Introduction
p. 33-36
Texte intégral
1Cette première partie se propose de mettre l’objet « relations professionnelles » à l’épreuve de la diversité des méthodes mobilisées pour l’étudier. Les quatre auteurs, politistes et/ou sociologues1, reviennent sur les questionnements méthodologiques auxquels ils ont été confrontés durant leurs recherches, plus particulièrement au cours de leurs thèses et des prolongements qu’ils en ont faits. Dans leurs contributions, ils présentent des ressources dont l’usage a été jusqu’ici assez peu analysé dans le champ des relations professionnelles.
2Cette partie part du constat suivant : l’objet « relations professionnelles » n’existerait pas sans les entreprises dans lesquelles ces relations prennent place, sans un État régulant les relations de travail ou encore sans des organisations syndicales et patronales représentant et instituant les acteur·rices de ces relations professionnelles. Les relations professionnelles sont un objet imbriqué au carrefour de plusieurs institutions, qui ont leurs contraintes propres, s’inscrivent dans des logiques différentes et sont parfois concurrentes. Dès lors, pour produire des données, les chercheur·es s’accommodent de ce que ces institutions leur donnent à voir. Autrement dit, ces institutions, au sein desquelles se construisent les relations professionnelles, sont partie intégrante de la production de la recherche sur cet objet. Non seulement elles constituent parfois des sources de financement pour les recherches, mais elles produisent aussi et surtout des données sur cet objet selon un cadrage particulier, à partir duquel les contributeurs de cette partie ont dû construire leurs dispositifs d’enquête. En partant de la diversité des sources et des méthodes mobilisées dans plusieurs enquêtes, cette partie cherche à comprendre la façon dont ces chercheurs ont composé avec les institutions qui encadrent et conditionnent l’existence de cet objet d’étude.
3Les auteurs appréhendent ces institutions à plusieurs échelles : au-delà des institutions les plus classiquement étudiées en matière de relations professionnelles (institutions publiques, branches professionnelles, entreprises, syndicats de travailleur·euses et organisations patronales), ils s’intéressent également à d’autres institutions et activités connexes telles que les organismes produisant des statistiques en la matière, la volonté des organisations syndicales de renseigner les caractéristiques de leurs adhérent·es, les acteur·rices de la production du droit du travail comme les parlementaires ou les avocat·es, etc. Au-delà de ces institutions, c’est l’objet même des relations professionnelles qui est inscrit dans des contextes nationaux spécifiques, ce qui pose la question de la comparabilité des analyses. Le ou la chercheur·e souhaitant analyser cet objet se retrouve alors face à un impératif de distanciation à l’égard de ces données. Comment se saisir de matériaux préexistants à l’enquête, et comment ceux-ci contribuent-ils en retour à déterminer les étapes de la recherche, à redéfinir les objets d’étude ou encore à infléchir les analyses ? Comment pallier l’incomplétude, voire la partialité, de certaines sources ? Comment se défaire des présupposés ethnocentriques liés à la socialisation du·de la chercheur·e dans un contexte institutionnel particulier ?
4Le premier chapitre analyse les conditions de possibilité et les limites de la réalisation d’une enquête statistique interne à une institution, en l’occurrence une organisation syndicale. Maxime Lescurieux analyse l’Enquête sur les parcours syndicaux (Epasy) de la CFDT, qui est centrée sur la conciliation entre engagement syndical et trajectoires de vie. Il étudie les conditions de production de cette enquête, à laquelle il a lui-même participé en tant que chercheur, et revient sur sa négociation, ses enjeux et ses limites, notamment quand les chiffres deviennent « politiques ».
5Dans un deuxième chapitre, Tristan Haute confronte, afin d’étudier les déterminants et les évolutions du vote aux élections professionnelles, des enquêtes et des statistiques institutionnelles déjà existantes2 avec des données quantitatives qu’il a lui-même produites, faisant émerger des résultats qui ne sont pas forcément visibles au premier abord. L’auteur revient sur les apports et les limites des différents types de données qu’il a mobilisés en fonction des logiques institutionnelles et scientifiques à partir desquelles elles ont été produites. Il analyse les conditions de complémentarité de ces sources partielles pour l’objet qui l’intéresse. Ce chapitre combine ainsi une approche par le haut du vote aux élections professionnelles, pointant le rôle des environnements socioproductifs dans la participation électorale et dans l’implantation syndicale, et une analyse plus contextuelle du vote, mettant en évidence le poids des interactions sociales au travail dans la participation électorale, au détriment de l’hypothèse d’un vote sur enjeux.
