Chapitre 8
Au nom du père. Ressources et limites d’une enquête sur le syndicalisme par le truchement d’un parent
p. 175-194
Texte intégral
1Considérer l’inscription des chercheur·es dans leurs univers sociaux n’est pas une démarche récente en sciences sociales (Elias 1993). Dans le sillon des travaux sur les épistémologies féministes (Haraway 2007), la position des chercheur·es sur leur terrain, et leur proximité avec celui-ci, a fait l’objet d’interrogations renouvelées (Pudal 2011), singulièrement en terrain militant (Aït-Aoudia et al. 2010). Objectiver sa position lorsqu’on travaille sur un objet militant devient dès lors la condition d’une « objectivité forte » (Harding 1998). Les terrains proches ou familiers présentent souvent autant d’avantages, notamment dans l’accès au terrain et à des données rares et précieuses, que de difficultés, telles que la myopie du familier, l’injonction à s’impliquer dans l’organisation, ou l’enclicage (Olivier de Sardan 1995). Les relations familiales entretenues avec un membre du terrain de recherche correspondent à une modalité précise et peu étudiée de la familiarité avec un terrain. On peut penser qu’enquêter en milieu militant par l’intermédiaire d’un proche parent entraîne le déroulement d’un « tapis rouge » (Bajard 2013, p. 7) de la part des allié·es de celui-ci, sans présenter les désavantages d’être soi-même militant·e de l’organisation. Malgré les bénéfices de la proximité familiale, on peut toutefois craindre que l’assignation à la « clique » de notre parent engendre des difficultés d’accès à des pans entiers du terrain.
2Si le fait d’enquêter sur sa famille constitue aujourd’hui une pratique de plus en plus répandue parmi les sociologues et les historien·nes renommé·es (Jablonka 2012 ; Noiriel 2014 ; Eribon 2018 ; Détrez et Bastide 2020), leurs travaux portent rarement sur des militant·es. Or, c’est cette caractéristique qui est au cœur du présent chapitre. C’est notamment en vertu de celle-ci que nous pouvons prendre le contrepied de certaines autobiographies de transfuges de classe, qui considèrent leur milieu social d’origine comme un obstacle à leur réussite académique (Eribon 2018). Nous mettons ici en avant la manière dont il est possible de tirer parti de son origine sociale, en en faisant un « privilège épistémique » et un avantage pratique sur le terrain. L’article s’appuie sur deux enquêtes réalisées à l’occasion d’une thèse de doctorat et d’un mémoire de master (encadrés 1 et 2). En quoi l’existence d’un lien de proximité de type familial avec un enquêté en terrain syndical, loin de cantonner les sociologues à la partialité du point de vue de leur parent, représente-elle un point d’entrée pertinent pour faire la sociologie du syndicalisme ?
Encadré 1. La cause LGBT à la CGT. L’oncle Ernest : un dirigeant et témoin hétérosexuel
La thèse réalisée par Estelle Fisson porte sur l’émergence et la transformation de la cause gay et lesbienne, puis LGBT (lesbienne, gay, bi et trans), dans les syndicats français et espagnols, depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Cette recherche s’intéresse principalement aux évolutions de la Confédération générale du travail (CGT), par comparaison avec celles de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et des syndicats Sud (puis l’Union syndicale Solidaires). Nous interrogeons l’idée relativement admise selon laquelle les classes populaires seraient nécessairement caractérisées par un haut niveau d’homophobiea. Représentante historique des classes populaires, la CGT est régulièrement taxée d’homophobie dans le débat politique et médiatique (insultes homophobes lors de la grève générale de décembre 2019, caricatures de la Info’Com-CGT en mai 2020). La fédération de la CGT des postes et télécommunications, la CGT-FAPT (nommée CGT-PTT avant 1998), occupe une place centrale dans ce travail, dans la mesure où elle a été et demeure aujourd’hui motrice dans les changements sur cette thématique au sein de la CGT. Nous avons réalisé une soixantaine d’entretiens, dont 20 à la CGT, ainsi que des observations participantes lors d’événements publics, et nous avons consulté des archives confédérales, fédérales et personnelles.
L’oncle Ernest est un ancien postier. Originaire de Charente-Maritime, il prend son poste à Paris en 1969 à 19 ans, et adhère à la CGT en mai 1970. À partir de 1972, il est secrétaire de la section CGT dans le 5e arrondissement de Paris, et devient permanent du syndicat des postaux de Paris en 1974. C’est l’année suivante qu’il rejoint la commission exécutive fédérale des PTT. Il est élu secrétaire général de la commission administrative de la Bourse du travail de Paris en 2001, accomplit deux mandats de 4 ans, et prend sa retraite en mars 2007. Ernest est donc implanté au cœur de la fédération étudiée. Homme blanc hétérosexuel confronté à l’homosexualité dans le cadre familial, amical et syndical, il représente un cas d’étude intéressant pour alimenter les analyses sur le facteur de la classe sociale et du militantisme dans l’homophobie ordinaire et la gayfriendliness(Tissot 2018).
a. Voir notamment (sur les professionnel·les du droit) : Trung Nguyên-Quang, L’accusation d’homophobie. Enquête sur les usages savants et profanes d’une catégorie du jugement, 2019, thèse en préparation, université Paris 8.
