Chapitre 5
Entre expert et militant. Les positions du chercheur en Cifre dans une organisation syndicale
p. 115-134
Texte intégral
Je m’inquiète pas pour toi pour dire des choses qui sont justes, mais plus dans le pourquoi on va le dire et comment on va le dire, et est-ce que ça vaut la peine de le dire ?
Quentin, 24 ans, secrétaire général d’un syndicat CGT local d’ouvrier·ères1
1Alors que les thèses Cifre2 semblent constituer, pour les étudiant·es en sciences humaines et sociales, une option de plus en plus étudiée ces dernières années afin d’obtenir des financements doctoraux, dans un contexte où ceux-ci se raréfient, ce dispositif reste pourtant largement tourné vers les sciences expérimentales3. Seulement 27 % des thèses Cifre accordées en 2016 étaient classées par l’Agence nationale de la recherche et de la technologie (ANRT) dans les catégories des « sciences de la société » et des « sciences de l’homme ». Par ailleurs, seulement 3,5 % des thèses Cifre accordées en 2016 ont comme employeur « une association ou des collectivités territoriales »4. Ce chiffre déjà très bas masque probablement un pourcentage bien inférieur pour les thèses ayant une association comme seul employeur. Ce chapitre entend donc revenir sur deux expériences de thèse doublement sous-représentées dans le dispositif Cifre : par leur domaine de recherche tout d’abord (science politique), mais également par leur employeur·euse (une organisation syndicale [OS], considérée comme une association par l’ANRT).
2De nombreux retours réflexifs ont déjà été publiés, soulignant les écueils liés aux caractéristiques et aux effets de ce dispositif sur la recherche doctorale (Petit 2018). Le dispositif Cifre, dont l’objectif est de rapprocher deux mondes (académique et économique) aux finalités différentes, peut induire une subordination du ou de la chercheur·e à son employeur (Perrin-Joly 2010), ce qui le ou la place parfois dans une position peu confortable, nécessitant des ajustements réguliers au cours de la thèse (Foli et Dulaurans 2013). Comme dans toutes les enquêtes ethnographiques, le besoin de se départir des rôles attribués aux chercheur·es est également fortement présent, renforcé par les effets salariaux du dispositif (Gaglio 2008). Certain·es chercheur·es mentionnent l’importance de se prémunir d’une possible instrumentalisation de ce type de thèse par les employeur·euses (Morillon 2008). Ces différentes publications scientifiques se focalisent cependant exclusivement sur des thèses réalisées en entreprise. S’il existe des études réflexives portant l’attention sur d’autres types d’employeur·euses, elles laissent tout de même entrevoir un réel angle mort concernant les organisations syndicales (Collectif 2015 ; Gallenga et Pesle 2023). Ces employeuses, et ce terrain d’enquête, semblent être un impensé des chercheur·es en contrat Cifre. Nos thèses ont toutes deux été mises en œuvre au sein de la Confédération générale du travail (CGT). La première, entamée en décembre 2017, et dont le financement Cifre est aujourd’hui terminé, a été menée au niveau local de l’organisation (dans une Union locale5, sur le comité des travailleur·euses privé·es d’emploi et des précaires). La seconde, initiée en novembre 2019, et toujours en cours6, a été conduite au niveau national (à la Confédération7, sur l’économie sociale et solidaire).
3Afin d’enrichir la littérature existante sur le dispositif Cifre, tout en s’inscrivant dans le renouveau des études sur le syndicalisme en science politique (Béroud 2005), il nous semble intéressant de revenir sur nos deux expériences, à la fois différentes et complémentaires. Les travaux issus de ce renouveau attachent une attention particulière à l’étude ethnographique des pratiques syndicales (Gassier et Giraud 2020), tout en portant un intérêt renouvelé à la perception qu’en ont les acteur·rices. Dans cette perspective, notre positionnement cadré et contraint par notre mode de financement permet d’aborder l’organisation avec un regard in situ. Nos deux thèses, menées à des niveaux d’observation différents (par le « haut » et par le « bas »), permettent de soulever des questions centrales pour la sociologie du syndicalisme, comme l’hétérogénéité de la CGT, et remettent en cause une vision monolithique et homogénéisante de cet objet d’étude, déjà documenté par ailleurs (Piotet 2009a).
4La première difficulté à surmonter dans l’écriture de ce chapitre est la proximité de la fin de l’insertion sur le terrain de thèse pour l’un et le fait d’y être toujours engagé pour l’autre, rendant plus difficile « l’objectivation scientifique du sujet de l’objectivation » (Bourdieu 2004, p. 84). Autrement dit, il a pu s’avérer compliqué d’objectiver notre position sans avoir eu le temps de nous distancier de notre terrain d’enquête. Dans l’étude ethnographique, l’objectivation de la position du ou de la chercheur·e implique qu’il ou elle porte un regard honnête sur son propre parcours (Noiriel 1990). Ainsi, bien que nous ne soyons ni l’un ni l’autre des héritiers des organisations syndicales, et que nous n’ayons pas été socialisés à l’univers militant pendant notre enfance8, le choix d’une thèse sur (et avec) la CGT n’est pas anodin et s’explique par notre parcours militant. Nous avons en effet tous les deux milité dans des organisations politiques ou syndicales durant nos études puis au cours de notre vie professionnelle, ce qui n’implique d’ailleurs pas une complète connaissance du milieu syndical. Alors que nos parcours biographiques et militants sont relativement proches, nous avons adopté des positions distinctes lors de notre entrée dans le dispositif Cifre et pendant toute la durée de notre contrat. Malgré ces différences, nous avons tous les deux été confrontés à la difficulté de trouver la « juste distance » vis-à-vis de notre employeur, qui était aussi notre objet d’étude (Bensa 1995).
