Chapitre 7
Faire une ethnographie des idées politiques et de leurs circulations
p. 183-210
Texte intégral
1Longtemps rétive à soumettre son objet aux outils et méthodes des sciences sociales, l’étude de la pensée politique s’est toutefois davantage tournée vers ceux-ci à mesure que se développait au sein de la science politique française une histoire sociale des idées politiques (Skornicki et Gaboriaux 2017 ; Matonti et Hauchecorne 2017). Attentive aux conditions sociales et historiques de production des textes et des savoirs, ainsi qu’à leurs circulations et usages, celle-ci fait en outre écho à l’intérêt croissant manifesté ces dernières années par d’autres domaines de la science politique pour les dimensions symboliques de l’activité politique, que celles-ci soient appréhendées à l’échelle des « cadres » des mouvements sociaux, des « référentiels » des politiques publiques ou de la construction des problèmes et controverses publics. Par comparaison avec l’analyse de contenus, l’enquête sur archives, la prosopographie ou l’analyse de correspondances, l’ethnographie demeure toutefois, parmi les techniques d’enquête ordinaires des sciences sociales, celle dont l’usage est le plus limité quand il s’agit de travailler sur les discours et les savoirs, surtout si l’on refuse de la réduire à une collection d’entretiens épars.
2Ce chapitre entend par conséquent considérer ce que l’enquête de terrain peut apporter à l’étude de la production et de la circulation des idées politiques. Il part de l’idée que les champs politiques sont aussi des univers symboliques que façonnent et légitiment les discours et représentations des agents ; et où les luttes sociales prennent souvent la forme de confrontations idéologiques. Alors que l’histoire de la pensée politique s’est traditionnellement centrée sur l’étude des auteurs du canon philosophique, notre approche privilégie à l’inverse une définition extensive de la pensée ou des idées politiques, incluant l’ensemble des productions théoriques, savantes, littéraires ou idéologiques qui concourent à la construction de l’activité politique dans ses différents domaines (production et usage du droit, représentations du corps politique ou de la nation, légitimation de l’action publique et des institutions, idéologies et discours partisans, production et circulation de l’information, controverses publiques…). Le chapitre revient tout d’abord sur la spécificité d’un point de vue ethnographique dans l’analyse des idées et sur les sites que les travaux existants ont défrichés (think tanks, organismes d’étude ministériels, sociabilités académiques, rédactions et revues, formations partisanes ou syndicales…). Il se centre ensuite sur les modalités d’accès à ces types de terrains et les formes que peut y prendre le travail ethnographique en s’appuyant plus particulièrement sur deux exemples d’enquêtes, chacune réalisée par l’un des auteurs du chapitre : l’une consacrée à un service ministériel de production statistique et d’expertise, l’autre aux importateurs de la philosophie politique états-unienne contemporaine en France. Sur la base de ces deux exemples, il souligne enfin en quoi l’accès aux coulisses que ménage l’enquête de terrain et l’attention que l’ethnographie porte sur les dispositifs matériels et corporels, les relations d’interconnaissance et les interactions permettent de mettre en lumière des dimensions des processus de production et de circulation des idées qui sont sinon ignorées.
Enquêter sur les idées et les savoirs en politique
3Parce que l’étude de la pensée politique offre a priori peu de prise à la démarche ethnographique, elle oblige à revenir sur ce qui définit en propre cette dernière. On pourra la caractériser à partir de trois niveaux distincts (Weber 2009). Elle s’identifie tout d’abord à un point de vue spécifique sur l’objet alliant analyse réflexive des interactions avec le terrain, sensibilité à la distinction entre catégories émiques et étiques, attention portée aux relations d’interconnaissance entre agents et aux transactions que celles-ci sous-tendent, analyse des contraintes matérielles et dispositifs spatiaux. Elle constitue dans le même temps une technique d’enquête particulière combinant observations et entretiens dans le cadre d’une immersion au sein d’un terrain. Elle se traduit enfin au niveau de l’écriture par des formes spécifiques d’exploitation des matériaux ainsi recueillis : descriptions ethnographiques, citations du journal de terrain, extraits d’entretiens contextualisés… Ces trois niveaux ne se retrouvent toutefois pas toujours simultanément dans les travaux. Si le souci de restituer des interactions entre acteurs et des pratiques concrètes du travail intellectuel s’est, dans de riches enquêtes, appuyé sur le dépouillement d’archives, des entretiens semi-directifs, ou la prosopographie des experts et intellectuels, les travaux qui mobilisent une ethnographie basée, au moins en partie, sur des observations in situ sont plus rares.
4Plusieurs raisons peuvent être avancées. En premier lieu, la nature même du travail intellectuel le rend difficilement observable puisque, contrairement au travail manuel qui fait l’objet depuis longtemps d’enquêtes par observations directes, il est en partie immatériel, silencieux, et se réalise de façon relativement solitaire. De ce point de vue, l’accès à des archives personnelles ou institutionnelles comme les brouillons de notes rédigées par des hauts fonctionnaires (Laurens 2008) ou les différentes versions d’un rapport rédigé par les économistes d’un organisme d’expertise (Gayon 2009) permettent plus aisément de restituer les logiques sociales au principe de ces pratiques individuelles. Ajoutons qu’il est d’autant plus difficile d’observer ce travail de production des idées politiques qu’il est moins aisé que pour d’autres activités d’en saisir les temporalités et l’inscription spatiale pour planifier et négocier un « terrain » : où et quand observer la genèse d’idées politiques telles que la « décroissance », « le progressisme », « le grand remplacement » ou l’« antiracisme politique », qui semblent s’être cristallisées et disséminées à la faveur d’interactions multiples au fil du temps et dans des lieux différents ? Un deuxième facteur explicatif tient à la difficulté de négocier l’accès à certains terrains susceptibles d’intéresser l’ethnographe travaillant sur les idées politiques (administration d’État, cabinet ministériel, commission de rédaction d’un programme politique…). Elle est d’abord due à la position dominante de ces espaces et aux résistances que leurs membres peuvent opposer à l’objectivation de leurs pratiques. Ensuite, certains de ces lieux visent à dé-conflictualiser, dématérialiser ou dépolitiser la production d’idées et donc à en épurer les secrets de fabrication (Belorgey 2011). Dans d’autres cas, l’obstacle peut à l’inverse résider dans la (trop) grande proximité des chercheurs en sciences sociales avec les lieux de production d’idées politiques, qui rend difficile le travail de distanciation vis-à-vis des acteurs et de leurs catégories de perception et pratiques ordinaires. Trop indigènes, les chercheurs en sciences sociales auraient du mal à constituer en « terrains » ces lieux de production intellectuelle et à se prendre « eux-mêmes » pour objet de recherche. La fréquence en revanche des « témoignages » de chercheurs (par exemple Guénard et Naudet 2020 – entretien avec Daniel Benamouzig) ou, dans une forme plus sociologisée, des essais d’autoanalyse (Eymeri-Douzans 2010) ou de retour réflexif (Alam, Gurruchaga et O’Miel 2012) sur leur participation à tel ou tel lieu de production intellectuelle sont récurrents et semblent confirmer ces difficultés à s’y dédoubler (participant/observateur).