Encadré 2. Étudier les élu·es du personnel dans une entreprise de propreté. Michel : parent, complice et objet d’investigation
Le mémoire réalisé par Timoté Hébert s’est centré sur une analyse des processus de sélection des représentant·es du personnel à C’est du Propre (CDP), une agence de propreté d’une métropole provinciale appartenant à l’un des cinq plus grands groupes du secteur. La structure de l’activité et les traits caractérisant sa population de salarié·es sont autant d’entraves à l’exercice de leur citoyenneté économique, à l’action syndicale et à la formation d’un collectif de travail (Denis 2009). Ils invitent en conséquence à s’intéresser à la mise en œuvre et au sens des élections professionnelles dans le secteur. Début 2020, l’agence CDP recensait 361 salarié·es et gérait une masse salariale ouvrant des sièges à sept élu·es titulaires et sept élu·es remplaçant·es au Comité social et économique (CSE)a. En s’intéressant prioritairement à ces quatorze élu·es (au moyen d’entretiens, d’observations et de données sur le personnel) plutôt qu’aux électeur·rices, le mémoire essaie d’en proposer une sociologie, tout en mettant en lumière les stratégies adoptées pour assurer leur réélection (du choix de recrutement sur les listes syndicales au démarchage des électeur·rices).
Michel, le père de Timoté, est un cas typique des enquêté·es très intégré·es à l’entreprise et ayant cumulé un nombre important de mandats syndicaux. Entré à CDP en 1986, il y est encore salarié au moment de l’enquête. Il est alors âgé de 55 ans. En 2003, Michel est présent sur la liste syndicale CFDT, qui aboutit à la première implantation d’une section dans l’entreprise. Depuis lors, il n’a jamais cessé d’être élu représentant des salarié·es et assure la fonction de délégué syndical (DS) pour la CFDT depuis 2011.
a. Ces sept sièges ne valent que pour le premier collège, celui du second collège n’ayant jamais été occupé. Lors des élections, les salarié·es sont en effet réparti·es en deux collèges électoraux : les ouvrier·ères et employé·es dans un premier ; les cadres dans un second. Le nombre de sièges au CSE est calculé par collège selon son nombre de salarié·es. Dans le cas de CDP, les quatorze représentant·es sont issu·es du premier collège du fait de l’absence systématique de candidat·e chez les cadres.
3Nous verrons d’abord que les relations familiales constituent une aide importante, quoique non suffisante, à l’heure d’enquêter au sein de l’organisation syndicale d’un proche parent, le « capital militant » (Matonti et Poupeau 2004) familial représentant un avantage certain pour obtenir la confiance d’enquêté·es parfois rétif·ives à l’enquête sociologique. Dans un second temps, nous nous demanderons si un tel mode d’entrée sur le terrain présente forcément le risque d’être positionné·e, voire « encliqué·e », sur un terrain clivé. Enfin, nous verrons comment objectiver un proche, et comment lui restituer les résultats de l’enquête.
Un « oncle d’Amérique » ? « Être de la famille », une ressource valorisée mais non suffisante pour enquêter auprès des allié·es d’un parent
4Les relations familiales ont été un facilitateur important à l’heure d’entrer sur le terrain de l’organisation de notre parent. Elles ont favorisé une proximité avec nos enquêté·es ainsi que des effets boule de neige particulièrement féconds, bénéficiant à une pluralité de méthodes, et à différentes échelles de l’organisation. Il n’en demeure pas moins qu’une telle ressource n’est pas toujours suffisante pour une intégration au long cours.
Un accès rapide aux coulisses du syndicalisme à travers une diversité de méthodes
5Les relations familiales ont tout d’abord facilité notre accès au terrain syndical, et notamment à des entretiens, des archives et des observations participantes.
6En matière d’entretiens, notre lien de parenté avec un (ancien) militant syndical a souvent facilité l’obtention de rendez-vous, notamment avec des dirigeant·es, reconnu·es comme difficiles d’accès (Mouriaux 1999). Les syndicalistes qui avaient milité de nombreuses années avec nos proches, en camarades, ont été prompts à participer à l’enquête, et souvent, de manière évidente, en raison de ce lien de parenté. C’est ainsi qu’Odile, secrétaire de la fédération des PTT de la CGT, avant de siéger à la Commission exécutive confédérale de la CGT de 1975 à 2003, nous a confié avoir ouvert notre message de contact en pensant qu’il s’agissait de notre oncle (Estelle Fisson étant identifiée sur sa messagerie comme E. Fisson). Elle affirme avec aisance et naturel qu’elle n’aurait certainement jamais ouvert le message autrement. L’accueil que des ami·es proches de notre parent nous ont réservé était encore plus chaleureux. Ainsi Patrick, meilleur ami d’Ernest, militant à la FAPT et ancien secrétaire général de l’Union départementale CGT Paris, nous a-t-il offert le gîte et le couvert, à l’autre bout de la France.
7Les conditions singulières dans lesquelles ont été menés ces entretiens, découlant du rapport de proximité entretenu par ces enquêté·es avec nos proches, ont contribué à rendre l’échange spontané. Nos interlocuteur·rices se sont montré·es plus confiant·es et loquaces, mais aussi plus émotif·ives, honnêtes et vulgaires que nos autres enquêté·es. Au-delà de leur volonté de répondre à nos attentes, on remarque une atténuation de la propension à s’autocensurer, permettant de rompre avec des représentations stéréotypées ou idéalisées des syndicalistes (encadré 3). L’une des particularités d’une ethnographie incluant un proche parent réside ainsi dans la rapidité avec laquelle les informations portant sur le secret ou l’intime sont recueillies par les chercheur·es1. L’enquête sociologique est dès lors l’occasion de réactiver des liens forts de camaraderie, voire d’amitié, ou encore « familiaux », comme le disent les militant·es de la FAPT, pour qui « la Poste et la FAPT, c’est une grande famille ». Accepter le jeu de l’enquête avec la nièce d’Ernest ou le fils de Michel est une façon de nourrir l’échange de services réciproques avec nos parents, caractéristique des liens forts (Granovetter 1985). C’est aussi l’occasion de transmettre des savoirs militants, voire d’assurer une relève militante.
