord étudié·es par Martina Avanza, qui font l’objet d’un fort mépris de classe et d’une image médiatique très dégradée, les cadres des ressources humaines occupent des positions de pouvoir organisationnel et ont une certaine maîtrise, en tant que groupe professionnel, de l’image publique et médiatique qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes.

    14La posture d’enquête que j’ai adoptée offrait le grand intérêt d’ouvrir le terrain, en me permettant d’avoir accès à des acteur·rices qui auraient probablement été peu disposé·es à échanger s’ils avaient eu davantage d’informations sur mes positionnements politiques. Jouer la naïveté et la déférence – tout en s’efforçant de paraître crédible –, sans s’offusquer de la condescendance de certain·es enquêté·es, encourage parfois leur parole, en les plaçant dans une position valorisante (Boni-Le Goff 2013). En revanche, cette posture présente l’inconvénient d’exclure d’autres stratégies d’enquête plus offensives, qui poussent les acteur·rices à devoir se justifier. Il devient dès lors difficile d’endosser le rôle de contradictrice et de poser des questions sur des « sujets qui fâchent » (Laurens 2007) – par exemple sur l’argent, ou encore sur les pratiques illégales.

    15S’il m’a été plus facile d’adopter la posture de fausse connivence et de candeur décrite par Martina Avanza et Isabel Boni-Le Goff que la posture de contradicteur proposée par Sylvain Laurens, c’est que cette dernière me paraissait peu adaptée aux rapports sociaux de sexe, d’âge et de classe engagés dans l’enquête. Il me semblait que mes interlocuteurs et interlocutrices, souvent très attaché·es au respect de l’ordre hiérarchique, n’accepteraient pas une posture de contradiction de la part d’une jeune femme doctorante comme moi. Bien souvent, les entretiens, en particulier avec les hommes occupant des positions dominantes, étaient marqués par des formes de paternalisme. « Vous savez, les choses ne se passent jamais exactement comme on a pu les écrire – si vous en doutiez, la vie se chargera de vous montrer que c’est pas comme ça que ça marche », m’explique par exemple, avec un sourire, un consultant en ingénierie sociale lors d’un entretien.

    16À l’instar des hommes cadres d’entreprises et des médecins psychiatres respectivement étudiés par Amélie Le Renard (2014) et Muriel Darmon (2005), mes enquêtés hommes adoptaient parfois une posture professorale à mon égard. Plusieurs d’entre eux m’ont demandé de « préciser ma problématique », voire de définir certains termes de mon sujet, avec un degré contrasté de bienveillance. Ainsi, après m’avoir conseillé de redéfinir mon sujet de thèse en le limitant aux évolutions de la législation sociale de 2014 à 2016, le dirigeant d’un cabinet de conseil en GRH me congédie ainsi : « Vous direz à Offerlé [directeur de ma thèse] que je suis horrifié de l’étendue de votre sujet de recherche. »

    17Si certains manifestaient des formes de condescendance9, la plupart de ces enquêtés exprimaient plutôt une bienveillance envers moi, tout en me donnant des conseils pour organiser ma carrière professionnelle. Le directeur d’une agence de management de transition m’a conseillé de travailler dans son domaine après mon doctorat. Plusieurs enquêté·es m’ont également incitée à « développer mon réseau », ou à travailler à l’international, pour réussir professionnellement.

    18La forme que prend une recherche en sciences sociales est le fruit de choix théoriques et méthodologiques, mais aussi d’un engagement singulier dans des relations d’enquête, qui n’est pas sans effet sur les matériaux recueillis. En l’espèce, le positionnement d’enquête que j’ai peu à peu construit a eu le grand mérite d’ouvrir de nombreux terrains et de libérer la parole des enquêté·es. Toutefois, il présente aussi des inconvénients, en rendant difficile d’aborder frontalement certains sujets.

    Mener une enquête transversale dans une entreprise en tension : retour sur une expérience d’enquête

    19Le recours à l’ethnographie constitue l’une des originalités du travail que j’ai mené. En effet, la plupart des – rares – travaux de sociologie qui portent sur des cadres des ressources humaines s’appuient sur des enquêtes par entretiens (Olivesi 2014 ; Surdez et al. 2016 ; Guyonvarc’h 2017). Plus généralement, en dépit du tournant ethnographique de la sociologie du travail, les recherches sur les cadres et les dirigeant·es sont rarement adossées à ce type de méthodologie (Arborio et al. 2008).

