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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Les débats parlementaires. Des archives officielles pour saisir la production par le haut du droit des licenciements collectifs Les archives des syndicats et des professionnel·les du droit : saisir la production et la mobilisation du droit des licenciements collectifs « par le bas » Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Enquêter sur les relations professionnelles

    Ce livre est recensé par

    • Samuel Zarka, La Nouvelle Revue du Travail, mis en ligne le 30 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/nrt/19824 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13uoa
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    Table des matières

    Chapitre 3

    « L’observation historique » des relations professionnelles. Recourir aux archives dans l’analyse du droit des licenciements collectifs

    Jean-Philippe Tonneau

    p. 71-90

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    Oui tout ce que tu as dit en tant qu’historien, je pourrais le signer en tant que sociologue. J’allais dire a fortiori parce que, très souvent, on reviendrait à cette opposition entre le passé et le présent ; le présent, ce n’est pas le présent temporel, c’est ce qui est encore suffisamment vivant pour être enjeu de luttes ; et, à ce moment-là, par exemple, la Révolution française peut être très présente.1

    1L’histoire et la sociologie entretiennent des relations étroites, tantôt de concurrence, tantôt de complémentarité. Ces dernières décennies, différents courants de recherche, dont les visées théoriques, les objets et les enjeux de connaissance divergent, se sont développés, participant d’autant à la redéfinition de la frontière entre la sociologie et l’histoire : la sociologie historique (Déloye 2017), la socio-histoire (Noiriel 2006) et la micro storia (Ginzburg 1980)2. Par-delà ces différents courants, le sociologue3 qui souhaite « historiciser » (Kaluszynski et Wahnich 1998) ses recherches doit avant tout recourir aux archives. Il est peu d’articles ou de manuels, à quelques exceptions notables (Israël 2012), qui dévoilent quelques « ficelles » (Becker 2002) d’utilisation de ce matériau singulier. La sociologie du travail n’échappe pas à ce manque – là encore à quelques exceptions près (Lomba 2008). Parce que les relations professionnelles sont principalement appréhendées au présent4, les chercheur·es recourent avant tout à l’enquête ethnographique, aux observations et aux entretiens. L’appréhension et l’utilisation des archives diffèrent selon leur provenance, leur type, leur qualité, etc. (si elles sont publiques ou privées, institutionnelles, professionnelles, etc.). Il n’empêche, quelques principes sont invariants. Premièrement, le sociologue est avant tout tributaire de leur existence et de leur accessibilité. Deuxièmement, rares sont les archives qui correspondent à l’objet de recherche considéré. Le sociologue se doit ainsi de croiser plusieurs fonds et d’« inventer ses sources »5. Troisièmement, avant même de s’intéresser au contenu d’une archive, celle-ci doit être considérée comme « un enjeu et un construit » (Israël 2012) ; l’analyse de la production d’une archive doit ainsi être un préalable. Quatrièmement, une archive ne parle pas et ne prouve rien ; il s’agit alors bien pour le chercheur « d’interpréter les traces du passé » (Buton 2008, p. 3). Plus généralement, le recours aux archives s’inscrit dans un protocole de recherche composé d’une problématique et d’hypothèses. Ce n’est qu’une fois ce protocole défini, participant de la construction de l’objet (Pinto 2020), que la recherche de fonds d’archives est possible, même si la consultation de ceux-ci engendre des allers et retours avec les questions de recherche initiales.

    2Dans cette contribution, un cas concret est présenté. La recherche, actuellement en cours, porte sur les restructurations d’entreprises, les licenciements collectifs et les fermetures d’usines, avec un accent mis sur la mobilisation du droit par les organisations syndicales et les salarié·es pour contester les projets des directions d’entreprises. À partir d’une enquête ethnographique consistant à suivre les salarié·es et leurs représentant·es depuis l’annonce de la fermeture de leur entreprise jusqu’à leur reclassement, en passant par leur recours au droit, une intrigue est née : à quoi sert la mobilisation du droit ? En effet, le recours au droit et à la justice semble vain, tout semble joué d’avance. Autrement dit, quand bien même la justice donne raison aux salarié·es et à leurs élu·es, la restructuration souhaitée par la direction de l’entreprise est bel et bien mise en œuvre. Dès lors, il s’agissait d’en savoir davantage sur le droit du travail en matière de licenciements collectifs : quel est-il ? quelle est son histoire ? C’est dans ce cadre que le recours aux archives s’est imposé. Nous postulons, dans le sillage des travaux de Laurent Willemez, qu’il existe un espace de production du droit du travail composé de différents champs – notamment du pouvoir, des relations professionnelles, académiques, et des professions judiciaires et juridiques (Willemez 2017). Par ailleurs, deux hypothèses, parmi d’autres, sont posées : d’une part, l’espace de production du droit des licenciements collectifs s’autonomiserait du reste du droit du travail ; d’autre part, le droit du travail serait devenu, à partir du milieu des années 1980, un droit protecteur des entreprises et non plus un droit protecteur des salarié·es.

    3L’objectif de notre contribution est d’abord de montrer, à partir de la présentation de différents fonds, tout l’intérêt qu’il y a, en tant que sociologue, à recourir à un matériau historique pour analyser les relations professionnelles. Mais il s’agit d’un matériau historique singulier, à savoir des archives ayant trait à la loi et au droit. Dès lors, il s’agit de prendre au sérieux le droit dans les relations professionnelles (Chappe et Tonneau 2022 ; Pélisse 2018). Si la sociologie du travail est l’une des plus anciennes sous-disciplines de la sociologie, les travaux qui s’en réclament éludent bien souvent l’aspect judiciaire et juridique. Or, le droit encadre et codifie les relations professionnelles ; c’est même, pour certains, ce qui les différencie des relations de travail (Avril et al. 2010). Quelques chercheurs ont ainsi montré la prégnance et le rôle du droit dans la sphère du travail, allant même jusqu’à évoquer une juridicisation en son sein (Bessy 2007 ; Pélisse 2009). Enfin, le recours aux archives n’exclut pas la convocation d’autres modes d’investigation, bien au contraire. C’est bien ce que recouvre l’expression « observation historique »6 ; si elle « suggère d’abord le recours à la méthode ethnographique, [elle] mérite aussi d’être rapportée à la recherche historique » (Buton 2008, p. 3). L’expression, forgée par Marc Bloch et reprise par François Buton, visait à insister sur les convergences entre l’histoire sociale et l’ethnographie, notamment dans leur rapport à l’objet et dans la construction de leurs sources (Bloch 2018). Florence Weber a pertinemment souligné, dans la relecture de sa recherche sur le travail à-côté, l’intérêt qu’il y avait à convoquer les deux disciplines (Weber 2008). Aussi, nous soulignerons, quand faire se peut, les enrichissements mutuels de la consultation d’archives et de la réalisation d’une enquête ethnographique en tant qu’elles sont rapportées à l’étude des relations professionnelles.

