Chapitre 4
Les élections sans les opinions : ethnographie et rapports aux institutions électorales
p. 97-125
Remerciements
Je tiens à remercier Éric Agrikoliansky, Martina Avanza, Sarah Mazouz et Romain Pudal pour leurs lectures et leurs commentaires de ce texte écrit en 2019.
Texte intégral
1L’analyse électorale compte parmi les thématiques de science politique les moins réceptives à l’approche ethnographique. Objet fondateur de la discipline au début du xxe siècle, l’étude du vote se développe avec les méthodes quantitatives et les sondages d’opinion aux États-Unis puis en Europe. Elle recherche les facteurs explicatifs de la participation et de l’orientation électorale selon deux directions : les propriétés sociales des votant·es et les caractéristiques de l’offre politique (mode de scrutin, système partisan, campagne électorale). Depuis les années 1970, de nombreux travaux soutiennent que les secondes primeraient désormais sur les premières, avec le développement d’un « vote sur enjeu », d’un électorat « volatil », etc. (Mayer 2010). Plus encore, désormais, aux États-Unis, l’étude du vote est laissée à d’autres disciplines : d’une part, à l’économie qui étudie un acteur politique rationnel dont elle cherche à modéliser le comportement électoral (Lehingue 1997 et 1998) ; d’autre part, à la psychologie qui veut identifier les mécanismes cognitifs au principe de la formation des opinions politiques. Les évolutions dans les manières d’étudier le vote depuis un siècle n’ont en effet pas remis en cause le postulat fondateur d’André Siegfried (1913), rapidement repris par les behaviouristes : le vote serait un moyen de saisir empiriquement les opinions et les attitudes politiques des citoyens.
2Or, comme le rappelle Nicolas Mariot, « il est a priori difficile d’ethnographier des opinions ou des pensées » (2010, p. 168). L’ethnographie ne règle pas mieux que d’autres méthodes les problèmes empiriques et théoriques que l’on rencontre si l’on cherche à saisir des opinions politiques individuelles, abstraites, stables, cohérentes… Elle permet en revanche de poser un autre regard sur le citoyen censé produire ce type d’opinion, et de proposer d’autres manières d’analyser les pratiques électorales que comme reflet de telles opinions politiques. Comme le préconisent les socio-historiens (Déloye et Ihl 2008), analyser le vote comme un acte en soi, sans le ramener à ce qu’il est censé traduire et sans le réduire à son résultat, s’avère productif. On peut alors analyser les pratiques électorales non comme l’expression d’opinions, mais comme des rapports à des institutions électorales, elles-mêmes saisies par des relations sociales qui débordent leur rôle officiel consistant à désigner des représentant·es. L’ethnographie, parce qu’elle s’intéresse aux usages sociaux plus qu’aux « fonctions » officielles, et parce qu’elle prend pour objets des groupes d’interconnaissance, est particulièrement à même de soutenir ce regard décalé sur le vote.
3Il existe pourtant peu d’enquêtes ethnographiques consacrées aux pratiques électorales à proprement parler. Certaines enquêtes ethnographiques rencontrent néanmoins le vote « chemin faisant ». Cela a été mon cas au cours d’un travail de terrain, complété par ailleurs par des archives, sur deux villages de montagne frontaliers entre la France et l’Italie, dont les noms sont ici anonymisés. Alors que je souhaitais explorer les rapports à l’État et à la nation de leurs habitant·es, mon enquête a révélé des pratiques originales d’inscription sur les listes et de participation électorale, avec de nombreuses personnes venant voter dans ces villages dans lesquels elles n’habitent pas. Comme j’enseignais au même moment des cours de sociologie électorale, alors que ce n’était pas ma spécialité, je me suis aperçue que ces pratiques étaient absentes de la littérature. Ce chapitre, largement exploratoire, propose ainsi certaines pistes d’analyse, issues de travaux ethnographiques et non ethnographiques, qui demandent à être approfondies.
