Chapitre 5
Les partis politiques ethnographiés : la « quête du pouvoir » revisitée
p. 127-155
Texte intégral
1Dans la littérature foisonnante sur les partis, l’utilisation de la méthode ethnographique est peu représentée. La revue de référence Party Politics, fondée en 1995, comme les groupes de travail et projets de recherche internationaux (ECPR, IPSA…) ne publient presque pas de travaux qualitatifs, a fortiori ethnographiques. Pourtant, certains travaux fondateurs de l’étude des partis reposent sur une méthode s’apparentant à l’ethnographie, et ce avant même que cette dernière soit formalisée et popularisée, notamment par les anthropologues dans la lignée de Malinowski puis par l’école de Chicago. L’« enquête sur les tendances oligarchiques dans la vie des groupes [partisans] » réalisée par Roberto Michels (1911) repose ainsi sur des données de première main et sur une véritable enquête de terrain, menée par l’auteur dans le cadre de ses militantismes successifs, dans une section locale de la SPD à Marburg (Prusse) de 1902 à 1907, puis, plus brièvement, au PSI italien1. Comme le fait remarquer son traducteur Jean-Christophe Angaut, « si l’on songe au travail de sociologie qu’il mène dès 1906 sur les partis politiques, on peut considérer le militantisme de Michels dans ces organisations comme une forme d’observation participante » (2015, p. 556), même si cette dernière n’est pas assumée comme telle et donne d’ailleurs lieu à des considérations parfois très normatives.
2Cette méthode a cependant connu par la suite une longue éclipse, y compris dans les travaux revendiquant une filiation directe avec ceux de Michels (par exemple, ceux de Maurice Duverger). Ce paradoxe méthodologique s’explique, au moins en partie, par la fragmentation du développement de la recherche sur les partis, particulièrement rapide dans les années 1950-1970 (période coïncidant avec l’institutionnalisation de la science politique comme discipline académique). Florence Haegel (2016) a montré comment cette littérature peut être cartographiée selon deux dimensions principales, celle du niveau d’observation et celle de l’environnement dans lequel est positionné l’objet « parti ». Les recherches sur les partis se divisent en effet entre celles qui portent sur le niveau micro (travaux focalisés sur l’échelle individuelle ou locale), le niveau méso (monographies organisationnelles) ou macro (systèmes partisans). Elles considèrent par ailleurs les partis comme étant inscrits dans des environnements institutionnels et politiques (règles régissant la compétition inter-partisane, modes de scrutin…) ou plutôt dans des environnements sociaux qui peuvent eux-mêmes être diversement interprétés (clivages socio-historiques, fonctions sociales des partis, sociologie des adhérents ou des dirigeants…). Les approches macro se trouvent ainsi profondément divisées entre celles qui privilégient l’environnement politique (Maurice Duverger) et celles qui favorisent plutôt les grands clivages sociaux (Stein Rokkan), comme d’ailleurs les approches micro, partagées entre le choix rationnel insistant sur les contraintes institutionnelles et une perspective anthropologique focalisée sur les cultures produites par des environnements sociaux.
3Dans ce paysage morcelé, la recherche internationale, de langue anglaise, sur les partis a fait la part belle à des approches « méso » et « macro » dotées d’une forte ambition modélisatrice et typologique. Ces travaux reposent largement, dans une perspective comparative et hypothético-déductive, sur la confrontation de vastes bases de données (datasets), portant sur les effectifs des adhérents, des leaders, les caractéristiques des réformes organisationnelles ou les contenus programmatiques (Caramani et Hug 1998). La méthode ethnographique, qui suppose une échelle micro et a de fortes affinités avec l’étude de l’environnement social, reste marginale dans cette littérature sur les partis, et porte sur des objets jugés eux aussi marginaux. L’émergence d’une « political ethnography » (Auyero, Joseph et Mayer 2007) dans les départements de sociologie et d’anthropologie aux États-Unis s’est faite principalement au profit de l’analyse des mouvements sociaux ou de phénomènes considérés comme déviants (clientélisme, racisme, violence politique) (voir sur ces points Haegel 2016).
4Appliquée aux partis, c’est finalement surtout dans les travaux français que la démarche ethnographique a été le plus utilisée ; elle constitue d’ailleurs un marqueur fort du décalage existant entre la science politique française et ses interlocuteurs internationaux. Cette spécificité française s’explique en partie par le contexte historique et politique du développement de ces recherches, marqué par l’importance du Parti communiste français. Ses caractéristiques organisationnelles, la densité de ses réseaux militants et sociétaux ont contribué à déplacer le regard des chercheurs du modèle formel du « parti de masses » (Duverger) vers l’étude de la « contre-société » ainsi constituée par le parti. Il est ainsi peu surprenant que l’étude pionnière de référence sur le PCF porte le sous-titre d’Essai d’ethnographie politique (Kriegel 1970), même si l’usage du terme « ethnographie » permet surtout ici de signaler la familiarité de la chercheuse avec son objet2 et l’ambition d’embrasser l’ensemble du milieu partisan. De fait, la recherche englobe la composition sociologique des cercles successifs du parti (des électeurs au « peuple communiste »), les caractéristiques idéologiques des militants, puis l’appareil du parti, et enfin ses mécanismes de décision. Mais les données proviennent essentiellement d’enquêtes quantitatives (réalisées par le PCF lui-même auprès de ses militants et électeurs, en 1954, 1957, 1966), l’observation étant réservée à l’analyse des relations hiérarchiques (étiquette, privilèges, mécanismes d’intégration et d’exclusion en vigueur dans l’appareil du parti). Cet ouvrage a cependant ouvert la voie à une féconde tradition de recherche sur le PCF, favorisant les monographies locales et une perspective socio-historique (Pudal 1989), d’histoire sociale des idées (Matonti 2005), voire anthropologique (Hastings 1991), mobilisant occasionnellement l’observation (Mischi 2010).
5Bien que très valorisée à partir des années 2000, dans la lignée d’un sociological turn des recherches françaises sur les partis, la méthode ethnographique est cependant longtemps restée l’apanage de l’étude d’organisations radicales, perçues comme des institutions « fortes », aux extrêmes de l’échiquier politique, à gauche (outre les travaux sur le PCF, voir par exemple ceux de Florence Johsua sur la LCR-NPA) (Johsua 2015) comme à droite, notamment sur le Front national (Dahani, Delaine, Faury et Letourneur 2023 ; Bizeul 2003 ; Boumaza 2001), la Ligue Nord italienne (Avanza 2007), ou encore le Bloc identitaire (Bouron 2019, Jacquet Vaillant 2022). On peut avancer l’hypothèse que ces groupes cultivant des « styles » militants spécifiques (Eliasoph et Lichterman 2003), des relations internes denses attirent particulièrement les ethnographes. Ils sont aussi favorisés par les chercheurs-militants, qui échappent ainsi à un coût d’entrée sur le terrain exorbitant.