    Les débats parlementaires. Des archives officielles pour saisir la production par le haut du droit des licenciements collectifs

    4Pour qui s’intéresse à la production du droit, le rôle du Parlement et des élu·es semble incontournable. En effet, ce sont bien ses membres qui contribuent à « la production législative du droit » (Galembert 2013). Dès lors, le sociologue peut avoir recours aux débats parlementaires pour comprendre les motivations, les enjeux et le déroulement de l’adoption ou non d’une loi. Dorénavant numérisées et disponibles sur le site internet de l’Assemblée nationale et du Sénat, les archives des débats parlementaires sont faciles d’accès. Les comptes-rendus sont censés retranscrire in extenso les débats tenus dans l’hémicycle, y compris les écarts de langage, les interpellations entre les parlementaires, les invectives, voire les insultes. Les enjeux de l’usage sociologique de ces types de sources sont rendus particulièrement saillants par l’examen des deux lois de 1986 relatives à la suppression de l’autorisation administrative dans le cas des licenciements collectifs7.

    5Comment le sociologue peut-il mobiliser de telles archives pour sa recherche ? Que faire des plus de 2 000 pages de débats parlementaires des deux lois de 1986 – sans compter les commissions, dont les rapports produits en amont participent à l’élaboration de la loi et dont le huis clos favorise « le compromis, le travail collaboratif par-delà (sans les annuler) les oppositions partisanes » (Galembert 2013, p. 287) ? Nous n’avancerons ici que quelques pistes.

    6Le sociologue se doit avant tout d’appréhender le contexte politique, économique et social dans lequel s’inscrivent les débats. Alors que, depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, une vague néolibérale souffle sur les pays occidentaux, au premier rang desquels figurent les États-Unis et la Grande-Bretagne, respectivement dirigés par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, c’est la gauche qui est au pouvoir en France. Si le gouvernement socialiste a mis en place d’importantes réformes dès 1981 et qu’il a, en partie, tenu ses engagements, une phase de rigueur s’ouvre en 1982-1983, marquée par la « réorientation profonde de [ses] choix économiques et sociaux » et l’inadaptation du triptyque jusque-là privilégié « nationalisations-planification-participation » (Rey 2004, p. 118 ; Bauer 1985 ; Birbaum 1985 ; Cohen 1986). Pour autant, ce « retour à l’orthodoxie économique » (Rey 2004, p. 119) ne va pas assez loin pour les partis politiques de droite. Plus encore, dans l’Hexagone, « la dynamique libérale » ne s’est pas initialement amorcée au sein du champ politique « mais dans l’univers patronal » (Denord 2004, p. 18 ; 2011). Ce n’est qu’à l’épreuve du gouvernement socialiste que les partis politiques de droite (UDF et RPR) se convertissent au libéralisme et construisent « un sens commun libéral » afin de reconquérir le pouvoir (Denord 2004). Ces partis politiques, qui connaissent une certaine homogénéisation sociale (Ysmal 1984) et dont les représentant·es sont essentiellement issu·es des classes moyennes non salariées (Denord 2004), tendent à se radicaliser face au pouvoir socialiste en produisant un discours agrégeant la promotion du libéralisme économique, le rejet de l’étatisme et les vertus « de la révolution conservatrice américaine » (Denord 2004, p. 21). Les élections législatives de mars 1986 voient ainsi la victoire des partis de droite (Dupoirier et Grunberg 1986), et la France connaît ainsi sa première cohabitation (Saunier 2019) – Jacques Chirac devient Premier ministre et 32 député·es membres du Front national, dont une seule femme, et trois apparentés entrent à l’Assemblée.

    7Par ailleurs, et plus particulièrement dans le monde du travail et de l’entreprise, un double processus est à l’œuvre. D’une part, la désindustrialisation, consécutive à l’irruption de la crise économique dans les années 1970, a fortement frappé la France, les restructurations se sont multipliées tout comme les licenciements massifs – à telle enseigne que l’économiste Élie Cohen qualifie la décennie 1974-1984 d’« années noires de l’industrie » (Cohen 1989, p. 11). Plus encore, la crise de l’industrie a connu son acmé trois ans plus tôt, obligeant le gouvernement socialiste de l’époque, dirigé par Pierre Mauroy, à mettre en place et à assumer une politique de rigueur (Tracol 2019 ; Amable 2021). D’autre part, si le management en France est déjà ancien (Boltanski 1981), il prend dans les années 1980 de nouvelles formes censées répondre aux mots d’ordre d’« adaptation », de « flexibilité » ou encore de « responsabilisation des salarié·es » (Boltanski et Chiapello 1999). Plus généralement, l’âge de la finance succède à l’âge de l’usine du capitalisme (François et Lemercier 2021). C’est dans ce contexte que le gouvernement annonce son projet de loi relatif à la suppression de l’autorisation administrative des licenciements, porté par le ministre des Affaires sociales et de l’Emploi Philippe Séguin8.

    8Les débats parlementaires doivent être appréhendés sous différentes focales ou encore par une lecture à différents niveaux. D’abord, une lecture générale nous renseigne sur la politisation (entendue ici dans son sens le plus strict de la mobilisation ou non des clivages politiques) ou la dépolitisation des débats. Quelques travaux sur le travail au Parlement révèlent ainsi la dépolitisation des débats au profit de leur technicisation (Vauchez et Willemez 2007). Néanmoins, ce processus n’est pas systématique. Selon la conjoncture politico-économique, certains débats peuvent être l’occasion du retour des clivages politiques (Lascoumes 2009). Les débats lors du vote des lois de 1986 sont ainsi fortement politisés, à tel point que deux représentations de l’entreprise et de l’économie s’opposent presque terme à terme, notamment quant à leur régulation juridique et au droit de regard de l’administration dans leur fonctionnement, leur organisation et leur stratégie économique.

