Introduction
p. 197-200
Texte intégral
1Les chapitres de cette troisième partie ont pour point commun d’aborder des terrains peu ou mal connus qui témoignent d’un renouveau des objets étudiés et des méthodes d’enquête. Deux contributions portent sur les mondes patronaux et les directions d’entreprises, deux autres sur des types de PME peu investis par la recherche. Chloé Biaggi mène une enquête auprès de cadres des ressources humaines, dont certain·es appartiennent à de grands groupes internationalisés, tandis que Yolaine Gassier rencontre des petit·es patron·nes de l’artisanat en étudiant les représentant·es de l’UPA/U2P1 dans les arènes du dialogue social paritaire territorial. Ces deux chapitres s’inscrivent dans la continuité d’un regain des études sur les mondes patronaux, qui montrent notamment la diversité de ce groupe social, qui est loin d’exercer sa domination de manière homogène (Offerlé 2017). Les chapitres de Jiyoung Kim et de Marion Flécher illustrent quant à eux l’intérêt renouvelé de la sociologie des relations professionnelles pour l’étude des petites entreprises (Borisova et Rey 2014) et de la « conflictualité ordinaire » (Bouffartigue et Giraud 2019) qui s’y déploie en dehors des dispositifs institutionnalisés, étudiant respectivement les PME de la restauration et les modes d’organisation du travail dans une start-up en croissance. Ces quatre chapitres s’inscrivent dans des sous-disciplines différentes de la sociologie – ce que corroborent les appartenances institutionnelles variées des auteures – se situant à la croisée de la sociologie des relations professionnelles, du travail, de la gestion, de la socioéconomie, de la représentation politique et du syndicalisme. Reposant tous sur le recours à l’ethnographie, ces différents chapitres questionnent ainsi les mêmes enjeux méthodologiques et pratiques d’enquête.
2Ces quatre contributions, chacune à leur manière, interrogent d’abord les conditions de possibilité d’une enquête en sciences sociales qui fait le choix de l’ethnographie. Dans les quatre chapitres, cette méthode semble conditionnée au fait de se faire embaucher de différentes manières (stages, CDD, travail informel, etc.) dans les entreprises ou organisations pour pouvoir y pénétrer et ainsi observer les relations et les pratiques qui s’y déploient. Cette opération d’entrée sur le terrain se fait toutefois avec plus ou moins de réussite. À la différence des trois autres chercheuses, Jiyoung Kim est ainsi amenée à « bricoler » sa présence dans de nombreux établissements, sans jamais réussir à rester durablement dans un restaurant. Entrant par le cœur de ces organisations et entreprises (siège, direction, etc.), les auteures doivent toutes les quatre se faire accepter en premier lieu par la hiérarchie et pour cela négocier leur présence. Du fait des difficultés à entrer sur le terrain à découvert, Jiyoung Kim est la seule à opter pour une immersion à couvert. Chloé Biaggi, Yolaine Gassier et Marion Flécher jouent quant à elles de la réputation dont jouissent leurs institutions d’appartenance (l’ENS, Sciences Po Aix, université Paris-Dauphine) pour justifier leur présence auprès des enquêté·es, dominant·es pour certain·es et réticent·es aux sciences sociales. Ces situations témoignent de l’importance des stratégies de présentation de soi et de son sujet pour s’ouvrir les portes de terrains desquels les sciences sociales se tiennent traditionnellement à distance.
3Le statut qu’occupent ces quatre chercheuses varie (salariée, stagiaire), tout comme les missions pour lesquelles elles sont recrutées, qui peuvent être délicates ou potentiellement conflictuelles. Dans la start-up, Marion Flécher est recrutée au sein du service RH pour traiter un questionnaire sur la santé au travail, tandis que Chloé Biaggi est chargée de proposer des pistes pour pacifier les relations avec les représentant·es du personnel. La réussite de l’immersion est donc en partie dépendante de la capacité des chercheuses à jouer le jeu pour lequel elles sont recrutées et auquel elles n’adhèrent pas forcément. Marion Flécher, Jiyoung Kim et Chloé Biaggi témoignent ainsi de situations inconfortables qui les obligent à composer avec les relations hiérarchiques dans lesquelles elles sont prises, ce qui semble être une caractéristique des enquêtes portant sur les espaces de travail (Benquet 2015 ; Beaumont 2021). À la différence des enquêtes sur les organisations syndicales, la question est moins de savoir comment les chercheuses doivent gérer une proximité militante avec des enquêté·es (voir partie II) que de composer avec des missions et des rôles (organiser des licenciements par exemple) qui sont critiqués, voire dépréciés.