    20Or, si l’enquête par entretiens est très utile pour analyser les trajectoires des cadres de direction et comprendre le rapport qu’ils et elles entretiennent à leur rôle, cette méthode n’est pas pleinement satisfaisante pour objectiver les pratiques concrètes de gestion des relations sociales. En effet, il est difficile de faire expliciter de façon détaillée des pratiques, et en particulier des pratiques de travail, dans le cadre d’un entretien (Beaud et Weber 2010 ; Bernard 2017). Cela est encore plus vrai quand on étudie des milieux de directions d’entreprises, dans lesquels le secret a souvent une importance stratégique, et où les dirigeant·es souhaitent « se ménager une part d’ombre » (Villette 2010, p. 89). Les cadres de direction des RH résistent parfois fortement, comme d’autres acteurs et actrices dominant·es (Chamboredon et al. 1994 ; Laurens 2007), à l’objectivation sociologique. Habitué·es à la situation d’entretien, ils maîtrisent très bien l’art de la narration de soi et se retranchent parfois derrière un discours sans aspérité et relativement convenu (Stevens 2012 ; Foli et Servel 2017). En outre, il est difficile d’appréhender, à partir d’entretiens, le grain fin des pratiques de domestication et de contrôle du syndicalisme (Offerlé 2021, p. 73).

    21La méthode ethnographique s’est révélée plus adaptée pour analyser de manière relationnelle et dynamique les pratiques des gestionnaires des relations sociales et celles des représentant·es du personnel. Lors de mon stage à Nilssa, mon poste de travail était situé au siège, dans le bureau de la DRH France, qui était ma tutrice. Cette position privilégiée m’a permis d’accéder à des espaces habituellement difficiles d’accès et qui ont fait l’objet de très peu d’enquêtes ethnographiques (Dugué 2005 ; Gantois 2014 ; Gassier 2020), à l’instar des réunions des instances représentatives du personnel et de négociation collective.

    22L’enquête par immersion m’a permis d’appréhender le quotidien du travail des membres du service RH et d’observer les nombreux échanges quotidiens entre la DRH et d’autres protagonistes – membres du service RH, élu·es du personnel et délégués syndicaux, cadres dirigeant·es. Ces matériaux d’observation permettent d’accéder à la gestion des relations sociales en train de se faire, en tenant compte de l’entrelacs des contraintes dans lesquelles les gestionnaires des relations sociales sont pris, notamment liées au contexte organisationnel dans lequel leur action se déploie. L’enquête ethnographique offre également la possibilité de rendre compte avec précision des modalités de la division du travail de gestion des relations sociales entre différent·es acteurs et actrices.

    23L’ethnographie donne aussi les moyens de saisir l’articulation entre les formes de gestion institutionnelle des relations professionnelles, dans les réunions des IRP et de négociation, et les interactions quotidiennes et ordinaires entre les gestionnaires des relations sociales et les représentant·es du personnel (Benquet 2013). Enfin, elle permet d’appréhender les coulisses du travail de gestion, c’est-à-dire les interactions préparatoires au travail de gestion tel qu’il se donne publiquement à voir (Villette 2010). En l’espèce, l’ethnographie réalisée à Nilssa met en lumière la manière dont la DRH se saisit des interactions avec les salarié·es pour isoler les représentant·es du personnel contestataires, dans un contexte où ces dernier·ères mettent en cause le plan de réduction des coûts qu’elle pilote.

    24Mon accès au terrain de Nilssa, en qualité de stagiaire, a été relativement aisé. À la suite d’une candidature spontanée sur le réseau social LinkedIn10, j’ai été reçue en entretien et acceptée en stage dès le mois suivant, en dépit de mon absence de qualification dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Comment interpréter cette relative facilité d’accès au terrain ?

    25Mon étonnement, partagé par plusieurs sociologues ayant travaillé sur les mondes des directions d’entreprises en général (Offerlé 2017), et sur les DRH en particulier (Guyonvarc’h 2017), révèle sans doute d’abord un impensé disciplinaire. La difficulté à enquêter auprès de dirigeant·es d’entreprises a été manifestement surestimée par la recherche en sciences sociales. En outre, certaines caractéristiques biographiques ont joué en ma faveur. Le fait que je réalise ma thèse à l’École normale supérieure de Paris (ENS) a facilité mon entrée sur le terrain. La plupart de mes enquêté·es connaissaient cette école, et le prestige qu’ils lui reconnaissaient augmentait sans doute ma crédibilité. Ainsi, plusieurs enquêté·es m’ont « félicitée pour mon parcours ». Certain·es jouaient d’une forme de connivence intellectuelle avec moi, en faisant référence à Albert Camus ou Friedrich Nietzsche. La mise en avant du label « ENS » m’a aussi permis de réaliser un entretien avec un DRH normalien. Surtout, le fait d’enseigner à l’université Paris-Dauphine au début de ma thèse a constitué un atout majeur11. Mes enquêté·es connaissaient bien cette université, ouverte sur les milieux d’affaires, dans laquelle certain·es avaient étudié ou étaient intervenu·es lors de formations. Ma thèse était d’ailleurs souvent perçue comme une étape pour me reconvertir ensuite dans le monde de l’entreprise. De ce point de vue, la facilité avec laquelle j’ai accédé aux cadres des ressources humaines est révélatrice de la proximité et des circulations qui s’opèrent entre les milieux d’affaires et une partie de l’enseignement supérieur et de la recherche (Boussard 2008). Enfin, dans certains cas, la proximité d’âge et l’appartenance à la même classe de sexe ont fondé des formes de connivence qui ont facilité la relation d’enquête.