    9Ensuite, une lecture plus précise se doit de recenser les acteur·rices des débats parlementaires : qui sont-ils et elles ? Quelles sont leurs carrières politiques, mais aussi militantes et professionnelles9, etc. ? Un tel travail permet de saisir la légitimité des orateur·rices à intervenir dans les débats. Quel·les parlementaires s’autorisent et sont autorisé·es par leur groupe politique à prendre la parole lors des débats des lois de 1986, selon quelle ressource et quelle légitimité ? De manière générale, les orateur·rices des partis de droite sont issu·es du monde de l’entreprise ; ce sont avant tout des chef·fes d’entreprise qui ont réussi à convertir leur capital entrepreneurial en capital politique (Offerlé 2021). Si les intervenant·es des partis de gauche proviennent eux aussi du monde de l’entreprise, ils et elles y occupaient des postes d’ouvrier·ères, de métallurgistes, etc. À ceux-ci s’ajoutent, dans une proportion moindre, des élu·es qui, avant leur mandat, étaient enseignant·es dans le secondaire. Ainsi, les député·es de droite et d’extrême droite contestent la légitimité de leurs collègues à intervenir à propos d’une loi qui concerne avant tout, selon eux, la direction et la gestion d’une entreprise ; l’illégitimité politique se confond ici avec l’illégitimité sociale.

    10Les prises de position des parlementaires reflètent les places qu’ils et elles occupent. Pour les élu·es de droite, revendiquant « l’autorité du chef d’entreprise », l’autorisation administrative de licenciement ne serait qu’un frein à l’embauche, « une épée de Damoclès au-dessus de la tête des chefs d’entreprise ». Sa suppression permettrait, selon eux, la fondation d’un espace pour la négociation collective « afin que les partenaires sociaux élaborent contractuellement des dispositifs de substitution ». Le ministre de l’Emploi conclut alors bien souvent leurs propos, sous leurs applaudissements, par la formule : « Moins d’État et plus d’emplois productifs ».

    Léon Desprez [RPR] : Justement, il faut accentuer les efforts allant en ce sens et aboutir à créer un nouveau climat dans l’entreprise. Les travailleurs comprennent la nécessité de créer un esprit d’équipe et d’aboutir à un dialogue permanent. […] Occupez-vous moins de la vie des entreprises et laissez ceux qui y travaillent s’occuper eux-mêmes des accords. (Applaudissements sur les bancs des groupes UDF du RPR et FN).
    (Débats à l’Assemblée nationale, 2e séance, 3 juin 1986, p. 1627)

    11Les parlementaires de gauche, de leur côté, s’opposent vigoureusement à la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, n’y voyant qu’une « revanche sociale » à l’égard de la loi de 1975 qui l’avait créée, et accusant le gouvernement d’être « le fossoyeur du Code du travail »10. L’emploi de l’expression « revanche sociale » par les député·es de l’opposition n’a rien d’anodin. C’est en effet le sous-titre du livre que Philippe Séguin publie en 198511, un livre-programme en vue d’un éventuel retour de la droite au gouvernement. Les publications des hommes et des femmes politiques deviennent ainsi, pour le sociologue, des archives permettant d’affiner sa compréhension des débats parlementaires et de leurs enjeux. Plus encore, pour les élu·es de gauche, l’Inspection du travail est un tiers nécessaire qui permet de faire respecter la législation sociale. Dès lors, comme le déclare le député socialiste Augustin Bonrepaux, la loi en discussion, si elle est adoptée, « va compromettre le dialogue et la paix sociale [car elle] place les salariés en position d’infériorité par rapport aux employeurs en les privant de tous moyens de défense et de protection »12. Pour les élu·es de gauche, qui sont partisan·es de la politique contractuelle et de la négociation, la suppression de l’autorisation administrative ne pourra cependant rendre la négociation qu’« asymétrique ». En sa qualité d’ancien ministre du Travail, Jean Auroux conclut fréquemment les interventions de ses camarades socialistes, permettant alors de récuser l’argument d’illégitimité brandi par leurs opposant·es politiques.

    12Enfin, les archives parlementaires regorgent d’éléments ou de discussions qui, s’ils n’ont que peu de liens a priori avec notre objet de recherche, permettent de réinscrire celui-ci dans la sociologie des relations professionnelles. Citons deux exemples. Premièrement, les ministres et les parlementaires de la majorité n’ont de cesse, pour revendiquer le bien-fondé du projet, de mettre en avant « la démocratie politique et sociale », « la négociation », ou encore « le dialogue social ». Philippe Séguin ne dit pas autre chose lorsqu’il justifie, après le vote de la première loi, la tenue de négociations entre les partenaires sociaux dont l’objectif est avant tout de « substituer à une procédure administrative dépassée un dispositif contractuel mieux adapté »13. Plus généralement, le ministre use à maintes reprises, lors des débats, de la formule « plus de négociations moins de lois »14. L’utilisation de ces notions, dont on connaît la polysémie et qui sont davantage à appréhender comme faisant l’objet de luttes entre les acteur·rices des relations professionnelles, participe en fait d’une « stratégie de neutralisation » (Yon 2018, p. 45) du débat parlementaire. Deuxièmement, la mise en œuvre de la suppression de l’autorisation administrative devrait s’accompagner d’une réforme des conseils de prud’hommes : une nouvelle section se verrait confier les licenciements collectifs, participant d’autant à la judiciarisation et/ou la juridicisation des relations professionnelles (Tonneau 2021). Outre l’existence d’une réforme jusque-là ignorée15, la consultation des débats parlementaires révèle alors au sociologue deux éléments. D’une part, les lois de 1986 inaugurent le passage d’une procédure administrative à une procédure judiciaire. En accordant une nouvelle place au juge judiciaire, les deux lois alimentent les tensions entre l’ordre administratif et l’ordre judiciaire dans la régulation des relations professionnelles. D’autre part, la réforme des conseils de prud’hommes envisagée permet de se déprendre de quelques prénotions, par exemple que les élu·es de gauche seraient de facto favorables à cette juridiction tandis que celles et ceux de droite n’auraient de cesse de vouloir la supprimer. La lecture des archives parlementaires oblige à rompre avec le sens commun :

    Louis Moulinet [ancien ouvrier métallurgiste, syndicaliste CFTC-CFDT, PS] : Vos partisans, tout au long du débat, ont proclamé à cette tribune : les salariés licenciés pourront toujours aller devant les prud’hommes. Heureusement ! Mais ils ne devront pas être pressés. S’ils le sont, ils seront contraints d’attendre ; d’attendre assez longtemps.
    (Débats à l’Assemblée nationale, 1re séance, 2 juin 1986, p. 1544)

    13La réforme des conseils de prud’hommes, bien qu’aboutie et prête à être discutée, ne verra pourtant pas le jour.