5Malgré ces limites et obstacles, plusieurs travaux sur les idées et savoirs politiques mobilisent, depuis une vingtaine d’années, la méthode ethnographique servie par des observations directes. Contrairement aux ethnographes du travail, des classes populaires (Avril, Cartier et Serre 2010) ou de l’action publique au guichet (Dubois 2012) qui s’appuient sur des méthodes d’enquêtes routinisées et qui dialoguent entre eux, ces travaux sont toutefois plus dispersés et moins codifiés. D’ailleurs, si tous recourent à des observations in situ, plus rares sont ceux qui s’appuient en premier lieu sur cette méthode et qui, se faisant, se présentent comme des ethnographes des idées politiques. Leur diversité est d’abord liée aux différentes étapes des « carrières » des idées saisies par l’ethnographe : de la genèse aux réceptions-appropriations ordinaires des idées politiques en passant par leurs importations et traductions. De ce fait, la gamme des « acteurs » enquêtés est étendue : responsables politiques (Argibay 2016) ou syndicaux (Éthuin et Yon 2014), intellectuels de parti (Matonti 2005), philosophes (Pudal 2012 ; Hauchecorne 2019), économistes (Belorgey 2011 ; Alayrac 2022), théoriciens de la littérature (Dumont 2018), statisticiens (Penissat 2009 ; Nivière 2005 ; Brousse 2005), comptables nationaux (Dufour 2019), journalistes (Berthaut 2013), médecins et vétérinaires (Keck 2010), experts d’ONG (Lascoumes 2011), écrivains et leurs publics (Sapiro et al. 2015), cinéastes (Mariette 2008), mais également des militants et des citoyens lorsqu’il s’agit d’enquêtes sur la réception-appropriation des idées politiques (Albenga et Bachmann 2015 ; Romerio 2018). Cette large palette concerne également les « lieux » et « sites » enquêtés : groupe de travail d’un think tank, stage de formation syndicale, cercles de lecture, projection-débat de films (Mariette 2017), réunions et accueils de femmes au Planning familial, maisons d’édition (Noël 2012), rédaction de presse, séminaires d’un organisme d’expertise ou colloque universitaire, commission attribuant des financements pour la recherche (Lamont 2011), conférence gouvernementale, organismes d’État, groupe de travail d’une agence publique (Barthe 2014). On notera toutefois que dominent les travaux sur des lieux d’expertise à la frontière entre le politique, l’administratif et le scientifique. Cela se combine d’ailleurs avec le fait que ces ethnographies se concentrent plus souvent sur la production d’un format de type « rapport » s’inscrivant dans un cadre collectif (groupe d’experts, administration, commission) et une signature impersonnelle que sur des supports identifiables à une ou plusieurs personnalités (livres, articles de presse, films, revue). Ces terrains rendent possible l’observation de lieux carrefours ou « neutres », pour reprendre la formule de Bourdieu et Boltanski, où se confrontent des positions et des prises de positions distinctes. On peut également faire l’hypothèse que l’intégration des milieux académiques dans les institutions et organismes d’État facilite les opportunités d’accès à des terrains. On soulignera que dans ce cadre la position du chercheur est régulièrement celui du participant-observateur qui a été invité en son nom ou embauché comme « petite main » pour contribuer au travail intellectuel. L’observation non participante ou sans statut est semble-t-il plus rare. Elle peut toutefois prendre la forme d’observations de lieux publics comme les colloques mais aussi de multiples lieux de réception-appropriation militante des idées politiques (réunions publiques, projections-débats, cercles de lectures). Ainsi, bien que foisonnants, ces travaux d’ethnographie des idées et savoirs politiques s’inscrivent dans un champ de recherche encore en friche.
6Malgré la grande diversité de ces travaux et des manières dont ils mobilisent l’ethnographie – de façon plus ou moins intensive, en complément d’une ou plusieurs autres méthodes d’enquête –, on peut en dégager quelques apports. Les recherches portant sur les formes de réception-appropriation des idées politiques insistent tout particulièrement sur la manière dont les dispositions sociales interviennent dans les situations étudiées : c’est le cas des lectrices enquêtées par Vivianne Albenga qui s’approprient différemment les idées féministes selon les positions et trajectoires sociales, ou encore des militantes et salariées du Planning familial aux prises avec le « problème musulman » et la retraduction dans l’accueil des femmes d’une approche intersectionnelle du féminisme (Albenga et Bachmann 2015). Audrey Mariette (2017) souligne également le rôle des dispositions professionnelles et militantes des animateurs des projections-débats qu’elle observe : ainsi, les réalisateurs de film ont tendance à politiser l’esthétique de leur film et à dépolitiser l’histoire ou le récit tandis que les chercheurs et les militants ont tendance à cadrer le débat autour des thématiques sociales et politiques des films. Cela conduit dans certains cas, en coprésence des réalisateurs et de responsables associatifs ou syndicaux, à des tensions voire à des conflits ouverts sur ce qui peut être qualifié de politique dans les films présentés et débattus. Si plusieurs chercheurs enquêtant sur des lieux de production politico-administratifs n’ignorent pas les effets en acte des dispositions des acteurs, le point commun de ces travaux est de démontrer le poids des dispositifs formels et matériels sur la fabrication des idées et des savoirs. Nicolas Belorgey (2011) montre par exemple que le circuit de relecture hiérarchique des publications des économistes de la Banque de France participe d’une dépolitisation et d’une bureaucratisation de choix pourtant très politiques. Yannick Barthe (2014) souligne que les formes d’organisation des prises de parole (attribuées et non pas libres), la division des tâches ou encore les règles d’écriture du rapport contribuent à rendre difficile l’expression des désaccords entre les experts de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET). Ce n’est pas propre aux univers administratifs. Camilo Argibay (2016) montre également comment l’assignation de rôles spécialisés à chaque intervenant dans un groupe de travail de Terra Nova conduit à rendre improbables les confrontations intellectuelles et politiques. Dans certains cas ce sont tout simplement les contraintes techniques qui « arbitrent » les choix politiques sous-jacents aux constructions intellectuelles. Nicolas Belorgey (2011) raconte ainsi comment des économistes en viennent à adopter une certaine définition de la productivité du travail en se rabattant sur la base de données la plus rapidement et facilement accessible. L’observation des interactions permet également de mettre en lumière les normes et codes tacites en vigueur dans ces lieux de production. Ainsi, ces économistes de la Banque de France s’accordent sur le refus de toute discussion politique entre eux alors même qu’en dehors de cette administration la plupart sont engagés politiquement. Camilo Argibay (2016) souligne quant à lui l’impératif de « courtoisie » qui régit les échanges au sein du groupe de travail Terra Nova et qui implique l’évitement des critiques et des conflits entre experts. À la suite, il montre que le ressort politique de ces échanges se révèle moins dans les réunions que dans toutes les formes de sociabilités (plaisanteries, convivialité…) qui les accompagnent. Ces réunions fonctionnent alors comme des espaces de sociabilités militantes offrant à ces chercheurs une « récréation » mais aussi l’accumulation de capital social.
7Afin de préciser les apports de la démarche ethnographique à l’étude des idées, on propose de se centrer plus particulièrement, dans la suite de ce chapitre, sur deux enquêtes de terrain.
Enquêter sur les idées et les savoirs
Sites et situations d’enquête
8La première enquête, réalisée par Étienne Penissat (EP) entre 2003 et 2009, porte sur la fabrication des statistiques du travail et de l’emploi en France, en s’appuyant en particulier sur une observation participante au sein de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du Travail et de l’Emploi. La seconde, conduite par Mathieu Hauchecorne (MH) entre 2005 et 2010, a porté sur les importateurs en France de ce qu’on appelle communément les théories de la justice, c’est-à-dire d’un ensemble de réflexions économiques et philosophiques nées aux États-Unis dans le sillage du livre de John Rawls A Theory of Justice (1971) et des débats qu’il a ouverts. Toutes deux réalisées dans le cadre d’un doctorat, ces enquêtes épousent la perspective d’une ethnographie réflexive, au sens où elles prennent la forme, selon des modalités distinctes, d’observations et d’entretiens réalisés dans le cadre d’une immersion au sein d’un milieu d’interconnaissance (Beaud et Weber 1997 ; Weber 2009). Elles ne s’en distinguent pas moins à plusieurs niveaux, comme le type de savoirs ou d’idées considérés, ou la localisation et la morphologie de leurs terrains. L’enquête d’Étienne Penissat a en effet porté sur la production, directement au sein de l’État, de savoirs fortement objectivés (notamment sous la forme d’indicateurs statistiques) et fortement liés à la demande politique (dans certains cas elles peuvent prendre la forme de préconisations à destination du cabinet du ministre de l’Emploi et du Travail). L’enquête de Mathieu Hauchecorne a porté à l’inverse sur des savoirs plus académiques et plus philosophiques, dont la circulation dans le débat public ou l’expertise d’État en France s’est surtout faite sous la forme de catégories (« égalité vs équité », « égalité des chances vs égalité de résultats », « responsabilité », « ressources vs capacités ou bien-être ») et de cadres d’interprétation généraux, en dépit de l’existence de toute une littérature économique plus appliquée issue de ces théories.