6Les travaux ethnographiques sur les partis de gouvernement dominants européens sont finalement restés peu nombreux, et demeurent marqués par la surreprésentation des partis de gauche, qu’il s’agisse du Parti travailliste britannique (Faucher-King 2006), ou du Parti socialiste français sur lequel j’ai mené mes propres recherches (Bachelot 2008 ; Lefebvre 2010 ; Delasalle 2017). Les travaux portant sur le parti espagnol Podemos (Nez 2015), le Parti républicain du peuple (AKP) en Turquie (Massicard 2010, Aymé 2022) ou d’Amérique latine – voir l’étude du Parti des travailleurs brésilien par Daniella Rocha (2007) et Camille Goirand (2016), du Parti de la révolution démocratique (PRD) au Mexique par Hélène Combes (2009) – confirment ce « sinistrisme ». Comme cela a déjà été montré au sujet des mouvements sociaux, cette sur-représentation des mouvements de gauche peut s’expliquer par la sympathie politique des chercheurs pour leur objet, voire par une expérience militante présente ou passée (Avanza 2018). Inversement, les rares travaux sur les mouvements conservateurs mobilisent plus souvent des méthodes permettant de rester à distance de l’objet (documents officiels, revues de presse…). Lorsqu’il s’agit de partis politiques, d’autres obstacles à l’enquête peuvent surgir : une politisation défavorable de la réception de l’enquête (« dans les milieux militants de droite, les sciences sociales sont – non sans raison – perçues comme un univers de gauche et plutôt hostile », Aït-Aoudia 2010, p. 23), mais aussi des cultures institutionnelles qui valorisent moins qu’à gauche les discours militants, le fonctionnement interne de l’organisation et leurs traces écrites, d’où une moindre culture de l’archive (Bachelot et al. 2010, p. 36).
7L’ethnographie des partis de droite gouvernementale, considérés en France comme des institutions faibles, sans grande cohérence interne n’a donné lieu qu’à de rares travaux : la recherche comparée de Lucie Bargel sur les organisations de jeunesse du PS et de l’UMP (2009), celle sur la refondation managériale de l’UMP d’Anne-Sophie Petitfils (2012), ainsi que la thèse plus récente de Raphaël Challier sur les militants « populaires » de l’Union des étudiants communistes, du Front national et de l’UMP (2021 [2018]).
8Au total, l’introduction de la méthode ethnographique dans l’étude des partis français, principalement par des sociologues (les travaux de Daniel Bizeul ont sans doute joué un rôle déterminant à cet égard), n’a été adoptée en science politique que de manière récente, à la fin des années 2000, et plutôt par des jeunes chercheurs et chercheuses : le renouveau méthodologique a été porté par un effet générationnel. Afin de mieux saisir les logiques de cette difficile normalisation de la méthode ethnographique lorsqu’elle est appliquée à un objet canonique de la science politique3, on reviendra dans une première partie sur les contraintes propres à l’objet « partis » qui pèsent sur l’enquête de terrain, avant d’explorer dans un deuxième temps les spécificités d’une relation d’enquête nécessairement « politique ». Dans un troisième temps, la réflexion portera sur les bénéfices de cette méthode pour l’appréhension de la densité institutionnelle de ces organisations particulières.
L’accès à des terrains partisans « multi-niveaux »
9Les partis sont certes des organisations qui tendent à « procurer à leurs chefs le pouvoir » (Weber 1995, t. I, p. 371), et qui, plus généralement, sont engagées dans la compétition pour des postes et des positions de pouvoir politique. Mais d’un point de vue interne, ce sont aussi des « associations complexes de groupements partiels en interaction » (Lagroye, François et Sawicki 2002, p. 295). Ces deux caractéristiques influent directement sur la capacité à les étudier grâce à une « immersion de longue durée », dans un milieu d’interconnaissance, tout en mettant en œuvre une forme de réflexivité – selon les trois critères de la méthode ethnographique retenus par Stéphane Beaud et Florence Weber (2011).
L’institutionnalisation variable des partis
10La première difficulté dans le déroulement chronologique de l’enquête concerne l’accès au terrain, un enjeu qui mobilise la plus grande partie des réflexions méthodologiques sur l’enquête auprès des partis (Aït-Aoudia et al. 2010). Et de fait, l’analyse de ces conditions d’accès fournit souvent la première étape de la compréhension de la structuration du parti (Grojean 2010 ; Bennani-Chraïbi 2010). Certains partis sont incontestablement plus fermés ou centralisés que d’autres, mais la plupart des recherches insistent sur l’hétérogénéité de ces organisations qui sont par définition des « champs de lutte » opérant à plusieurs niveaux. Cette hétérogénéité constitue un avantage et une difficulté pour l’enquête. Une difficulté, car qu’elle soit politique (par la multiplicité des factions ou des équipes rivales) ou géographique (diversité des implantations locales), elle rend plus complexes l’accès au fonctionnement global de l’institution, le maintien sur le terrain, ainsi que l’analyse elle-même, lorsqu’il s’agit de monter en généralité à partir d’un terrain nécessairement morcelé. Mais elle facilite aussi l’entrée dans l’organisation (même s’il ne s’agit dans un premier temps que de l’accès à un segment de cette dernière). À cet égard, ma recherche sur les dirigeants socialistes (Bachelot 2008 ; voir encadré 1) m’a fait prendre conscience des facilités offertes par les partis les plus institutionnalisés, hiérarchisés, bureaucratisés, notamment par rapport à des partis plus récents et aux cultures organisationnelles moins stabilisées, et a fortiori par rapport à des mouvements sociaux marqués par leur caractère ponctuel et informel.
Encadré 1.
Ma recherche, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat, portait sur les groupes dirigeants du Parti socialiste (1993-2008) et englobait l’évolution de leur composition sociologique (analyse de trajectoires) comme les pratiques liées à leurs positions au sein des instances nationales du parti. Cette recherche a mobilisé une quarantaine d’entretiens semi-directifs, une analyse prosopographique (biographie collective qui permet de cerner les caractéristiques sociales d’un groupe prédéterminé) sur cent cinquante parcours de membres des instances nationales, ainsi qu’un dépouillement intensif de la presse partisane et des archives (comptes rendus, correspondance, circulaires) de la direction du parti sur la période étudiée (1993-2007). Mais j’ai surtout choisi de centrer la démarche d’enquête sur l’observation directe des instances nationales du PS, de ses courants et des activités de son siège national pendant cinq années consécutives (2002-2007). La démarche ethnographique a ainsi été utilisée pour explorer la densité de ce « groupe », ses interactions, pratiques et représentations spécifiques. Dans un second temps, il s’agissait de voir comment ces caractéristiques influaient sur l’exercice du pouvoir à l’intérieur de l’organisation. Contrairement à d’autres chercheurs (Lefebvre 2010), j’ai fait le pari d’une observation prolongée sans pour autant être « encartée », de manière à éviter, autant que possible, les effets d’« enclicage », qui, en m’identifiant à tel ou tel courant, m’auraient coupée d’une partie du terrain. Ce refus de l’adhésion ne m’a pas empêchée de participer à un certain nombre d’activités partisanes (notamment à « l’Atelier de campagne » de Lionel Jospin en 2002, où j’ai rédigé des notes pour la « cellule de presse », ce qui m’a permis en retour d’assister à certaines réunions stratégiques).
11Les facteurs liés à la taille et à l’institutionnalisation de l’organisation notamment sont décisifs. Comme en témoignent les travaux portant sur les Verts (Faucher 2012, Jérôme 2021), ou plus récemment sur les groupuscules identitaires (Bouron 2017), les « petites » organisations caractérisées par un faible nombre d’adhérents, d’élus et de permanents ne sont pas toujours les moins institutionnalisées. Mais elles présentent l’avantage que les lieux clés de l’observation y sont aisément identifiés, ainsi que les gate-keepers (malgré ou grâce à une confusion des tâches induite par des ressources organisationnelles limitées). Elles donnent aux chercheurs un accès plus direct à l’information, avec peu d’obstacles bureaucratiques (secrétaires, assistants, responsables divers, services administratifs distincts) à franchir. Mon expérience montre cependant que les partis les plus bureaucratisés, souvent perçus comme des forteresses imprenables, offrent en réalité des ressources non négligeables pour l’enquête. Tout d’abord parce que les hiérarchies partisanes fournissent des repères et des grilles d’analyse à l’observateur extérieur et désorienté. Elles permettent d’identifier les responsabilités (officielles) et leurs titulaires et certaines lignes de clivage interne, d’obtenir des éléments de compréhension sur les logiques de maintien dans l’organisation, la compétition pour les postes et l’avancement des carrières, autrement dit sur les « rétributions du militantisme », dont Daniel Gaxie (1977) a bien montré qu’elles étaient au fondement de l’existence même des appareils partisans. L’utilisation de la hiérarchie partisane permet également de bénéficier d’autorisations successives, le long de la chaîne de décision. Il est malaisé pour les autres acteurs partisans de refuser une autorisation accordée par ces titulaires, sans dévaluer la légitimité partisane attachée à leur propre position. L’autorisation du délégué général à la coordination4 d’assister aux réunions hebdomadaires du Bureau national a non seulement permis que ma présence ne soit pas remise en cause (malgré des tensions internes souvent fortes, y compris d’ailleurs au sujet de mon rôle d’observatrice dans les coulisses de l’organisation – voir encadré 2), mais aussi qu’elle soit acceptée à tous les niveaux inférieurs de l’organisation.