    26Deux éléments plus spécifiques à cette entreprise semblent avoir joué en faveur de mon accès au terrain. D’abord, comme celui où a enquêté Marlène Benquet (2013), le service de ressources humaines de Nilssa est en sous-effectif au moment où je sollicite un stage. Du point de vue de la DRH France, Solène Roche, mon recrutement en qualité de stagiaire permet sans doute de bénéficier d’une main-d’œuvre diplômée à prix modique.

    27Surtout, le contexte de conflit dans l’entreprise a favorisé mon accès au terrain. Au moment où la DRH de Nilssa reçoit ma demande de stage, une partie des élu·es du personnel viennent de lancer une procédure contre la direction pour délit d’entrave. C’est dans l’espoir que je l’aide à résoudre ce contentieux et à améliorer ses relations avec les représentant·es du personnel que la DRH accepte de me recruter.

    Encadré 1. L’ethnographie à l’épreuve de la demande d’expertise : une stratégie de freinage

    Lors de mon entretien d’embauche en qualité de stagiaire, le cadre du service RH de Nilssa qui me reçoit m’explique que Nilssa a « une longue tradition de dialogue social », mais que des tensions se sont manifestées depuis le mois précédent à la suite de l’annonce de la suppression de la prime d’intéressement. « Donc votre candidature arrive à point nommé », affirme-t-il avec enthousiasme.
    Quelques jours après le début de mon stage, un dirigeant du groupe fait une visite au siège de la filiale française. Lorsque j’arrive au bureau le matin, la DRH, Solène Roche, me présente à lui en anglais en précisant : « Elle va nous aider à avoir de meilleures relations avec les représentants, et à éviter les conflits et les confrontations »a. Le président répond avec un sourire, dans la même langue : « Oh, bonne chance. Votre travail est très utile pour nous »b. Le soir même, dans son bureau, à l’abri des regards, Solène Roche se confie à moi sur ses attentes.
    Solène Roche me demande : « Donc tu as vu, par rapport à ta thèse, quelle est la situation. Est-ce que tu penses que tu peux faire un plan d’action pour pacifier le climat social ou est-ce qu’il te faut davantage d’éléments ? » Je bredouille un peu, prise au dépourvu. Je réponds que j’ai vu le climat général, mais qu’il me faudrait plus d’éléments. J’en profite pour poser une série de questions à Solène sur les conflits passés, ses relations avec les différent·es élu·es, sa stratégie concernant la plainte pour délit d’entrave des élu·es du CE. Elle répond à chacune de mes questions. Vers la fin de l’échange, je dis à Solène Roche que je ne peux pas me prononcer sur la stratégie globale de gestion des relations sociales, mais qu’en revanche je peux travailler sur la relation avec les élu·es dans le cadre des « points proposés », c’est-à-dire des missions de stage sur lesquelles nous nous sommes mises d’accordc. Elle me répond : « Oui, au moins tu peux faciliter le dialogue, voir comment intégrer les élus à ces sujets. Moi j’en ai ras le bol, j’arrête d’essayer de leur parler. » Plus tard, elle me conseille de consulter le blog du CE : « Tu regarderas, moi je n’ai plus l’énergie. »
    (Journal de terrain, bureau de Solène Roche, 14 décembre 2016)

    a. « She will help us to have a better relationship with the representatives, and not conflict and confrontation ». Nous traduisons.
    b. « Oh, good luck. Your work is very useful for us ». Nous traduisons.
    c. Ces missions concernent l’élaboration d’un plan d’action pour renouveler l’accord « égalité professionnelle », la mise à jour du règlement intérieur, l’organisation d’un atelier avec les représentant·es du personnel dans le cadre d’une consultation sur le fait religieux en entreprise, ainsi que la participation aux travaux menés en collaboration avec les IRP sur les thématiques de la responsabilité sociale des entreprises et de la diversité.

    28Cet extrait de mon journal de terrain illustre la difficulté de tenir une stricte position d’observation et d’analyse, en particulier dans des milieux de direction, où celle-ci est assimilée à une forme de passivité et, partant, délégitimée. Je n’ai pas accédé à la demande de la DRH d’établir un « plan d’action » pour « gérer le conflit » avec les élu·es du personnel. Accepter cette participation me semblait problématique à la fois scientifiquement – puisque j’étais sur le terrain pour observer les modalités de la gestion des relations sociales, et non pour en inventer moi-même la teneur –, mais aussi éthiquement et politiquement.