6Le troisième chapitre explore l’usage du matériau historique en matière de relations professionnelles, à travers la mobilisation croisée des archives juridiques et judiciaires, issues de diverses institutions et de différent·es acteur·rices des relations professionnelles. À partir d’archives judiciaires obtenues grâce à un avocat militant en droit du travail, d’archives d’organisations syndicales (CGT, CFDT, SAF) et de comptes-rendus de débats parlementaires, Jean-Philippe Tonneau analyse la production et la mobilisation du droit des licenciements collectifs à plusieurs échelles. Les positions et prises de position des parlementaires sur les lois de 1986 concernant les procédures de licenciement économique, et les usages sociaux de ce domaine du droit par les organisations syndicales, les avocat·es et les directions d’entreprise, mettent en évidence des visions contrastées de la régulation juridique des relations professionnelles. Ces analyses montrent également l’intérêt de saisir conjointement la production du droit « par le haut », c’est-à-dire du point de vue de l’élaboration des dispositions légales, et « par le bas », c’est-à-dire à partir de l’usage qui en est fait au quotidien. Ce faisant, ce chapitre expose les ressources que procure l’usage de différents types d’archives dans l’étude des relations professionnelles, et les précautions à prendre pour les faire parler. L’auteur tente ainsi de répondre à la question : comment faire parler sociologiquement des archives judiciaires et juridiques ?
7Enfin, dans le quatrième chapitre, Pierre Rouxel revient sur une comparaison des pratiques des organisations syndicales entre deux pays, la France et l’Argentine, ce qui lui permet de remettre en question ses présupposés ethnocentriques et de percevoir différemment les interactions et les enjeux sur son terrain. Il nous livre ainsi les enseignements tirés d’une enquête ethnographique sur le syndicalisme d’entreprise qui compare quatre collectifs syndicaux de grandes industries implantées dans ces deux pays. Comment mener la comparaison à bien sans surestimer ou sous-estimer les différences institutionnelles dans lesquelles la collecte des matériaux est encastrée ? Comment éviter les écueils d’un ethnocentrisme institutionnel ? L’auteur dévoile les ficelles d’une approche compréhensive qui a permis d’étudier le façonnage des pratiques syndicales par les institutions, leurs usages par les syndicalistes, ainsi que leurs appropriations et leurs contournements.
8Cette première partie aborde donc, de façon originale, les conditions de production des données. Sur des terrains classiques de l’étude des relations professionnelles, la variété des outils mobilisés et l’analyse de leurs apports et de leurs limites permettent de réorienter la focale analytique sur des champs nouveaux ou peu étudiés. Tristan Haute et Maxime Lescurieux illustrent l’effort de distance par rapport aux cadres institutionnels dans lesquels la régulation des relations professionnelles est insérée. Ce cadre peut être celui d’une administration productrice de données comme celui d’une organisation syndicale traversée par des enjeux politiques et par les tensions qui en découlent. Jean-Philippe Tonneau montre quant à lui comment utiliser la variété des archives disponibles autour d’un même enjeu législatif pour enrichir l’analyse de la production du droit des relations professionnelles « par le haut » et « par le bas ». Enfin, Pierre Rouxel prend de la hauteur en adoptant une démarche comparative : il dépasse ou nuance les points communs et les clivages qu’il a identifiés en premier lieu entre des collectifs syndicaux éloignés.
9Si les quatre contributions permettent d’offrir des pistes méthodologiques pour surmonter les écueils inhérents à l’étude des relations professionnelles, elles montrent aussi tout l’intérêt de prendre en compte, dans l’analyse des matériaux historiques, la finalité de la production des sources par ces diverses institutions à des échelles variées : que cachent les sources institutionnelles et que rendent-elles visible ? Que cela dit-il des institutions qui contribuent à produire la connaissance scientifique sur les relations professionnelles ? Plus largement, cette partie nous montre que les enquêtes sur les relations professionnelles peuvent se voir enrichies par la mobilisation de nouveaux angles d’approche, qu’ils soient quantitatifs, archivistiques ou comparatifs.
Notes de bas de page
1 Les contributeurs de cette partie se trouvent être tous des hommes, ce qui invite à mettre en perspective leurs négociations d’accès au terrain avec celles des contributrices de la partie III, qui sont toutes des femmes. Sur ces questions, nous renvoyons à l’introduction générale.
2 Base Mesure d’audience et de la représentativité syndicale (Mars) et grandes enquêtes par questionnaire de l’Insee et de la Dares.
Auteurs
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Anaïs Bonanno
Anaïs Bonanno est docteure en sociologie et postdoctorante à l’université Lumière-Lyon 2 (contrat FO/IRES). Sa thèse porte sur la relation entre l’inspection du travail et son public, à la croisée de la sociologie du droit, du travail et des relations professionnelles. Elle a notamment publié un article sur les guichets de l’inspection du travail dans La nouvelle revue du travail (no 17, 2020) et un article sur les contraintes de qualification en matière de santé au travail dans Droit et Société (no 110, 2022). Elle a également contribué récemment, en 2022, à l’ouvrage collectif dirigé par Vincent-Arnaud Chappe et Jean-Philippe Tonneau, Le droit du travail en sociologue (Presses des Mines), où elle analyse l’activité de l’inspection du travail en CHSCT.
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Lucas Winiarski
Lucas Winiarski est docteur en science politique à l’université Lumière-Lyon 2, rattaché au laboratoire Triangle (UMR 5206). Il travaille sur le syndicalisme, les mouvements sociaux, l’organisation et la mobilisation des travailleurs précaires, le chômage et la précarité, la CGT et Saint-Étienne. Sa thèse s’intitule À contresens dans la CGT ? Le déploiement entravé des comités CGT de privés d’emploi et précaires à l’échelle locale et confédérale. Il est membre du comité d’organisation du séminaire SYMETT.
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