Encadré 3. La face cachée des syndicalistes. Éloge de la familiarité en entretien
L’entretien réalisé avec le meilleur ami d’Ernest, Patrick, et sa femme Patricia, a permis de nuancer la représentation commune des hauts dirigeants cégétistes hétérosexuels comme des archétypes d’une virilité ouvrière et agonistique. Ces deux enquêté·es témoignent d’une grande liberté de mœurs, d’une gayfriendlyness insoupçonnée et d’un goût pour la sociabilité homosexuelle. Patrick nous raconte, sous l’œil approbateur de Patricia, comment il a joué par le passé avec les codes de la féminité, se faisant passer pour homosexuel ou usant de sa longue chevelure et de maquillage pour apparaître « efféminé » ou, à tout le moins, « androgyne » aux yeux des autres.
De la même façon, les entretiens avec les représentant·es de la CFDT à l’agence CDP ont été l’occasion de se défaire des représentations idéalisées du bon représentant syndical. Ainsi, face au magnétophone, les enquêté·es n’ont pas craint de reconnaître que c’est la direction qui les a d’abord invité·es à rejoindre une liste syndicale, à jouer de leur nationalité étrangère comme d’une stratégie électorale, ou encore à récupérer les identifiants de vote électronique des salarié·es pour voter en leur nom.
8L’accès au terrain par l’intermédiaire direct ou indirect d’un membre de sa famille peut en outre produire un effet boule de neige particulièrement vertueux. La notoriété de notre proche ou l’existence d’un lien fort entre l’enquêté·e et celui-ci peut induire des obligations à rendre service (Granovetter 1985), lesquelles se concrétisent par une implication importante de l’enquêté·e dans notre travail. Après une première prise de contact réussie grâce à l’identification du patronyme, Odile confirme le poids de l’interconnaissance familiale et de la notoriété d’Ernest en se démenant pour satisfaire nos attentes. Ancienne dirigeante fédérale et confédérale, Odile est une factrice devenue intellectuelle organique (Mischi 2013) au sein du syndicat. Elle conserve une méfiance, assumée pendant l’entretien, à l’égard du champ académique, bien qu’elle collabore avec des chercheur·es dans le cadre d’ouvrages collectifs ou de l’organisation de colloques. Les manifestations d’une telle défiance sont récurrentes sur nos terrains2, et caractéristiques des relations d’enquête dans le monde du syndicalisme « ouvrier » (Mouriaux 1999 ; Mischi 2013). En dépit de cette distance vis-à-vis du monde académique, Odile nous envoie, à la suite de l’entretien, une liste importante de contacts, et réalise un travail rare et précieux visant à convaincre ceux et celles qui ne souhaitent pas être contacté·es. Le rapport d’Odile à notre égard illustre ainsi l’idée selon laquelle
[le sociologue] peut surmonter partiellement la distance sociale grâce aux relations de familiarité qui l’unissent à l’enquêté et à la franchise sociale, favorable au franc-parler, qu’assure l’existence de liens divers de solidarité secondaire propres à donner des garanties indiscutables de compréhension sympathique : les relations de famille […] ou, selon certaines enquêtrices, la complicité entre femmes […]. (Bourdieu 1993, p. 909)
9Par cette réduction de la distance sociale, la probabilité et la force de frappe de l’effet boule de neige sont renforcées.
10Les liens familiaux sont également un moyen de se procurer des ressources matérielles, au premier rang desquelles des archives. L’oncle Ernest a été photographe du journal L’Humanité et de la fédération PTT de la CGT pendant de nombreuses années. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que l’archiviste de la fédération le connaît, son nom étant inscrit au dos des photos archivées. Le lien de parenté avec Ernest nous a permis d’accéder de manière exceptionnelle aux archives fédérales de la FAPT, à une époque où les archives confédérales étaient fermées depuis plusieurs mois en raison de la pandémie de Covid-19. Pour effectuer une demande d’accès aux archives, nous sommes passée par l’intermédiaire du responsable des archives fédérales et ami d’Ernest. Au moment de la rencontre avec l’archiviste, celui-ci insiste, pour justifier le fait que l’on nous accueille, sur le fait que nous sommes « connue de la maison ». Notre accueil privilégié n’est toutefois pas uniquement lié à notre lien de parenté avec des militant·es. Il doit aussi beaucoup au curriculum de ces derniers, notamment à leur ancienneté et à leurs responsabilités dans l’organisation, ce qui témoigne d’un respect des hiérarchies internes.
11Notre lien de parenté, en réduisant la distance sociale avec nos enquêté·es et en accroissant leur confiance a priori à notre égard, nous a également permis d’intégrer les groupes auxquels étaient rattachés nos proches et d’y mener des observations participantes. Au sein de la section syndicale de la CFDT à l’agence CDP, cette intégration s’explique par la fonction (délégué syndical) et l’expérience de Michel, par sa présence aux permanences syndicales et par la petite taille du groupe : le lien de filiation est alors la principale caractéristique qui nous définit aux yeux des enquêté·es. De plus, pour ces élu·es de la propreté, faiblement doté·es en capitaux scolaires et dont l’investissement dans la sphère professionnelle rejaillit souvent sur la sphère familiale, bénéficier du soutien d’un membre de la famille dans leur fonction est une chose commune. À notre connaissance, l’ensemble des titulaires de la section ont au moins un·e proche de leur foyer plus ou moins impliqué·e dans les activités du groupe, lesquel·les constituent une périphérie, souvent féminine, peu visible3. Notre rôle d’observateur participant s’est ainsi fondu avec celui de « fils de », selon un schéma préétabli de services rendus entre membres du cercle familial dans la section. Les moments de participation au travail syndical de l’équipe (envoi de lettres, mise en forme de prospectus et d’un organigramme) ont fini d’asseoir notre place au sein de la périphérie du groupe. Cette position particulière permet de mener des observations sereinement et contribue à la richesse des entretiens.