5La particularité de réaliser une thèse Cifre dans une organisation syndicale, ou plus généralement militante, tient selon nous à la difficulté de se positionner face aux attentes spécifiques d’une telle organisation et de ses militant·es9 : d’un côté, particulièrement à la Confédération, une injonction à l’« expertise », due à une représentation spécifique du travail des salarié·es ; et de l’autre, à l’UL, une injonction à être « militant », due à une vision assez négative des « intellos » ou des « chercheur·es » – propre à l’histoire de la CGT (Mouriaux 1999). La frontière entre ces deux positions est poreuse et peut évidemment évoluer. Quels sont donc les effets du dispositif Cifre dans une organisation syndicale pour la recherche doctorale ? Qu’est-ce que cela nous dit des organisations syndicales aujourd’hui ? Quelles conséquences ces injonctions peuvent-elles avoir ? Comment s’en départir ? Et comment les penser pour nourrir la réflexion ?
6Cette contribution se propose d’identifier les problèmes éventuels qui pourraient surgir dans l’enquête, pour les objectiver, les relativiser et tenter de les contourner ; et partant, de donner des « ficelles du métier » à de futur·es étudiant·es voulant réaliser une thèse Cifre dans une OS (Becker 2002). À cette fin, nous étudierons les conditions d’obtention du financement Cifre et nos débuts dans la structure employeuse. Cette entrée sur le terrain d’enquête est cruciale, car elle peut grandement déterminer les conditions de réussite de la thèse durant toute la période du financement. Le dispositif Cifre, par le travail qu’il impose, contraint le ou la doctorant·e à des bricolages pour desserrer cet étau (Olivier de Sardan 1995). Cependant, ce travail ouvre dans le même temps un champ d’observation qui est peu visible et difficilement accessible autrement, tout en faisant varier le niveau d’analyse : le travail en acte dans une organisation syndicale. Enfin, nous reviendrons sur les deux positions archétypales auxquelles nous avons été confrontés, celles d’expert·e et de militant·e. Loin de pouvoir nous départir de ces assignations dans une logique positiviste illusoire, nous verrons qu’elles sont inhérentes à une enquête ethnographique et qu’il s’agit plutôt de faire avec.
Les conditions de la Cifre : dynamique des ressources et des enjeux militants, politiques et financiers
7La déconstruction de nos deux positionnements – par l’entrée organisationnelle à la CGT et par les perceptions des acteurs – permet d’en savoir plus sur le fonctionnement des organisations syndicales (Piotet 2009b) et de leurs recompositions contemporaines, sur leur projet politique, mais aussi sur l’état de leurs finances et sur les ressources sociales, scolaires et symboliques mobilisées par les militant·es en fonction du niveau dans lequel elles et ils se situent.
Entrer dans le dispositif Cifre : l’art de tomber « à pic »
8L’entrée dans le dispositif Cifre et la négociation des conditions de thèse se sont faites pour nous de manières différentes. Nous souhaitions tous deux poursuivre nos travaux universitaires entamés en master 2 avec la volonté de trouver un financement. Dans le premier cas, la connaissance de l’Union locale du syndicat, où Lucas Winiarski avait déjà été effectué son stage de master, renforcée par une forte activité militante lors des mouvements sociaux de 2006 à 2010, a facilité la négociation de la thèse. Dans le second cas, le sujet proposé par le doctorant (Willy Gibard) et les contacts noués par sa directrice de thèse (Sophie Béroud) avec certaines personnes de la Confédération ont permis d’obtenir une Cifre. Ces modalités d’entrée distinctes déterminent dès le départ un rapport différencié au terrain : d’un côté, une recherche locale, sur un terrain connu ; de l’autre, une recherche au niveau national, sur un terrain inconnu du doctorant. Ces deux types d’entrée entraînent nécessairement des différences dans la compréhension du terrain, l’insertion des chercheurs et les effets de leur arrivée dans la structure.
9L’acceptation de nos deux thèses Cifre par la CGT était principalement due à l’adéquation de nos sujets de recherche avec des préoccupations immédiates de l’organisation, mais nous n’en avions pas nécessairement conscience à ce moment-là du processus. En effet, dans les deux cas, nos projets de thèse s’inscrivaient dans des stratégies prédéterminées en congrès10 à travers des « orientations-références », sur lesquelles l’organisation souhaitait s’appuyer. Dans le cas de l’Union locale, le 24e congrès de 2015 exprimait, dans son document d’orientation, la volonté d’organiser les jeunes, les chômeur·euses et les travailleur·euses précaires. Au sein de la Confédération nationale, les 51e et 52e congrès abordaient la nécessité de construire une « société solidaire, démocratique, de justice, d’égalité et de liberté »11, grâce notamment à un repère revendicatif portant sur l’économie sociale et solidaire depuis 201512. Bien qu’un intérêt soit officiellement affiché pour ces sujets, les structures allouent finalement peu de moyens à ces grandes orientations et nos propositions tombaient alors « à pic » pour donner à voir un investissement sur ces thèmes. Autrement dit, elles offraient au syndicat une opportunité de s’engager à moindres frais sur un pan manquant – ou faible – de leur activité.
10Il faut se garder cependant d’une vision purement « stratégiste » (Giraud et al. 2018, p. 17) et ne pas surinterpréter l’importance des « orientations-références » dans l’acceptation de notre financement de thèse. L’obtention de la Cifre tient bien souvent à la rencontre de la bonne personne (celle qui est intéressée par notre sujet) au bon moment (celui où elle est disponible pour le mettre en œuvre) :
Samo, 48 ans, secrétaire général d’une Union locale CGT : Un enseignant-chercheur [nous] est arrivé avec une opportunité, le plan de financement, avec un petit peu tout, le sujet était intéressant, ça nous permettait de récupérer aussi une part de force militante. Et puis voilà, ça s’est fait comme ça.13
11L’organisation syndicale accepte notre projet de thèse pour les raisons précitées, ce qui n’est pas le gage d’une réelle appétence de cette dernière vis-à-vis de la recherche en tant que telle. C’est l’occasion pour elle de visibiliser et de légitimer ses préoccupations aux yeux de tous·tes, tout en pouvant maintenir à distance les résultats du chercheur·e salarié·e si ses résultats ne vont pas dans le sens de sa tactique syndicale. Notre entrée dans le dispositif Cifre s’inscrit ainsi dans de multiples enjeux et stratégies politiques, internes et externes, inhérents à l’organisation syndicale, et difficiles à démêler et analyser au premier abord. Nous sommes donc en partie « instrumentalisés » dans des (en)jeux de pouvoir (Hellec 2014), et souvent encliqués (Olivier de Sardan 1995 ; Aït-Aoudia et al. 2010), sans même que nous en ayons conscience : nous sommes par exemple supposés être en accord avec les positionnements politiques de l’UL ou de la Confédération.