9L’enquête sur la DARES s’identifiait très largement à un site puisque l’observation participante se déroulait dans des locaux d’une tour du 15e arrondissement de Paris. De septembre 2005 à l’été 2006, EP y travaillait comme « chargé d’études » contractuel dans un département dédié aux études et aux statistiques sur les relations professionnelles. Installé dans un bureau au 4e étage de la tour, il avait en charge plusieurs tâches telles que le « nettoyage » et l’analyse de la base de données ou l’accompagnement de plusieurs chercheurs l’utilisant. Cela lui conférait donc une position, un statut et un rôle dans un univers de travail formalisé (avec horaires de travail, bureau et badge d’accès nominatif…), ordonné (agent d’un « département » d’une des trois « sous-directions » de la DARES) et hiérarchisé (sous la dépendance d’un supérieur direct, d’une cheffe de bureau…). Cette insertion professionnelle dans un ordre bureaucratique était la condition d’accès à plusieurs scènes d’observation : réunions de travail, séminaires et colloques, lieux de sociabilité et événements festifs (pots de départ, fêtes de fin d’année). L’immersion permettait également l’accès à des documents « papier » (Lomba 2008) pour dresser une ethnographie du travail des agents, tels que les brouillons de publications, des notes adressées au ministre, des courriels, des documents internes (annuaires, statistiques sur le personnel…), les archives de certaines enquêtes… Leur collecte a été complétée par la passation d’un questionnaire ciblé sur les caractéristiques des agents (origines sociales, formation scolaire, carrière professionnelle…).
10La réception de Rawls et des théories de la justice en France ne s’identifiait pas de manière aussi évidente à une unité de lieu ou spatiale qui aurait pu constituer le site privilégié d’une enquête ethnographique. Partiellement révolue, la réception de Rawls ne semblait en outre pas offrir de prises évidentes à l’observation, les transactions éventuelles entre les médiateurs de ces théories traversant de multiples « scènes sociales » (voir Weber 2001). Qu’ils s’inscrivent en philosophie ou en économie, dans le champ politique ou dans les mondes de l’édition, ces médiateurs n’en formaient pas moins un milieu d’interconnaissance, entrecroisant liens « forts » et « faibles », et dont la structure a joué un rôle déterminant dans l’importation et les appropriations des théories de la justice. Comme dans beaucoup de recherches portant sur des circulations, il a donc fallu mettre en place une enquête multi-sites (Marcus 1995), en multipliant les observations dans les lieux les plus variés, en commençant par les événements publics (cours dispensés dans différentes universités, journées d’étude et colloques, séminaire interne d’un conseil d’experts…) et en tâchant progressivement de se ménager un accès à leurs coulisses (repas avec les participants lors d’une journée d’étude, soirée à l’issue d’un colloque, « pots » faisant suite à des séminaires, conversations informelles…). Ces événements ont été l’occasion de nouer les premiers contacts, de tisser ou de renforcer des liens, notamment avec les principaux « alliés », et de négocier une partie des entretiens. Dans ce cadre, trois sites ont fait l’objet d’une investigation plus approfondie. Le premier s’inscrivait à l’intérieur d’un conseil d’experts rattaché aux services du Premier ministre. Ce séminaire, consacré aux pensées de Rawls et d’Amartya Sen et à leurs implications en matière d’action publique, réunissait chaque mois autour d’un « invité » les rapporteurs de l’organisme (appelé ici « le Conseil »), des membres d’autres structures de l’expertise d’État, hauts fonctionnaires ou statisticiens, des chercheurs ou universitaires, et plus marginalement quelques représentants du monde politique ou syndical (Hauchecorne 2010). Le colloque de Cerisy-la-Salle consacré en juillet 2007 au parcours et à la pensée de Jean-Pierre Dupuy, l’un des principaux médiateurs de Rawls en France, a constitué un autre lieu d’investigation privilégié. Réunissant pendant une semaine plusieurs dizaines d’intellectuels ayant côtoyé Jean-Pierre Dupuy au fil de sa carrière, il offrait aussi un accès privilégié à un certain nombre de coulisses à l’occasion des petits-déjeuners, repas et activités récréatives en commun. Formé par les jeunes chercheurs (doctorants, postdoctorants et jeunes maîtres de conférences ou chargés de recherche) en philosophie se consacrant à l’étude des théories de la justice en France, en Belgique et au Québec, l’espace francophone de l’éthique analytique a enfin constitué un troisième lieu d’investigation. Le rôle décisif joué au sein du groupe par un forum de discussion philosophique (appelé par la suite « La liste ») a fait l’objet d’une attention privilégiée.
Des terrains académiques ?
11Une des spécificités de ces deux terrains tenait à leurs liens avec le champ académique, qu’il s’agisse de liens d’appartenance, de dépendance ou d’échange. Ces liens influaient sur la perception de l’ethnographe par ses enquêtés. L’analyse réflexive des interactions avec un terrain familier et du travail de distanciation rendu nécessaire était à ce titre hautement révélatrice de la position du milieu étudié au sein du champ du pouvoir, si à la suite de Bourdieu on entend par là l’espace où se définissent les rapports de force entre les différentes fractions de l’élite et la valeur de leurs capitaux spécifiques.
12La DARES est en effet structurellement proche des milieux académiques par le biais de financements d’équipes de recherche mais aussi par sa composition professionnelle : des universitaires (c’est-à-dire des docteurs) sont recrutés régulièrement comme chargés d’études sur des supports contractuels et une partie des agents de l’INSEE qui y travaillent sont passés par des formations à la recherche (master, doctorat). C’est donc par le jeu des proximités scolaires qu’EP a été recruté par un administrateur de l’INSEE et sociologue, passé par le même DEA dans une promotion précédente, et qui avait besoin d’un assistant. Ce double positionnement – observateur/agent – a été également bien accepté par la cheffe de bureau, recrutée dans les années 1970 et issue d’une formation à la sociologie urbaine. L’ethnographe pouvait également côtoyer, parmi la dizaine d’agents de son département, une docteure en sociologie et deux docteurs en économie, ce qui, les premiers jours de terrain, apparentait celui-ci à un laboratoire de recherche.
13En dépit de cet air de famille, cet univers de travail apparaît toutefois rapidement aux yeux de l’ethnographe comme fortement hiérarchisé et segmenté. La conception et la diffusion d’indicateurs statistiques dans l’espace public sont le fruit d’une chaîne de production (Merllié 1993) – enquêtés, enquêteurs, codeurs, statisticiens, chefs de bureau… – qui en fait un travail collectif et encadré (Penissat 2012). Les catégorisations induites par les statistiques officielles constituent, comme l’ont montré les travaux de sociologie de la quantification, la part la plus politique des opérations de quantification. Mais elles ne s’appuient pas uniquement sur des enjeux et des débats d’idées. L’enquête démontre en effet que certaines « idées » ou « catégorisations » embarquées dans les statistiques officielles dépendent en partie de contraintes matérielles et techniques liées à ces chaînes de production.
14Une grande part du terrain de MH s’inscrivait plus directement encore au sein du champ académique. Dès le début de son enquête, MH ne pouvait ignorer la proximité sociale de ses enquêtés, au vu de la multiplicité des contacts directs ou médiatisés dont il disposait avant même de commencer le terrain. Parmi les médiateurs de premier plan des théories de la justice figuraient par exemple la directrice de son école d’origine (l’École normale supérieure, où il avait gardé un rattachement), quelques-uns de ses anciens enseignants, ainsi que des connaissances de sa directrice de thèse. C’est d’ailleurs sur la base de ces liens d’interconnaissance préexistants que s’était faite son entrée sur le terrain. Par la suite, les entretiens seront négociés à l’occasion des événements auxquels MH assiste ou, sur un mode « boule de neige », sur la base des recommandations recueillies à l’issue des entretiens. MH ne pouvait ignorer non plus que ses enquêtés étaient en mesure de le lire et le liraient, compte tenu des injonctions répétées à les tenir au courant de l’avancement de sa thèse, voire de leurs sollicitations. Surtout, par sa position de doctorant, il ne pouvait guère ignorer les rapports de pouvoir corrélatifs de cette proximité et que certains de ses enquêtés pouvaient à l’occasion lui rappeler, volontairement ou involontairement. Ceux-ci se faisaient toutefois sentir différemment selon que les enquêtés appartenaient à l’université ou non (statisticien, haut fonctionnaire, éditeur, traducteur professionnel, essayiste…), et dans le premier cas selon la discipline d’appartenance (philosophie, économie, sociologie, science politique ou droit). À cet égard, les modalités d’insertion au sein des différents segments du terrain et les connexions qui ont rendu cette insertion possible étaient également révélatrices de la différenciation interne (hiérarchique, disciplinaire…) au champ académique et des rapports entre le champ académique et les segments les plus politiques ou mondains du champ intellectuel.