4La méthode ethnographique présente deux bénéfices principaux pour l’étude du vote. D’abord, avec l’ensemble des approches contextuelles, elle rompt avec la vision atomisée de « l’électeur » produite par les enquêtes quantitatives, cette « abstraction statistique » saisie par les sondages (Derivry et Dogan 1986). Parce que l’ethnographie s’attache à des appartenances sociales et à des interactions situées, choisir de l’utiliser pour étudier le vote est déjà un parti pris théorique : c’est considérer que l’acte de vote est déterminé par son ancrage social davantage que par le champ politique. Ensuite, l’approche ethnographique peut servir de levier pour déplacer les questionnements sur le vote. Plutôt que de chercher à saisir ce qui se passe dans les têtes des électeurs et des électrices potentiel·les, elle permet d’étudier leurs rapports pratiques au vote, ce que les personnes font avec ce dispositif institutionnel. En centrant l’attention sur les pratiques, l’ethnographie aide à se défaire des conceptions normatives de ce que devrait être un citoyen et des discours d’institution sur ce que devrait être le rôle du vote. À propos de la France, ce regard sur les usages sociaux du vote s’est surtout appliqué à l’extension du suffrage dans la seconde moitié du xixe siècle. Il n’est plus guère mobilisé pour la période actuelle, comme si le « haut degré d’institutionnalisation » désormais atteint (Garrigou 1993, p. 10) et la stabilité de l’instrumentation du vote1 rendaient l’élection « évidente » aux yeux des politistes. Pourtant, le regard « par le bas » sur les comportements électoraux que permet l’ethnographie révèle la diversité des usages sociaux de l’institution du vote.
5Nous verrons d’abord que si l’ethnographie politique s’intéresse peu au vote, le tournant contextuel récent de la sociologie électorale française remet les logiques sociales, collectives et situées qui structurent les comportements électoraux au premier plan des enquêtes et des analyses. Par conséquent, les options méthodologiques de l’étude du vote sont également en cours de renouvellement, sans que cela implique une adhésion massive à l’ethnographie. Ensuite, nous proposerons de regarder les élections sans les opinions afin de rendre visibles les multiples usages qui s’approprient l’institution électorale et la modèlent.
Élections, observation et ethnographie
6Il existe très peu de travaux d’ethnographie du vote à proprement parler. L’ethnographie politique et l’analyse contextuelle du vote se rencontrent moins que l’on pourrait s’y attendre, mais leur croisement dessine des possibilités pour la sociologie électorale. Le parcours proposé ici parmi ces travaux pose la question des méthodes pour faire l’ethnographie du vote : Comment saisir les milieux d’interconnaissance et les interactions qui président aux comportements électoraux ? La présence physique de l’enquêtrice au bureau de vote est-elle nécessaire ? Suffisante ? La littérature existante dessine un paradoxe : alors que les travaux actuels se « rapprochent » de plus en plus de l’acte de voter – leurs auteurs et autrices étudiant les listes d’émargement, étant présent·es le jour J au bureau de vote, etc. –, les pratiques électorales restent largement délaissées.
Étudier le vote sans les sondages d’opinion
Le désintérêt de l’ethnographie politique pour le vote
7Plutôt qu’au vote, les enquêtes se réclamant de l’anthropologie ou de l’ethnographie politique se sont intéressées à la participation politique « non conventionnelle », aux mouvements sociaux et aux relations informelles entre gouvernant·es et gouverné·es. Ainsi, les citizenship studies se sont attachées aux « processus de citoyenneté » en dehors des institutions politiques, en critiquant le côté légaliste de la science politique (Neveu 2013). Elles ont en particulier mis l’accent sur les pratiques de participation politique des non-citoyens (étrangers, sans-papiers), exclus donc du vote (Chauvin 2009). En France, l’anthropologie politique et l’ethnographie se consacrent surtout aux campagnes électorales, analysées sous l’angle de la mobilisation politique ou de la politisation (Abélès 1989 ; Briquet 1990 ; Pourcher 2004 ; Combes 2009 ; Talpin et Belkacem 2014 ; Baamara, Floderer et Poirier 2016 ; Connan et Josse-Durand 2017). En parallèle, s’est développé un intérêt pour les « rapports ordinaires au politique » (voir la contribution de Romain Pudal dans cet ouvrage) plutôt que pour les moments officiels et ritualisés.
