Partie II
Introduction
p. 197-200
Texte intégral
1Cette deuxième partie de l’ouvrage est l’occasion de revenir sur les conditions de réalisation d’une enquête en sciences sociales sur l’objet syndical. En interrogeant les modalités pratiques d’entrée et de négociation de sa place sur le terrain étudié, elle se consacre notamment à la dimension réflexive qui incombe au chercheur ou à la chercheuse lorsqu’il ou elle enquête sur des terrains familiers. Cette réflexivité s’avère plus que jamais indispensable lorsque les enquêteurs et enquêtrices sont en accord avec les sensibilités idéologiques et/ou les pratiques militantes du terrain enquêté. Bien sûr, la question du positionnement sur le terrain de recherche est consubstantielle à toute enquête ethnographique, mais on peut aisément imaginer que l’injonction à « prendre parti » se voit exacerbée dans le cas d’enquêtes portant sur des organisations de travailleur·euses et/ou syndicales. C’est ce que décrivent les quatre chapitres réunis dans cette partie. Les auteur·es reviennent également sur l’invitation récurrente qui leur est faite d’apporter leur expertise sur les stratégies déployées au niveau du syndicat ou du collectif étudié. Les quatre contributions ouvrent plusieurs pistes de réflexion. En s’interrogeant quant aux moyens concrets de se faire accepter et de se maintenir sur son terrain d’enquête, elles invitent à envisager les différentes postures que les chercheur·es peuvent investir (étudiant·e, militant·e, expert·e). Par ailleurs, elles soulignent l’importance à accorder aux « situations de retour » (Kobelinsky 2008), montrent la manière dont les résultats de la recherche peuvent s’avérer « utiles » au militantisme et pointent l’intérêt d’organiser des restitutions spécifiques.
2Le premier chapitre de Willy Gibard et Lucas Winiarski révèle la nécessité d’adopter une posture réflexive dès lors que leurs travaux respectifs sont commandités, officiellement ou non, par des organisations syndicales. Pour comprendre leur place sur le terrain, il convient d’analyser à la fois les attentes de l’organisation syndicale en matière de renforcement des stratégies de développement en faveur de l’économie sociale et solidaire (Willy Gibard) et celles des « travailleur·euses privé·es d’emploi et précaires » (Lucas Winiarski). Mais il s’agit également d’appréhender la manière dont les chercheurs « tombent à pic » pour endosser le rôle de responsable et/ou d’expert sur ces questions spécifiques. Ce faisant, ce chapitre propose d’évoquer les effets du dispositif Cifre au sein de la CGT et ses contraintes sur le processus de recherche.
3À travers une enquête sur des livreur·euses à vélo, Chloé Lebas revient sur son positionnement de chercheuse militante et en particulier sur les problématiques de restitution des travaux de recherche auprès des enquêté·es – souvent mentionnées mais rarement analysées. Ne se reconnaissant pas dans les portraits qui sont faits d’eux, ses enquêté·es l’accusent d’avoir « trahi » leur confiance, la privant ainsi, in fine, de l’accès à son terrain.
4La contribution de Gabriel Rosenman rend compte d’un autre registre de proximité au terrain. Après dix ans de syndicalisme cheminot au sein de la SNCF, il entame une recherche sur l’usage des caisses de grève par les confédérations. Jouissant d’une interconnaissance professionnelle, voire d’un capital d’autochtonie, il bénéficie d’un accès au terrain particulièrement aisé. Il propose ainsi une réflexion sur l’effort de distanciation nécessaire au bon déroulé de l’enquête tout en assumant sa volonté d’offrir des ressources à l’organisation par son travail de recherche.
5Timoté Hébert et Estelle Fisson illustrent quant à eux les enjeux et les répercussions liés au fait d’enquêter en tant qu’« enfant de ». Que se passe-t-il quand c’est un membre de la famille qui ouvre les portes du terrain d’enquête et quels sont les risques « d’enclicage » ou « d’évitement » que cela implique ? Ces chercheur·es, qui bénéficient d’une connaissance antérieure de l’organisation et de ses membres, éclairent les deux facettes que cette posture implique. Si elle facilite d’un côté leur entrée et leur maintien sur le terrain, elle limite d’un autre côté l’accès à certains acteur·rices dans un espace syndical marqué par des clivages et des concurrences internes.
6Bref, qu’ils ou elles soient ancien·nes salarié·es du secteur professionnel, syndicalistes et militant·es dans l’organisation, embauché·es en qualité de doctorant Cifre ou encore membres de la famille d’une personne-ressource pour l’enquête, les auteur·es se livrent ici à des réflexions sur leur place, la « juste » distance (Naudier et Simonet 2011), les effets d’enclicage, voire les retombées de leurs enquêtes sur les organisations ou les mobilisations. Les auteur·es montrent que le fait d’adopter certaines postures et pratiques sociales peut exposer l’enquête, voire l’ethnographe lui-même, aux antagonismes propres aux terrains étudiés. Autrement dit, si certaines attitudes peuvent faciliter l’accès à une partie du terrain, elles condamnent dans le même temps l’accès à d’autres espaces. Il s’agit ici de montrer les apports heuristiques de l’objectivation des positionnements de proximité des chercheur·es dans les milieux enquêtés. L’ensemble des difficultés inhérentes au travail de recherche sont alors ici particulièrement accentuées. Est-il possible en effet de rester « neutre » lorsque le terrain d’étude est par nature conflictuel ? Comment enquêter en étant aussi militant·e ? Est-il envisageable de critiquer une organisation de laquelle on est par ailleurs salarié·e ? Ou encore, comment enquêter auprès d’une organisation dont on ne partage pas les valeurs ? Ces questionnements, par ailleurs traditionnels dans les études sociologiques, ethnologiques et anthropologiques, ont paradoxalement été peu explorés dans le champ des relations professionnelles, pourtant explicitement clivant. C’est précisément à cette exploration qu’entendent participer ces auteur·es.