Encadré 2.
Le caractère clivé, conflictuel, des organisations partisanes implique des renégociations régulières du rôle de l’enquêteur. J’en ai fait l’expérience lors d’une réunion de préparation du congrès du Mans (2005), qui comptait une douzaine de représentants des différents courants et à laquelle j’assistais au côté de cinq à six permanents. Le représentant du courant minoritaire Nouveau Parti socialiste (NPS, alors dirigé par Benoît Hamon, Arnaud Montebourg, Vincent Peillon) a interrompu un échange particulièrement tendu où les minoritaires et la direction du parti s’affrontaient sur le nombre d’adhérents d’une fédération. Ne me reconnaissant pas, il a demandé que j’arrête de prendre des notes, arguant de la confidentialité de ces débats internes et menaçant d’interrompre la réunion. Il soupçonnait manifestement la direction de vouloir faire « fuiter » certains échanges. Le secrétaire national en charge de l’animation du débat n’a rien dit (et ne l’a donc pas détrompé), mais mon voisin de table, permanent de Solférino, m’a donné un coup de coude (signe de connivence face à un adversaire commun ?), en m’encourageant à continuer à noter… Cet épisode, désagréable sur le moment, susceptible de donner lieu à des instrumentalisations croisées (prétexte à la rupture des négociations) et inquiétant parce qu’il me faisait sortir du semi-anonymat dans lequel j’assistais d’ordinaire à ces séances a finalement eu des conséquences positives. Le simple fait d’avoir été autorisée à rester dans la salle, puis à y revenir, a montré que ma présence était avalisée par la direction du parti, avec l’accord tacite des courants minoritaires (qui m’ont attribué par la suite un rôle de « scribe », gardant la mémoire des débats précédents) ; ce qui m’a permis d’assister aux réunions suivantes de manière beaucoup plus confortable.
12Enquêter sur un « grand » parti revient d’autre part à enquêter sur une nébuleuse organisationnelle, qui offre souvent une multitude de points d’accès possibles, souvent moins exposés et « gardés » que les instances centrales. Les fondations, associations satellites, organisations de jeunesse, voire les think tanks sont à cet égard des alliés précieux lors de l’entrée sur le terrain. L’entrée par les marges de l’organisation est une stratégie courante (surtout quand on écarte la possibilité de l’adhésion) : ainsi la Fondation Jean-Jaurès, statutairement indépendante du parti mais assurant l’animation de groupes de travail et de réseaux d’experts sympathisants, m’a permis de nouer les premiers contacts avec des interlocuteurs partisans. On retrouve cette stratégie à l’œuvre sur des terrains aussi divers que ceux du FN (Bizeul 2003, avec une entrée par une association caritative proche de la direction du parti), ou du parti de Vladimir Poutine « Russie unie ». Clémentine Fauconnier a ainsi mené son observation au sein d’un think tank assurant la formation idéologique de jeunes cadres du parti (2019). Les modalités de ce type d’entrée indirecte donnent par ailleurs des indications sur le degré de fragmentation des réseaux partisans et l’éventuelle « porosité des frontières partisanes avec des milieux d’interconnaissance construits davantage sur des liens personnels, professionnels, géographiques antérieurs » (ibid.).
La discontinuité géographique (le jeu national/local)
13L’articulation entre niveaux national et local, longtemps perçue comme une des caractéristiques distinctives des partis5 (par opposition à des groupes parlementaires n’opérant qu’au niveau national, ou des mobilisations locales sans lien avec le pouvoir central), est a priori un autre adjuvant de l’enquête, en offrant souvent la possibilité de jouer sur des liens distendus entre les différents niveaux. Si l’ethnographie induit une analyse microscopique, force est d’ailleurs de constater que le volet « observation » de l’enquête se déroule presque toujours au niveau local de l’organisation. Dans certains cas, ce choix est dicté par des considérations pratiques de faisabilité, les échelons locaux paraissant plus accessibles pour le chercheur, voire moins intimidants (Aït-Aoudia et al. 2010). Dans d’autres situations, le dispositif d’enquête au niveau local s’impose du fait de la structuration du parti (qui peut n’exister réellement qu’à ce niveau), ou parce qu’il repose sur une approche comparative qui nécessite la multiplication des sites d’observation. C’est le cas dans la thèse de Raphaël Challier (2021), qui porte sur la (difficile) mobilisation des classes populaires par les partis politiques, et les rapports de classe internes à ces organisations. La recherche, consacrée à trois partis (FN, PCF, UMP), retient ainsi trois sites d’observation (section étudiante de l’UEC à Paris 8 Saint-Denis, section locale dans les Vosges pour le FN, section locale en banlieue parisienne pour l’UMP). L’objectif est de rendre compte des « activités militantes de terrain », et surtout de la « diversité » sociale des militants partisans, souvent négligées par la plupart des recherches centrées sur les militantismes parisiens. L’avantage principal de cette enquête au niveau local est qu’elle permet d’élargir la focale, en suivant les enquêtés en dehors du parti et en observant le processus de politisation en dehors de la sphère militante (ce qui permet de montrer par exemple que celle des militants de droite s’opère essentiellement dans le milieu familial, dans leur pratique religieuse, ou dans celle de loisirs « politisables »).
14Cette enquête s’inscrit dans une tradition de recherche « localisée » (développée originellement sous un angle socio-historique plus qu’ethnographique6) qui apporte considérablement à la compréhension fine des partis. Mais il faut noter que dans les travaux les plus récents, l’ethnographie est mobilisée comme un outil méthodologique propre à l’analyse « sociétale » des partis, contre une approche wébérienne davantage centrée sur la quête de pouvoir et la concurrence interne, qui mobiliserait nécessairement d’autres méthodes. En revenant sur sa propre recherche, reposant sur des observations menées à la fois au niveau local (municipal), fédéral (départemental) et national du parti centriste de l’UDF, Julien Fretel (2007) a montré que cette ligne de clivage au sein des enquêtes sur les partis repose sur une approximation, qui assimile une perspective théorique à un niveau d’observation et à une méthode de recherche. Cette confusion aboutit à rejouer l’éternel conflit entre tenants d’une approche nationale des partis, qui pratiqueraient une sociologie des organisations désincarnée, focalisée sur les règles bureaucratiques et la prise de décision au niveau national, et les partisans d’une approche localisée qui s’inscriraient nécessairement dans une démarche anthropologique (Fretel 2007, p. 185)7. Or, il faut le rappeler ici, il est possible de faire de l’ethnographie au niveau national des organisations (et même de la mettre au service d’une approche « sociétale », si on combine par exemple l’observation avec des analyses fines de trajectoires, si on suit les dirigeants de parti dans leurs activités au Parlement et en circonscription…). Mon expérience, comme celle de Julien Fretel sur l’UDF (2007), de Florence Faucher-King sur les Conférences nationales des partis britanniques (2006), ou encore la recherche de Safia Dahani sur la formation militante au FN (2018) montrent que le niveau national n’est pas nécessairement plus « fermé » ni même plus secret que les niveaux inférieurs, et que leur professionnalisation comme la publicisation d’un certain nombre de leurs activités offrent de nombreuses possibilités d’observation, voire d’immersion. Surtout, l’entre-soi des élites partisanes suppose une sociabilité intense et il est riche d’interactions qui se prêtent particulièrement à ce type d’observations (voir infra).