8Au mieux, les élections servent d’occasions d’enquête pour étudier d’autres objets que le vote. Ainsi, dans l’unique chapitre de New Perspectives in Political Ethnography qui s’intéresse à une élection, Kathleen Blee et Ashley Currier en font une « occasion analytique pour mieux comprendre les micro-dynamiques de l’action dans les mouvements sociaux » (2007, p. 174). Cet usage du moment électoral est répandu au-delà de l’ethnographie politique : les études monographiques sont nombreuses à passer par les élections pour cerner des logiques sociales locales. Ainsi, Florence Weber examine la composition du conseil municipal d’une petite commune montagnarde comme révélatrice des relations entre « gens du pays, émigrés et étrangers » (1982). De même, Philippe Aldrin saisit « l’économie sociale de l’information politique locale » d’un village varois grâce à son observation pendant des élections municipales (2003). C’est également mon cas lorsque je choisis de mener une partie de mon enquête dans deux villages frontaliers des Alpes au moment des élections municipales de mars 2014, d’observer les rares réunions électorales mais surtout les conversations informelles, et d’interroger les enquêté·es à ce sujet. L’idée implicite qui sous-tend ces choix d’enquête est que les élections constituent un moment qui cristallise les enjeux sociaux locaux, les rendant plus explicites et plus observables. De ce point de vue, les élections institutionnalisent les conflits sociaux. Cela revient aussi à faire du vote un rituel (Pourcher 1991 ; Faucher et Hay 2015) et, à ce titre, « dans toutes les sciences sociales, un bon candidat au statut d’outil privilégié pour une compréhension “synthétique” des sociétés » (Mariot 2010, p. 162).
9Cet usage du moment électoral comme outil d’enquête concerne surtout des villages, c’est-à-dire des endroits où la participation aux élections, surtout municipales, est importante et où l’interconnaissance est forte2. Il n’est pas sûr que le même usage puisse en être fait en ville, dans des contextes où l’interconnaissance et la participation électorale sont moins intenses. De plus, contrairement à un village, un quartier urbain n’élit pas de représentant·es politiques propres. Néanmoins, une série de travaux ethnographiques menés sur des quartiers ou des communes périurbaines, d’abord intéressés par des analyses de la stratification sociale, se sont également attachés aux opinions politiques de leurs enquêté·es (Cartier et al. 2008 ; Girard 2017). En réaction aux discours médiatiques qui se sont développés sur le conservatisme voire l’extrémisme des électeurs et électrices du « périurbain », ces travaux, assis sur une analyse des trajectoires scolaires, résidentielles et professionnelles des habitant·es de zones périurbaines et de leurs interactions dans l’espace social local, proposent une analyse de leurs rapports au politique. Les opinions politiques et les comportements électoraux des enquêté·es, racontés en entretien et rapportés aux positions sociales locales, renvoient à la « conscience triangulaire » (Schwartz 2011) de classes populaires en petite ascension sociale, pour lesquelles les personnes étrangères ou perçues comme telles incarnent « le bas » dont il s’agit de se distinguer pour défendre sa propre respectabilité. Centrés sur l’ancrage social des positions politiques, ces travaux ethnographiques s’intéressent en revanche peu aux pratiques électorales et au rapport au vote en lui-même.
Le tournant contextuel de la sociologie électorale
10En science politique, l’approche contextuelle du vote, qui défend la prise en compte des contextes spatiaux et sociaux, connaît en France une récente vitalité (Gombin et Rivière 2014) grâce notamment au rôle de passeuse de Céline Braconnier qui a fait connaître les travaux américains (2010). Cette approche rencontre également le spatial turn des sciences sociales, porté par une plus grande collaboration avec la géographie et une meilleure prise en compte de la répartition spatiale des ressources sociales (Ripoll et Tissot 2010 ; Warf et Arias 2014 ; Bruneau et al. 2018). Elle rejoint enfin des appels plus anciens comme celui de Daniel Gaxie à intégrer les dispositions issues des socialisations et des expériences sociales pour comprendre les comportements politiques et électoraux (2002).
11Les recherches qui se retrouvent dans l’approche contextuelle du vote mettent donc en œuvre une analyse par le bas (les caractéristiques sociales des électeurs et les contextes sociaux) plutôt que par le haut (l’offre politique). Elles partagent également une prise de distance avec le recours aux sondages d’opinion pour étudier les comportements électoraux, tout en restant diverses du point de vue méthodologique. Quelques travaux ethnographiques y figurent mais sont loin d’être majoritaires.