4En entrant par le haut dans des univers potentiellement conflictuels, les quatre chercheuses doivent ainsi gérer leur circulation sur le terrain entre les différent·es acteur·rices et apprendre à se situer dans les relations hiérarchiques de travail. Il leur faut gérer les effets de leur enclicage d’un côté particulier des relations professionnelles afin de ne pas froisser l’une des deux parties. Ce jeu d’équilibriste est bien décrit par Chloé Biaggi et Marion Flécher, qui se détachent peu à peu de leur proximité avec leur DRH afin de se rapprocher, pour la première, des représentant·es du personnel, et, pour la seconde, de conquérir plus de marges de manœuvre dans la conduite de l’enquête. Mais de manière surprenante, ces précautions ne sont pas toujours utiles. Ainsi, Yolaine Gassier circule relativement facilement et sans difficulté majeure entre les porte-parole du patronat artisanal et les syndicats de salarié·es, ce constat témoignant de la relative proximité qui les unit alors qu’ils participent de l’univers d’entre-soi que constituent les espaces du paritarisme régional.
5Cette dernière partie s’avère être tout à fait heuristique pour éclairer les relations genrées et les rapports de domination qui peuvent se tisser sous certaines conditions au cours d’une enquête ethnographique. L’exercice de réflexivité des contributrices sur leur parcours de recherche et sur leur position d’enquête, qui témoigne d’une plus forte propension des chercheuses à prendre en compte cette dimension du genre dans l’enquête2, nous donne à voir la force persistante des rôles qui leur sont assignés en tant que femmes, notamment sur des terrains où les enquêté·es sont bien souvent des hommes blancs diplômés occupant des positions hiérarchiques dominantes. Jiyoung Kim est ainsi confrontée à un « script sexuel » (Clair 2016) fortement institué, dont il est quasi impossible de se défaire dans le secteur masculinisé de la restauration. À plusieurs reprises, elle fait face à des attentes de contre-dons sexuels, l’obligeant à rompre avec certains de ses enquêtés, ce qui compromet in fine son enquête ethnographique. Les attendus genrés qui restent fortement ancrés dans les relations d’enquête peuvent cependant être parfois retournés au bénéfice de l’ethnographie. C’est ce que fait Chloé Biaggi quand elle joue d’une « fausse candeur » avec les dirigeant·es auprès de qui elle enquête, lui permettant de s’intégrer au terrain tout en ayant accès à de précieux matériaux. Dans le cas de Yolaine Gassier, la sororité qui se tisse dans les relations de travail avec les salariées des organisations patronales face à leurs employeurs, des élus patronaux presque toujours masculins, favorise son intégration et facilite l’ouverture du terrain, pour obtenir des entretiens par exemple.
6Riches par les réflexions et les questionnements qu’elles soulèvent, ces quatre contributions témoignent de la vitalité actuelle de la recherche sur des objets longtemps laissés de côté. Elles démontrent toute la pertinence du recours à l’ethnographie comme méthode d’enquête pour saisir les pratiques routinisées de ces acteur·rices, invitant à prolonger les recherches menées sur ces terrains.
Bibliographie
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Beaumont Amélie, 2021, Déformations professionnelles. Le travail comme institution socialisatrice : comprendre la transformation des employés de l’hôtellerie de luxe, thèse de doctorat en science politique, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne.
Benquet Marlène, 2015, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.benqu.2015.01 :Borisova Ksenia et Rey Frédéric, 2014, « Conflits et régulations sociales dans les PME françaises », Idées économiques et sociales, no 178, p. 19-26.
10.3917/idee.178.0019 :Bouffartigue Paul et Giraud Baptiste, 2019, « Conflictualités ordinaires au travail. Présentation du Corpus », La nouvelle revue du travail, no 15, 2019. En ligne : [https://doi.org/10.4000/nrt.5648].
10.4000/nrt.5648 :Clair Isabelle, 2016, « La sexualité dans la relation d’enquête. Décryptage d’un tabou méthodologique », Revue française de sociologie, vol. 57, no 1, 2016, p. 45-70.
Offerlé Michel dir., 2017, Patrons en France, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.offer.2017.01 :Notes de bas de page
Auteurs
François Alfandari est docteur en science politique. Ses travaux portent sur la sociologie des relations professionnelles et du syndicalisme. Il a récemment publié un article dans Socio-économie du travail (no 10, 2021), intitulé « La variété du rôle des représentants du personnel au regard des contextes socio-productifs » (avec Baptiste Giraud), et un autre dans La nouvelle revue du travail (no 22, 2023), qui s’intitule « Transmettre un syndicalisme politique. La CGT dans un hôpital psychiatrique public ».
Willy Gibard est doctorant en science politique à l’université Lumière-Lyon 2, associé au laboratoire Triangle. Sa thèse se situe à la confluence de la sociologie politique du syndicalisme, de la sociologie des mondes associatifs et de la sociologie du travail. Elle vise à interroger les effets des reprises d’entreprise en coopérative, et de l’économie sociale et solidaire, sur la CGT et les trajectoires de ses militant·es, dans une perspective historique et ethnographique. Il a récemment publié un article sur les recompositions localisées des pratiques syndicales lors d’une reprise d’entreprise en coopérative dans Chroniques du travail (no 13, 2023).
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Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013