La discontinuité temporelle
15Ce caractère complexe, discontinu, de l’objet partisan est évident au niveau spatial mais aussi temporel. Et comme la discontinuité spatiale, la discontinuité temporelle est tout autant source de difficultés que de gains potentiels pour l’enquête. La vie partisane est en effet rythmée de manière particulière et alterne moments exceptionnels de court terme (campagnes électorales, meetings, congrès) et routines quotidiennes. Les moments exceptionnels, caractérisés par leur fonction de légitimation et leur publicisation, sont souvent des moments d’ouverture de l’organisation qui facilitent l’enquête (alors que les routines, bien qu’elles soient rarement considérées comme « stratégiques » par les partis eux-mêmes, sont paradoxalement beaucoup plus difficiles à observer). Se déroulant sur des périodes bien déterminées, les campagnes électorales permettent ainsi aux chercheurs travaillant sur des terrains lointains d’anticiper et de rationaliser leurs périodes d’observation8, en analysant des séquences partisanes dans leur intégralité. Elles fournissent d’autre part des unités d’observation propres à la comparaison, comme le montrent de récentes publications collectives sur les campagnes. En se focalisant au niveau « micro » sur l’observation minutieuse des activités partisanes pendant la campagne, les études de cas présentées dans l’ouvrage de Layla Baamara, Camille Floderer et Marine Poirier (2016) restituent des pratiques militantes, des transactions politiques (y compris à l’intérieur des organisations), des stratégies de labellisation, la transformation de répertoires d’action dans des contextes politiques et géographiques très variés (Mexique, France, Turquie, Bolivie, Algérie…). Ces études ethnographiques concentrent ainsi l’observation sur des moments extra-ordinaires, et privilégient une entrée dans l’objet partisan par l’événement. Mais dans l’analyse, celui-ci est appréhendé comme un révélateur de caractéristiques structurelles. Élise Massicard dans son étude d’une campagne locale du parti turc kémaliste CHP (2016) montre que le temps de la campagne permet d’avoir accès à des logiques qui restent euphémisées ou occultées le reste du temps. En l’occurrence, cette observation permet de voir comment le factionnalisme travaille en profondeur le parti, à tel point d’ailleurs que la hiérarchie habituelle des objectifs politiques s’en trouve totalement bouleversée (perdre une mairie n’est pas si grave si cela permet d’affaiblir une faction adverse). L’appareil partisan se révèle ainsi n’avoir qu’une faible emprise sur ses adhérents et ses élus, pris dans des réseaux factionnels qui sont eux-mêmes dépendants de clientèles et de groupes sociaux largement extérieurs au parti. Mais pour que l’observation de la campagne permette d’aboutir à ce type de conclusions générales, il faut en fait l’insérer dans une analyse de dynamiques de plus long terme, qui précèdent et suivent le moment observé.
16De fait, la force de l’ethnographie par rapport à d’autres techniques d’enquête réside précisément dans sa capacité à pouvoir rendre compte de ce jeu partisan sur les temporalités courtes et longues. À ce titre, les enquêtes les plus convaincantes tirent parti de l’immersion de longue durée pour analyser comment les « événements partisans » s’enchâssent dans une vie quotidienne, des routines organisationnelles qui leur donnent sens, au niveau collectif, comme au niveau individuel, en abordant par exemple les cycles d’engagement et de désengagement des militants.
17Compte tenu de ce caractère discontinu de l’objet partisan, le risque principal de l’enquête ethnographique pour l’analyse d’un groupe militant réside peut-être dans la tendance à surinterpréter l’importance de son lieu et de sa période d’observation. C’est le constat que fait Julian Mischi (2012) à propos de son enquête sur le militantisme syndical des cheminots d’un bourg industriel et rural, qui s’est principalement déroulée dans le local syndical, et qui le conduit à défendre la stratégie d’une ethnographie multi-située – dans la lignée de « l’ethnographie multi-intégrative » de Beaud et Weber (2011, p. 303). Le local syndical (mais cela vaut pour n’importe quelle section locale ou instance nationale partisane) « ne produit pas nécessairement de la sociabilité en tant que telle », ni « un principe d’identification central pour ses participants » (Mischi 2012, p. 122), d’où l’intérêt, pour restituer ces chaînes de sociabilité et d’identification, de suivre les militants dans les différentes scènes sociales qu’ils traversent (dans leurs activités de loisir, familiales, professionnelles…). Il est d’ailleurs possible que les récents « partis-mouvements »9 incitent, plus que les partis « traditionnels », à adopter cette stratégie multi-située. Leur déterritorialisation de plus en plus poussée, leur usage intensif d’internet (qui devient le lien principal d’affiliation, d’expression des alliances et des conflits) favorise une prise en compte de configurations partisanes et de chaînes d’interdépendance beaucoup plus étendues, qui remettent en cause les frontières habituelles des institutions.
La « politique » d’enquête : de la relation d’enquête entre des politistes politisés et des partis politiques
18Le maintien sur le terrain partisan fait cependant surgir une difficulté particulière, liée à la relation d’enquête, et qui peut rendre ardue l’exigence de réflexivité au principe de la méthode ethnographique. Certaines difficultés tiennent, comme sur tout terrain, aux relations de domination sociale (liées à la classe sociale, au genre, à l’âge…) qui peuvent s’établir entre chercheurs et enquêtés. Ce sont parfois les chercheurs qui sont en position de domination, comme le montrent les travaux sur les « militants populaires », ou, plus généralement, ceux qui portent sur des militants en quête de légitimation (comme, par exemple, les militants de la Ligue Nord étudiés par Martina Avanza). Mais la professionnalisation des partis, le fait que le métier politique lui-même soit quasi structurellement une profession d’hommes blancs, d’âge mûr, provenant de milieux aisés, entraîne plus fréquemment une relation d’imposition s’exerçant sur les chercheurs – par ailleurs souvent jeunes, étudiants10, et femmes, dans certains cas renvoyés à une assignation racialisante. La dimension du genre peut ainsi poser des difficultés spécifiques, a fortiori lorsque l’idéologie du parti étudié défend une conception du rôle féminin incompatible avec celui de chercheuse : lorsqu’elle enquête sur les Frères musulmans égyptiens, Marie Vannetzel (2010) doit ainsi composer avec certains enquêtés qui ne voient en elle qu’une jeune femme « étrangère », par définition disponible pour des relations de séduction (mais sûrement pas pour l’échange d’informations à caractère politique ou scientifique). Dans mon cas, le fait d’être une jeune femme lors de l’enquête au PS a joué diversement selon l’âge et la génération des enquêtés ; chez les plus jeunes, cela a plutôt produit un effet de connivence auprès de jeunes cadres largement féminisées du fait des politiques de parité internes. Chez les plus âgés, certaines formes de paternalisme se sont révélées utiles à l’enquête, puisqu’elles ont permis des explicitations de pratiques, de routines, que je n’aurais sans doute pas obtenues autrement.