12La remise en cause des recherches fondées sur les sondages d’opinion repose sur trois arguments principaux. D’abord, ces derniers analysent des individus atomisés, isolés : les travaux se réclamant d’une approche contextuelle défendent au contraire l’idée que le vote obéit à des logiques collectives et localisées. Ces dernières peuvent être explorées à l’aide de différentes méthodes, qualitatives ou quantitatives. Sophie Duchesne et Florence Haegel ont recours à des entretiens collectifs pour travailler sur les discussions politiques (2009), comme Céline Braconnier qui défend l’idée d’interroger ensemble des membres de groupes d’interconnaissance (2012). Le Système d’information géographique (SIG) créé par l’équipe Cartelec fournit des données quantitatives localisées, liant résultats électoraux à l’échelle du bureau de vote et données sociodémographiques produites par l’INSEE à l’échelle des IRIS3. Qu’apporte ce changement d’échelle ? Il permet d’inscrire les logiques du vote dans leur contexte politique, social, etc., jusqu’à l’échelle infra-communale (Rivière 2017a). Le recours à des données localisées permet aussi de spécifier les effets des appartenances sociales selon le territoire : Joël Gombin et Pierre Mayance étudient ainsi statistiquement le vote spécifique des mondes ruraux de la région PACA (2009). Plus encore, Jean Rivière met à profit la possibilité d’explorer l’abstention à différentes échelles territoriales pour mieux appréhender ses déterminants sociaux (2017b). Si elle le rend possible, cette échelle d’enquête n’implique pas nécessairement de travailler sur un milieu d’interconnaissance dans une démarche ethnographique. Par exemple, se situer à l’échelle d’un bureau de vote ou d’un canton ne signifie pas mécaniquement que l’enquête va s’intéresser aux relations entre ces électeurs et électrices, ni surtout que ces découpages administratifs constituent l’échelle pertinente pour le faire.
13Ensuite, un certain nombre de travaux se réclamant d’une approche contextuelle, et surtout des enquêtes qualitatives, choisissent d’effectuer des enquêtes de longue durée, contre les sondages qui ne saisissent qu’un seul vote à un moment précis. « Le terrain », tel que le définit Céline Braconnier (2013), est constitué de « plans d’observation localisés », « sur la durée ». L’approche « localisée et de longue durée » qu’elle met en œuvre avec Jean-Yves Dormagen dans la cité des Cosmonautes soutient l’un des ouvrages emblématiques de cette approche contextuelle du vote, ou plutôt de l’abstention : l’enquête, qui dure près de quatre ans, cumule des questionnaires répétés (au bureau de vote et par téléphone), une analyse des listes d’émargement, une cinquantaine d’entretiens enregistrés et de nombreuses conversations informelles, le repérage des résidences effectives par le biais des boîtes aux lettres et une présence régulière dans le quartier – « au total, plus d’une centaine de fois » (Braconnier et Dormagen 2007). Christèle Marchand (2017) propose pour sa part une « sociologie localisée des électorats frontistes » fondée sur une longue enquête par entretiens en région PACA, qui permet de resituer les pratiques et les opinions politiques dans les trajectoires biographiques. C’est également la démarche mise en œuvre par le collectif Sociologie politique des élections (SPEL), consistant à rencontrer à diverses reprises 69 électeurs et électrices durant plusieurs mois en 2012, année d’élections présidentielle et législatives. SPEL revendique de participer à un « renouvellement par les méthodes » de la sociologie électorale et en particulier des connaissances sur les ancrages sociaux du vote considérés comme de moins en moins déterminants par une partie de l’analyse électorale. En écho aux travaux d’ethnographie du périurbain précédemment cités, les membres de SPEL soulignent qu’il faut tenir compte des évolutions des classes sociales qui, avec l’élargissement de l’accès à l’éducation et au logement, sont depuis les années 1970 plus fragmentées et par conséquent plus difficiles à saisir par des variables quantitatives comme les catégories socioprofessionnelles seules. « Le déclin supposé du poids des appartenances peut dès lors relever aussi bien de l’illusion d’optique » (Agrikoliansky et Le Grignou 2016, p. 16). Les questions de méthodes sont alors cruciales et la combinaison de données quantitatives et qualitatives pour saisir les effets de la position sociale sur le comportement électoral, restée largement à l’état de projet dans la sociologie électorale française (Michelat et Simon 1977), est ainsi rouverte.