12Nous avons donc dû nous extraire au maximum de la vision d’une recherche menée dans une perspective de défense et de promotion de notre objet d’étude. Dans l’OS, travailler sur un thème, être chargé·e de traiter un sujet, implique intrinsèquement de le défendre et de le porter, comme nous l’écrivons dans notre journal de terrain : « L’existence de l’économie sociale et solidaire et d’événements lui étant dédiés au sein de la CGT semble quasi exclusivement due à l’implication personnelle de quelques personnes dans le passé comme aujourd’hui »14. Au niveau de l’Union locale, le constat est le même : entamer une thèse sur les travailleur·euses privé·es d’emploi et les précaires suppose d’être en faveur de leur organisation en tant que « structure particulière » ou spécifique, c’est-à-dire autonome, au sein de la Confédération. En somme, l’acceptation de la Cifre conduit implicitement le·la chercheur·e à apparaître comme un partisan du sujet étudié, d’autant qu’il·elle participe à produire du savoir sur ce sujet.
13Nos expériences reflètent ainsi la complexité des jeux politiques internes : les pratiques individuelles sont certes cadrées par les stratégies syndicales décidées en congrès, mais les acteur·rices, bien que contraint·es, conservent aussi une part d’autonomie qui leur permet de jouer avec l’institué, et qui nous permet d’obtenir des financements de thèse sur des sujets qui ne font pas forcément consensus (Fretel 2011). Si ces deux sujets tombent « à pic », ils ne font pas pour autant l’unanimité dans l’organisation, ce qui implique des ajustements perpétuels au cours du travail d’enquête.
Négocier et s’adapter à des acteur·rices aux attentes variées
14Si les Cifre sont envisagées par les structures syndicales, c’est avant tout parce que c’est un dispositif qui ne « coût[e] pas énormément d’argent à la structure »15, dans la mesure où il est subventionné à hauteur de 14 000 euros par an à travers l’ANRT. Ce mode de financement permet d’assurer un statut professionnel en cohérence avec les valeurs de l’OS : un salaire brut de 1 957 € au minimum, avec des cotisations sociales. Un tel dispositif offre l’avantage de disposer d’un salarié menant une recherche sur un sujet occulté mais néanmoins central, tout en épargnant à l’OS le soin « de veiller au reclassement des militants à la fin du mandat ou de la mission »16. Auparavant, les capacités financières de la CGT pouvaient lui permettre de salarier des intellectuel·les (chercheur·es, journalistes…) et/ou des militant·es pour ce type de travaux. Aujourd’hui, le recours aux Cifre témoigne de la nécessaire diversification des ressources financières de la CGT. La baisse du nombre de cotisations, et donc des ressources disponibles, implique de trouver d’autres sources de financement. La loi de 2008 sur la représentativité des syndicats (Adam et al. 2012) comme le recours aux Cifre, qui permettent d’accroître la part de l’argent public dans le budget de la CGT, en sont deux exemples.
15Notre triple « extériorité » au monde syndical (financement en partie réalisé par les cotisations des adhérent·es ; capital culturel nous faisant percevoir comme « dominants » ; et enfin démarche de « chercheurs », donc d’« intellectuels ») nous est régulièrement rappelée et renforce notre état de subordination au sein de l’OS. Nous avons été confrontés à ces remarques de manière plus ou moins directe. Le niveau local est plus propice au rappel frontal de ces points ; au niveau national, ces rappels sont plus latents et se reflètent plutôt dans les attentes de l’organisation vis-à-vis de nous. La subordination ne se manifeste pas de la même manière qu’en entreprise, mais elle est réelle : dans l’enceinte de l’organisme financeur, qu’il s’agisse d’une entreprise ou de la CGT, le·la chercheur·e reste un·e salarié·e de la structure, d’autant que souvent s’établit un contrat moral entre eux (Kerduel 2021). Cette subordination peut nuire à la liberté et à l’autonomie de la recherche. Parallèlement, nous exerçons une violence symbolique (Bourdieu et Passeron 1970) – renforcée par nos propriétés sociales et genrées – sur une partie des militant·es, qui éprouve de prime abord une vraie animosité à l’égard des « intellos ». Comme au PCF jusqu’il y a quelques années (Mischi 2007), certain·es militant·es de la CGT, qui s’inscrivent historiquement dans une perspective ouvriériste, éprouvent une forme de méfiance à l’égard des catégories socioprofessionnelles supérieures qui « embourgeoiseraient » l’OS.
David, 34 ans, secrétaire général d’un syndicat CGT d’ouvrier·ères local : C’est vrai, que tu te dis, putain merde encore un branleur de prof’ qui vient nous casser les couilles. Mais au final, non, non, parce que tu es quand même proche de nous, t’es quand même politiquement, humainement, t’es proche de nous. Tu t’es toujours attaché à nous respecter, à pas nous prendre de haut, à pas nous toiser, à pas essayer de faire ton… je lâche le mot… ton pédago du dimanche.17
16Cette domination symbolique est moins perceptible au niveau national, où nous travaillons avec de nombreuses personnes aux diplômes élevés (master ou doctorat). Il nous semble néanmoins que ces enjeux restent pertinents au niveau de la Confédération, où se croisent des militant·es aguerri·es et des personnes plus jeunes, souvent politisées, mais qui détiennent un faible capital militant et un fort capital scolaire. Pour reprendre les termes de Frédérique Matonti et Franck Poupeau dans leurs travaux sur le capital militant (2004), la Confédération apparaît ainsi comme une structure où se conjuguent deux types d’engagements, un engagement « total » et un engagement « par conscience ».