Les rôles de l’ethnographe, entre imposition et négociation
15Dans les deux cas, les relations entre le terrain étudié et le champ académique guidaient fortement la perception de l’enquêteur et donc la définition des rôles que l’ethnographe était susceptible d’investir, ainsi que les attentes dont il faisait l’objet ou les injonctions et sollicitations qui lui étaient adressées. Dans l’enquête sur la réception des théories de la justice, ces rôles étaient multiples et en partie renégociés selon les interlocuteurs, du fait du caractère multi-sites et relativement segmenté du terrain. La manière dont MH était situé par ses enquêtés variait selon leur position et était selon les cas déterminée par son institution d’appartenance, sa discipline, ou le nom de ses directeurs ou directrices de thèse (ou une combinaison de ces différentes propriétés). Pour les enquêtés les plus médiatiques, MH est le plus fréquemment assimilé à un journaliste. Pour ceux qui ont eu un rôle pionnier dans l’introduction des « théories de la justice » en France, qui estiment en avoir payé le prix sans en avoir nécessairement retiré ensuite toutes les rétributions qu’ils auraient méritées, il peut au contraire apparaître comme l’historien qui consacre ou est susceptible de rendre justice. Dans certains cas, il est tout simplement possible de jouer de la position de doctorant pour apparaître comme un entrant dans la profession ayant besoin d’être épaulé. C’est notamment le cas dans le cadre du séminaire du « Conseil », où l’adoption de ce rôle autorise une position de retrait dans la discussion et permet de poser des questions naïves à l’issue des séances sur le sens de telle ou telle remarque entendue, sur l’identité de certains participants ou les raisons de leurs interventions.
16Dans le cas de la DARES, le rôle de l’enquêteur était davantage imposé par l’institution, ses divisions et sa hiérarchie, le statut de sociologue pouvant selon la position des enquêtés constituer un atout du fait d’une proximité ressentie, ou à l’inverse un stigmate à surmonter. La relation d’enquête au sein de la DARES fonctionne comme un révélateur de la plus ou moins grande distance des agents vis-à-vis de l’univers académique et des conflits entre courants dans cet espace d’expertise d’État. Pour les agents subalternes ainsi que pour certains cadres (attachés du ministère ou de l’INSEE), la relative méconnaissance de la sociologie et d’un travail de doctorat les conduisait à une indifférence ou une distance vis-à-vis de l’enquête, EP étant essentiellement perçu comme un collègue. Cela n’empêchait pas ces agents d’utiliser les entretiens comme un moyen de valoriser leur travail qu’ils jugeaient invisibilisé par les logiques de fonctionnement de l’administration. À l’opposé, les collègues passés par la recherche universitaire, en particulier les sociologues et les économistes hétérodoxes, se montraient intéressés et désireux de contribuer à l’enquête. Leur intérêt était d’abord le produit d’une affinité intellectuelle avec la recherche universitaire et en particulier la sociologie. Il reposait également sur la légitimation que l’enquête apportait à leur rôle dans un contexte où ils se percevaient comme de plus en plus délégitimés au profit des économistes « libéraux » et des administrateurs de l’INSEE. À l’inverse, ces derniers se montraient méfiants voire sceptiques du fait des oppositions et des hiérarchies disciplinaires mais aussi du fait de leur position de domination hiérarchique – la plupart ont des responsabilités d’encadrement –, qui implique une prudence vis-à-vis de tout ce qui peut soumettre l’institution à la mise en lumière des conditions de fabrication des statistiques. La figure du sociologue s’apparente souvent à celle du journaliste qui cherche « la petite bête » ou « la fuite ». La plupart d’entre eux demandaient d’ailleurs que l’entretien ne soit pas enregistré. Les cadres intermédiaires craignaient moins la diffusion d’informations dont « la sensibilité politique » reste de faible niveau que la désapprobation de leur hiérarchie quant à l’exposition de l’institution au regard extérieur. Cette méfiance pouvait également venir d’un effet de position de l’enquêteur dans cette administration : il était associé à l’image de ses plus proches collègues perçus comme les plus ouverts à la sociologie mais aussi comme les plus à gauche, et donc les plus susceptibles d’être en opposition avec la direction politique et administrative du ministère (à l’époque de droite).
Des terrains imposants
17Ces rôles assignés à l’ethnographe et pour partie négociés conditionnaient très largement la possibilité pour lui de s’imposer dans le cadre d’une relation au départ asymétrique, problème classique dans les enquêtes consacrées aux élites (Chamboredon et al. 1994 ; Laurens 2007). La distance et les rapports entretenus avec le directeur de la DARES l’illustrent. Anticipant un refus de sa part, la cheffe de bureau d’EP resta floue auprès de lui sur le statut d’observateur d’EP en indiquant qu’il réalisait « une thèse sur les statistiques du travail » sans préciser que la DARES était son terrain d’observation. De ce fait, aucun e-mail présentant l’enquête ne fut diffusé auprès des personnels qui découvraient qu’ils étaient enquêtés au gré des rencontres avec le sociologue. Un entretien avec le directeur, à la fin du terrain, fut obtenu après plusieurs demandes et reports, et sous condition qu’il ne dépasse pas les trente minutes (même si en pratique il dura une petite heure). Le directeur de la DARES – polytechnicien, administrateur de l’INSEE, haut fonctionnaire passé par le ministère des Finances et le Fonds monétaire international (FMI) – commença l’entretien en posant de nombreuses questions sur la définition du sujet de thèse et les ponctua par son incompréhension sur un « sujet étrangement posé ». Il formula également à plusieurs reprises des critiques sur la qualité scientifique des sociologues et des économistes hétérodoxes, rappelant qu’ils ne publient pas dans les « revues internationales de référence ». Pendant l’entretien, il contourna la plupart des questions sur ses pratiques de travail pour en rester à un niveau de discours assez général.
18Dans l’enquête de MH, l’asymétrie était d’abord structurale au sens où la plupart de ses enquêtés appartenaient à des espaces dominants par rapport à lui. C’était le cas de ceux qui venaient de la haute administration ou cumulaient des capitaux politiques importants ; mais aussi de la plupart des enquêtés universitaires – économistes, philosophes ou juristes – souvent issus de disciplines plus légitimes que la sociologie ou la science politique. Sans que ces réactions soient systématiques ni même majoritaires, la dimension structurale de cette asymétrie peut à l’occasion se traduire par des réticences à perdre un temps jugé trop précieux, des marques de condescendance, de scepticisme, voire une méfiance polie. Si les refus d’entretiens sont demeurés rares, celui réalisé avec un homme d’affaires et essayiste grand public a duré à peine plus d’une demi-heure, interrompue par des appels téléphoniques brefs mais à répétition. De même, certains enquêtés pouvaient suggérer leur scepticisme vis-à-vis des sciences sociales. L’un d’entre eux, économiste à l’EHESS, ayant enseigné à Harvard et Stanford, lui glisse ainsi, alors qu’ils se dirigent vers un café où réaliser l’entretien : « Vous savez ce qu’on dit, que ceux qui font de l’histoire des sciences, ce sont ceux qui n’ont pas été capables de produire de la science ». Une autre, retraçant sa formation, explique qu’« un des trucs qui [l]’avaient tentée c’était la sociologie des intellectuels, enfin sociologie de la connaissance on disait à l’époque » mais qu’« après [elle avait] été très, très déçue », qu’« intellectuellement, ce n’était pas satisfaisant ». Parfois, c’est moins l’affirmation d’une supériorité disciplinaire que d’une concurrence ressentie vis-à-vis de la sociologie qui affleure au détour d’une phrase en cours d’entretien : deux enquêtés mentionnent ainsi l’influence de la sociologie sur la vie intellectuelle française comme un des facteurs qui auraient entravé la réception de la philosophie politique états-unienne en France. Dans le cas des entretiens avec des universitaires pouvait s’ajouter une domination hiérarchique, et cette fois-ci d’autant plus que les disciplines de l’enquêteur et de l’enquêté étaient proches, puisque la relation d’enquête confrontait à plusieurs reprises un doctorant à des agents plus avancés dans la carrière avec le risque que la relation ethnographique ne dérive vers une relation intellectuelle de directeur de recherche à doctorant autour du sujet de thèse lui-même.