    29Pour limiter mon implication, en cohérence avec mon positionnement d’enquête, j’ai pris le parti de temporiser et de botter en touche (Ollion 2017). Plutôt que de refuser ouvertement et en bloc la proposition de la DRH, je lui ai répondu que je ne disposais pas de suffisamment d’éléments, en laissant entendre que la situation pourrait évoluer au fil du stage. Finalement, je n’ai jamais réalisé ledit plan d’action.

    30Pour mener l’enquête à Nilssa, j’ai dû, comme d’autres ethnographes en immersion dans les directions d’entreprise, naviguer entre les écueils. La difficulté n’a pas tant été d’entrer sur le terrain que de négocier ma place et mon rôle dans le service. En l’espèce, si j’ai contribué à différents travaux, notamment rédactionnels, ma participation a été limitée, car je n’ai pas accepté de jouer le rôle « d’experte en gestion des relations sociales » que la DRH m’a demandé d’endosser.

    31Une autre difficulté a été de briser le mur d’opacité et de secret qui entoure certaines pratiques des cadres de direction. Ma relation d’enquête avec Solène Roche était très marquée par les rapports hiérarchiques qui nous liaient dans le cadre de mon stage. Si elle me livrait parfois des informations confidentielles, il arrivait souvent qu’elle ne réponde pas aux questions que je lui posais quant à son travail et au fonctionnement du service, en feignant de ne pas m’avoir entendue lorsque je la sollicitais.

    32J’ai d’abord interprété cette réserve de Solène Roche à mon égard comme le signe d’un échec d’intégration sur le terrain. Cependant, elle manifestait dans le même temps sa satisfaction quant à mon travail. La difficulté à faire parler cette DRH de son activité professionnelle s’explique par le caractère asymétrique de la relation d’enquête. Cadre dirigeante, titulaire d’une maîtrise de droit des affaires et d’un master de GRH obtenu à HEC, la DRH occupe une position dominante vis-à-vis de moi. Ses réserves gagnent aussi à être interprétées à la lumière des normes propres à l’entreprise enquêtée. Les relations hiérarchiques structurent fortement les rapports entre les salarié·es du siège de Nilssa. Par exemple, il arrive souvent que des cadres venu·es voir Solène Roche ne répondent pas lorsque je les salue, en raison de ma qualité de stagiaire.

    33La difficulté à obtenir des informations de la part de Solène Roche s’explique également par le mode de management très vertical qui prévaut dans le service de GRH de Nilssa. Il arrive souvent qu’elle annule au dernier moment, sans explication particulière, un rendez-vous fixé avec moi ou avec un·e autre collègue du service RH. Les salarié·es du service subissent aussi régulièrement les remontrances de Solène Roche, dont le ton se fait parfois désobligeant.

    34Les réserves de la DRH manifestent aussi des normes propres au milieu professionnel de la gestion des ressources humaines. La discrétion est en effet considérée par Solène Roche, comme par d’autres DRH, comme une qualité majeure des membres subalternes d’un service RH, qui ont accès, par le biais de leur activité de travail, à de nombreuses informations confidentielles. Elle me confie par exemple, pour justifier son choix d’intégrer au service Nadine Payet, issue du service comptabilité, en tant qu’assistante RH : « Elle n’a pas de formation en RH, mais elle a de l’expérience professionnelle, elle est loyale, elle est fiable, elle est discrète. » Cet enjeu était sans doute encore plus important en contexte de conflit avec les élu·es du personnel.

    35Enfin, la réserve de la DRH s’explique par la dynamique temporelle de la relation d’enquête. Tout au début du stage, Solène Roche me confie à plusieurs reprises ses interrogations concernant les manières de gérer le conflit qui l’oppose aux représentant·es du personnel. Cependant, face à mon refus – implicite – de m’impliquer directement dans le conflit en élaborant un plan d’action pour le compte de la direction (voir encadré ci-dessus), elle s’est faite plus allusive, par la suite, lorsque je l’interrogeais sur la stratégie adoptée concernant la gestion des représentant·es du personnel.

    36Pour obtenir des informations et des explications sur certains enjeux, une possibilité consistait à se rapprocher des élu·es du CE du siège. Il s’agissait cependant d’une stratégie risquée, au vu des rapports conflictuels entre Solène Roche et ces dernier·ères. L’enjeu était de maintenir une distance prudente avec les élu·es du personnel afin de gagner la confiance de la direction et des salarié·es du service RH, tout en évitant de me « couper » des premier·ères, qui m’apportaient des informations très intéressantes. Dans cette perspective, mon positionnement d’enquête était constamment redéfini et renégocié, afin de me donner les moyens de mener une enquête aussi transversale que possible.