7Quelles que soient les organisations étudiées et présentées dans cette partie, il est possible de constater la relative facilité avec laquelle les chercheur·es sont a priori accepté·es sur le terrain syndical. Mais cette acceptation ne se fait pas sans contreparties sur les conditions de l’observation participante, qui se transforme dès lors davantage en une posture de participation observante. Très rapidement, ils et elles sont en effet amené·es à endosser des responsabilités. Du point de vue des conditions de réalisation de l’enquête, cette modification de la posture ne constitue pas nécessairement un biais, dans la mesure où les enquêteurs et les enquêtrices s’efforcent d’adopter une posture réflexive. Mais ce constat pose en revanche des questions sur « l’état de santé » des organisations syndicales. La rapidité avec laquelle de nouveaux·elles venu·es sont invité·es à s’engager semble trahir le manque de moyens humains dont disposent les structures syndicales pour fonctionner. On peut également s’interroger sur l’aubaine que peut représenter pour les organisations syndicales l’arrivée de nouveaux·elles membres, qui plus est relativement jeunes. Promouvoir leur travail en leur faisant une réelle place dans leurs rangs ne leur permet-il pas d’afficher publiquement leur dynamisme, notamment en termes de renouvellement militant ? Cet enjeu est particulièrement important dans un contexte médiatique peu favorable, où l’image de syndicalistes « preneur·es d’otages » est largement répandue. En « recrutant » de nouveaux·elles membres, notamment parmi les jeunes chercheur·es, les organisations syndicales gagnent aussi en légitimité, voire en visibilité. Ces nouveaux recrutements sont d’autant plus encouragés qu’ils s’inscrivent aujourd’hui dans un syndicalisme fortement concurrentiel, où les organisations sont poussées à faire valoir leur attractivité.
8S’il s’agit essentiellement d’observer les coulisses d’une entrée sur le terrain, ces contributions révèlent également les bifurcations et les recompositions permanentes auxquelles font face les organisations syndicales de travailleur·euses, selon les contextes. Les analyses de Chloé Lebas à propos d’un collectif de livreur·euses à vélo, celles de Lucas Winiarski relatives à l’organisation des privé·es d’emplois et précaires à la CGT, de Gabriel Rosenman à propos de Sud-Rail, et de Timoté Hébert dans le secteur du nettoyage, pointent ainsi les enjeux, désormais récurrents pour les organisations syndicales, de se développer dans des secteurs précarisés. D’autres questions traversent aujourd’hui le syndicalisme, venant parfois bousculer des traditions militantes masculines et virilistes. C’est notamment le cas de la prise en charge des questions LGBT par un syndicat comme la CGT. Estelle Fisson souligne ainsi les tensions et les ajustements qu’une telle préoccupation suscite dans le cadre militant. Willy Gibard montre comment la CGT, en lui demandant de produire des rapports sur l’économie sociale et solidaire, cherche à développer son expertise sur une nouvelle thématique dont elle veut se saisir pour afficher l’actualité de ses engagements. Ayant accepté d’assumer cette fonction au sein du syndicat, le chercheur met en évidence les besoins des organisations de recourir à des expert·es réel·les ou assigné·es. En définitive, le statut « d’expert » assigné à Willy Gibard, ou celui de « rédacteur d’affiches » attribué à Gabriel Rosenman, révèle l’évolution des pratiques syndicales, sans cesse contraintes de s’adapter. Ces évolutions témoignent également de la complexification et de la technicisation de certaines tâches, obligeant parfois les organisations syndicales à se spécialiser, à se former ou à recourir à une expertise.
Bibliographie
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Kobelinsky Carolina, 2008, « Les situations de retour. Restituer sa recherche à ses enquêtés », Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, D. Fassin et A. Bensa dir., Paris, La Découverte, p. 185-204.
Naudier Delphine et Simonet Maud, 2011, Des sociologues sans qualités ? Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.naudi.2011.01 :Auteurs
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Lina Cárdenas
Lina Cárdenas est doctorante en sociologie à l’université Gustave-Eiffel (LATTS), où elle a également enseigné comme ATER (2021-2023). Sa thèse, dirigée par Jean-Michel Denis, porte sur la formation syndicale en France. Elle a publié « Caméra aux poings. Images dans la grève : des usages pluriels dans la lutte syndicale » dans Images du travail, travail des images (no 12, 2022), et a également contribué à la réalisation du documentaire Grève au royaume des ordures (2022), tourné à l’occasion d’une mobilisation des éboueurs de la métropole lyonnaise pour l’amélioration de leurs conditions de travail.
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Saphia Doumenc
Saphia Doumenc est docteure en science politique (université Lumière-Lyon 2), rattachée au laboratoire Triangle et actuellement postdoctorante à l’IRES. Sa thèse examine les ressorts sociaux de l’engagement syndical de femmes de ménage à Lyon et à Marseille. Elle a notamment publié « Penser les (non-)mobilisations syndicales à l’aune de l’ancrage local : des femmes de ménage à Marseille et à Lyon » dans Espaces et Sociétés (no 183, 2021) et « Anarcho-syndicalisme et nettoyage : l’improbable politisation de la lutte par le recours juridique » dans Sociologie du travail (vol. 61, no 4, 2019).
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