14Dernier reproche fait aux sondages d’opinion : celui de poser aux gens des questions qu’ils ne se posent pas, mais qui sont celles des professionnels de la politique (Bourdieu 1973 ; Gaxie 1990 ; Lehingue 2007). Le problème n’est pas propre à une démarche quantitative : il se pose aussi quand des chercheurs, a fortiori politistes, viennent poser des questions relatives à leur comportement électoral ou à leurs « opinions politiques » à des individus qui s’en soucient peu au quotidien (Mariot 2010 ; Duchesne 2009). Une solution à ce problème est de renoncer aux données déclaratives (et donc aux données qualitatives) pour travailler à partir des résultats électoraux et des listes d’émargement. En matière de sources, les travaux d’analyse contextuelle du vote reviennent ainsi largement aux données agrégées utilisées par les fondateurs de l’analyse électorale, quand les données individuelles des sondages n’existaient pas (Bussi, Le Digol et Voilliot 2016). Ils contribuent également, ce faisant, à détourner l’attention des suffrages exprimés lors des élections en faisant de l’abstention une question centrale. Les listes d’émargement, qui permettent de lier statistiquement la participation électorale (attestée par la présence d’une signature) et quelques variables sociologiques déductibles des informations individuelles présentes (sexe, date et lieu de naissance, prénom et nom de famille, adresse), deviennent ainsi des sources4. François Buton, Claire Lemercier et Nicolas Mariot (2012) saisissent l’influence de la maisonnée sur la participation électorale à partir d’un traitement statistique de ces listes. Yassin Boughaba (2014) cumule ces données avec une enquête ethnographique dans une ville populaire du canton de Vaud, en Suisse, pour comprendre la participation électorale des personnes nées à l’étranger, en soulignant le rôle des réseaux communautaires activés par des leaders militants.
15La promotion d’analyses des comportements électoraux renouvelées par le recours à des données localisées et longitudinales, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives, entretient des affinités certaines, mais non exclusives, avec l’ethnographie. De fait, les enquêtes ethnographiques restent marginales au sein de l’approche contextuelle du vote. L’attention portée aux questions méthodologiques et à leurs effets analytiques, ainsi que le souci d’un accès direct aux pratiques électorales, contribue néanmoins à une exigence de réflexivité proche de celle promue par l’ethnographie.
« L’évidence » de politistes observant des élections : accès et positions sur le terrain
16Pour les politistes, le moment de l’élection est souvent, prosaïquement, un moment qui facilite l’accès au terrain, et le bureau de vote un lieu d’« accès privilégié à l’électeur les jours d’élection » (Audemard et Gouard 2016). C’est l’avantage pratique de la participation politique « conventionnelle » : dans la mesure où il s’agit d’un moment institutionnalisé, prévisible et public5, l’accès y est simple et convient donc bien à une incursion ponctuelle sur le terrain. Ainsi, l’observation des bureaux de vote s’inscrit souvent dans une démarche pédagogique, permettant de donner aux étudiant·es une vision concrète du fonctionnement des institutions politiques, mais aussi de la recherche en sciences sociales (Bacot 1993 ; Giraud et Pina 2016 ; Barrault-Stella et Nozarian 2016). Le jour du vote est aussi un moment privilégié de passation de questionnaires, réputés plus fiables parce que plus proches temporellement du moment du vote – technique « sortie des urnes » qui sert d’ailleurs aussi aux instituts de sondages à annoncer les résultats de l’élection à la fin de la journée, sans attendre la fin des dépouillements6.
17Que des politistes s’intéressent aux élections semble une évidence largement partagée. Analyser les interactions créées par la présence de la politiste au bureau de vote n’en est pas moins instructif, et révèle à la fois des représentations possibles du métier (ses compétences et son statut) et des enjeux spécifiques de l’élection au niveau local. Cela détermine ce qu’on peut montrer et dire, ou non, à l’ethnographe et l’analyse de cette relation d’enquête fournit une connaissance inégalée des pratiques électorales.
18D’abord, certains aspects de la relation d’enquête ainsi nouée sont propres à l’étiquette « science politique » et aux rôles sociaux qu’elle charrie. Dans le cadre de mon enquête, cette étiquette m’a procuré une facilité d’accès et une présomption de compétence en matière électorale, mais une compétence surtout « technique », juridique davantage que politique. Mon statut universitaire (« Donnez votre titre ! Vous êtes maître de conférences ! » me reprend le maire sortant de Sogue, médecin, lorsque je l’omets en me présentant) me situe du côté des choses sérieuses, et non du sensationnalisme ou des histoires de « Clochemerle »7, ces dernières étant laissées aux journalistes, comme le suggère l’épisode suivant.