19La difficulté consubstantielle à l’ethnographie des partis tient cependant surtout au fait que « l’immersion de longue durée » dans ces organisations engage le positionnement politique de l’enquêteur. La prolongation de l’enquête et le maintien sur le terrain rendent cette question inévitable, d’autant qu’elle est loin de se réduire à la seule interrogation sur « la prise de carte ». D’une part parce que l’on peut supposer que les politistes et les sociologues, ne serait-ce que du fait de leur choix professionnel, ont en général un intérêt personnel pour la chose politique ; d’autre part parce que les partis eux-mêmes sont par définition des organisations prosélytes qui sollicitent, de la part de ceux qui les approchent et prétendent les observer de près, au minimum de clarifier leur propre position, et assez souvent de « prendre parti » en leur faveur. Cette injonction au dévoilement politique du chercheur dépend tout autant des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du parti que des stratégies de recherche mises en œuvre : choix de travailler sur des organisations qui nous sont politiquement « sympathiques » ou « antipathiques », proches ou lointaines, choix d’être « incognito » ou bien « à découvert », de faire de l’observation participante ou pas. Ces différents choix ne sont pas liés de manière mécanique entre eux. L’observation incognito est parfois nécessaire ne serait-ce que pour avoir accès aux organisations les plus fermées ou les plus hostiles au monde académique, mais elle n’est pas toujours participante ; inversement l’observation à découvert, où l’identité du chercheur est pourtant clairement assumée, peut se conjuguer à certaines formes de participation, souvent interprétées par les organisations enquêtées comme une adhésion à la cause. En réalité, et contrairement à l’observation du travail salarié par exemple (où il n’y a pas beaucoup d’autres alternatives que celle de la participation/extériorité), les activités partisanes offrent des configurations tellement variables que beaucoup de positions médianes sont possibles.
20Dans certains cas (et pas toujours dans les organisations les plus fermées ou les plus radicales), un degré élevé de participation est requis pour avoir accès aux pratiques, et même aux émotions et aux sentiments qui font l’objet de l’enquête. Tout en révélant son identité d’« étudiante-chercheuse », Lucie Bargel (2009) a adhéré au Mouvement des jeunes socialistes (MJS), participé à des activités militantes (tractage, réunions, universités d’été) et accepté dans le cours de l’enquête de prendre des responsabilités fédérales, de manière à expérimenter la socialisation graduelle des jeunes socialistes et à avoir accès à des pratiques officieuses (comme la fabrication de fausses cartes) qui ne sont jamais explicitées en entretien11. Samuel Bouron a été jusqu’à jouer un vrai rôle de composition, celui de militant convaincu du Bloc identitaire. Lors de son entretien de « recrutement » (les militants sont en général cooptés, l’adhésion spontanée est donc suspecte), il n’a pas dissimulé son identité, mais a insisté sur les éléments de son parcours qui pouvaient mettre en confiance le « parrain » chargé de contrôler la sincérité de son engagement. Il a valorisé le fait d’avoir passé son enfance et sa jeunesse dans un petit village rural, il a mentionné aussi sa pratique régulière de la boxe thaïlandaise. Par la suite, il a participé aux activités du « camp d’été » (formation idéologique et sports « virils ») pour « cerner ce qui fait “vibrer” les militants » et mener à bien son ethnopraxie partisane, afin de saisir « comment des manières de penser et de s’engager s’incarnent jusque dans les corps » (Bouron 2019). Comme la sorcellerie étudiée par Jeanne Favret-Saada (1977), l’activité militante est présumée de nature telle qu’on ne peut la comprendre sans être « pris·e » par elle.
21Mais le degré de participation peut aussi évoluer au cours de l’enquête, à la fois en fonction des nécessités de l’enquête et des « dilemmes moraux » (et donc des limites) que se pose chaque chercheur ou chercheuse. Pour reprendre les exemples cités plus hauts, Lucie Bargel participe à nombre de réunions « politiques », sans y prendre toutefois la parole. Samuel Bouron se désengage progressivement de son terrain dès lors qu’on lui demande de prendre des responsabilités d’encadrement. Inversement, quand l’organisation est « sympathique » au chercheur, la participation peut s’intensifier jusqu’à devenir une partie essentielle de l’identité sociale de l’enquêteur, voire jusqu’à supplanter sa qualité de chercheur. Le rapprochement des champs professionnels de la sociologie et de la science politique universitaires, d’une part, et du travail politique, d’autre part12, est de fait favorable à une professionnalisation des (jeunes) chercheurs sur et par leur terrain partisan (surtout quand ils sont en situation de précarité professionnelle, comme c’est le cas de bon nombre de chercheurs non titulaires qui mobilisent la méthode ethnographique).
22Le cas de Kévin Delasalle est particulièrement exemplaire à cet égard ; entamant en 2010 une enquête ethnographique sur l’enracinement du PS en Loire-Atlantique, il milite immédiatement au moment des élections régionales de 2010, avant de devenir formellement adhérent quelques mois plus tard. En 2011, la participation aux élections cantonales et l’intégration à un courant de gauche du parti lui offrent « la possibilité d’accéder aux coulisses de la vie partisane de la Fédé » (Delassale 2017, p. 33-34). À l’issue des primaires pour l’élection présidentielle, on lui propose un poste de collaborateur d’élus, qu’il refuse dans un premier temps, mais qu’il accepte en 2012, « en fin de contrat à l’Université, dans une période de doute quant à [son] avenir universitaire » (ibid.). En septembre 2012, il devient collaborateur du groupe socialiste au Conseil régional, et garde son poste jusqu’en décembre 2015 (défaite du PS aux élections régionales), date à laquelle il revient à sa recherche (il ne s’autorise ainsi à ne faire d’entretiens formels qu’après la fin de son contrat de travail) et à la rédaction de sa thèse, qu’il soutient en 2017.
23Sans aller jusqu’à ce cas de figure, où l’observation participante finit par faire tomber le chercheur dans son objet (jusqu’à ce qu’il s’en dégage, mais souvent à l’initiative du parti étudié plus qu’à la sienne propre !), l’immersion militante de longue durée, qui précède parfois l’enquête de terrain, peut aboutir à l’effacement ponctuel de l’identité de chercheur, y compris à ses propres yeux. La banalisation recherchée sur le terrain, qui permet de diminuer la perturbation par sa propre présence des scènes observées, a ainsi son envers personnel et problématique. Rémi Lefebvre (2010) explique qu’il est « parfois avant tout militant et qu’[il] s’oublie [lui]-même comme observateur » (p. 132), le retour à la position de chercheur devant attendre l’écriture du journal de terrain. Surtout, que l’organisation nous soit « sympathique » ou pas, le partage de certaines activités conduit à des formes d’intériorisation, d’« acculturation », dont les effets sont peu contrôlables par le chercheur. À l’issue d’une immersion de trois ans au sein d’une organisation satellite du FN, Daniel Bizeul rapporte que « sans s’en apercevoir, [il] était devenu quelqu’un qui portait témoignage en faveur du FN, reprenant une partie des arguments de ce milieu […]. [Il] était facilement irritable, prompt à voir de la mauvaise foi dans les réactions critiques des autres » (2003, p. 45).