17Le travail du doctorant suscite des attentes qui témoignent d’une incompréhension de la démarche de recherche, telles qu’une exigence de résultats rapides, difficilement conciliables avec le temps long de la thèse, et le souhait d’un investissement direct du chercheur dans l’OS. Cela peut induire un désintérêt des militant·es pour la démarche de recherche :
Samo, 48 ans, secrétaire général d’une Union locale CGT : En dehors de la commission exécutive de l’UL, je pense que le travail est méconnu, très méconnu. Il y a énormément de gens qui à mon avis se questionnent avec plus ou moins de bienveillance sur quelle est ta fonction réelle [au sujet du doctorant] au sein de la structure.18
18Les situations de ce type ont pu être limitées grâce à la présence d’allié·es dans l’organisation syndicale, en la personne de collègues ayant une formation universitaire, sensibilisés à la démarche longue de recherche. À la Confédération, les deux personnes auxquelles nous sommes rattachés sont tous·tes les deux docteur·es, ce qui facilite les échanges. La personne ayant facilité notre arrivée à la CGT a elle-même réalisé une thèse Cifre au sein de la Confédération quelques années auparavant. À l’Union locale, nous avons pu nous appuyer sur une personne réceptive aux enjeux des sciences sociales, qui avait suivi des études en sociologie au cours de son parcours universitaire. Ces allié·es constituent aussi de vrais « boucliers » pour les doctorant·es tout au long de leur travail de thèse, car ils sont à même de le vulgariser auprès de militant·es plus réticent·es.
19À cela s’ajoute l’enjeu académique et universitaire : la relation tripartite de la Cifre conduit à une autre subordination, celle aux enjeux de la recherche. Nous devons, malgré les injonctions souvent contradictoires de l’OS, entretenir un lien régulier avec le milieu de la recherche et maintenir une distance avec le terrain (Nicourd 2001), ce qui est plus difficile à l’échelle locale. Nous aborderons dans la deuxième partie les façons de composer avec ces contraintes dans le travail quotidien.
Faire avec les contraintes de la Cifre pour les transformer en richesse sociologique
20La visibilisation du travail réalisé au cours de notre thèse nous a permis de montrer des tâches peu connues de salarié·es et permanent·es d’une OS, et d’objectiver des ficelles pour la bonne réalisation de l’enquête. La prise de distance avec les assignations auxquelles nous avons été confrontés nous a également donné accès aux pratiques et perceptions indigènes. En définitive, nous verrons que les contraintes de la Cifre peuvent être retournées en matériaux féconds.
Contourner les entraves de la Cifre à travers les « tours de main »
Encadré 1. Notre travail en Cifre dans une OS
À la Confédération :
— Dès le début de notre thèse, il a été négocié contractuellement que nous passerions 60 % de notre temps à travailler en présentiel et 40 % à travailler à distance pour notre recherche.
— Nous disposons d’un bureau individuel au sein de l’immeuble confédéral, et nous sommes inséré dans le pôle économique.
— Le travail demandé au sein de la structure a presque toujours exclusivement concerné notre objet de recherche. Il s’est limité à la rédaction de petits articles (8 en 2 ans) publiés dans une revue interne mensuelle, à des notes plus importantes (deux notes d’une dizaine de pages), à de rares notes non publiées (sur les relations professionnelles au sein de l’économie sociale et solidaire [ESS] par exemple), et à quelques comptes rendus de réunions ou notes de lecturea. À la fin de notre première année, une note de synthèse sur notre travail d’archives nous a aussi été demandée. La très grande partie du temps passé au sein de la Confédération était donc dévolu à nos activités de recherche (archives, entretiens, lectures…). De rares fois, nous avons été sollicités pour un court travail hors de notre champ de recherche.
— L’organisation du travail est peu contraignante : seule la présence à la réunion bimensuelle du pôle économique est requise (lorsque nous sommes en présentiel). Nous avons également été présents dans les instances nationales, en assistant notamment au collectif confédéral sur l’ESS, qui ne s’est réuni qu’une seule fois en deux ans, ainsi qu’à cinq comités confédéraux nationaux (CCN).
À l’Union locale :
— Le contrat spécifie que nous devons passer 75 % de notre temps à travailler en présentiel et 25 % à travailler à distance pour notre recherche. Durant les deux premières années, cette répartition n’est pas respectée, avec 100 % de présence à l’UL (et de nombreuses heures supplémentaires). La troisième année, la répartition change et nous passons alors 50 % de notre temps à travailler à distance.
— Nous disposons d’un bureau dans un open space et d’un accès total aux moyens et locaux de l’UL.
— Le travail au sein de l’UL est largement consacré à des tâches quotidiennes qui relèvent de l’animation de la structure, ce qui comprend : la gestion de l’accueil des militant·es et des non-adhérent·es (3 jours minimum par semaine environ), la gestion des courriels (environ 3 h par jour), l’intégration des nouveaux·elles adhérent·es (environ deux fois par semaine). La responsabilité logistique des événements (congrès, manifestation, réunions, conférences), assurée régulièrement, est la tâche la plus chronophage : il faut par exemple faire les courses, lancer les invitations, adresser les rappels, etc. L’entretien des liens entre l’UL et le comité chômeurs CGT est l’une des seules tâches qui entrent véritablement dans le cadre de notre sujet de thèse à proprement dit.
— L’organisation du travail est contraignante et suppose la présence à toutes les activités et réunions mises en place par l’Union locale. Les réunions d’organisation sont peu fréquentes (bimestrielles) et se font « sur le tas », en fonction de la disponibilité des militant·es présent·es.
a. Il s’agit ici d’un bilan du travail réalisé au moment de l’écriture de l’article, soit dans les deux premières années du financement.