19La récurrence des questions adressées à MH lors des premiers contacts sur son institution, sa discipline, et surtout son parcours antérieur, démontre à elle seule que ses capitaux scolaires constituent pour ses enquêtés le premier indice pour le juger et l’identifier. Savoir jouer de ceux-ci a par conséquent constitué une ressource essentielle pour s’imposer initialement sur le terrain, en mettant tantôt en avant le titre d’ancien élève de l’ENS, tantôt celui de diplômé de l’ENSAE (École nationale de la statistique et de l’administration économique), selon notamment que l’enquêté est philosophe ou économiste. Au gage de sérieux que peut constituer le diplôme, et au sentiment de légitimité (et donc la plus grande assurance) qu’il peut à un niveau plus intériorisé induire chez l’enquêteur, s’ajoutent les solidarités pratiques et la connivence qu’ils peuvent favoriser lorsque l’enquêté est issu de la même école ou formation. Faire la preuve, dans les conversations informelles ou bien les relances en entretien, d’une capacité à se repérer à l’intérieur des controverses théoriques sur la justice s’est dans un second temps révélé une condition nécessaire pour s’immerger véritablement au sein du milieu d’interconnaissance formé par ces importateurs et médiateurs et pour être en mesure de recueillir leurs confidences. À titre d’exemple, lors d’un entretien avec un spécialiste d’économie normative ayant commencé sa carrière à l’INSEE, MH constate au début que son interlocuteur esquive systématiquement toutes les questions trop factuelles sur son environnement professionnel et personnel. Faute de pouvoir faire porter l’entretien sur des pratiques concrètes, MH se résout à relancer cet enquêté sur les points qui ont trait à ses travaux et à leurs applications possibles en matière de fiscalité ou de mesure des inégalités. À mesure que MH le questionne sur certains éléments « techniques » de formalisation, la confiance s’installe et la deuxième heure d’entretien permet d’aborder davantage sa trajectoire professionnelle puis, lors de la troisième heure, des points plus personnels, notamment le militantisme de ses parents à la Jeunesse agricole catholique (JAC), les trajectoires de ses frères et sœurs, et son rapport au catholicisme. Passant par la maîtrise d’un lexique et de modes de raisonnement spécifiques, cette compétence technique, parfois mise à l’épreuve par ses enquêtés (voir Matonti 1996), a favorisé l’intégration de MH à cette communauté des éthiciens analytiques et économistes normatifs. Cette intégration a en retour constitué le plus sûr moyen pour réussir à s’imposer. Pouvoir contacter un enquêté de la part d’un autre vu précédemment rendait très probables une réponse positive et un entretien plus nourri. C’était a fortiori vrai quand l’entretien était négocié après une rencontre de l’enquêté dans un colloque ou séminaire, où il lui avait été éventuellement présenté par d’autres participants. Cette intégration au terrain permet d’ailleurs de se constituer quelques alliés, qui l’aideront à s’orienter et à négocier certains entretiens.
Ouvrir la boîte noire des idées et des savoirs en politique
20La prise en compte des savoirs et des idées dans l’activité politique se fait le plus souvent à partir des écrits publiés (essais, rapports publics, programmes politiques…) et ne considère donc que des produits finis et la face publique du travail idéologique. L’enquête de terrain permet de mettre en lumière le travail de fabrication des idées et des savoirs au concret, en particulier de saisir les pratiques les plus ordinaires de l’articulation entre savoirs et politique. On en développera trois dimensions : l’inscription matérielle et corporelle du travail intellectuel, les controverses et leurs mises en scène, les stratégies d’euphémisation du politique.
L’inscription matérielle et corporelle du travail intellectuel
21Une enquête multi-située comme celle consacrée à la réception des théories de la justice permet à l’enquêteur d’éprouver physiquement leur circulation. En l’obligeant entre autres à cheminer entre Boston, New York, Chicago, Louvain-la-Neuve, Lyon et Paris, mais aussi entre des salles de cours à la Sorbonne ou des cafés du Quartier latin et les locaux du « Conseil » situés rue de Varenne, à proximité immédiate de plusieurs ministères ou directions ministérielles, ou entre le cabinet d’un essayiste et homme d’affaires dans le 8e arrondissement, et le manoir de Cerisy-la-Salle en Normandie, elle donne à voir la manière dont les rapports entre champ universitaire, champ éditorial ou champ de l’expertise d’État s’objectivent dans l’espace. Lors du séminaire du « Conseil » qui réunit, comme on l’a déjà signalé, des universitaires de différentes disciplines ainsi que des « experts » ou hauts fonctionnaires, le chemin parcouru pour se rendre à la salle de réunion constitue ainsi un indice de la plus ou moins grande proximité des participants avec l’institution et de l’importance qu’ils accordent aux sociabilités dont elle est le théâtre. L’enquête de terrain est toutefois aussi l’occasion de mesurer que les distances sociales ou institutionnelles et les distances physiques ne sont pas nécessairement corrélées, les éthiciens analytiques français pouvant échanger plus rapidement et de manière plus directe avec leurs homologues belges ou québécois qu’avec les spécialistes de philosophie politique et morale français s’inscrivant dans d’autres traditions, pour ne prendre qu’un exemple.
22Dans une institution comme la DARES, l’ethnographe est en situation d’observer l’inscription spatiale des contraintes propres à un ordre bureaucratique à l’échelle du bâtiment lui-même. Le travail se fait en effet dans des bureaux distribués spatialement par départements et par sous-directions et où les bureaux considérés comme les plus « sensibles » politiquement – chiffres du chômage, prévision économique… – sont situés à proximité de celui du directeur. L’intériorisation d’un ordre hiérarchique se fait presque quotidiennement. Chaque publication rédigée par un chargé d’études fait l’objet d’un « circuit de relecture » où chaque échelon hiérarchique (chef de bureau, sous-directeur, directeur) est amené à annoter, corriger et valider jusqu’à l’autorisation finale de diffusion à la presse. Le contenu du travail des agents fait donc l’objet d’un contrôle hiérarchique inscrit dans des dispositifs matériels. Cet ordre bureaucratique ne se manifeste pas uniquement par les contrôles hiérarchiques ; il prend également la forme d’un cadre matériel et technique qui encadre lourdement le travail de conception des catégories statistiques contribuant à institutionnaliser des visions des divisions du monde social : les écrans de saisie d’information des inspecteurs du travail, la taille du formulaire rempli par les employeurs lors de l’embauche de salariés, le travail de codage des prestataires de saisie… Concrètement, les agents sont souvent en incapacité de décider de l’information recueillie, en particulier lorsqu’ils convertissent des sources administratives en séries statistiques, ce qui réduit leur marge d’autonomie dans la définition des phénomènes quantifiés. En cela, le travail de production des savoirs statistiques dépend très souvent des catégories administratives et juridiques.
23L’enquête sur la DARES fait aussi apparaître à quel point les supports matériels sont le réceptacle des injonctions politiques. Elles prennent la forme de « notes » rédigées pour les conseillers du ministre. Elles répondent à diverses demandes telles qu’une prévision macro-économique pour « négocier » un budget avec Bercy, un argumentaire sur les effets d’un dispositif pour obtenir un arbitrage du Premier ministre, la présentation de chiffres que le ministre veut communiquer à des journalistes… Les réponses à ces demandes font l’objet d’une forte attention des chefs de bureau et du directeur qui doivent justifier de bonnes dispositions à « aider la décision » du ministre. Bien qu’irrégulières, ces demandes viennent rappeler aux agents leur subordination à l’autorité du ministre et l’inscription de leur travail dans un agenda politique et médiatique. Ces demandes politiques se portent également, quoique plus rarement, sur le terrain de la commande d’enquêtes statistiques. À l’automne 2005, le cabinet exige une étude rapidement conçue et réalisée pour mesurer l’impact du contrat nouvelles embauches (CNE), créé pendant l’été, sur la création d’emplois. Très vite l’effervescence gagne les agents concernés par la demande et même au-delà : l’agenda politique n’est-il pas en contradiction avec la temporalité d’une enquête statistique ? Peut-on mesurer par un questionnaire adressé à des chefs d’entreprise les effets sur l’emploi de ce dispositif ? Pourquoi restreindre le questionnaire aux effets sur l’emploi et ne pas l’élargir à ses effets sur la précarité et les conditions de vie des salariés ? Les tensions avec le politique se nouent alors autour d’éléments matériels comme le questionnaire et la technique d’enquête utilisée.