12Si, comme nous l’avons montré, le lien de parenté permet d’exploiter au maximum le terrain d’enquête syndical, nos deux enquêtes permettent d’affirmer que cela vaut pour une pluralité d’échelles, bien qu’il ne soit pas toujours suffisant sur le long terme.
Se faire accepter à différentes échelles
13À l’échelle locale, nous avons vu que le lien de parenté avec un DS a permis une rapide intégration au sein de la section syndicale. À des niveaux plus élevés de l’organisation, quand bien même nos proches eux-mêmes nous ont déconseillé d’afficher notre filiation, le lien de parenté aide encore à l’intégration des sociologues. Lors de nos premiers pas au sein de l’union départementale à laquelle Michel est rattaché, le lien de parenté contribue à rassurer le personnel sur la nature de nos intentions. Au sein de la fédération FAPT, dont Ernest a été un dirigeant, les portes nous sont ouvertes à l’issue d’un entretien avec Elsa, la responsable confédérale du secteur de la lutte contre les LGBTphobies. En dépit de sa réticence à réaliser l’entretien et des caractéristiques sociales qui nous séparent4, c’est la mise en avant de nos origines sociales communes qui contribue à créer une connivence avec elle, Elsa provenant aussi d’une famille de postier·ères. À l’issue de l’entretien, elle nous présente tous les responsables de la FAPT lors d’une manifestation à laquelle nous nous rendons ensemble, nous offrant un accès inespéré au terrain. Quelques mois plus tard, la prise de connaissance par Elsa de notre lien de parenté avec un ancien dirigeant de la fédération scelle la validation de notre présence au sein de la confédération. Lors de la rentrée des Assoces LGBT en septembre 2020 à la Halle des Blancs-Manteaux à Paris, Elsa déclare que « tout le monde [lui] parle de [notre oncle] », et que « ce n’est absolument pas un détail ». Et de conclure : « Ta présence à la CGT était déjà acquise, elle est désormais validée ! »
14On voit donc que le lien familial facilite l’entrée en terrain syndical aux échelles locale, fédérale et confédérale. Nous allons voir à présent qu’il ne constitue pas une condition suffisante pour se maintenir sur le terrain, en particulier à l’échelle confédérale, sur le plus long terme. Au niveau confédéral de la CGT, la présence des sociologues continue, en certaines occasions, à faire l’objet d’une gêne, et le taux de réponse aux mails envoyés aux dirigeant·es n’a pas augmenté une fois nos origines familiales connues. La méfiance suscitée par les sociologues est d’autant plus forte que ces dernier·ères étudient plusieurs confédérations syndicales. Des concurrences existent également en interne entre différents collectifs travaillant sur les questions d’égalité et de discrimination. Le choix est parfois fait de nous maintenir à l’écart de l’organisation, afin que ces tensions ne soient pas révélées au grand jour.
15L’adhésion est l’une des contreparties demandées par certain·es dirigeant·es pour se maintenir sur le terrain, à plus forte raison au niveau confédéral. Les « injonctions à l’adhésion » se sont effectivement faites « de plus en plus pressantes » (Aït-Aoudia et al. 2010, p. 26). Notre présence au sein du collectif confédéral contre les LGBTphobies de la CGT a finalement été compromise par le fait que nous n’avons pas pris d’adhésion, et en raison desdites tensions internes. La relation familiale ne saurait donc en aucun cas constituer un passeport absolu. Pour se maintenir sur le terrain, et dans la mesure où le ou la chercheur·e adhère aux valeurs de l’organisation, il peut devenir nécessaire de prendre parti, si possible avant que le terrain se ferme5. Cela est encore plus nécessaire au niveau confédéral où, contrairement à la section de l’agence CDP, les compétences que les sociologues peuvent mettre au service de l’organisation ne manquent pas. Dans le cas présent, une solution de repli a consisté à enquêter sur d’autres organisations, telles que Solidaires ou la CFDT. Dans un second point, nous verrons pourtant que malgré des injonctions à prendre parti, nos enquêtes ne se sont pas limitées à la seule organisation de notre parent.
Un « tonton flingueur ». Des rivalités militantes au service de l’enquête
16Quels effets un lien de parenté peut-il avoir lorsqu’il s’agit d’enquêter auprès des adversaires de notre parent ? Le risque de coller aux pas et aux faux pas de celui-ci n’est-il pas inhérent à une telle enquête ? Contrairement à nos craintes initiales, nous avons pu élargir sans difficulté le cercle de nos enquêté·es en dehors de la « clique » de nos parents.
Les adversaires, des camarades comme les autres ? De la violence ordinaire en milieu syndical
17Dans l’entreprise de Michel, des entretiens ont pu être menés avec l’ensemble des représentant·es des sections syndicales implantées. Certaines des personnes identifié·es par nos proches comme opposant·es ou contradicteur·rices nous ont paradoxalement ouvert leur porte en raison même de la connaissance de notre lien familial. Par le passé, Michel et Juan, retraité et ancien DS CGT emblématique, se sont fortement empoignés, insultés et menacés. Nous sommes pourtant invité à déjeuner et à passer l’après-midi chez lui et sa femme (également ancienne élue de l’entreprise). La maison et ses travaux nous sont présentés, on sert du vin à table, Juan évoque de vieux souvenirs avec Michel où nous apparaissons. Le ton est familier, voire vulgaire. Si la relation entre Juan et Michel, aux étiquettes concurrentes, est ponctuée de moments de violence allant jusqu’à mettre leur vie en danger, il ressort pourtant de son accueil et des récits de chacun une certaine camaraderie.