21L’instabilité des doctorant·es en Cifre, plusieurs fois constatée19, peut s’avérer très forte dans une OS, « quand bien même la convention aurait été préparée de manière extrêmement scrupuleuse, rien ne peut donc garantir que la Cifre se déroulera dans les bonnes conditions prévues » (Foli et Dulaurans 2013, p. 7). En effet, les congrès réguliers peuvent renouveler partiellement ou totalement une équipe dirigeante et modifier les rapports de force internes. De plus, sous l’effet des mouvements sociaux, les structures redéfinissent leurs priorités, et délaissent alors certains enjeux autrefois considérés comme centraux. À l’Union locale, le secrétaire général, acteur principal de la mise en place de la Cifre, annonce rapidement son départ et se désengage peu à peu de l’activité interprofessionnelle au profit de son syndicat d’entreprise. Nous nous retrouvons alors isolé, en lien désormais quotidien avec des permanent·es qui ne comprennent pas et n’approuvent pas la démarche de recherche, ce qui nous conduit à nous consacrer essentiellement à des activités militantes au sein de l’UL, pendant un an, afin d’éviter l’exit. Durant cette année, les conditions de travail empirent rapidement et deviennent franchement insupportables, jusqu’à nous amener à envisager un départ de la structure. L’œil du chercheur est ici perçu comme inquisiteur et comme une menace pour l’organisation. Nous sommes en définitive confronté à une réelle lutte de sens sur le travail de recherche, car celui-ci n’est pas considéré comme du travail concret dans une organisation syndicale à l’échelle locale. À la Confédération, le départ inopiné et rapide de la tutrice de thèse, qui faisait office de garantie politique en interne, pourrait conduire à une situation similaire, qui n’est pas encore objectivable pour le moment sur notre travail20.
22Face à cette instabilité, afin de se faire accepter et de pouvoir tenir dans une situation d’isolement importante, une première ficelle est mobilisée à l’Union locale, que l’on pourrait nommer l’appel aux tiers. Devant l’impossibilité de résoudre le problème seul, nous décidons de nous appuyer sur l’extérieur, et plus précisément sur le dispositif du comité de suivi individuel de thèse (CSI). Deux enseignants-chercheurs puis la directrice de thèse rappellent à l’ordre la structure locale : soulignant la déconnexion entre les tâches dévolues au doctorant et ses objectifs académiques, ils replacent l’organisation face à ses engagements vis-à-vis de la recherche. Cette intervention permet d’instaurer une nouvelle répartition du temps de présence : la dernière année, 50 % du temps est consacré à la recherche hors de l’UL. Cette mésaventure en dit beaucoup sur les attentes qu’un tel dispositif génère dans une organisation syndicale au niveau local, mais aussi sur son manque de moyens financiers. Une telle expérience permet d’étudier l’organisation « par le bas » et révèle les spécificités du travail réalisé en interne, mettant en lumière les nombreuses petites tâches quotidiennes – souvent invisibilisées – assurées par des permanent·es « indispensables » à son bon fonctionnement (voir encadré).
23Une deuxième ficelle, « bricolée » au cours de notre thèse, nous semble importante à aborder. Nous l’appellerons l’effet d’opportunité. Il s’agit d’appréhender les surprises et les changements qui interviennent au cours du travail de thèse comme autant d’opportunités de faire évoluer son positionnement. Au niveau local, le renouvellement des responsables, acté lors d’un congrès de l’UL, est l’occasion pour nous de renégocier les conditions de recherche avec la nouvelle direction. Au niveau national, la pauvreté des matériaux recueillis sur l’ESS nous ferme un terrain que nous espérions prospère et nous oblige à réorienter nos recherches et notre réflexion. Tirant parti de notre implantation dans l’immeuble confédéral, nous faisons le pari de nous positionner dans notre structure d’accueil comme un ethnologue face à son terrain, en se laissant porter par ce dernier, observant ce que nous n’étions pas forcément préparé à regarder (Olivier de Sardan 1995).
24Mais il ne s’agit pas seulement de s’adapter aux changements organisationnels. Au cours de notre thèse, nous mettons également en place – souvent inconsciemment – plusieurs procédés afin de nous affranchir des cases que notre positionnement engendre. Un outil fréquemment utilisé est ce que nous appellerons l’effet de présentation, c’est-à-dire une logique de masques (Goffman 1974) qui permet de nous ajuster au mieux à l’OS en fonction des strates où nous nous situons. Nous l’adaptons chacun à nos situations respectives et l’utilisons donc de manière complètement différente. Au sein de l’UL, nous nous appuyons sur le fait d’enseigner en TD à l’université pour ne plus nous présenter comme un étudiant menant une recherche sur la CGT, mais comme un enseignant vacataire en science politique menant une recherche en parallèle. Cet expédient, qui consiste à se présenter à travers un métier, permet de mieux se conformer au credo cégétiste, d’éviter d’être rangé dans la case de l’étudiant « intello » et de se dégager de la posture du représentant-militant de l’UL dans laquelle on s’est enfermé21. Au niveau confédéral, l’effet de présentation est utilisé différemment. L’évocation du nom de notre directrice de recherche, qui semble constituer une figure d’autorité au sein de la CGT, a pu d’abord agir comme un sésame sur lequel nous nous sommes beaucoup appuyé à notre arrivée afin d’être accepté. Mais c’est lors de notre recherche ethnographique que l’utilisation de cet effet a été la plus importante. Réalisant une enquête dans un syndicat d’entreprise fortement opposé aux orientations confédérales, et ne pouvant y mobiliser l’image symbolique et positive de notre directrice, nous décidons alors de mettre en avant notre travail d’archives et de chercheur plutôt que notre position de salarié de la Confédération. Cette présentation a pour but de susciter l’apparence d’une double neutralité. Tout d’abord elle permet d’atténuer l’effet de notre implantation au niveau national afin de ne pas être perçu comme un représentant de la « conf’ » (ce qui serait nécessairement perçu comme très négatif22), ensuite elle rend – partiellement – inoffensif notre travail de terrain (perçu comme historique) dans une entreprise en pleine lutte sociale et potentiellement méfiante envers des inconnu·es. Dans les deux cas, il s’agit donc de prendre nos distances vis-à-vis du dispositif Cifre afin soit de nous détacher de la position d’étudiant qu’il implique, soit de nous extraire du stigmate ou de l’étiquette que l’employeur nous confère. Dans le premier cas, c’est la figure professionnelle du professeur qui est mobilisée afin de se distancier de l’image de « l’étudiant », encore plus négative ; dans le second cas, c’est au contraire le travail d’archives, dénué de tout engagement politique, qui est présenté afin d’éviter tout enclicage interne.