24Dans ces interactions avec les hauts fonctionnaires et les conseillers du ministre, les agents, notamment les plus jeunes, sont amenés à intérioriser les bonnes manières de s’adresser à eux (« être réactif et rapide », « ne pas entrer dans les détails techniques », « rester pédagogique, clair et concis ») et de se conformer à leurs demandes. L’enjeu est alors de garder « la bonne distance » au pouvoir politique. Là aussi ces dispositions se traduisent dans le travail de codification des supports. Un administrateur de l’INSEE en charge de la prévision économique, très sollicité par le cabinet du ministre dans les négociations avec « Bercy », explique à EP, lors d’un échange informel, qu’il fait toujours attention de ne pas laisser transparaître son avis dans ses notes, en restant très factuel, neutre et impersonnel. Ce style et ce ton dépersonnalisé mais aussi dépolitisé permettent de veiller à ce que les chiffres ne puissent pas être, au moins dans certaines limites, instrumentalisés dans la communication politique. La revue de presse envoyée chaque matin aux agents est d’ailleurs souvent l’occasion pour les agents d’appréciations sur le bon respect de la vérité statistique par le ministre ou ses hauts fonctionnaires. Cette vigilance sur l’instrumentalisation politique des chiffres n’exclut pas chez cet administrateur de l’INSEE des tentatives pour orienter le ministre par le choix des scénarios – « je mets parfois un scénario macro-économique pas très défendable pour le ministre » – ou les études, références et pays cités en exemples dans la note. Une ancienne sous-directrice explique d’ailleurs à EP en entretien que pour « faire passer une idée » auprès du ministre, elle privilégiait des « études de cas positif » de pays l’ayant mise en place. De même, un des hauts fonctionnaires interrogés par MH lui explique que la publication des rapports quelques mois avant les élections peut être une manière pour l’administration de peser sur l’action politique qui suivra celle-ci, alors qu’une ancienne directrice de la DREES souligne quant à elle le rôle joué par la mise en circulation dans les rapports de catégories plus ou moins malléables, comme « équité », « flexibilité », « responsabilité », pour peser sur le débat public.
25Lieux de codification des injonctions politiques, les supports sont aussi les moyens de circulation des discours produits, que ce soit sous la forme de la communication orale comme lors des colloques ou séminaires, ou par l’intermédiaire de l’écrit, comme c’est le cas avec les articles, livres ou rapports. Les agents de la DARES sont par exemple encouragés à organiser et participer à des « séminaires » internes – un agent présente une étude ou une méthodologie discutée par un autre agent – ou avec des partenaires extérieurs (chercheurs, agents des autres directions du ministère, experts de l’INSEE ou d’organismes d’expertise d’autres ministères) ainsi qu’à des colloques. À travers la forme « colloque », il s’agit de mettre en scène l’excellence scientifique des agents de la DARES ou des travaux financés par celle-ci en direction des milieux académiques mais aussi de l’administration du ministère et du ministre (souvent appelé à « introduire » ou « conclure » le colloque). Au « Conseil », le séminaire sur Rawls et Sen vise à la fois à orienter les travaux de l’organisme – les rapporteurs doivent obligatoirement assister aux séances et se sont vu imposer par leur président, qui veut s’assurer de leur implication, l’obligation de prendre celles-ci en notes tour à tour et d’en faire un compte rendu – et remplit une fonction de vitrine vis-à-vis des représentants d’autres organismes, comme le directeur de la DARES, qui participe d’ailleurs à certaines des séances. Il permet aussi d’observer les alliances ou inimitiés, à la fois institutionnelles, politiques ou personnelles, qui peuvent parfois se nouer. Instruments de légitimation, les colloques ou séminaires sont aussi un moyen de mettre en avant des choix et des orientations scientifiques qui participent de la diffusion des idées politiques. Quelque temps après son arrivée, le nouveau directeur de la DARES, qui impulse une orientation plus libérale des travaux économiques de la direction, planifie un colloque mettant à l’honneur les études de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les politiques d’emploi en invitant des économistes libéraux jusqu’ici rarement invités dans les colloques de la DARES. Cet événement scientifique est alors recodé par les agents critiques de ces orientations comme « un coup politique », certains faisant le choix de ne pas venir pour « le boycotter ».
26Ce dernier exemple illustre le fait que le corps – ici la manifestation d’une non-participation à un événement institutionnel – et l’hexis des chargés d’études participent des distinctions et des oppositions internes à cet univers bureaucratisé qu’on ne peut saisir que par l’observation directe. Dans les espaces, comme le champ philosophique, où les divisions intellectuelles ne sont pas aussi institutionnalisées, le rôle des corps dans la perception des positions et oppositions est particulièrement sensible. En effet, loin d’apparaître comme de simples options ou partis pris intellectuels ou idéologiques, les différents possibles intellectuels sont toujours perçus, comme le souligne Bourdieu, de manière sensible, à travers les personnes et les institutions qui les incarnent à un moment donné, les affinités spontanément ressenties, et la perception plus ou moins claire des coûts et avantages associés (1988, p. 63). La manière dont les dispositifs institutionnels et l’incarnation des possibles intellectuels dans des corps orientent la formation des « choix » en matière intellectuelle ressort par exemple dans les portraits que les anciens élèves de Rawls livrent en entretien de ce dernier et de son collègue et concurrent libertarien Robert Nozick. Comme MH essaie de comprendre pourquoi le premier attire davantage les étudiants que le second, il est significatif que l’un de ses interlocuteurs en entretien commence par acquiescer à l’explication naïvement intellectualiste qu’il suggère du moindre succès de Nozick en liant celui-ci à ses positions ultralibérales, pour tout de suite le corriger en révélant ce qui lui paraît être la raison principale, à savoir son comportement « hautain » (aloof), voire cabotin, et attire ainsi son attention sur le rôle beaucoup plus décisif de l’hexis de ces deux personnages. Toutefois, la quasi-fascination avec laquelle cet enquêté évoque chez Rawls tous les traits ordinairement les plus opposés au succès en matière sociale (son bégaiement, sa timidité en public, sa rigidité) et le contraste que ce portrait offre avec celui de Nozick (dont il souligne la beauté, sa ressemblance avec les stars de cinéma, et même les succès qu’il lui prête auprès des femmes) suggère que ce rôle de l’hexis ou d’un « capital-corps » (Wacquant 2002) fonctionne ici selon les lois d’un charisme inversé. Dans ce portrait, l’anti-charisme de Rawls (« he was not inspiring, he was not charismatic »), que corroborent d’autres évocations par ses anciens élèves, s’inverse d’ailleurs à travers l’évocation de sa clarté, de sa bonne maîtrise du temps, de l’« extrême qualité » de ses cours, et finalement de leur succès auprès d’étudiants qui reviennent année après année, comme si la négligence apparente de l’hexis corporelle et de l’élégance vestimentaire (ses vestes usées sont régulièrement évoquées en entretien) était interprétée comme un indice de profondeur intellectuelle, comme si cette ascèse était perçue comme le signe extérieur le plus probant d’un renoncement aux succès mondains ou profanes.
Des controverses feutrées aux polémiques médiatiques
27Si l’histoire intellectuelle a fait de l’analyse des controverses un de ses points d’entrée classique, l’observation ethnographique permet d’étudier celles-ci au concret, et d’en faire apparaître les ressorts cachés ou certains aspects négligés.