18À l’agence CDP, les changements d’étiquettes, fréquents parmi les élu·es, témoignent d’une syndicalisation qui ne suit pas de logique partisane (Dufour et Hege 2008). Les oppositions entre les listes prennent principalement racine dans les rapports interpersonnels entretenus entre les acteur·rices des relations professionnelles de CDP. Au sein des instances représentatives, des élu·es aux sigles syndicaux distincts font régulièrement front commun face à la direction. De plus, en dehors de leur fonction de représentation, ces délégué·es sont aussi des salarié·es de CDP habitué·es à travailler ensemble, partageant une vision commune de leur travail, et s’impliquant beaucoup dans l’entreprise (encadré 4). La relation d’enquête qui nous lie à certain·es « opposant·es syndicaux·ales » peut donc s’apparenter à celle entretenue avec des « allié·es » de nos proches.
Encadré 4. La similarité des profils des représentant·es du personnel
Le travail de mémoire mené à CDP (Hébert 2020) pointe les traits communs que partagent les élu·es de l’entreprise en même temps qu’il les distingue du reste des salarié·es qu’ils et elles représentent.
Ensemble des salarié·es de CDP | Élu·es aux dernières élections professionnelles | |
Ancienneté moyenne à CDP | 5,54 ans | 17,72 ans |
Niveau de qualification moyen (sur 12 échelons de qualification) | 3,43 | 8,5 |
Taux de chef·fes d’équipe | 10,5 % | 64,25 % |
Plus qualifié·es et bénéficiant d’une ancienneté élevée, les élu·es tendent à appartenir aux salarié·es s’identifiant fortement à leur travail (Reyssat 2015). Ils et elles s’intéressent au fonctionnement de CDP, maîtrisent le vocabulaire professionnel, sont très attaché·es à la qualité de leur travail et grimpent les échelons. Ils et elles se montrent aussi disponibles et mobiles pour l’entreprise et effectuent de nombreuses heures supplémentaires où ils et elles sont parfois amené·es à travailler ensemble.
19Au sein du bureau de poste d’Ernest, certaines oppositions syndicales ont des couleurs plus politiques, comme dans l’atelier de cheminot·es étudié par Julian Mischi (2016). C’est notamment le cas de la rivalité entre Ernest, secrétaire de la section CGT, et Laurent, militant à la CFDT puis cofondateur de Sud-PTT. Le partage des conditions de travail n’a pas suffi à faire que la camaraderie prenne le dessus sur la rivalité liée aux étiquettes partisanes. Le clivage est renforcé par le fort engagement des deux hommes dans le fonctionnement de leurs organisations syndicales respectives et leur adhésion à des organisations politiques antagonistes (le PCF pour l’un et la LCR pour l’autre). Interloqué par notre nom, Laurent nous interroge dès le premier instant sur notre lien de parenté avec Ernest. Il ne cessera de faire référence à lui durant l’entretien. Il en dresse à notre surprise un portrait positif. Ernest, lui a « enseigné l’aplomb », et il lui transmet « [s]es amitiés sincères ». Dans ce cas précis, c’est l’expérience d’un drame – la maladie du sida, dont Laurent a souffert – qui a amorcé un dépassement des oppositions entre ces collègues rivaux. Un sentiment de respect, voire d’admiration, entre les deux hommes prédomine lors de l’entretien, moment qui rend possible son expression.
20Au-delà des expériences et des traits partagés par les syndicalistes rivaux·ales que nous avons rencontré·es, ces deux exemples attestent de la « virilité défensive » (Molinier 2000) qui unit nos proches et leurs adversaires. Sur nos terrains, les manifestations ordinaires des conflits entre militant·es peuvent aller de la joute verbale à l’affrontement physique, la violence apparaissant comme l’expression d’une franchise et d’un code de l’honneur propre aux masculinités traditionnelles (Rivoal 2021)6. Pour autant, la portée de ces actes violents dans le temps est à relativiser. Paradoxalement, ils ont pu contribuer à forger une reconnaissance mutuelle entre rivaux.
21Parmi les opposant·es de nos proches, certain·es conservent une plus grosse rancœur à leur égard, en dépit de niveaux de tensions moins spectaculaires. La discrétion sur le lien de parenté permet dans certains cas – au moins à court terme – d’éviter d’éprouver les conséquences de cette filiation. Ainsi, c’est sous l’étiquette d’« étudiant » anonyme qu’ont été menés les entretiens avec Amir, DS CGT sympathisant de la direction, et François, représentant de la CGT au CSE dans l’entreprise de Michel. Pourtant, lorsque la filiation est connue ou confirmée, elle n’apparaît pas non plus comme étant rédhibitoire. À CDP, Amina accepte de nous rencontrer en tant que « fils de » Michel, alors même qu’elle éprouve de la rancune à son égard. Par le passé, elle aurait en effet souhaité faire liste commune avec Michel contre Amir, mais Michel aurait volontairement attendu avant de décliner, laissant trop peu de temps à Amina pour monter seule une liste à l’occasion des élections. L’entretien lui permet de revenir sur ses divergences avec Michel (« marié avec la CFDT », trop « calme », que les cadres « ne respectent pas ») et sur l’erreur qu’il aurait commise en rejetant sa proposition. Elle apprécie l’attention que nous lui portons et exprimera à plusieurs reprises sa déception quant au manque de suivi de notre relation enquêteur-enquêtée dans le temps. L’écoute attentive du « fils de » son opposant a pu lui apporter une forme de réparation, ou l’occasion inédite d’émettre un droit de réponse à ces événements passés.
22Estelle n’est pas non plus rejetée par Didier, militant à Sud-PTT plus hostile à Ernest, lorsque celui-ci lui demande en toute fin d’entretien si elle n’est pas sa petite-fille. La confirmation de la relation familiale entraînera une discussion collective et animée avec les camarades présents dans les bureaux de l’Union syndicale Solidaires à Paris, au sujet de l’ancien secrétaire général de la Bourse du travail : « personnage » « haut en couleur » qui « a marqué », et considéré comme « pas facile », mais malgré tout préféré à son successeur de la CFDT, aux élans droitiers. À l’opposé de Laurent, le rapport tendu entre Didier et Ernest peut s’expliquer par la nature de leur relation, indépendamment des divergences entre leurs organisations : à la Bourse du travail, Ernest n’est pas le collègue de travail de Didier, il est son chef.