24À l’emprise du terrain, produite par l’immersion longue et participante, s’ajoute enfin le risque souvent évoqué dans le cas d’enquêtes sur les partis : celui de l’enclicage13. Ce risque est d’autant plus substantiel que les partis sont, par définition, des espaces de concurrence interne. Plus ces derniers sont conflictuels et segmentés, plus le chercheur est susceptible d’être associé à un sous-groupe partisan. Là aussi, si l’adhésion formelle augmente la probabilité de l’enclicage (comme le montre l’exemple de Kévin Delasalle, qui reconnaît que son militantisme assumé dans un courant bien identifié du PS lui a définitivement fermé les portes des autres courants), le refus de l’encartement n’écarte pas tout risque. Lors de mon enquête sur le même parti, et dans mon cas, le fait d’être entrée sur le terrain par le biais d’une Fondation associée au courant strauss-kahnien a suffi à m’étiqueter durablement comme une alliée de ce mouvement, et à rendre plus difficiles mes relations d’enquête avec les courants adverses. De manière générale, l’observation incognito ou très fortement participante augmente aussi les risques d’enclicage, en obligeant à se tenir à la position ou au rôle pris au début de l’enquête (sous peine de perdre sa « couverture »), tandis que l’observation à découvert permet plus facilement de se tenir à équidistance des différents sous-groupes partisans. Enfin, l’enclicage n’intervient pas qu’au niveau interne de l’organisation ; il peut aussi se développer lorsque la recherche porte sur plusieurs partis, et il se trouve alors favorisé par la compétition inter-partisane. Dans la mesure où sa recherche a justement pour objet les relations de coopération et de conflits au sein d’une coalition partisane au niveau municipal, Nicolas Bué (2010) est ainsi inévitablement pris dans des « terrains imbriqués et concurrentiels », où la relation d’enquête prend la forme d’une résistance (plus ou moins efficace) à ces tentatives d’enclicage. Ayant commencé son enquête par le terrain du PCF calaisien, grâce à l’appui du maire communiste de Calais, il est rapidement considéré comme sympathisant communiste par les partis « associés-rivaux » que sont le PS et les Verts. Ce processus est d’ailleurs révélateur de la structuration de son objet d’enquête, et permet de comprendre que les relations d’alliance entre partis comportent une forte défiance et des dispositifs de contrôle réciproque.
25La comparaison ethnographique entre plusieurs partis emporte son propre lot de contraintes sur les rôles attribués aux chercheurs par leurs enquêtés, et rend ainsi les terrains « secondaires » plus difficiles d’accès. L’immersion est ainsi rarement de la même intensité dans les deux ou trois partis étudiés ; le fait que l’investissement personnel du chercheur soit souvent inégal sur les différents terrains n’est pas seulement dû, nous semble-t-il, à l’épuisement du chercheur, ou au gain de compréhension sur des terrains relativement similaires (qui permet de raccourcir progressivement les périodes d’immersion). La recherche de Raphaël Challier procure une illustration exemplaire d’un investissement gradué selon les terrains (et aussi selon la proximité géographique et « politique » des différentes organisations) : une adhésion « sincère » et très participante au groupe des jeunes étudiants communistes de l’université de Saint-Denis au moment où débute sa thèse ; de nombreuses observations auprès des Jeunes Populaires et de militants de base de l’UMP ; des observations beaucoup plus ponctuelles auprès du FN, avec une focalisation de l’enquête, dans ce dernier cas, sur les entretiens. La stratégie retenue ici est à l’inverse de celle d’ethnopraxie adoptée par Samuel Bouron : l’absence de participation dans les deux organisations de droite est justifiée par la difficulté à mimer une « empathie » jugée nécessaire à la posture anthropologique14, et par le fait que le chercheur infiltré finit par « passer plus de temps à jouer un rôle qu’à collecter des données », voire à s’enfermer dans la préoccupation narcissique qui consiste à « s’observer en train d’observer » (Challier 2021, p. 380). À ces justifications légitimes, on peut aussi ajouter, même si c’est un point rarement abordé par les chercheurs, que l’observation participante laisse des traces (notamment sur internet) difficilement neutralisables lorsque l’on aborde un deuxième ou un troisième terrain adverses du premier15. La présentation de l’enquête par le chercheur qui retrace son cheminement d’un parti à l’autre peut nourrir une méfiance compréhensible au sein des derniers partis enquêtés, surtout quand ils sont dans des relations de rivalité ou d’hostilité assumées.
26Malgré le coût indéniable que fait peser sur l’enquête la spécificité de l’objet partisan, la démarche ethnographique est cependant source de profits indéniables pour mieux saisir la densité des partis, notamment dans leurs dimensions organisationnelle et culturelle. C’est ce que nous allons aborder dans le dernier point de cette réflexion.
La densité des institutions partisanes éclairée par l’ethnographie
27Il faudrait d’abord lever un malentendu, qui explique pour partie que les politistes, notamment ceux qui publient en langue anglaise, se saisissent peu de la démarche ethnographique. En s’intéressant à des rites ou à des routines professionnelles, cette démarche n’ignore pas la conception classique et wébérienne des partis qui les définit comme des entreprises en quête de pouvoir. Elle permet plutôt de donner une autre consistance à l’analyse du pouvoir. Comme le fait remarquer Florence Faucher-King en introduction de son enquête sur les Conférences des partis britanniques (2006), les relations de pouvoir ne peuvent être étudiées indépendamment de leurs ancrages sociaux et de leurs manifestations, y compris rituelles et organisationnelles. De la même manière, les rites eux-mêmes sont « infusés » de relations de domination et d’autorité (ils en sont issus tout autant qu’ils contribuent à les produire), comme le sont les activités militantes souvent analysées « ethnographiquement » sous l’angle du travail politique (de la division des tâches, de la socialisation professionnelle…) ; ce que confirment aussi bien les acquis de l’anthropologie que ceux de la sociologie des organisations.
28Mais on aimerait ici montrer à quel point l’ethnographie est particulièrement féconde pour éclairer deux aspects centraux des institutions partisanes en tant que « champs de lutte » pour le pouvoir, aussi bien interne qu’externe. Il s’agit d’une part des partis en tant qu’institutions socialisatrices, et d’autre part des partis comme arènes de conflictualité ou de coopération.
Les partis comme instances de socialisation
29Ce n’est sans doute pas un hasard si un certain nombre de travaux ethnographiques récents sur les partis portent en fait sur les organisations de jeunesse qui leur sont associées, ou sur les jeunes militants des organisations « mères ». Outre leur plus grande facilité d’accès, ces terrains permettent d’affronter plus directement la question de la professionnalisation politique et des « carrières » militantes, focales d’analyse privilégiées (surtout en France) depuis le développement de la sociologie du travail politique (notamment sur les élus et leur entourage) et la diffusion croissante des modèles interactionnistes de Becker et Goffman.
30Les travaux de Lucie Bargel et de Samuel Bouron déjà mentionnés, ou encore ceux de Stéphanie Dechézelles sur les partis italiens de la Lega Nord et de Forza Italia (2015), ou sur celui d’inspiration néofasciste Alleanza nationale (2016), font une large part à l’étude des processus d’apprentissage et d’incorporation des habitus militants. L’observation participante se révèle ainsi un moyen particulièrement efficace pour mettre au jour des apprentissages implicites, des processus de socialisation informels qui n’affleurent pas dans les entretiens, et encore moins dans le discours officiel des organisations. Elle est d’ailleurs d’autant plus nécessaire qu’il s’agit, même dans les partis les plus traditionnels, de processus qui sont finalement toujours stigmatisés, puisque comme l’explique Lucie Bargel, « l’action politique est d’emblée considérée comme déviante » (2009, p. 52) pour le monde extérieur. En appliquant à l’univers politique le schéma interactionniste des carrières déviantes forgé par Becker, Lucie Bargel montre ainsi comment les organisations de jeunesse permettent aux jeunes militants de former leur goût pour les activités militantes, jusqu’à ce que ces dernières deviennent de plus en plus centrales dans leur identité sociale, et qu’ils intègrent un sous-groupe partisan qui achèvera leur socialisation en les faisant participer à toujours plus d’activités. Sur les organisations les plus radicales, l’observation donne à voir un processus de socialisation qui opère grâce à des leviers qui n’ont a priori rien de spécifiquement politique. La recherche de Samuel Bouron s’appuie ainsi sur la notion d’habitus, qui permet de saisir « comment une institution peut capter un individu en parlant à son corps, à son inconscient, à un ensemble de choses incorporées » (2019). Elle conclut à l’efficace d’une socialisation chez les jeunes identitaires, qui passe essentiellement par la formation aux sports de combat et à la violence physique, mais aussi par la participation à des activités perçues comme « cool », ludiques, propices aux rencontres amoureuses. L’idéologie intervient ainsi très tardivement (et de manière secondaire) dans le processus de socialisation, alors que la violence, souvent présentée comme un des objectifs politiques de ces groupes, est en fait essentiellement un vecteur de cette socialisation.