    37Enquêter dans un terrain conflictuel implique des arbitrages, qui se manifestent de manière très concrète, par exemple lorsqu’il faut choisir, au restaurant interentreprises, à quelle table et à quelle place s’asseoir, alors que je suis sollicitée à la fois par mes collègues du service RH et par les élu·es du personnel, qui mangent toujours séparément. En cohérence avec mon projet de recherche, j’ai choisi, dans un premier temps, de privilégier au maximum les interactions avec les membres de la direction et du service RH. J’avais néanmoins l’occasion de rencontrer et d’échanger avec les représentant·es du personnel, à l’occasion des réunions des IRP, mais aussi dans le quotidien de mon travail de stagiaire. En effet, Solène Roche évite au maximum d’interagir avec la secrétaire du CE du siège, une cadre du service achats, Joëlle Robin : « Joëlle, je ne veux plus la voir », me confie-t-elle. Pendant mon stage, elle se sert de moi comme « médiatrice », en m’envoyant à plusieurs reprises communiquer des informations à cette élue. Ces échanges ont été pour moi l’occasion de clarifier mon positionnement auprès des représentant·es du personnel.

    Solène Roche me demande d’aller « voir Joëlle » et de lui demander s’il est possible de déplacer la date du goûter de galette des Rois, car le nouveau DG n’est pas disponible le jour prévu. « Et puis tu en profites pour prendre de l’info », ajoute la DRH. Cela me donne une occasion de discuter avec Joëlle, à qui je rappelle mon « double statut », de stagiaire, mais aussi de chercheuse autonome de la direction. Joëlle répond : « Oui, je comprends, mais c’est une position difficile, car dans le cadre de tes missions, tu dois aussi reporter à tes supérieurs. » Je lui dis que j’ai des missions « de type plutôt technique » et que « je me donne pour règle de ne pas rapporter les propos des uns aux autres », conformément à la déontologie de la recherche. De retour dans le bureau de Solène, je me contente de donner la réponse de Joëlle au sujet de la galette des Rois, sans en dire plus sur notre échange.
    (Journal de terrain, 5 janvier 2017)

    38Ce n’est que dans un second temps, vers la fin de la période de stage et après en avoir demandé l’autorisation à Solène Roche, que j’ai sollicité des entretiens avec des élu·es du personnel. Une fois le stage terminé, j’ai prolongé ma campagne d’entretiens avec des représentant·es du personnel et des salarié·es. J’ai maintenu la relation d’enquête avec les élu·es du CE du siège, que j’ai revu·es plusieurs fois, à l’occasion de déjeuners.

    39Au fil du temps, je me suis distanciée de la direction, d’abord prudemment, puis de manière plus nette après la fin du stage. Le temps long de la recherche, qui excède la durée du stage, m’a ainsi permis de tempérer les effets de l’« enclicage » (Olivier de Sardan 1995). Dans un premier temps, il s’agissait de me départir de mon identification à une jeune diplômée cherchant à s’insérer sur le marché du travail. Comme la plupart des autres salarié·es, une partie des élu·es du personnel percevaient en effet ma « thèse » comme un prétexte pour me faire embaucher dans le service RH de Nilssa. Je rappelais donc systématiquement que j’étais dans l’entreprise pour mener un travail de recherche à visée scientifique, qui n’était pas commandité par la direction de l’entreprise, et que je quitterais Nilssa à l’issue du stage. Une fois celui-ci terminé, j’ai marqué davantage ma distance vis-à-vis de la direction de l’entreprise par la manifestation de mon empathie vis-à-vis d’élu·es du personnel en difficulté avec leur hiérarchie.

    40J’ai également essayé de maintenir la relation avec la DRH et les membres de son service. Néanmoins, ceux-ci ont soudainement cessé de me répondre six mois après la fin du stage – peut-être parce que Solène Roche avait appris que j’avais mené des entretiens et maintenu la relation avec des salarié·es perçu·es comme « contestataires ». En définitive, plutôt que de chercher à conserver une position d’extériorité neutre qui me semblait impossible à tenir, ma stratégie d’enquête a plutôt consisté à me rapprocher successivement de chacune des parties en conflit – c’est-à-dire à me laisser identifier comme une « étrangère sympathisante » (Olivier de Sardan 1995) –, tout en veillant à maintenir une forme de distance en rappelant régulièrement mon statut de chercheuse et en m’abstenant de jouer le rôle d’informatrice pour un groupe ou pour un autre.

    41Le caractère transversal de l’enquête à Nilssa pose également la question des ressorts de mon acceptation par les élu·es du CE du siège engagé·es dans des relations conflictuelles avec l’équipe de direction. Ces dernier·ères ont exprimé leurs soupçons vis-à-vis de moi, notamment au début de l’enquête. Leur méfiance tient au flou qui entoure alors les raisons de ma présence : je n’ai été présentée « officiellement » au personnel de l’entreprise, par une annonce sur l’intranet de l’entreprise, que plusieurs semaines après le début du stage. Mais elle s’explique aussi par ma proximité organisationnelle avec la DRH France, Solène Roche. « Chloé, c’est l’attachée parlementaire de Solène », avance par exemple avec humour la secrétaire du CE, Joëlle Robin, lors d’une réunion de cette instance. Toutefois, les élu·es du CE du siège n’ont jamais refusé de me voir ou d’échanger avec moi. Peu à peu, au fil du temps, leur réserve à mon égard s’est fortement atténuée, à mesure que j’infléchissais mon positionnement d’enquête.