28L’immersion sur un temps long permet de repérer des dynamiques de controverses qui, avant d’être publiques, se jouent dans les couloirs des institutions. Par exemple, la controverse sur les chiffres du chômage, qui devient publique en janvier 2007 au cours de la campagne présidentielle, a en réalité sa source, aux yeux de l’ethnographe, dès 2005, dans les couloirs de la DARES, de l’INSEE et de l’ANPE. La mise en place du contrôle mensuel des chômeurs et la création du CNE donnent lieu à une focalisation de la communication politique gouvernementale sur les chiffres du chômage. Le ministre Jean-Louis Borloo met chaque mois la pression sur la DARES pour obtenir les chiffres avant leur sortie officielle et communique sur la « baisse » du chômage alors même que les statisticiens rédigent des notes plus circonspectes pointant notamment le fait que la baisse enregistrée est corrélée avec l’augmentation des radiations et des sorties des demandeurs d’emploi des fichiers. Ils indiquent également que de plus en plus de personnes ne sont plus considérées comme « demandeurs d’emploi en catégorie 1 » (celle qui est médiatisée chaque mois) parce qu’elles exercent de petits travaux tout en restant dans des situations proches de la définition du chômage. L’opposition au discours gouvernemental prend dans un premier temps la forme de notes visant à rétablir une bonne interprétation des chiffres. Mais elle implique aussi l’intervention des syndicats auprès de la hiérarchie administrative et du ministre ainsi que des assemblées du personnel. Dans ces assemblées, le consensus s’établit autour de l’opposition à une instrumentalisation politique des chiffres. Certains agents, au profil politisé (syndicalistes, militants associatifs) et universitaire, y ajoutent une critique des mesures de workfare et de libéralisation du marché du travail. Les tensions se maintiennent au long de l’année 2006. Certains agents organisent alors des « fuites » auprès de journalistes pour dénoncer ces instrumentalisations. Ces mobilisations se poursuivent en 2007 lorsque la polémique devient publique à la suite de la décision de l’INSEE de ne pas publier son propre indicateur statistique. L’échec des mobilisations internes (tracts, assemblées générales des personnels, interventions syndicales) pour infléchir la communication du gouvernement conduit les agents à divulguer leurs griefs et pour certains à intervenir publiquement. Ainsi, en avril et mai 2007, deux manifestations et une grève sont organisées. Mais certains statisticiens aussi, fin 2006, se joignent à des syndicalistes et militants associatifs pour créer le collectif Autres chiffres du chômage, qui dénonce dans les médias l’outil d’invisibilisation de la précarité que constitueraient les chiffres du chômage (Penissat 2017). Dans un autre registre, des statisticiens publient sous pseudonyme une lettre dans la presse visant à apporter des preuves de la manipulation politique de ces chiffres. Ainsi, la polémique de 2007 ne tient pas uniquement aux stratégies partisanes – les candidats qui dénoncent les « faux » chiffres du chômage – et médiatiques – les journalistes étant très dépendants sur ce sujet des sources officielles – mais prend appui sur les mobilisations des statisticiens.
29Plus généralement, l’enquête ethnographique permet d’analyser comment les controverses qui se tiennent sur certaines scènes sociales peuvent s’articuler avec les sociabilités observables sur d’autres scènes. Ainsi, l’étude des controverses philosophiques qui ont lieu sur « La liste » a certes permis de montrer que celles-ci n’échappent pas aux différences de statuts entre ses membres (en termes professionnels, mais aussi de genre) et en portent la marque. Mais en suivant les membres les plus actifs de ce groupe de discussion de colloques en séminaires, et dans certains cas au café ou dans des soirées privées, l’enquête a également permis de mettre en évidence la manière dont la dynamique des discussions en ligne s’articule avec les sociabilités propres au milieu d’interconnaissance formé par l’espace francophone de l’éthique analytique. Comme le font apparaître les conversations observées, l’inscription sur la liste apparaît ainsi comme un passage obligé dès lors qu’on cherche à intégrer le groupe, et celle-ci fonctionne non seulement comme un espace de socialisation, où s’acquièrent les dispositions nécessaires à l’exercice du débat « analytique », mais aussi comme un lieu où il est possible de faire la preuve de sa virtuosité et ainsi d’accumuler une forme de reconnaissance.
30Enfin, en permettant d’observer les controverses intellectuelles au niveau des interactions de face à face ou directes, l’enquête ethnographique a été, dans le cas du séminaire du « Conseil », le moyen d’étudier comment s’actualisent dans la discussion les homologies entre positions et prises de position, et le rôle que peuvent jouer dans ce cadre toutes les formes de communications infra-verbales. S’attachant aux stratégies de présentation de soi mises en œuvre lors des prises de parole, l’analyse des discussions dans le séminaire du « Conseil » met en évidence trois formes de concurrence qui renvoient à des différences de capitaux : une concurrence entre les universitaires et chercheurs d’un côté, et les hauts fonctionnaires et experts des organismes d’étude ministériels de l’autre ; une concurrence, au sein de l’expertise d’État, entre membres de différents corps (énarques et inspecteurs des finances ou des affaires sociales d’un côté, et administrateurs INSEE de l’autre) ; et enfin, parmi les chercheurs et universitaires, une concurrence entre représentants de disciplines distinctes (Hauchecorne 2010). Les messes basses lors du séminaire du « Conseil », ou les échanges d’arguments en cercle plus restreint pouvant intervenir à l’issue de celui-ci, dans la rue ou dans le métro, en faisant ressortir ce qui est censuré et ce qui ne l’est pas, qui se sent légitime à prendre la parole et à quel degré, manifestent de même l’inégale distribution de l’autorité dans le contexte du séminaire. Cette inégale distribution apparaît alors à la fois comme le produit des différences de statut et du rôle dont chacun se trouve investi dans ce contexte institutionnel singulier que le dispositif scénique et matériel du séminaire (et notamment la distribution des participants autour de la table) reproduit pour partie. En laissant voir ou entendre les mimiques des uns et des autres, les haussements d’épaules, les rires, comme les froncements de sourcils, le timbre de la voix ou l’intonation, l’observation des discussions en face à face permet de ressaisir tout un ensemble de communications non verbales ou infra-discursives qui disparaissent dès lors qu’on ne dispose plus que de l’écrit pour étudier les controverses.
Catégories indigènes de perception et euphémisation publique du politique
31Souvent traitée de manière purement abstraite ou théorique, la question des rapports entre savoirs et politique peut être saisie, dans le cadre de l’enquête ethnographique, au niveau des pratiques les plus concrètes. Celles-ci permettent notamment d’observer comment s’opère le travail d’euphémisation politique à l’œuvre dans certaines productions intellectuelles, que celui-ci traduise l’autonomie relative des champs de production intellectuelle, ou l’impératif de neutralité propre aux univers bureaucratiques. En effet, si la circulation de productions intellectuelles de l’espace savant vers le champ politique et l’action publique nécessite souvent la transposition de celles-ci au sein d’enjeux proprement politiques, les circulations qui s’opèrent en sens inverse passent réciproquement par un travail de dépolitisation. Dans la lignée de la sociologie des champs de production intellectuelle et culturelle, l’enquête de terrain peut constituer le moyen d’observer ou de décoder les mécanismes par lesquels des oppositions politiques (mais aussi sociales, religieuses ou économiques) peuvent se réfracter au sein d’oppositions intellectuelles qui ne leur sont toutefois jamais réductibles et bénéficient toujours d’une forme d’autonomie relative. L’accès aux coulisses permet dans certains cas de reconstituer les significations politiques, religieuses ou sociales que les acteurs du champ intellectuel peuvent parfois associer – tout en les censurant ou en les euphémisant – à certaines prises de position intellectuelles. Au détour d’une phrase en entretien, tel enquêté peut identifier, sourire en coin, le libéralisme de Rawls au blairisme, et tel autre à la doctrine sociale de l’Église. Mais le plus souvent les blagues ou les conversations informelles surprises en sont le révélateur le plus fiable, comme lorsque par une boutade en marge des présentations un participant au colloque de Cerisy en invite un autre à rejoindre « les protestants » à l’autre bout de la salle, s’exclamant qu’« ici c’est le camp des catholiques ! ».