25Nous avons ainsi tenté d’objectiver les différentes ficelles que nous avons mises en œuvre afin de contourner les obstacles auxquels nous avons été confrontés durant notre Cifre. Cependant, ces contraintes peuvent aussi se révéler être de vrais atouts pour la recherche. Ainsi, dans une perspective ethnographique, une situation de thèse Cifre dite idyllique23, dans laquelle le doctorant·e se consacre entièrement à sa recherche, peut vite constituer un frein à la compréhension des enjeux internes et entraîner un tarissement des sources d’information. À l’inverse, la position de détournement, qui est la plus délicate dans une thèse Cifre, peut s’avérer tout à fait intéressante du point de vue de la recherche. L’expérience vécue au sein de l’Union locale, qui peut s’apparenter à un détournement, bien que (très) difficile à supporter à titre personnel, s’est finalement révélée très fructueuse pour le recueil de données empiriques, et nous a permis d’accéder à des sources intéressantes ainsi qu’à des discours informels : en somme au credo, à l’ethos et à la praxis cégétistes. Le travail induit par une thèse Cifre ne doit donc pas seulement être abordé sous le prisme de la contrainte : il peut être vecteur d’une grande richesse sociologique à travers l’incorporation des perceptions et des pratiques quotidiennes indigènes. À l’inverse, une recherche « trop » idyllique peut couper le·la doctorant·e de possibles sources heuristiques. Il lui revient alors d’objectiver sa position afin de garder des possibles ouverts et de ne pas s’isoler dans une posture de recherche coupée du terrain.
La double assignation : être expert·e ou militant·e
26Mener une recherche dans une organisation syndicale implique souvent de se retrouver confronté au fait de devoir « prendre parti »24. Il nous semble, d’après nos expériences respectives, que le dispositif Cifre renforce cette injonction. Les différents niveaux dans lesquels s’insèrent nos thèses ont entraîné des assignations différenciées. Les injonctions auxquelles nous avons été respectivement confrontés – qu’il s’agisse d’endosser le rôle (Lagroye et Siméant 2003) de l’expert·e ou celui du·de la militant·e – supposent de devoir travailler, mais surtout de donner à voir son travail pour l’organisation.
27Au niveau local, nous avons été confrontés à l’injonction d’être militant. Notre présence régulière à l’UL et le travail qui lui est inhérent (voir encadré) favorisent une vision biaisée du travail de recherche, qui se transmue rapidement en assignation à un rôle de représentant-militant de la structure locale, dont il a été difficile de s’extraire, d’autant que ce « détournement » a contribué à l’obtention de précieuses données ethnographiques. Les conséquences de l’effet de lieu sur notre travail de thèse est particulièrement visible à l’échelle de l’UL, où la vitalité de l’activité repose essentiellement sur l’engagement militant et bénévole des syndiqué·es. L’injonction à être militant·e s’explique par la faiblesse des moyens des structures locales, mais aussi par l’intériorisation de la vision d’une recherche qui serait forcément au service de l’organisation, c’est-à-dire conçue comme une aide militante.
28Une telle vision de la recherche suscite cependant de nombreuses attentes implicites difficilement conciliables avec le travail de thèse. À de nombreuses reprises, nous avons ainsi essuyé des critiques sur notre manque supposé d’implication dans le travail en raison de notre absence du local syndical. À la suite de ces remarques répétées, nous ressentons le besoin de mettre ces critiques à distance afin de nous protéger. L’une des astuces trouvées consiste à afficher un tableau, où nous inscrivons précisément le travail effectué chaque jour en insistant spécifiquement sur l’activité de recherche. Cette petite astuce a pour effet de publiciser le travail et de limiter les critiques les plus virulentes, telles que : « encore absent ? Il est encore allé à la pêche ou quoi ? »25. Face à cette forte assignation au rôle de militant, et aux contraintes symboliques et pratiques qu’elle induit, qui ne laissent plus aucune place à notre travail de recherche, nous tentons justement d’insister sur notre travail de thèse afin de nous extraire au maximum de ce rôle de représentant-militant qui nous est attribué. Pour autant, il semble difficile – voire impossible ? – de trouver un équilibre entre une observation participante heuristique et un investissement dans la sphère universitaire, tout en évitant de susciter de vives critiques internes.