    42Cette acceptation de la relation d’enquête par les élu·es du personnel du siège repose pour partie sur des proximités sociales. Technicien·nes et cadres, appartenant aux classes moyennes ou supérieures, certain.es d’entre eux comprennent ma démarche de recherche. Deux élu·es m’expliquent par exemple que leurs enfants ont aussi écrit des mémoires dans le cadre de leurs études. En outre, du fait de ma relative extériorité aux enjeux de l’entreprise, ils ont parfois investi la relation d’enquête dans l’espoir que je puisse agir comme une « médiatrice » ou une « facilitatrice » dans les relations entre la direction et les élu·es12. « C’est important d’avoir un œil extérieur quand on est en période de bouleversement », affirme par exemple Joëlle Robin lorsque je me présente au début du stage.

    43Le fait d’être une jeune femme semble avoir joué en ma faveur dans l’acceptation de la relation d’enquête. En effet, j’étais valorisée par les élu·es pour des dispositions et des comportements socialement construits comme féminins – au sens où ils sont perçus comme féminins et plutôt attendus des femmes (Zolesio 2010) –, tels que la douceur, la bienveillance et le fait de beaucoup sourire. Dans un contexte d’entreprise marqué par de nombreux conflits, plusieurs élu·es m’ont confié apprécier mon écoute et ma disponibilité à leur égard, et se sont ouvert·es à moi à propos des difficultés qu’ils et elles rencontraient.

    44En jouant sur le temps long de la recherche, j’ai ainsi pu mener une ethnographie transversale et enquêter à la fois auprès des dirigeant·es et des salarié·es du service RH d’une part, et des représentant·es du personnel de Nilssa d’autre part.

    *

    45La recherche réalisée montre que les milieux de cadres de direction sont moins difficiles d’accès qu’ils ne le paraissent au premier abord. Elle encouragera peut-être d’autres chercheur·es intéressé·es par les relations professionnelles à enquêter auprès des acteur·rices patronaux·ales et managériaux·ales qui les prennent en charge. L’enjeu de ce changement de perspective va au-delà de la simple documentation d’un « point de vue patronal ». Enquêter des deux côtés du bureau permet d’adopter une approche pleinement relationnelle des dynamiques des relations professionnelles, en analysant l’ajustement mutuel des répertoires d’action des représentant·es du personnel et des acteur·rices de direction. L’enquête ethnographique transversale est particulièrement bien ajustée à cette perspective de recherche. Elle gagnerait, de mon point de vue, à être davantage mobilisée pour étudier les relations professionnelles en entreprise.

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    10.3406/hom.1998.370583 :

    Offerlé Michel dir., 2017, Patrons en France, Paris, La Découverte.

    10.3917/dec.offer.2017.01 :

    Offerlé Michel, 2019, « Faire parler les patrons, faire parler des patrons », Bulletin de méthodologie sociologique / Bulletin of Sociological Methodology, vol. 142, no 1, p. 78-96.

    10.1177/0759106319834682 :

    Offerlé Michel, 2021, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard.

    Olivesi Stéphane, 2014, « Partenaires, représentants, adversaires. Le dialogue social mis en scène par les responsables de ressources humaines », Revue française des sciences de l’information et de la communication, no 5. En ligne : [https://doi.org/10.4000/rfsic.1037].

    10.4000/rfsic.1037 :

    Olivier de Sardan Jean-Pierre, 1995, « La politique du terrain. Sur la production de données en anthropologie », Enquête, no 1. En ligne : [https://doi.org/10.4000/enquete.263].

    10.4000/enquete.263 :

    Ollion Étienne, 2017, « Enquêter en terrain clivé », Raison d’État. Histoire de la lutte contre les sectes en France, Paris, La Découverte, p. 233-255.

    Penissat Étienne, 2013, « À l’ombre du “dialogue social”. Éditorial », Agone, no 50, p. 7-18.

    Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 1993, « Des difficultés de la recherche dans les classes dominantes : de l’objet impossible au sujet manipulé », Journal des anthropologues, no 53-54-55, p. 29-36.

    Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 2011, « La grande bourgeoisie : un objet de recherche militant ? », Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, D. Naudier et M. Simonet dir., Paris, La Découverte, p. 134-148.

    10.3917/dec.naudi.2011.01.0134 :

    Stevens Hélène, 2012, « Autonomie récusée, autonomie fabriquée. Informaticiens à l’épreuve de l’Entreprise de Soi », Genèses, no 87, p. 90-112.