31Ces effets de socialisation sont de puissants agents de discipline partisane et permettent de comprendre comment les partis « tiennent » leurs militants, et « tiennent » tout court (Bué et Allal 2016). L’ethnographie des rites partisans que sont les congrès ou les meetings engage de la même manière une réflexion sur les moyens par lesquels les partis affichent leur propre unité, légitiment leur hiérarchie interne, leurs frontières organisationnelles, en mettant en scène leur « nous » contre le « eux » du monde extérieur et des adversaires politiques. La démarche ethnographique permet ainsi d’aboutir à des résultats contre-intuitifs : les meetings de campagne du PRD mexicain observés par Hélène Combes (2009) ne servent pas tant à conquérir de nouveaux électeurs qu’à remotiver les adhérents déjà engagés en son sein.
Les partis comme espaces de conflit et de coopération
32Tout en promouvant leur unité, les partis sont, comme on l’a vu, des espaces de lutte, interne et externe. La méthode ethnographique, en obligeant le chercheur à se situer au sein des interactions du groupe étudié, donne à voir de manière privilégiée cette conflictualité, laquelle peut parfois se retourner contre le chercheur lui-même (ce qui est une caractéristique des terrains dits « difficiles »). La recherche déjà citée d’Hélène Combes, qui a mené une observation intensive de deux années sur le PRD mexicain (1998-2000), permet de voir à quel point la vie quotidienne du parti est parcourue de tensions internes, particulièrement vives à certaines occasions (lors des conventions électorales, meetings, réunions de courant, stages de formation), ce qui fait de l’enquête de terrain, selon les termes de l’auteure, un « travail musclé » (2011, p. 28). Prise pour une « espionne de la droite », expulsée d’une convention après la passation d’un questionnaire, en proie à la violence des échanges verbaux et à l’âpreté des luttes de courant, la chercheuse est ainsi en première ligne pour expérimenter la forte conflictualité du parti qu’elle étudie. Cette difficulté est redoublée lorsque le parti étudié est engagé dans une démarche radicale, révolutionnaire, explicitement violente. Le cas d’Olivier Grojean, engagé dans une enquête sur le PKK kurde dans les années 2000, pose également la question de savoir « comment enquêter lorsque les sources sont limitées, polarisées et contradictoires […], lorsque le chercheur navigue entre plusieurs groupes concurrents, voire ennemis » (2010, p. 64). Le PKK, organisation clandestine et transnationale, représente le cas limite d’une organisation extrêmement hétérogène, composée de différents terrains (sympathisants et militants associatifs, cadres du parti, ex-militants devenus sympathisants, dissidents ou en retrait, à Paris et à Berlin) qui entretiennent des relations distantes ou marquées par une franche animosité. Cette diversité conflictuelle a nécessité un apprentissage accéléré des normes de comportement et de langage, différentes dans chaque composante du parti, avec des rapports par exemple très dissemblables à la légalité. Chacun de ces terrains est par ailleurs fragmenté politiquement (les dissidents ont ainsi des positions variables par rapport à la ligne officielle du PKK), ce qui rend d’autant plus difficile d’enquêter dans chacun d’entre eux. Enfin, l’observation participante dans la structure clandestine du PKK finit par échouer, en raison des réticences de ses militants, mais aussi du contrôle des services secrets français et allemands. La polarisation radicale et la fragmentation interne finissent par réorienter l’enquête vers des observations directes (et non plus participantes), des entretiens biographiques (et non plus semi-directifs).
33Même sans enquêter sur ces cas-limites, les chercheurs sont de toute façon toujours confrontés à la gestion de ces conflits, qu’ils correspondent à des clivages sociaux internes à l’organisation (Challier 2021), à du factionnalisme interne, à des conflits hiérarchiques (Faucher-King 2005). Mais dans le même mouvement, l’attention aux interactions permet aussi de comprendre des relations de camaraderie, d’amitié, de solidarité – a minima de coopération, sans lesquelles les institutions partisanes ne tiendraient pas. La focalisation sur certaines scènes ritualisées de la vie du parti (instances nationales, commissions statutaires, réunions de courant), observées à intervalles réguliers et sur le long terme, permet de mettre au jour l’importance de ces « cultures organisationnelles » qui forment l’identité même des institutions, et qui leur donnent une forme de cohérence.
34Ce sont précisément ces cultures qui font l’objet de socialisations implicites et explicites de la part des membres, et leur fournissent des grammaires de comportement et des modes d’expression communs. La démarche ethnographique est alors particulièrement adaptée à l’analyse de cette dimension culturelle, pour des raisons aussi bien théoriques (elle permet d’importer assez aisément les outils conceptuels de l’anthropologie culturelle) que pratiques : tous les observateurs des partis mettent l’accent sur le temps qui leur est nécessaire pour « décoder » les interactions partisanes et en comprendre les enjeux pour les participants (ce qui rend difficile la compréhension de ces cultures par d’autres techniques d’enquête opérant sur un temps plus limité). Or, par définition, ces cultures créent du « commun » ; et à un autre niveau, ces cultures organisationnelles valorisent souvent explicitement la dimension coopérative. L’observation à intervalles réguliers des pratiques et des discours lors de centaines de réunions politiques au PS, au niveau national et dans différents contextes (réunions hebdomadaires du Bureau national, réunions « de crise », de congrès, de campagnes), m’a ainsi incitée à rendre compte d’une dimension « collégiale » au PS, qui repose sur des normes tout autant explicites et statutaires qu’implicites (Bachelot 2012). Les caractéristiques de cette collégialité (voir encadré 3) expliquent aussi bien la forme prise par les accords que par les dissensions au sein du parti : une égalité formelle (le tutoiement de rigueur, le droit de vote et de veto garanti à tous les membres de l’instance) qui s’accommode d’une diversité des statuts et de la division des tâches, la valorisation de la décision par consensus (ce qui aboutit en fait à des accords souvent minimaux), et une gestion indirecte des conflits, qui dans ces instances s’expriment rarement d’une manière frontale.
Encadré 3.
Les réunions du Bureau national (BN), instance délibérative de la direction du Parti socialiste qui se réunit chaque semaine pour « fixer la ligne » du parti (réactions à l’actualité politique, détermination des grandes orientations programmatiques et stratégiques…), illustrent à quel point la décision collective ainsi que l’expression du pluralisme interne sont contraintes par ces normes collégiales.