    14En fin de compte, les archives parlementaires apparaissent essentielles pour qui s’intéresse à la production du droit. Leur consultation permet de dresser une cartographie des positions et des prises de position des parlementaires, qui sont autant d’indices des représentations et des visions du monde du travail, et plus généralement du monde social. La consultation de ces archives ne peut que s’enrichir par la réalisation d’entretiens. Par exemple, lors d’une tout autre recherche, nous avons rencontré un secrétaire général chargé de la direction des ressources humaines d’une grande entreprise française, sans savoir au préalable qu’il était, de 1988 à 1991, le directeur de cabinet du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Jean-Pierre Soisson. L’occasion nous a alors été donnée d’aborder les différentes lois relatives aux licenciements collectifs, notamment celles de 1986 et de 1989. Bien que nous ne soyons pas dupe des reconstructions historiques, les confidences de notre interlocuteur (relatives aux discussions en commission parlementaire, aux « échanges de couloir », etc.) révèlent le processus d’élaboration et d’adoption d’une loi. Plus encore, elles permettent au sociologue d’avoir une vision dynamique de ce processus – en tenant compte de l’état du champ dans lequel le débat a lieu. Autrement dit, les lois se répondent et se construisent les unes par rapport aux autres. La production du droit doit ainsi être analysée dans ses dimensions synchronique et diachronique. Toutefois, elle ne peut pas être saisie uniquement à partir des débats parlementaires ; il faut en effet dépasser son « histoire par les lois » (Le Crom 1998, p. 7).

    Les archives des syndicats et des professionnel·les du droit : saisir la production et la mobilisation du droit des licenciements collectifs « par le bas »

    15À une étude « par le haut » de la production du droit des licenciements collectifs s’articule en effet, selon le protocole de recherche défini, une analyse « par le bas » des usages sociaux de ce domaine du droit. En recourant au droit, les acteur·rices (les avocat·es et les magistrat·es, mais aussi les syndicalistes, les inspecteur·rices du travail, etc.) participent dans le même temps à sa production. La production et la mobilisation du droit doivent ainsi être pensées concomitamment. Dès lors, le sociologue doit s’inventer d’autres sources archivistiques. Pour la présente contribution, deux d’entre elles sont exploitées : les fonds des organisations syndicales (CGT et CFDT16) et les archives professionnelles de l’avocat Tiennot Grumbach.

    Les fonds des organisations syndicales, des archives triées et classées à disposition du chercheur

    16Le chercheur qui a recours aux archives syndicales peut rapidement être pris d’un vertige face à leur ampleur, une sorte de puits sans fond dont il ne viendra jamais à bout malgré les heures passées dans les salles conçues pour leur consultation. Les inventaires établis par les archivistes des syndicats lui permettent néanmoins de se repérer – ce n’est toutefois pas toujours le cas, car il arrive que les archives soient uniquement des caisses entassées les unes sur les autres, sans tri ni classement. Ces inventaires doivent cependant être considérés comme le résultat d’un processus social. En effet, les fonds constitués par les syndicats obéissent à « des logiques d’archivage » (Israël 2012) ; le chercheur qui a passé plusieurs journées dans les salles de consultation a ainsi pu constater que le travail quotidien des archivistes consiste à trier, jeter, sélectionner et mettre dans des boîtes les documents reçus. Bref, c’est une archive d’organisation, c’est-à-dire obéissant à des logiques et à des finalités bien différentes de celles de la recherche. Par ailleurs, il faut être conscient que la question des archives et de leur accès constitue un enjeu concurrentiel pour les organisations syndicales. La création d’archives contribue ainsi à la légitimation du syndicat, et leur mise à disposition au chercheur, dans une salle dédiée comprenant des archivistes, est le gage d’une certaine ouverture. En outre, la consultation de ces archives obéit à plusieurs précautions. Le contexte de leur production doit ainsi être interrogé : le contexte politique, mais aussi syndical (autrement dit la dynamique interne de l’organisation), doit être considéré, tout comme la fédération ou la section productrice de l’archive, qui elles aussi ont leur propre histoire et qui sont parfois en opposition avec leur confédération. Enfin, la focale doit être, nous semble-t-il, élargie ; par exemple, si les deux lois de 1986 font l’objet de la recherche, une période plus large (les années 1960-2000) a été embrassée. S’il ne s’agit pas de traiter indifféremment les archives des années 1960 et celles de 1986, la consultation des premières nous donne des indices quant à la place du sujet « licenciements collectifs » dans les organisations syndicales indépendamment de la discussion parlementaire d’une loi particulière.

    17Armé de ces précautions, le sociologue peut s’atteler aux fonds susceptibles d’éclairer sa recherche. Avant leur lecture, les types de documents consultés doivent être répertoriés. Sont-ce des publications officielles (journal de la confédération ou d’une fédération, communiqués de presse, tracts) ou des documents avant tout internes ? Les premières sont certes adressées aux militant·es, mais elles sont aussi, et surtout, destinées aux concurrents syndicaux, aux organisations patronales et au gouvernement ; elles sont l’affirmation de l’occupation d’une position dans le champ syndical. Les seconds sont quasi exclusivement pour les militant·es : ce peuvent être des documents de diverses directions (qui sont intitulés, concernant la CFDT, « bloc-notes », « aide-mémoire », etc.) qui balisent le calendrier syndical et qui fonctionnent telle une communication interne ; des dossiers relevant de l’expertise syndicale ; des documents relatifs à des sessions de formation syndicale sur les licenciements collectifs ; les correspondances entre la confédération et les fédérations ; ou encore des comptes-rendus de réunions militantes ou avec les ministères. La production, les finalités et les destinataires de ces divers documents sont alors bien différents.

    18Le croisement de ces diverses archives – révélant chacune différents indices – permet alors au sociologue de circonscrire les positions et les prises de position de la CGT et de la CFDT qui cadrent et définissent une grammaire de la lutte concernant les deux lois de 1986. De nombreuses différences entre les deux syndicats sont repérables, ne serait-ce qu’en s’intéressant aux secteurs syndicaux intervenant à propos de ces deux lois : les secteurs « Droit, liberté, actions juridiques » et « Politique et actions revendicatives » pour la CGT, « Formation permanente-emploi » et « Travail, entreprise » pour la CFDT. Néanmoins, plutôt que d’exposer les arguments des deux organisations, nous préférons ici saisir les apports de la consultation des archives syndicales pour analyser les licenciements collectifs au regard notamment des débats parlementaires.