    Surdez Muriel, Zufferey Éric, Sainsaulieu Ivan et al., 2016, L’enracinement professionnel des opinions politiques. Enquête auprès d’agriculteurs, d’ingénieurs et de directeurs de ressources humaines exerçant en Suisse, Zurich, Seismo.

    Villette Michel, 2010, « Pour une sociologie de l’activité au travail des dirigeants des grandes entreprises », Bulletin de méthodologie sociologique / Bulletin of Sociological Methodology, no 107, p. 74-93.

    10.1177/0759106310369979 :

    Zolesio Emmanuelle, 2010, « Dispositions féminines / dispositions masculines », ¿ Interrogations ?, no 10. En ligne : [https://www.revue-interrogations.org/Dispositions-feminines].

    Notes de bas de page

    1 Dans l’acception large que je propose, le travail de gestion des relations sociales renvoie à cinq grands types d’activités : la gestion des IRP (1) et de la négociation collective (2), la prise en charge des relations quotidiennes avec les représentant·es du personnel et des syndicats de l’entreprise (3), la gestion des conflits sociaux (4), la prise en charge des relations avec les administrations du travail et des contentieux judiciaires initiés par les salarié·es et les représentant·es du personnel (5).

    2 Je me suis intéressée plus spécifiquement à deux catégories au sein du groupe des cadres des ressources humaines : des cadres spécialisé·es, dont la gestion des relations sociales est le métier (directeur·rices des relations sociales, consultant·es en ingénierie sociale) et des cadres généralistes occupant des positions de direction qui impliquent, entre autres tâches, de gérer les relations sociales (DRH, RRH).

    3 Afin de garantir l’anonymat, les noms des personnes et des entreprises ont été modifiés.

    4 Alors qu’elle est parfois présentée comme inhérente à toute enquête, l’évolution du rapport aux enquêté·es vers une plus grande proximité ne découle pas mécaniquement de la coprésence prolongée du chercheur et du milieu enquêté. Les conditions de possibilité du « rapprochement » objectif et subjectif éventuellement produit par l’enquête gagneraient sans doute à être explorées davantage par l’ethnographie réflexive.

    5 La question des rapports de domination dans les relations d’enquête se pose différemment selon les caractéristiques individuelles du sociologue. Dans mon cas, en dépit de mes titres scolaires, le fait d’être une femme, jeune, doctorante et en contrat précaire crée une asymétrie en ma défaveur avec la plupart de mes enquêté·es. J’occupais toutefois une position plutôt dominante vis-à-vis de certain·es, à l’instar des assistantes RH que j’ai rencontrées.

    6 Loin d’engager uniquement des caractères personnels, le degré de sympathie ou d’aversion que m’inspiraient mes enquêté·es est aussi lié, pour une part, à la distance sociale qui me séparait d’elles et eux.

    7 Il est question de « positionnement d’enquête » plutôt que de stratégie, car loin d’être entièrement « choisi », ce positionnement renvoie à des rapports sociaux qui préexistent à l’enquête. De plus, il n’a pas été défini une fois pour toutes et en amont du terrain : au contraire, il s’est précisé au fil des interactions d’enquête.

    8 Michel Offerlé (2019) fait la même remarque concernant les patron·nes qu’il étudie.

    9 Par exemple, le directeur commercial de Nilssa me conseille d’aller voir une vidéo sur internet, en précisant : « c’est sur la pro-cra-sti-na-tion. Allez voir, vous me direz ce que vous en pensez, mais ça devrait vous rappeler quelque chose, pour votre thèse ».

    10 J’avais précédemment envoyé plusieurs dizaines de candidatures à des DRH d’autres entreprises avant d’obtenir ce premier entretien.

    11 De même, Isabel Boni-Le Goff (2013) souligne que la mise en avant de son statut d’enseignante à l’ESSEC a constitué un avantage pour ouvrir son terrain.

    12 En effet, ces élu·es perçoivent les conflits qui les opposent à la direction comme le fruit de dérives gestionnaires individuelles et non comme le résultat de rapports de pouvoir systémiques.

    Auteur

    Chloé Biaggi

    Chloé Biaggi est docteure en sociologie (ENS de Paris). Elle est actuellement chercheuse postdoctorante au Laboratoire d’études et de recherche en sociologie (LABERS, université de Bretagne-Occidentale). Ses travaux s’inscrivent dans le domaine de la sociologie du travail et des relations professionnelles. Sa thèse porte sur la gestion du fait syndical et des conflits au travail par les directions d’entreprises. Elle a récemment publié « Une négociation sans contrepartie ? Ethnographie d’un usage patronal de la négociation collective dans une filiale industrielle » dans Socio-économie du travail (no 10, 2021) et « “J’en peux plus… j’arrête”. Les ressorts de la (dé)mobilisation professionnelle d’un DRH » dans La nouvelle revue du travail (no 18, 2021).