À l’intérieur de la salle, la topographie des participants manifeste assez exactement la représentation que le PS se fait de la répartition du pouvoir interne. Sous le leadership de François Hollande, les tables sont disposées de manière que tous les participants puissent se faire face. Le premier secrétaire préside, entre son directeur de cabinet et le secrétaire aux fédérations et à l’organisation. Il occupe une position centrale mais ne bénéficie pas d’autres signes de prééminence : toutes les tables sont conjointes, sauf celle des permanents, en retrait. Les participants se placent là encore selon leur appartenance de courant : ceux de la majorité sont les plus proches du premier secrétaire, les minoritaires se rassemblant sur les côtés opposés du quadrilatère. Les changements de place correspondent à des transferts de courant ou de motion. L’homogénéité des prises de position à l’intérieur de chaque courant est garantie par la tenue de réunions préparatoires, qui permettent de préparer les interventions des uns et des autres. Les prises de parole intempestives peuvent faire l’objet de rappels à l’ordre à l’intérieur de chaque « équipe », mais toujours sous forme d’apartés, de « petits mots » qui circulent entre participants, de façon à ne pas mettre à mal la façade unitaire de chaque courant, mais aussi à ne pas révéler les rapports d’autorité entre membres d’une même équipe. Entre courants, les attaques ad hominem sont en général évitées. Les désaccords s’expriment de manière dépersonnalisée, le registre légitime de l’argumentation s’appuyant sur la jurisprudence du parti, par exemple à travers des références à d’anciennes motions ou communiqués (Bachelot 2012).
35En se focalisant sur les apprentissages mais aussi sur la gestion des interactions, la démarche ethnographique permet de restituer toute leur épaisseur aux institutions partisanes, et d’aller plus loin dans l’analyse de ce que « produisent » les partis. Il est indéniable que ceux-ci fournissent souvent assez de traces (des organigrammes, des discours, des histoires officielles, des militants aguerris à la prise de parole) pour être étudiés sans avoir recours à l’immersion de longue durée. Mais l’étude de ces productions officielles ne suffit pas à explorer la diversité des sens, des représentations et des pratiques que recouvre l’appartenance à une organisation partisane ; l’observation directe, participante ou pas, continue ou pas, en est un bon moyen.
*
36Faire l’ethnographie d’une organisation partisane comporte son lot de difficultés pratiques. Ses coûts affectifs (attachements personnels, dilemmes moraux), les investissements qu’elle suppose en temps voire en argent sont connus, d’autant qu’elle bénéficie rarement de la collaboration active des organisations étudiées, plus enclines à contribuer à des enquêtes quantitatives leur procurant des données utiles à la gestion de leurs ressources militantes. Pour les chercheurs, la rentabilité académique de cette démarche ethnographique en termes d’insertion dans les réseaux et projets de recherche internationaux de science politique reste d’ailleurs incertaine : cette démarche inductive repose sur des monographies peu compatibles avec les grandes enquêtes comparatives favorisées par la littérature internationale sur les partis.
37Les partis restent ainsi une terre de conquête pour la démarche ethnographique. De fait, le phénomène partisan constitue une sorte de mise à l’épreuve de cette méthode, qui s’est historiquement déployée dans l’étude de groupes sociaux localement situés et homogènes. Le pari scientifique consiste ici à l’adapter aux groupes multi-situés, aux activités discontinues et aux frontières souvent poreuses, que sont les partis. Leur étude pose enfin de manière particulièrement aiguë la question de la relation entre le chercheur (rarement « dépolitisé ») et son objet, ce qui multiplie les risques de biais et d’enclicage.
38Cette approche est cependant incontournable pour avoir accès à des pratiques et des représentations qu’on ne peut atteindre par des questionnaires ou des archives, et qui sont pourtant indispensables au maintien des partis : pratiques d’enrôlement et de distinctions qui définissent l’identité collective des militants, mises en scène des hiérarchies internes, processus de décision, conformations à des savoir-faire spécifiques. Plus encore, elle produit des tests empiriques robustes pour certaines grandes hypothèses théoriques, qu’il s’agisse de la loi d’airain de l’oligarchie ou des partis comme matrices de socialisation. En suivant les acteurs dans leurs interactions et leurs pratiques quotidiennes, l’ethnographie fournit enfin des « descriptions denses » permettant de jeter des ponts entre des traditions d’analyse (« sociétale », « organisationnelle »…) qui clivent, encore aujourd’hui, la littérature existante sur les partis politiques.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 C’est en tant que membre de cette organisation qu’il participe comme délégué à la IIe Internationale de 1907 (Angaut 2015, note 20, p. 783). Sa recherche est également nourrie de ses échanges avec des militants français issus du mouvement syndicaliste révolutionnaire.
2 Annie Kriegel y a milité de 1945 à 1956, et a été permanente salariée de la Fédération de la Seine de 1951 à 1953.
3 Ce constat vaut également pour les élections, autre objet central de la discipline, voir la contribution de Lucie Bargel dans cet ouvrage.
4 Un poste administratif de permanent salarié du parti, mais doté d’une dimension stratégique évidente dans la mesure où il est à la tête de tous les services logistiques du parti.
5 Voir la définition classique des partis de Joseph La Palombara et Myron Weiner (1966).
6 Voir notamment l’article fondateur de Jean-Louis Briquet et Frédéric Sawicki (1989), les travaux de Rémi Lefebvre (2004) et de Frédéric Sawicki sur le PS (2017), de Julian Mischi sur le PCF (2010).
7 Un conflit que l’on retrouve également dans la sociologie de l’action publique ; si l’ethnographie investit majoritairement les interactions au guichet, l’analyse de la décision, y compris au niveau national, n’est pas nécessairement vouée à n’être abordée que par entretiens et archives (voir la contribution de Vincent Dubois dans cet ouvrage).
8 C’est peut-être ce qui explique le nombre important d’enquêtes (émanant d’ailleurs plus d’anthropologues que de politistes) sur les campagnes des partis d’Amérique du Sud, au Mexique et au Brésil notamment (Goirand 2016).
9 Pour une relativisation de la « nouveauté » de ces partis-mouvements, voir Sawicki (2018).
10 Comme l’a fait remarquer Rémi Lefebvre (2010), l’ethnographie, en science politique, est majoritairement une approche d’« étudiants », souvent progressivement abandonnée par les chercheurs au fur et à mesure de leur avancée dans la carrière ; ce qui tient sans doute à des raisons de disponibilité mais aussi à une capacité d’adaptation et même d’humilité dont on peut supposer qu’elle se raréfie chez des chercheurs ou chercheuses plus âgé·es.
11 Elle n’a cependant pas adhéré par la suite aux Jeunes Populaires, voir note 15.
12 Les cursus universitaires de science politique se veulent de plus en plus « professionnalisants » (et encouragent par exemple les stages auprès d’élus), les « professionnels de la politique » (permanents, élus et collaborateurs d’élus) ont de plus en plus fréquemment suivi une formation universitaire en science politique ou en sociologie.
13 C’est-à-dire le fait d’être associé à une clique ou à une faction par laquelle s’est faite l’entrée sur le terrain (voir Olivier de Sardan 1995).
14 Pour une critique de cette nécessité présumée de l’empathie dans la démarche ethnographique, voir Avanza (2008).
15 Qu’ont su, par exemple, les Jeunes Populaires de l’enquête de Lucie Bargel auprès du MJS (la chercheuse a consacré seize mois à l’observation participante au MJS, quelques mois seulement aux Jeunes Populaires, et n’y a pas eu accès aux activités réservées aux initiés qu’elle avait pu observer chez les socialistes) ? L’expérience de la chercheuse au Secrétariat fédéral du MJS laisserait aujourd’hui nécessairement des traces numériques qui rendraient peu probable l’acceptation de son enquête dans le parti adverse.
Auteur
Carole Bachelot est professeure de science politique à l’université de Lille. Elle travaille sur les partis politiques et en particulier sur la sociologie de leurs dirigeants et des élites politiques, la professionnalisation politique, les cultures organisationnelles ainsi que l’usage des méthodes qualitatives (ethnographie, entretiens) appliquées aux organisations politiques.
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