    19D’abord, la production même de ce domaine du droit est abordée sous un nouvel angle. Les archives syndicales permettent d’affiner la chronologie du processus d’adoption des deux lois de 1986. Ainsi apprend-on que, dès le mois de mars 1986, ont lieu des rencontres entre les syndicats et le ministère du Travail qui font l’objet de comptes-rendus conservés dans les archives, tout comme les auditions des organisations à l’Assemblée nationale et au Sénat. Par ailleurs, des réunions entre les organisations syndicales et le Conseil national du patronat français (CNPF) se déroulent entre les votes des deux lois afin de préparer les négociations qui aboutiront à l’accord du 20 octobre. Par exemple, un compte-rendu de l’une de ces réunions est conservé dans les archives de la CGT. Toutefois, cette archive ne constitue pas une retranscription au plus près des propos tenus ; il ne s’agit pas d’un verbatim, mais davantage d’une traduction syndicale des déclarations des membres de l’organisation patronale. En outre, de véritables « projets » ou « contre-propositions » présentés par l’une ou l’autre organisation syndicale sont consultables dans différents fonds. Enfin, les syndicats participent pleinement à la définition et au contenu même du droit des licenciements collectifs – dont on sait qu’ils font l’objet d’âpres luttes entre les acteur·rices investi·es dans différents champs (Willemez 2017).

    20Ensuite, les archives syndicales permettent de reconsidérer la place de plusieurs thèmes. C’est par exemple le cas de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 20 octobre 1986 et de la réforme des conseils de prud’hommes. Envisagés jusqu’alors comme périphériques, ces sujets sont en réalité centraux. Ainsi, le jour même de la signature de l’ANI, une manifestation est organisée par la CGT pour s’y opposer. Outre les modes d’action des organisations syndicales, les archives révèlent aussi le fait que les syndicalistes ne manquent pas de mots et de formules pour (dis)qualifier leurs concurrent·es : les membres de la CGT dénoncent la participation à la négociation des syndicalistes de la CFDT, tandis que les second·es s’inquiètent du nombre de manifestant·es mobilisé·es par les premier·ères, qui se félicitent de ce succès. Ces archives nous apprennent également que la réforme des conseils de prud’hommes ne fait pas simplement l’objet de débats au Parlement ; un projet de loi porté par Philippe Séguin, uniquement découvert dans ces fonds, est enregistré à l’Assemblée nationale17. La suspension du processus législatif de la réforme des conseils des prud’hommes reste une énigme que ni les archives parlementaires ni les fonds des organisations syndicales ne permettent, pour le moment, de résoudre18. Il n’empêche, bien que n’étant ni opposantes ni partisanes de cette réforme, les organisations syndicales consacrent le passage d’une procédure administrative à une procédure judiciaire, et alors l’intervention, en cas de contentieux, du juge judiciaire.

    21Les archives syndicales viennent finalement compléter et éclairer celles du Parlement. Elles permettent d’adopter un nouvel angle de vue et confirment que les organisations syndicales participent à la production du droit. Dans ces archives syndicales, différents noms d’avocats sont repérables ; les fonds de l’un d’entre eux ont pu nous être accessibles. Ces sources, tout en complétant celles déjà mobilisées, permettent alors au chercheur d’appréhender son objet de recherche sous une autre focale.

    Les archives d’un avocat, le sociologue face au droit

    22Un dernier fond a pu être consulté, les archives professionnelles de l’avocat Tiennot Grumbach19. Parce que nous l’avions rencontré à maintes reprises, dans divers lieux (réunions professionnelles, militantes et privées), lors de la réalisation de notre thèse portant sur le Syndicat des avocats de France (SAF) (Tonneau 2014), ses archives, remises dans un premier temps à l’historien du droit Jean-Pierre Le Crom, nous ont été confiées. Couvrant la période 1974-2012, elles se composent de 64 cartons contenant chacun trois ou quatre dossiers relatifs notamment à des licenciements individuels et/ou collectifs ; elles obéissent ainsi à un mode de classement juridique.

    23Plus encore que les autres fonds consultés, ces archives nécessitent quelques précautions. D’abord, la tentation est grande pour le sociologue de se faire juriste. Si un apprentissage sur le tas est réel, et que l’acquisition de plusieurs notions juridiques s’avère nécessaire, la lecture des archives est bien sociologique et non juridique (Billebault 2002). Autrement dit, le sociologue ne va pas relever tel ou tel article juridique mentionné, commenter tel ou tel arrêt, mais bien analyser, par exemple, la place et le rôle du droit dans une « affaire », la construction d’une stratégie (qui la construit, les syndicalistes ou l’avocat ?), le moment du recours au droit dans une lutte plus générale menée par les syndicalistes (permettant alors d’articuler le temps syndical et le temps juridique), la présence ou non de tel·le ou tel·le acteur·rice dans « l’affaire » en question, etc. Ensuite, face au volume des dossiers, des documents les composant et à la diversité des sources (des articles de doctrine et de jurisprudence, des extraits de publications syndicales, des articles de presse, le bulletin interne de l’entreprise, les tracts des organisations syndicales, les rapports des cabinets d’expert·es), le sociologue peut facilement se perdre. Une méthode doit alors être adoptée ; plusieurs sont envisageables : consulter les pièces d’un même type, procéder en respectant la chronologie, réaliser une lecture thématique, etc. Enfin, les archives ne reflètent pas la réalité, mais plutôt la réalité judiciaire20. Autrement dit, un dossier est toujours une construction judiciaire et juridique, d’autant plus qu’ici, malgré la quantité des pièces présentes dans chacun des dossiers, seules les archives de l’une des parties sont consultées.

    24Cela dit, que peut dire et faire le sociologue à la suite du dépouillement exhaustif des archives professionnelles d’un avocat ? Comment les mobiliser pour sa recherche ? Plusieurs exemples, relatifs aux pratiques de l’avocat militant et aux relations entretenues avec différent·es acteur·rices d’un dossier, illustrent l’apport de ces archives concernant la production du droit des licenciements collectifs.

    25D’abord, ces archives nous renseignent sur la pratique d’un professionnel du droit qui se présente, et qui est présenté par ses confrères, comme un avocat militant. Ainsi, les archives révèlent que, quel que soit le type de dossier, le travail de l’avocat est identique au début de la procédure. La·le professionnel·le du droit doit en effet transformer les faits en droit, ou dit autrement, traduire et formuler, en mobilisant les catégories juridiques, un conflit du travail en litige (Felstiner et al. 1991). Surtout, les archives permettent de saisir le travail de politisation d’un dossier. En tant qu’avocat militant qui politise sa pratique professionnelle, Tiennot Grumbach défend avant tout la cause du droit. Autrement dit, l’avocat versaillais est partisan d’une régulation juridique du travail et de l’économie, et le recours au juge est pour lui la garantie du respect des droits des salarié·es et des syndicalistes. Toutefois, s’il n’hésite pas à politiser l’action juridique, il s’interdit en revanche d’intervenir dans la rédaction même des tracts des syndicalistes. Cet indice a pu être relevé grâce au paratexte accompagnant nombre de documents consultés. Les annotations, les schémas, les croquis, voire les dessins, s’avèrent particulièrement fructueux pour compléter et interpréter la lecture de ces archives, plus que dans l’analyse d’autres fonds. Les archives permettent alors, au travers des indices relevés, d’analyser les relations entre l’avocat et ses client·es et, surtout, de les complexifier, tout comme celles entretenues entre les avocat·es intervenant dans les « affaires » consultées, et ainsi de saisir la manière dont ils et elles participent à la juridicisation des relations professionnelles (Tonneau 2020).