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    2007

    Le cheikh et le calife

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    Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc

    Youssef Belal

    2011

    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

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    Charlotte Jelidi

    2012

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Fabrizio Maccaglia

    2009

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    2004

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    L'école républicaine et l'étranger

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    2014

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    Les agents immobiliers

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    Loïc Bonneval

    2011

    Réinventer les campagnes en Allemagne

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    Paysage, patrimoine et développement rural

    Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)

    2013

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    1 Dans l’acception large que je propose, le travail de gestion des relations sociales renvoie à cinq grands types d’activités : la gestion des IRP (1) et de la négociation collective (2), la prise en charge des relations quotidiennes avec les représentant·es du personnel et des syndicats de l’entreprise (3), la gestion des conflits sociaux (4), la prise en charge des relations avec les administrations du travail et des contentieux judiciaires initiés par les salarié·es et les représentant·es du personnel (5).

    2 Je me suis intéressée plus spécifiquement à deux catégories au sein du groupe des cadres des ressources humaines : des cadres spécialisé·es, dont la gestion des relations sociales est le métier (directeur·rices des relations sociales, consultant·es en ingénierie sociale) et des cadres généralistes occupant des positions de direction qui impliquent, entre autres tâches, de gérer les relations sociales (DRH, RRH).

    3 Afin de garantir l’anonymat, les noms des personnes et des entreprises ont été modifiés.

    4 Alors qu’elle est parfois présentée comme inhérente à toute enquête, l’évolution du rapport aux enquêté·es vers une plus grande proximité ne découle pas mécaniquement de la coprésence prolongée du chercheur et du milieu enquêté. Les conditions de possibilité du « rapprochement » objectif et subjectif éventuellement produit par l’enquête gagneraient sans doute à être explorées davantage par l’ethnographie réflexive.

    5 La question des rapports de domination dans les relations d’enquête se pose différemment selon les caractéristiques individuelles du sociologue. Dans mon cas, en dépit de mes titres scolaires, le fait d’être une femme, jeune, doctorante et en contrat précaire crée une asymétrie en ma défaveur avec la plupart de mes enquêté·es. J’occupais toutefois une position plutôt dominante vis-à-vis de certain·es, à l’instar des assistantes RH que j’ai rencontrées.

    6 Loin d’engager uniquement des caractères personnels, le degré de sympathie ou d’aversion que m’inspiraient mes enquêté·es est aussi lié, pour une part, à la distance sociale qui me séparait d’elles et eux.

    7 Il est question de « positionnement d’enquête » plutôt que de stratégie, car loin d’être entièrement « choisi », ce positionnement renvoie à des rapports sociaux qui préexistent à l’enquête. De plus, il n’a pas été défini une fois pour toutes et en amont du terrain : au contraire, il s’est précisé au fil des interactions d’enquête.

    8 Michel Offerlé (2019) fait la même remarque concernant les patron·nes qu’il étudie.

    9 Par exemple, le directeur commercial de Nilssa me conseille d’aller voir une vidéo sur internet, en précisant : « c’est sur la pro-cra-sti-na-tion. Allez voir, vous me direz ce que vous en pensez, mais ça devrait vous rappeler quelque chose, pour votre thèse ».

    10 J’avais précédemment envoyé plusieurs dizaines de candidatures à des DRH d’autres entreprises avant d’obtenir ce premier entretien.

    11 De même, Isabel Boni-Le Goff (2013) souligne que la mise en avant de son statut d’enseignante à l’ESSEC a constitué un avantage pour ouvrir son terrain.

    12 En effet, ces élu·es perçoivent les conflits qui les opposent à la direction comme le fruit de dérives gestionnaires individuelles et non comme le résultat de rapports de pouvoir systémiques.

    Enquêter sur les relations professionnelles

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    Biaggi, C. (2024). De l’autre côté du bureau. Intérêts et enjeux d’une approche ethnographique de la gestion des relations sociales. In F. Alfandari, A. Bonanno, L. Cárdenas, S. Doumenc, W. Gibard, & L. Winiarski (éds.), Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48312
    Biaggi, Chloé. « De l’autre côté du bureau. Intérêts et enjeux d’une approche ethnographique de la gestion des relations sociales ». In Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48312.
    Biaggi, Chloé. « De l’autre côté du bureau. Intérêts et enjeux d’une approche ethnographique de la gestion des relations sociales ». Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari et al., ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48312.

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    Alfandari, F., Bonanno, A., Cárdenas, L., Doumenc, S., Gibard, W., & Winiarski, L. (éds.). (2024). Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077
    Alfandari, François, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski, éd. Enquêter sur les relations professionnelles. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
    Alfandari, François, et al., éditeurs. Enquêter sur les relations professionnelles. ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
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