Fabrice, 52 ans, secrétaire à l’organisation d’une Union locale CGT : C’est vrai que l’on s’apercevait que ça t’était vachement difficile pour toi parce que la vie à l’Union locale et la façon dont les rôles avaient été organisés, construits. On voyait bien que t’avais vachement du mal à pouvoir avancer dans ton travail de recherche […] Du coup, y compris cette espèce d’observation participante que tu pourrais avoir, compliqué, parce que t’étais finalement pris par plein d’autres tâches qui n’étaient plus de l’observation participante, c’était faire fonctionner l’UL…26
29À la Confédération, bien que le temps consacré à la thèse soit bien plus important, les attentes en matière de travail effectué au service de l’organisation sont aussi présentes. Alors que dans un cas, c’est la présence militante dans l’UL qui est déterminante, dans l’autre, c’est la publication régulière d’articles au service de l’OS qui est attendue. Notre positionnement est ambigu : nous devons être la personne qui dit les bonnes questions (Bourdieu 1982), sans devoir y répondre (rôle dévolu au politique). Cependant, en l’absence d’un réel investissement politique sur les questions d’économie sociale et solidaire à la Confédération, nous nous retrouvons très vite dans la posture de l’expert donnant les réponses, révélatrice d’une porosité entre les rôles technique et politique, comme nous pouvons la retrouver chez les haut·es-fonctionnaires étudié·es par Jean-Michel Eymeri-Douzans (2003). Cette posture correspond justement à ce que nous voulions éviter, afin de limiter les effets d’une autoproduction de données sur notre objet d’étude. Pour les conseillers confédéraux27, il s’agit de « dire la norme », ce qui nous fait endosser « des habits trop grands » pour nous (Alam 2011, p. 245) ou, pour le dire autrement, ce qui nous conduit à dépasser le cadre de notre mission. Lors d’une conversation sur une note que nous devons publier, notre supérieur nous incite à prendre position et, face à notre volonté de ne pas nous prononcer sur les aspects politiques, il remarque : « On aurait besoin d’un expert de l’ESS en fait, qui connaisse, qui dise ce qu’il faudrait faire, mais on en a pas28. »
30Au sein de la Confédération, en retour de l’acceptation et de l’intériorisation du rôle à jouer, les conseiller·ères acquièrent une position spécifique dans la structure nationale. Étiquetés comme des « spécialistes » des questions dans leur domaine, ils obtiennent des rétributions symboliquement valorisées, et potentiellement transférables ensuite à d’autres secteurs29. Nous avons dû, à rebours de ce positionnement institué au niveau national, essayer de constamment négocier notre rôle afin de mettre à distance cette position d’expert qui nous était attribuée. Nous essayons alors de neutraliser notre position au sujet de l’économie sociale et solidaire en trouvant un compromis consistant à réaliser des notes d’analyse, les plus descriptives possibles, sur des sujets se rapportant à notre sujet de thèse. De plus, nous faisons le choix de proposer le moins d’articles possible et de ne produire que ceux qui sont expressément demandés. Derrière ces tentatives se cache l’enjeu de finalités différenciées attribuées à la Cifre par le doctorant (une enquête universitaire sur le temps long) et par l’employeur (des solutions immédiatement applicables), l’objectif de ces articles étant pour ce dernier de donner à voir un travail confédéral sur l’économie sociale et solidaire, qui est dans les faits largement inexistant. Malgré ces différentes stratégies, notre position supposée d’expert nous confère une (fausse) autorité en interne sur le sujet, ce qui conduit certain·es militant·es extérieur·es à la Confédération à manifester leur insatisfaction vis-à-vis des notes réalisées. Les publications sont régulièrement jugées trop « savantes », ce qui exige des revirements de la part du chercheur·e en Cifre, qui doit continuellement remettre en cause son positionnement. Comme à l’Union locale, les exigences de l’organisation syndicale et celles de l’écriture académique sont donc difficiles à concilier. Nous sommes obligé d’effectuer des ajustements en raison de la fermeture relative de notre terrain au niveau national (un collectif confédéral inopérant et une absence de positionnement politique), et de la posture d’expert qui nous est attribuée. Les archives ont été plus investies que nous l’avions prévu au départ, car elles permettent à la fois de se détacher du statut d’expert et des préoccupations immédiates de l’organisation (Hellec 2014) grâce à la collecte d’un matériau bien plus accessible, et ainsi de contourner le manque de ressources sur l’ESS, lié à la faible activité de l’OS dans ce domaine. De plus, ce repositionnement sur les archives constitue un véritable atout pour se présenter et s’affranchir des étiquettes attribuées en interne.
*
31Notre entrée dans le dispositif Cifre nous a permis d’analyser les organisations syndicales à travers le double prisme des stratégies politiques et des pratiques individuelles. Ce type de financement implique pour le·la chercheur·e de renégocier constamment son positionnement. Nos deux expériences, bien que différentes, montrent la nécessité de donner à voir le travail effectué pour l’organisation. Pour l’un de nous, il a fallu s’affranchir du rôle de représentant-militant de la structure locale dans laquelle il travaillait. Pour l’autre, il a fallu se défaire du rôle d’expert de l’économie sociale et solidaire au niveau confédéral. Nos propos s’insèrent dans une compréhension « idéal-typique » d’une thèse Cifre à la CGT. Dans les faits, cette frontière entre l’injonction à l’expertise et l’injonction au militantisme peut s’avérer plus poreuse en fonction des différents types de terrains et d’échelles investis durant le cours de la recherche, et ce malgré le niveau dans lequel s’ancre le financement.
32L’analyse de notre rôle dans la production des matériaux recueillis et des effets de cette production sur ces derniers, non évoquée dans le cours de ce chapitre, doit également être mentionnée. Nous sommes acteurs de notre sujet. Nous enquêtons sur un dispositif en participant à son organisation, et nous faisons exister notre objet d’étude par le travail que l’on nous demande (production de matériaux). En somme, l’objet d’étude est en partie produit par le travail du·de la chercheur·e. Cependant, les problèmes inhérents à une thèse Cifre ne peuvent être selon nous ni évités ni contournés, car ils sont liés au manque de moyens dévolus aux structures locales comme nationales. Charge au·à la doctorant·e de les transformer en matériaux d’enquête. Contrairement à ce que nous présumions, il ne semble pas possible – voire souhaitable – d’esquiver complètement ces injonctions et ces difficultés, car elles sont intrinsèques aux organisations militantes. Il convient plutôt de les maîtriser et de clarifier au mieux les conditions de recherche grâce à des « ficelles du métier » en partie exposées ici.