    26En outre, les relations avec d’autres acteur·rices de la production du droit des licenciements collectifs sont repérables, notamment avec certain·es professeur·es de droit. Par exemple, dans un dossier relatif aux licenciements collectifs d’une grande entreprise française, Tiennot Grumbach inscrit pleinement ses conclusions dans le contexte politique du moment. En effet, après avoir fait référence aux lois de 1986, l’avocat évoque la loi Soisson tout juste adoptée ; il souhaite alors discuter sur le terrain judiciaire d’une loi débattue sur le terrain politique. Il s’est alors enquis de l’analyse d’Antoine Lyon-Caen, un professeur de droit du travail bien connu qui l’encourage tout en lui prodiguant quelques conseils. Le professeur publiera par ailleurs quelques analyses et commentaires dans diverses revues juridiques professionnelles et/ou militantes sur la loi Soisson – la recension des diverses revues devenant alors une autre source d’archives pour le sociologue. L’objectif du professeur est bien de stabiliser la définition et le contenu de la toute nouvelle loi – lesquels font l’objet de lutte entre différent·es acteur·rices –, qu’il a contribué à forger dans ses correspondances avec l’avocat. Grâce à la consultation des archives de Tiennot Grumbach, le sociologue peut ainsi définir les contours de l’espace de production du droit des licenciements collectifs, de ses différents champs et de ses divers·es acteur·rices (notamment les parlementaires, les professionnel·les du droit, les universitaires et les syndicalistes).

    27Enfin, si ces archives renvoient avant tout aux salarié·es, les dossiers renferment aussi des documents émanant des entreprises. Dès lors, la consultation exhaustive de ces archives permet de saisir des indices, sur le temps long, de l’utilisation du droit par les directions d’entreprises, et de leur rapport à celui-ci. Ainsi, des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980, dénonçant « le harcèlement », voire « l’acharnement judiciaire », dont elles font l’objet, les directions d’entreprises semblent répondre coup pour coup, contentieux contre contentieux, face aux organisations syndicales initiatrices d’une procédure. Par exemple, dans un dossier de licenciements collectifs, après le dépôt par les organisations syndicales de différentes requêtes en référé devant le tribunal de grande instance, la direction de l’entreprise a déposé plainte au pénal pour vol contre un salarié protégé, révélant d’autant sa méconnaissance des règles du jeu judiciaire (le licenciement d’un salarié protégé n’avait que peu de chances d’être effectif). Bref, les dirigeant·es des entreprises, principalement des petites, affrontent tous azimuts les organisations syndicales sur le terrain judiciaire. Or, à partir des années 1980, la donne change. Les directions d’entreprises, quelle que soit leur taille, sont désormais rompues au droit et à sa mobilisation ; leurs pratiques juridiques et judiciaires (juridictions saisies, motifs des requêtes, procédures engagées) tendent à se rapprocher de celles des syndicats. Même si d’autres archives doivent affiner la chronologie, les documents consultés révèlent des traces de l’« endogénéisation du droit » (Edelman 2011, 2016 ; Pélisse 2011) au sein des entreprises, entendue comme un processus de managérialisation du droit et de juridicisation des entreprises.

    *

    28En définitive, les archives s’avèrent être des sources pertinentes pour analyser les relations professionnelles. Selon les types d’archives, diverses précautions doivent être prises, sans compter l’analyse de leur production. Plus encore, chaque source d’archives a ses propres limites et ses propres contraintes (faut-il ou non une dérogation, les fonds sont-ils complets, etc. ?). D’une manière générale, les archives ne constituent pas l’objet de recherche du sociologue ; les logiques de l’archivage et de l’archive sont bien éloignées de celle des chercheur·es, obligeant d’autant ces dernier·ères à multiplier les sources, et à réaliser d’incessants allers et retours, et des ajustements, entre leur objet de recherche et les fonds mobilisés. Toutefois, le recours aux archives est essentiel pour saisir sur le temps long les relations professionnelles dans leurs différents espaces de production. La perspective historique rend le présent intelligible. Ce n’est qu’à la condition d’avoir recours à l’histoire que le sociologue peut comprendre les logiques et les enjeux du monde du travail contemporain et des relations professionnelles qui y ont cours. Par exemple, le recours à des archives judiciaires et juridiques permet au sociologue de saisir la concurrence observable aujourd’hui entre la régulation juridique et la régulation économique dans la sphère du travail. Ce n’est qu’au prix du recours aux archives que le sociologue peut appréhender et analyser les logiques qui sous-tendent les multiples réformes, successives mais discontinues, qui sont adoptées. Ainsi, la perspective historique permet de saisir le processus plus large qui tend à transformer, depuis les années 1980, le droit du travail en un droit défenseur des entreprises, cessant progressivement d’être « ce qu’il a longtemps été et ce pour quoi il a été inventé : un cadre de protection des travailleurs face à l’arbitraire patronal » (Willemez 2022, p. 37, 2020, 2023).

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    Le Crom Jean-Pierre dir., 1998, Deux siècles de droit du travail. L’histoire par les lois, Paris, Les Éditions de l’Atelier.

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    10.3917/dec.arbor.2008.01.0029 :

    Machu Laure, 2004, « La négociation collective et la politique contractuelle », Action et pensée sociales chez Georges Pompidou, A. Beltran et G. Le Béguec dir., Paris, PUF, p. 283-301.

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    Offerlé Michel dir., 1999, La profession politique (xixe-xxe siècles), Paris, Belin.

    Offerlé Michel dir., 2021, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard.

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    Pinto Louis dir., 2020, La construction d’objet en sociologie. Actualité d’une démarche, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant.

    Rey Henri, 2004, La gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, Paris, La Découverte.

    Saunier Georges dir., 2019, François Mitterrand, les années d’alternance : 1984-1986 et 1986-1988, Paris, Nouveau Monde Éditions.

    Séguin Philippe, 1985, Réussir l’alternance. Contre l’esprit de revanche, Paris, Robert Laffont.