23Enquêter sur le syndicalisme en étant parent·e d’un membre du terrain n’implique donc pas de se limiter à son organisation ou camp d’appartenance. Au travail comme dans le cadre de leurs fonctions représentatives, les opposant·es syndicaux·ales entretiennent des relations interpersonnelles de longue date, entre passion et tumulte, qui prennent en définitive le pas sur les étiquettes syndicales.
La familiarité contre l’omission et le mensonge
24En situation d’entretien avec un individu connaissant notre proche, celui-ci fait l’expérience d’une situation spécifique de double asymétrie d’information : il sait que l’enquêteur·rice est en quête de connaissances potentiellement sensibles à son sujet, et se doute qu’il ou elle détient déjà une partie de celles-ci, sans savoir lesquelles. Cette situation singulière d’énonciation n’est pas sans effets sur les récits des opposant·es de nos proches.
25À partir du travail mené à CDP, nous avons comparé le contenu des entretiens menés « en tant que simple étudiant » avec Amir (délégué syndical CGT actuel) et François (élu sur la liste CGT) avec ceux réalisés comme « fils de » auprès d’Amina (élue FO et nommée déléguée syndicale) et de Juan (ancien délégué syndical CGT). Dans les deux cas, les déclarations des enquêté·es sont marquées par une tendance à « lisser [leur] propos pour le rendre acceptable et neutre » et à « grossir le trait, […] héroïser et enchanter le monde » afin « d’anticiper une éventuelle réception négative du récit » (Pruvost 2008, p. 78). Lorsque l’enquêté·e se croit face à un·e inconnu·e, il ou elle est à même d’utiliser la négation, le mensonge, l’omission. Il ou elle se croit dans une situation d’asymétrie d’information à son avantage, dans laquelle l’enquêteur·rice doit s’en remettre à sa seule version. En entretien avec Amir, il est ainsi frappant de constater à quel point celui-ci transmet une représentation idéalisée de sa personne et de ses actes, au prix de certaines contradictions dans son récit.
26Or, la connaissance du lien de parenté entre Michel et Timoté permet de contrer l’usage du mensonge ou de l’omission dans l’entreprise de lissage. Les enquêté·es se trouvent ici dans une situation de double asymétrie d’information moins favorable. Leur honnêteté est fonction de leur estimation du niveau de connaissance du·de la chercheur·e à leur sujet, de la confiance qu’ils ou elles lui portent, et du rapport entretenu avec le parent. Anticipant d’éventuelles critiques, ils et elles se placent le plus souvent sur le registre de la justification. Ces enquêté·es défendent leurs choix, positions et agissements, souvent par opposition à ceux de nos parents, et admettent ainsi des pratiques et des motivations normalement difficiles à objectiver, puisque généralement utilisées pour décrire « les autres ». La connexion avec l’enquêté·e par l’intermédiaire d’un membre de la famille permet précisément ici de contourner le risque de rester dans l’implicite lorsqu’on est en terrain familier, pointé par Bourdieu (1993, p. 909). Ces récits viennent corroborer les propos francs et décomplexés des allié·es de notre proche, ce qui contribue à leur donner du poids. Le lien de parenté, en tant que relation intime et continue, rend donc possible le fait de « faire jaillir au maximum le discours afin d’explorer autant que possible les limites et les justifications des acteurs concernant leurs positionnements » (Bajard 2013, p. 16). Il permet également de s’appuyer sur de nombreuses anecdotes, accumulées au contact de son parent, pour recentrer la discussion sur des pratiques, et de passer parfois outre ce « que la censure sociale ordinaire interdit » (Beaud 1996, p. 243). Est-ce à dire que les apprentissages réalisés dans le cadre familial n’ont qu’une valeur instrumentale, en ce qu’ils nous aident sur notre terrain de recherche ? Peuvent-ils constituer en eux-mêmes un matériau au service de l’enquête ?
« Tout sur mon père » : enquêter sur nos proches
27Rose-Marie Lagrave (2021) rappelle les embûches propres à une entreprise peu commune chez les sociologues, à savoir enquêter sur sa famille et réaliser des entretiens avec ses proches : « étrangeté d’une situation qui […] se substitu[e] à la familiarité » (p. 10), absence de « mode d’emploi » (p. 12), « débordement d’affects » (p. 29), peur de devenir une « imposante » dans sa propre famille (p. 30), peur enfin de « ne pas être à la hauteur » (p. 31). Pour pallier le manque de littérature sur le sujet et tenter de dépasser ces difficultés, nous proposons ici quelques éléments de méthode qui se fondent sur nos expériences.
La famille, un lieu privilégié pour l’enquête
28Le premier entretien formel réalisé avec nos parents, que l’on peut qualifier d’exploratoire, est relativement décevant : faiblesse du matériau recueilli dans un cas, malaise ressenti à l’issue de l’entretien et refus d’envoyer les contacts évoqués en entretien malgré les relances dans l’autre. Des individus issus de milieu populaire et peu habitué·es aux situations d’entretien, comme Michel et Denise, la femme d’Ernest, peuvent se sentir dépaysé·es ou intimidé·es par la situation d’entretien formel. Une telle situation peut renforcer un sentiment de distance sociale déjà présent, notamment perceptible par des écarts de langage (Gouirir 1998, p. 123). Si Ernest indique « aime[r] [notre] exigence des mots », sa femme Denise a pu éprouver le sentiment désagréable que nous analysions tout ce qu’il et elle disaient. Pour préserver le lien familial en cas de malaise suscité par la relation d’enquête, il peut être bon de renoncer aux relations d’enquête avec sa famille. Les discussions informelles et les observations réalisées dans le cadre familial n’en sont pas moins des laboratoires d’hypothèses précieux qui peuvent être cultivés. Dans le cas d’Ernest, il nous a semblé salutaire de bien distinguer les moments d’entretien formel et les moments de discussion informelle, afin de ne pas créer une situation étrange d’entre-deux. Toutefois, parce que les situations d’entretien formel rendent Michel plus laconique, concis et factuel, un contrat enquêteur-enquêté particulier a été passé avec lui, en vertu duquel nous pouvions l’enregistrer sans qu’il en soit immédiatement averti, afin de conserver le caractère naturel et la richesse de ses récits. Cette disposition a contribué à brouiller la distinction entre le cadre de la vie quotidienne et celui de l’enquête, imbrication renforcée par l’usage de nombreux souvenirs antérieurs à l’enquête, au sujet de Michel et de son travail.