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10.3917/pox.085.0009 :Notes de bas de page
1 Entretien avec Lucas Winiarski, mars 2020. Tous les prénoms ont été anonymisés.
2 Convention industrielle de formation par la recherche. Ce dispositif, créé en 1981, repose sur un contrat tripartite entre un employeur, un laboratoire et un·e étudiant·e. Une subvention trimestrielle de 3 500 € est versée à l’employeur par l’ANRT, financée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Ce dispositif donne également droit au crédit impôt recherche pour les employeurs (entreprises privées), qui bénéficient ainsi d’un double avantage économique.
3 Nous souhaitons ici remercier les relecteur·trices qui ont permis d’enrichir grandement notre article et avec qui nous avons eu, de plus, le plaisir de coordonner cet ouvrage.
4 Bilan de l’ANRT 2017 sur les données 2016. En ligne : [https://www.anrt.asso.fr//sites/default/files/anrt_ra2016_web.pdf].
5 Une Union locale (UL) est le regroupement des syndicats et des syndiqué·es isolé·es présent·es sur un quartier, une ville ou une agglomération.
6 La présente contribution a été rédigée au premier semestre 2021.
7 La Confédération est, à la CGT, le regroupement de toutes les composantes de la CGT : syndicats, isolé·es, fédérations professionnelles, associations, unions territoriales, etc.
8 Nous avons cependant eu tous les deux un parent adhérent (mais non militant) un temps à une organisation syndicale (CFDT).
9 Voir dans cette partie les chapitres de Chloé Lebas, « La science contre les précaires ? Retour sur l’étude des mobilisations collectives de livreurs à vélo », et de Gabriel Rosenman, « Enquêter en (ex-)syndicaliste ? Retour sur un positionnement d’enquête militant en terrain syndical ».
10 Chaque structure de la CGT est tenue d’organiser régulièrement un congrès (tous les 2 à 4 ans), lors duquel ses orientations et/ou son fonctionnement sont discutés, amendés et votés.
11 Article 1 des statuts adoptés au 51e congrès de la CGT (Marseille, 18 au 22 avril 2016).
12 Repères revendicatifs adoptés au 51e congrès de la CGT (Marseille, 18 au 22 avril 2016), fiche no 5a : Économie sociale et solidaire. Mis à jour au CCN des 6 et 7 février 2018.
13 Entretien avec Lucas Winiarski, novembre 2020.
14 Journal de terrain de Willy Gibard, 13 avril 2020.
15 Samo, 48 ans, secrétaire général d’une Union locale CGT, entretien avec Lucas Winiarski, novembre 2020.
16 CGT, Charte de l’élu(e) et mandaté(e) CGT, Montreuil, mai 2008, p. 4.
17 Entretien avec Lucas Winiarski, janvier 2020.
18 Entretien avec Lucas Winiarski, novembre 2020.
19 Voir les retours méthodologiques sur les Cifre cités en bibliographie.
20 Pour une analyse actualisée de cette situation, voir : Willy Gibard, « Introduction », La CGT et les reprises d’entreprise en coopératives de production (1980-2020) [titre provisoire], thèse de doctorat en cours, université Lumière-Lyon 2.
21 Il est effectivement moins coûteux, en réalité, de se présenter à travers un métier, prisme valorisé – quand bien même il est assimilé à une profession intellectuelle –, que comme un étudiant trentenaire salarié de la structure continuant ses recherches.
22 Nous avons cependant informé les représentant·es syndicaux·ales de notre situation afin d’obtenir un « consentement informé » de notre position, conformément à l’éthique professionnelle de la recherche (Jounin 2009).
23 Voir le triptyque établi dans l’article de Laurent Morillon (2008), devenu classique pour les doctorant·es en thèse Cifre. Ce dernier caractérise en effet trois déroulements idéal-typiques de thèse Cifre : idyllique (tâches entièrement tournées vers la recherche), mixte (tâches à la fois de recherche et opérationnelles) et détournement (seulement des tâches opérationnelles).
24 Voir dans cette partie le chapitre d’Estelle Fisson et Timoté Herbet, « Au nom du père. Ressources et limites d’une enquête sur le syndicalisme par le truchement d’un parent ».
25 Journal de terrain de Lucas Winiarski, juin 2018. Remarque récurrente au sujet des élu·es et mandaté·es qui n’utilisent pas leurs heures de délégation et appliquée dans ce cas au doctorant, supposé « se la couler douce ».
26 Entretien avec Lucas Winiarski, novembre 2020.
27 Ce terme regroupe certain·es salarié·es et détaché·es confédéraux·ales en appui aux élu·es politiques.
28 Journal de terrain de Willy Gibard, 28 septembre 2020.
29 C’est particulièrement vrai pour les questions concernant l’économie sociale et solidaire au sein de la CGT, au niveau national, où de nombreux conseiller·ères ont par la suite assumé des responsabilités plus ou moins importantes au sein de la MACIF ou du groupe Chèque Déjeuner (groupe Up).
Auteurs
Willy Gibard est doctorant en science politique à l’université Lumière-Lyon 2, associé au laboratoire Triangle. Sa thèse se situe à la confluence de la sociologie politique du syndicalisme, de la sociologie des mondes associatifs et de la sociologie du travail. Elle vise à interroger les effets des reprises d’entreprise en coopérative, et de l’économie sociale et solidaire, sur la CGT et les trajectoires de ses militant·es, dans une perspective historique et ethnographique. Il a récemment publié un article sur les recompositions localisées des pratiques syndicales lors d’une reprise d’entreprise en coopérative dans Chroniques du travail (no 13, 2023).
Lucas Winiarski est docteur en science politique à l’université Lumière-Lyon 2, rattaché au laboratoire Triangle (UMR 5206). Il travaille sur le syndicalisme, les mouvements sociaux, l’organisation et la mobilisation des travailleurs précaires, le chômage et la précarité, la CGT et Saint-Étienne. Sa thèse s’intitule À contresens dans la CGT ? Le déploiement entravé des comités CGT de privés d’emploi et précaires à l’échelle locale et confédérale. Il est membre du comité d’organisation du séminaire SYMETT.
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