    Tonneau Jean-Philippe, 2014, Le Syndicat des avocats de France (1972-2012). Contribution à une socio-histoire du militantisme syndical dans le champ judiciaire, thèse de doctorat en sociologie, université de Nantes.

    Tonneau Jean-Philippe, 2017, « Les pratiques militantes d’un avocat travailliste contre des restructurations d’entreprises. Cinq cas de contestation judiciaire (1990-2000) », Politix, no 118, p. 77-102.

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    10.4000/nrt.7338 :

    Tonneau Jean-Philippe, 2021, « Judiciarisation, juridicisation et diffusion de la raison juridique. Les avocats militants en droit social, les conseils de prud’hommes et les licenciements collectifs », Justice sociale et juges, C. Nivard dir., Bayonne, Institut francophone pour la justice et la démocratie, p. 217-234.

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    10.3917/vin.144.0065 :

    Trivellato Francesca, 2023, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, Paris, Seuil.

    Vauchez Antoine et Willemez Laurent, 2007, La justice face à ses réformateurs (1980-2006). Entreprises de modernisation et logiques de résistances, Paris, PUF.

    Weber Florence, 2008, « Une enquête dans l’histoire. Le travail à-côté, apogée d’une culture ouvrière européenne », Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées, A.-M. Arborio, Y. Cohen, P. Fournier et al. dir., Paris, La Découverte, p. 201-214.

    10.3917/dec.arbor.2008.01.0201 :

    Willemez Laurent, 2017, Le travail dans son droit. Sociologie historique du droit du travail en France (1892-2017), Issy-les-Moulineaux, LGDJ.

    Willemez Laurent, 2020, « Le tournant entrepreneurial du droit du travail en France (1982-2017). Politiques néo-libérales, aggiornamento académique et espace de production d’un “sens commun” », L’Homme & la Société, no 212, p. 169-194.

    Willemez Laurent, 2022, « D’un droit protecteur des salariés à un droit défenseur de l’entreprise. Une sociologie historique du droit du travail aux xxe et xxie siècles », Le droit du travail en sociologue, V.-A. Chappe et J.-P. Tonneau dir., Paris, Presses des Mines, 2022, p. 35-46.

    Willemez Laurent, 2023, « “Le Code du travail est trop complexe” », Idées reçues sur le travail. Emploi, activité, organisation, M.-A. Dujarier dir., Paris, Le Cavalier Bleu Éditions, p. 63-69.

    10.3917/lcb.dujan.2023.01.0063 :

    Yon Karel, 2018, « De quoi la “démocratie sociale” est-elle le nom ? Luttes idéologiques dans les relations professionnelles », Socio-économie du travail, no 4, p. 27-54.

    Ysmal Colette, 1984, Demain la droite, Paris, Grasset.

    Notes de bas de page

    1 Bourdieu et Chartier 2010, p. 34.

    2 Précisions, concernant la micro storia, que des historiennes s’attachent à la faire parler avec la sociologie (Mercier 2016), tandis que d’autres la prolongent en développant la micro-histoire globale (Trivellato 2023).

    3 Nous avons fait le choix de ne pas utiliser l’écriture inclusive lorsque nous évoquons, au singulier, le sociologue ou le chercheur, car cette contribution sur la méthode archivistique, même si elle a vocation – on l’espère – à être utile, est avant tout fondée sur notre expérience personnelle de recherche.

    4 Précisons tout de même l’existence des travaux des historien·nes du droit du travail et des relations professionnelles, voir Laure Machu (2004, 2008) et Claude Didry (2002, 2016).

    5 En employant l’expression « inventer ses sources », nous reprenons à notre compte la définition qu’en donne Liora Israël : « Inventer ses archives, c’est en effet savoir se départir des classements administratifs, chronologiques ou fonctionnels qui enserrent les archives produites comme telles, pour construire un corpus propre à une recherche, dont la constitution progressive repose sur la progression de la réflexion, et qui passe le plus souvent par la consultation de différents fonds d’archives dont le rapprochement ne fait sens qu’au prisme d’une problématique qui les relie » (Israël 2012, p. 182).

    6 Nous reprenons ici l’expression de François Buton (2008).

    7 La loi du 3 juillet 1986 supprime partiellement l’autorisation administrative des licenciements pour raison économique. Elle laisse le soin aux partenaires sociaux de déterminer par la négociation la consultation des institutions représentatives et le reclassement des salarié·es licencié·es. La loi du 31 décembre 1986 reprend les termes de l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 20 octobre 1986 en matière de réforme des procédures de licenciement économique ; elle institue un nouveau régime du licenciement économique ; elle supprime totalement l’autorisation administrative des licenciements pour raison économique.

    8 Sur la trajectoire politique de Philippe Séguin, voir Alleno et Bruneteau 2021.

    9 Sur l’importance de considérer l’ensemble de la biographie des parlementaires, notamment leur profession avant leur mandat, voir Offerlé 1999.

    10 Henri Fiszbin, député socialiste (ancien communiste), débats à l’Assemblée nationale, 1re séance, 2 juin 1986, p. 1547.

    11 On peut par exemple y lire : « Céder à l’esprit de revanche, ce serait – consciemment ou non – souscrire à l’analyse que donnent du débat politique les plus enragés des derniers idéologues de la Gauche ; ce serait accepter le mythe d’un débat social conçu comme un affrontement de classes ; ce serait partager l’idée d’un État réduit à la fonction de représentation de certaines catégories sociales ou socio-professionnelles » (Séguin 1985, p. 95).

    12 Débats à l’Assemblée nationale, 2e séance, 4 juin 1986, p. 1714.

    13 Débats à l’Assemblée nationale, 2e séance, 4 juin 1986, p. 1545.

    14 Philippe Séguin, débats à l’Assemblée nationale, 1re séance, 2 juin 1986, p. 1626.

    15 Malgré nos travaux antérieurs portant sur les conseils de prud’hommes, autour de l’équipe réunie par Hélène Michel et Laurent Willemez, et sur le droit social.

    16 Les archives syndicales consultées sont « Réformes du droit du licenciement » (1973 ; 1967-1973 ; 1986) pour la CGT, et « Dossiers de la commission exécutive » et « Fonds du service juridique confédéral » pour la CFDT.

    17 « No 495 Assemblée nationale. Projet de loi relatif au conseil de prud’hommes », le 26 novembre 1986.

    18 D’autres fonds d’archives devront alors être consultés afin de résoudre éventuellement cette énigme, par exemple les archives du Conseil supérieur de la prud’homie. Toutefois, après la consultation de ses inventaires, aucun indice, aucune trace ne nous permet de conclure que s’y trouvent des archives relatives à cette loi qui n’a pas été adoptée.