29La gêne et la distance sociale ressenties sont toutefois vécues de manière spécifique dans le milieu familial. En premier lieu, l’enquête peut – comme avec Michel – contribuer à réduire les effets de la distance sociale, en tissant des liens inédits entre les professions des membres de la famille. En second lieu, la gêne provoquée par le fait de se prêter à un entretien avec son fils ou sa nièce s’accompagne de gains symboliques, pouvant donner naissance à un fort sentiment de fierté. Dès le premier entretien réalisé, Ernest nous écrit qu’« [il est] très fier de [nous] ». Ce sentiment semble prendre le pas sur la crainte suscitée à la fois par la distance sociale, l’objectivation et le sujet de thèse. Il s’apparente à celui ressenti par le père de Didier Eribon (2018) lorsque son fils passe à la télévision : le sentiment de fierté et la volonté de venger son fils face à ses détracteurs prédominent chez lui, en dépit des relents homophobes qu’il a manifestés par le passé. L’un des résultats importants des entretiens avec Ernest réside d’ailleurs dans le constat que l’homosexualité est mieux acceptée par ces ancien·nes postier·ères lorsqu’elle s’incarne dans des figures de « brillant·es intellectuel·les » ou de « grand·es danseur·euses », selon les expressions d’Ernest pour nous désigner.
30En outre, si Denise et Michel ne semblent pas à l’aise en situation d’entretien, les hommes de nos familles ont pour habitude d’évoquer longuement leurs expériences militantes et professionnelles dans les moments de sociabilité familiale. Ces conversations quotidiennes nous ont permis de combler des lacunes ou de lever des incompréhensions, et d’obtenir d’éventuelles confirmations. Chantal et Denise, les compagnes de Michel et Ernest, ont aussi joué un rôle important dans la mémoire des dates et des faits précis – elles participent d’ailleurs à l’activité syndicale de leurs époux en les aidant, notamment à l’écrit. Le deuxième entretien réalisé avec Ernest se déroule mieux que le précédent, deux ans et demi auparavant. Non seulement Ernest ne redoute pas le magnétophone, mais il semble content de la discussion et envoie un contact très peu de temps après l’entretien, ce qui témoigne d’un changement d’attitude. Le fait que nos parents se prennent au jeu de l’enquête par-delà la distance sociale peut s’expliquer par le fait qu’ils ou elles aient considéré les gains retirés de cette relation d’enquête (Bonnet 2008). D’une part, elle leur permet, par notre seule présence sur le terrain, de réactiver tout à la fois leurs réseaux militants et leur mémoire au sein de ces réseaux. D’autre part, la relation d’enquête leur permet de trouver une écoute attentive au récit de leurs péripéties quotidiennes, et de nous transmettre leurs savoirs militants tout en nous rendant service. Il est donc possible pour les sociologues de tirer parti des dispositions masculines à la prise de parole, et pour nos proches parents de se servir de la situation d’enquête dans un sens qui leur convient.
31Outre des occasions d’échanges verbaux, le fait d’entremêler sociabilité familiale et relations d’enquête nous a offert de nombreuses situations d’observation. Celles-ci se sont révélées de plus en plus précieuses à mesure que se sont succédé les confinements, nous réassignant à l’univers de la famille et nous coupant du reste du terrain. Une telle intrication entre famille et enquête permet de plonger dans l’univers familier de nos interlocuteur·rices et d’accéder à un au-delà de leurs perceptions, voire de contourner, dans certains cas, l’utilisation du magnétophone comme facteur d’officialisation de la rencontre, qui entrave la libre expression dans le cas de discussions (Schwartz 2012). On voit dès lors la portée heuristique du « retour aux sources », du retour chez soi et du retour à soi opéré par les sociologues, dès lors que la connaissance empirique intime d’un milieu social est éclairée par une analyse sociologique rigoureuse (Bourdieu 2004).
L’écriture et la restitution de l’enquête
32Les liens familiaux entretenus avec un membre de son terrain posent également des questions au moment de la formalisation de la recherche.
33En premier lieu, les soupçons de partialité induits par la relation familiale avec un·e enquêté·e obligent à réfléchir aux biais possibles de cette proximité dans l’analyse. Il nous faut reconnaître que notre socialisation familiale a ancré chez nous une perception du monde syndical favorisant une sympathie pour certain·es acteur·rices ou certaines organisations. Cette sympathie doit en permanence être confrontée à la complexité du terrain ou des archives pour limiter de possibles biais dans l’analyse. Par la confrontation des récits, l’enquête contribue de fait à désacraliser nos proches et leurs organisations. Durant la phase d’écriture, nous préférons l’usage d’extraits d’entretiens autres que ceux menés avec nos proches, lorsque cela est possible ou dès lors que la critique d’impartialité est anticipée. Par exemple, nous n’avons pas documenté les pratiques controversées d’Amir (DS à la CGT) à partir du récit de Michel, qui lui voue une profonde aversion.