32Dans le cas de l’espace de l’éthique analytique francophone, les échanges sur « La liste » permettent d’observer comment les normes de discussions analytiques qui abordent les questions a priori les plus polémiques du débat social sous la forme dépassionnée de l’échange d’arguments rationnels sont progressivement incorporées. En effet, les discussions organisées sur « La liste » partent en général de polémiques politiques récentes en s’efforçant de les retraduire sous forme de problèmes d’éthique ou de philosophie politique normatives. Sur cette base, la discussion doit ensuite se conformer aux réquisits de l’éthique analytique à travers un travail de définition des termes éthiques et l’attention portée à l’enchaînement logique des propositions. Or, le fil des discussions permet d’observer comment cette virtuosité analytique est récompensée par tout un ensemble d’incises visant à saluer la solidité d’un argument ou la finesse de telle ou telle distinction conceptuelle. Les manquements aux règles de la discussion analytique, et notamment les raisonnements jugés trop rhétoriques ou simplement incohérents, les arguments d’autorité, ou le recours à un registre trop politique, sont à l’inverse et à des degrés divers disqualifiés en étant pointés dans la discussion, conduisant même dans un cas à une exclusion. La présence au moment de l’enquête sur cette liste de 235 représentants de l’éthique analytique1 fait que ce jeu des micro-peines et micro-récompenses se trouve investi de toute la force du groupe, chaque participant élaborant ses arguments en se sachant potentiellement observé et écouté par l’ensemble de ses membres.
33On a montré en ce qui concerne la DARES que la plupart des productions, en particulier celles destinées à la presse, faisaient l’objet d’un travail de déconflictualisation et de dépolitisation des contenus, qui passe par les manières de présenter les chiffres, le vocabulaire utilisé, la limitation des références à d’autres auteurs et les logiques d’autocitation entre organismes d’expertise… (Penissat 2012). L’observation permet d’autant mieux de faire ressortir le fait que cette euphémisation est le fruit de pratiques et de stratégies conçues à dessein, que les catégories de perception des divergences internes, aussi bien sur les méthodes, les théories, les catégories que les analyses des données, sont amplement informées par des catégories de perception politique. Le premier jour de travail d’EP à la DARES, les commentaires fusent sur l’arrivée, le même jour, du nouveau directeur. Si sa formation (polytechnicien, ancien élève de l’ENSAE) et son corps d’appartenance (administrateur de l’INSEE) sont banals dans cette administration, les agents commentent en revanche son parcours (FMI, ministère des Finances) et plus encore son passage dans des cabinets ministériels, en particulier de droite. Ce profil, décalé par rapport à celui des deux anciens directeurs de la DARES, est directement interprété sous un registre politique : « il vient reprendre en main politique la DARES », « il est là pour éradiquer les gauchos qui restent »… Ces catégories ne s’appliquent pas uniquement aux hauts fonctionnaires mais concernent les chefs de bureau et les chargés d’études. Ainsi, les universitaires contractuels recrutés dans les années 1970-1980 et les administrateurs de l’INSEE, statisticiens-économistes recrutés dans les années 2000, se qualifient régulièrement par le biais d’étiquettes politiques, comme ce jeune administrateur en poste depuis un an et qui, à la cantine, passant à côté d’une table réunissant quelques « vieux » contractuels, sociologues et économistes hétérodoxes, ironise à haute voix : « Tiens, c’est le soviet qui se réunit ». Les moments de sociabilité sont ainsi l’expression régulière de ces distinctions politiques. C’est le cas notamment des discours des agents lors de leur pot de départ, comme cet administrateur de l’INSEE qui sous couvert d’humour critique ouvertement les orientations politiques du nouveau directeur :
Oui la DARES est mal à droite, mais est-ce sa faute si ceux qui croient en l’individualisme forcené et en la maximisation du profit préfèrent les carrières et les salaires de Bercy au ministère du Travail ? […] Est-ce pour autant que la DARES est de gauche ? Là, je ne sais pas. Comme dirait [un chercheur] traditionnellement fourni avec la table ronde pour les colloques de la DARES, « il faut d’abord préciser le concept ». […] Une autre chose est sûre, c’est que ne pas se laisser porter par les courants de la théorie économique dominante oblige à plus de rigueur et de nuance dans les analyses, là où d’autres peuvent se contenter de caricaturer sans prouver.
34Ces observations permettent alors de relire les pratiques du travail intellectuel, d’au moins une partie de ces agents, lorsqu’elles participent de l’euphémisation politique des productions. Si les traces des choix et considérations politiques et des controverses intellectuelles sont gommées, ces agents ne s’engagent pas moins dans de micro-luttes – formulation d’une question dans une enquête ou d’une phrase au milieu d’une publication ou d’un rapport, financement de tel chercheur plutôt que de tel autre, usage d’une analyse des correspondances multiples (ACM) plutôt que d’une régression2 – qui, au regard de ces catégories indigènes de perception, prennent un sens et sont décodées de l’intérieur comme relevant de ces oppositions intellectuelles et politiques.
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35Au sein de la science politique française, l’étude des idées et des doctrines politiques s’est un temps constituée comme un lieu de résistance au tournant sociologique épousé par la discipline durant les années 1980. Le développement durant les deux dernières décennies d’une socio-histoire de la pensée politique et des savoirs traduit à l’inverse le souci de soumettre les productions intellectuelles ou discursives aux questionnements et techniques d’enquête ordinaires des sciences sociales. Le recours à l’ethnographie s’inscrit à l’intérieur de ce mouvement plus large en complément d’autres méthodes, et souvent en conjonction avec celles-ci (analyse de corpus, enquête documentaire, archives, méthodes quantitatives…). Celui-ci est allé de pair avec un élargissement des productions considérées – bien au-delà des théories politiques classiquement étudiées – pour intégrer « sciences de gouvernement » (Kaluszynski et Payre 2013), rapports administratifs, programmes politiques, indicateurs statistiques, et plus généralement tous les biens symboliques qui contribuent à la construction des champs et de l’activité politiques. Il permet de faire porter l’attention sur des dimensions traditionnellement ignorées par l’histoire intellectuelle : la matérialité des supports de la vie intellectuelle, le rôle des cercles d’interconnaissance et des formes d’entre-soi dans la production et la réception des idées et des savoirs, l’objectivation des oppositions sociales et intellectuelles dans les corps, le caractère feutré des luttes et les formes euphémisées d’immixtion de la politique dans les espaces savants… Selon les idées étudiées, les questionnements qui leur sont appliqués, et les conditions d’accès à leurs lieux de production et de circulation, le recours à l’ethnographie n’est bien sûr pas toujours possible ou ne saurait suffire. Les travaux évoqués dans les pages précédentes tout comme ce chapitre doivent ainsi être lus comme une invitation à constituer un espace de discussion autour des modalités de l’enquête ethnographique en sociologie des idées et des manières de l’articuler avec les autres instruments d’analyse des sciences sociales.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Il s’agit du nombre de participants enregistrés en septembre 2010.
2 Le recours à ces deux méthodes correspond à des distinctions, en particulier entre statistiques descriptive et inférentielle, qui constituent des enjeux de différenciations et d’oppositions méthodologiques dans ces institutions et au-delà dans le champ des sciences sociales.
Auteurs
Mathieu Hauchecorne est maître de conférences en science politique à l’université Paris 8 et chercheur au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA). Ses travaux entendent contribuer au développement d’une sociologie des idées politiques contemporaines. Ils ont en particulier porté sur la circulation internationale de la philosophie politique anglophone contemporaine et sur les rapports entre les économistes et l’État. Sur ces sujets, il a notamment publié La gauche américaine en France. Sociologie de la réception de John Rawls et des théories de la justice (Paris, CNRS Éditions, 2019) et coordonné avec Isabelle Gouarné, Emmanuel Monneau et Antoine Vion le dossier L’État des économistes. La science économique face à la puissance publique (XXe-XXIe) (nos 133 et 134 de Politix, 2021). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire de l’idée de revenu de base depuis les années 1980 et des mouvements associatifs qui se sont structurés autour de cette cause à l’échelle transnationale.
Étienne Penissat est chargé de recherches au CNRS (CMH). Sa thèse, une ethnographie du service statistique du ministère du Travail et de l’Emploi, a donné lieu à plusieurs publications (Politix, Gouvernement et action publique…). Il a également enquêté sur la fabrication d’une nomenclature socioprofessionnelle européenne (avec Jay Rowell, « Note de recherche sur la fabrique de la nomenclature socio-économique européenne ESeC », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 191-192, no 1-2, 2012, p. 126-135) et co-dirigé deux numéros de revue autour de la sociologie des idées politiques (avec Nicolas Belorgey, Frédéric Chateigner, Mathieu Hauchecorne, « Références savantes, références d’État, no 78 de Genèses, 2010, et Théories en milieu militant, no 81 de Sociétés contemporaines, 2011).
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