    19 Sur Tiennot Grumbach, voir Tonneau 2017.

    20 Précisons que les archives judiciaires sont relatives à la justice et à son administration et que les archives juridiques renvoient aux documents présentés devant la justice.

    Auteur

    • Jean-Philippe Tonneau

      Jean-Philippe Tonneau est sociologue, chercheur postdoctoral à l’université Paris-Nanterre, au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (IDHE.S). Après une thèse sur le Syndicat des avocats de France et les avocats militants, ses recherches portent sur le droit du travail, notamment sur les restructurations d’entreprises, les licenciements collectifs et la mobilisation du droit pour les contester, mais aussi sur le droit de l’environnement et le droit économique. Il a notamment publié « Abogados defensores sociales y sus clientes: relaciones, division del trabajo y autonomía profesional. El ejemplo de los miembros del sindicato de abogados de Francia », Revista da ABET. Brazilian Journal of Labour Studies (vol. 20, no 2, 2021) ; « Défendre le climat par le droit. Le rôle des juristes dans la production et la mobilisation du droit de l’environnement », L’Homme & la Société (no 218, 2023) ; et, codirigé avec Vincent-Arnaud Chappe, Le droit du travail en sociologue, aux Presses des Mines (2022).

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    1 Bourdieu et Chartier 2010, p. 34.

    2 Précisions, concernant la micro storia, que des historiennes s’attachent à la faire parler avec la sociologie (Mercier 2016), tandis que d’autres la prolongent en développant la micro-histoire globale (Trivellato 2023).

    3 Nous avons fait le choix de ne pas utiliser l’écriture inclusive lorsque nous évoquons, au singulier, le sociologue ou le chercheur, car cette contribution sur la méthode archivistique, même si elle a vocation – on l’espère – à être utile, est avant tout fondée sur notre expérience personnelle de recherche.

    4 Précisons tout de même l’existence des travaux des historien·nes du droit du travail et des relations professionnelles, voir Laure Machu (2004, 2008) et Claude Didry (2002, 2016).

    5 En employant l’expression « inventer ses sources », nous reprenons à notre compte la définition qu’en donne Liora Israël : « Inventer ses archives, c’est en effet savoir se départir des classements administratifs, chronologiques ou fonctionnels qui enserrent les archives produites comme telles, pour construire un corpus propre à une recherche, dont la constitution progressive repose sur la progression de la réflexion, et qui passe le plus souvent par la consultation de différents fonds d’archives dont le rapprochement ne fait sens qu’au prisme d’une problématique qui les relie » (Israël 2012, p. 182).

    6 Nous reprenons ici l’expression de François Buton (2008).

    7 La loi du 3 juillet 1986 supprime partiellement l’autorisation administrative des licenciements pour raison économique. Elle laisse le soin aux partenaires sociaux de déterminer par la négociation la consultation des institutions représentatives et le reclassement des salarié·es licencié·es. La loi du 31 décembre 1986 reprend les termes de l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 20 octobre 1986 en matière de réforme des procédures de licenciement économique ; elle institue un nouveau régime du licenciement économique ; elle supprime totalement l’autorisation administrative des licenciements pour raison économique.

    8 Sur la trajectoire politique de Philippe Séguin, voir Alleno et Bruneteau 2021.

    9 Sur l’importance de considérer l’ensemble de la biographie des parlementaires, notamment leur profession avant leur mandat, voir Offerlé 1999.

    10 Henri Fiszbin, député socialiste (ancien communiste), débats à l’Assemblée nationale, 1re séance, 2 juin 1986, p. 1547.

    11 On peut par exemple y lire : « Céder à l’esprit de revanche, ce serait – consciemment ou non – souscrire à l’analyse que donnent du débat politique les plus enragés des derniers idéologues de la Gauche ; ce serait accepter le mythe d’un débat social conçu comme un affrontement de classes ; ce serait partager l’idée d’un État réduit à la fonction de représentation de certaines catégories sociales ou socio-professionnelles » (Séguin 1985, p. 95).

    12 Débats à l’Assemblée nationale, 2e séance, 4 juin 1986, p. 1714.

    13 Débats à l’Assemblée nationale, 2e séance, 4 juin 1986, p. 1545.

    14 Philippe Séguin, débats à l’Assemblée nationale, 1re séance, 2 juin 1986, p. 1626.

    15 Malgré nos travaux antérieurs portant sur les conseils de prud’hommes, autour de l’équipe réunie par Hélène Michel et Laurent Willemez, et sur le droit social.

    16 Les archives syndicales consultées sont « Réformes du droit du licenciement » (1973 ; 1967-1973 ; 1986) pour la CGT, et « Dossiers de la commission exécutive » et « Fonds du service juridique confédéral » pour la CFDT.

    17 « No 495 Assemblée nationale. Projet de loi relatif au conseil de prud’hommes », le 26 novembre 1986.

    18 D’autres fonds d’archives devront alors être consultés afin de résoudre éventuellement cette énigme, par exemple les archives du Conseil supérieur de la prud’homie. Toutefois, après la consultation de ses inventaires, aucun indice, aucune trace ne nous permet de conclure que s’y trouvent des archives relatives à cette loi qui n’a pas été adoptée.

    19 Sur Tiennot Grumbach, voir Tonneau 2017.

    20 Précisons que les archives judiciaires sont relatives à la justice et à son administration et que les archives juridiques renvoient aux documents présentés devant la justice.

    Enquêter sur les relations professionnelles

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    Tonneau, J.-P. (2024). « L’observation historique » des relations professionnelles. Recourir aux archives dans l’analyse du droit des licenciements collectifs. In F. Alfandari, A. Bonanno, L. Cárdenas, S. Doumenc, W. Gibard, & L. Winiarski (éds.), Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48227
    Tonneau, Jean-Philippe. « “L’observation historique” des relations professionnelles. Recourir aux archives dans l’analyse du droit des licenciements collectifs ». In Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48227.
    Tonneau, Jean-Philippe. « “L’observation historique” des relations professionnelles. Recourir aux archives dans l’analyse du droit des licenciements collectifs ». Enquêter sur les relations professionnelles, édité par François Alfandari et al., ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48227.

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    Alfandari, F., Bonanno, A., Cárdenas, L., Doumenc, S., Gibard, W., & Winiarski, L. (éds.). (2024). Enquêter sur les relations professionnelles (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077
    Alfandari, François, Annaïs Bonanno, Lina Cárdenas, Saphia Doumenc, Willy Gibard, et Lucas Winiarski, éd. Enquêter sur les relations professionnelles. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
    Alfandari, François, et al., éditeurs. Enquêter sur les relations professionnelles. ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.48077.
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