34En second lieu, il est nécessaire de veiller à ce qu’aucun des documents ne puisse porter atteinte à nos proches, qui, en raison du lien de filiation, ne peuvent pas être parfaitement anonymisés7. Cela demande de s’assurer de l’accord du parent pour divulguer certaines informations personnelles ou sensibles à son sujet, comme des difficultés scolaires ou des traits de caractère, que le processus d’écriture contribuerait à hypertrophier. La présence parmi les enquêté·es d’individus facilement identifiables renforce ainsi les exigences déontologiques à mettre en place afin de ne pas nuire à l’intégrité des enquêté·es. Toutefois, les conséquences sur la relation familiale sont à relativiser, la force des liens familiaux venant, tôt ou tard, réparer ce que la relation d’enquête peut malencontreusement endommager.
35En définitive, la relation familiale entre un père et son fils, ou entre un oncle et sa nièce, est à la fois rejouée et confirmée par l’enquête : si le travail de terrain est le moment d’un resserrement des liens familiaux, le rendu et la soutenance de thèse qui s’ensuivent officialisent une distance sociale antérieure à l’enquête. La présence de ses proches lors de la soutenance de thèse peut toutefois être appréhendée positivement, en tant qu’elle est l’aboutissement d’un processus collectif.
*
36Nous avons montré en quoi les liens de parenté, ainsi qu’une gestion adéquate de cette information auprès des enquêté·es, constituent des sésames qui permettent d’ouvrir des terrains dans le monde syndical. Ils contribuent à résoudre certaines difficultés inhérentes aux relations d’enquête dans ce champ caractérisé par des concurrences internes et une certaine distance à l’égard du monde académique. Le lien de parenté avec un membre du terrain de recherche réduit la distance sociale aux enquêté·es et leur donne un gage de « compréhension sympathique » (Bourdieu 1993, p. 909), favorable à leur spontanéité et leur implication. Un tel mode d’entrée sur le terrain permet de mettre au jour des représentations nuancées et moins stéréotypées des militant·es. Par ailleurs, il n’empêche nullement d’échanger avec les opposant·es du parent, qui sont loin d’être réticent·es à l’exercice de l’entretien. Leur intérêt pour l’enquête est riche d’enseignements sur le sens de la conflictualité syndicale. L’entretien est aussi l’occasion pour ces opposant·es d’exprimer un droit de réponse précieux pour l’enquête. Nos modalités d’entrée et de maintien sur le terrain renseignent aussi sur l’espace des relations professionnelles. Le fait que le maintien sur le terrain soit difficile malgré la filiation rassurante avec un ancien dirigeant du syndicat témoigne du caractère hautement politique et sensible de la lutte contre l’homophobie au sein de la confédération de la CGT. A contrario, notre intégration au sein de l’agence CDP souligne que les oppositions entre les acteur·rices des différentes sections, notamment lors des élections, relèvent moins de logiques politiques que des relations interpersonnelles et des trajectoires dans l’entreprise. Enfin, en dépit des difficultés, prendre un parent pour objet d’étude peut s’avérer très fécond pour l’enquête, tout en bénéficiant dans le même temps aux relations intrafamiliales.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le prolongement du travail de mémoire en une thèse doctorale confirme que l’obtention de telles informations dans le cadre d’une ethnographie « classique » requiert significativement plus de temps et d’investissement.
2 La distance sociale entre nos enquêté·es et nous s’exprime notamment par des moqueries à l’égard du corps enseignant, corroborant l’idée qu’il existe à la CGT une certaine méfiance de la part des ouvrier·ères à l’égard des « profs » ou des « pédagos », syndiqué·es ou non à la CGT (Mischi 2013, 2016). La méfiance à l’égard des chercheur·es s’exprime quant à elle par une absence de réponse à leurs mails, comme observé par René Mouriaux (1999). Voir à ce sujet le chapitre de Willy Gibard et Lucas Winiarski dans cette partie.
3 La loi Rebsamen de 2015, en imposant l’obligation du respect de la proportion de femmes et d’hommes de l’entreprise sur les listes électorales aux élections professionnelles, a contribué à réduire les déséquilibres de genre dans la section syndicale. Toutefois, une surreprésentation des hommes parmi les élu·es et les nommé·es persiste.
4 Elsa voulait initialement être enseignante, avant de commencer sa carrière d’employée à La Poste puis de gravir les échelons du syndicat. Il convient de préciser que la distance sociale ne répond pas ici à un schéma simpliste, Elsa exerçant une véritable « domination charismatique » sur la chercheuse.
5 Voir les contributions de Chloé Lebas et de Gabriel Rosenman dans cet ouvrage.
6 Les violences sont néanmoins jugées déshonorantes a posteriori dès lors qu’elles prennent des femmes pour cible.
7 Cette difficulté est redoublée dans le cas de Michel, trop éloigné du monde académique pour lire les écrits produits dans le cadre de l’enquête.
Auteurs
Estelle Fisson est doctorante en science politique, au laboratoire Triangle et à l’université Lumière-Lyon 2. Ses domaines de recherche portent sur la sociologie de l’action collective et du syndicalisme ainsi que sur la sociologie du genre, des masculinités et de l’homosexualité. Elle codirige l’ouvrage Catégoriser. Lexique critique des constructions sociales de la différence, à paraître chez ENS Éditions en 2024.
Timoté Hébert est doctorant en sociologie à l’université Gustave-Eiffel au sein du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS) et sous la direction de Jean-Michel Denis et Cécile Guillaume. Il travaille sur la représentation syndicale dans le secteur de la propreté. Dans ses recherches, il accorde une place centrale à l’analyse des élections professionnelles dans les rapports entre les salarié·es et leurs représentant·es élu·es. Fils d’un délégué syndical, il exploite des matériaux issus d’un long travail ethnographique mené auprès d’une section syndicale de province et d’un syndicat du nettoyage et de sa fédération de rattachement en Île-de-France.
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Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
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Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
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Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
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