19Lors de la campagne électorale à Sogue, un article de Nice-Matin signé non de la correspondante locale mais d’un journaliste du « siège » provoque la colère de l’équipe sortante parce qu’il « donne une mauvaise image du village » et que « des gens s’en sont plaints ». Intitulé « Trois candidats pour un village toujours fâché », l’article comporte une photo du village légendée « Animosités, rancœurs, tensions… Le climat ne s’est toujours pas apaisé sur les rives de la Teana [rivière qui traverse le village] » et fait référence aux « traditions d’affiches diffamantes et de tracts anonymes » qui « se perpétuent sur ces terres ». Le jour du second tour des élections, j’assiste à un échange entre ce journaliste et une électrice visiblement bourgeoise qui le félicite d’avoir « compris aussi bien Sogue en si peu de temps », même si cela n’a « pas plu à tout le monde ». Pour elle, « tout s’explique ! » lorsqu’il lui répond qu’il est « à moitié corse ».
20Le mépris social contenu dans la disqualification des pratiques politiques censées être archaïques – et qui s’applique sans surprise en particulier aux zones rurales et périphériques (Dompnier 2007) – provient ainsi davantage des journalistes que des universitaires. Si les politistes sont plutôt du côté des choses sérieuses, leur rôle peut alors être confondu avec les fonctions légalement prévues par le déroulement du scrutin. Ainsi, le maire sortant de Guède, artisan à la retraite, m’interpelle au cours de la matinée lorsqu’un électeur entre avec son chien dans l’isoloir : « Vous écrirez dans votre rapport de thèse qu’à Guède on fait voter même les chiens ! » Cette présomption non seulement de compétence mais surtout de contrôle juridique m’assimile aux observateurs et observatrices délégué·es par les listes candidates dans les bureaux de vote pour contrôler le bon déroulement du scrutin – le numéro deux de la liste d’opposition est en effet présent à ce titre au même moment – voire même par la préfecture.
21À Sogue, la compétition politique connaît cette année-là un assez haut niveau de technicité juridique. C’est en particulier lié au soutien à la liste d’opposition de l’ancienne secrétaire de mairie qui mobilise largement sa compétence en droit électoral et évoque régulièrement la possibilité de faire un recours. Dans ce village d’environ 900 inscrit·es sur les listes électorales, le dépouillement du vote dure toute la soirée : en effet les enveloppes sont ouvertes une par une (et non divisées en plusieurs tables qui dépouillent simultanément comme ailleurs) et, le panachage étant autorisé8, la liste de quinze noms que comporte chaque bulletin est intégralement lue à haute voix pour compter les votes obtenus par chaque candidat·e. Le panachage augmente les possibilités que des bulletins soient considérés comme nuls, par exemple s’ils comportent plus de quinze noms. À chaque incertitude sur un bulletin, toute la salle, les personnes qui dépouillent comme la cinquantaine de membres du public, se tourne vers cette ancienne secrétaire de mairie. Le maire sortant tente de résister et me demande parfois mon avis, de même qu’il se tourne vers moi qui, comme d’autres, note le décompte des voix au fur et à mesure, pour confirmer les élections qui se décident, personne par personne, tout au long de la soirée.
22Ce moment du dépouillement illustre d’autres spécificités de ma position d’enquêtrice, moins liées à mon statut universitaire qu’aux caractéristiques de ce terrain rural où l’interconnaissance est très forte. Lors de la réalisation d’entretiens ou de l’observation de réunions, je peux sans générer de tensions expliquer que « je parle à tout le monde » dans le village : c’est la plupart du temps également le cas des candidat·es. Mais ces moments de coprésence intense comme le dépouillement, où chaque camp manifeste par des exclamations, des bruits, des applaudissements sa satisfaction ou son mécontentement, rendent plus difficile de tenir une posture « neutre », d’autant plus que les membres du public s’observent entre eux autant qu’ils observent le dépouillement en lui-même. Quelques jours après le premier tour, lorsque j’arrive chez un agriculteur, ancien conseiller municipal, pour un entretien, il s’exclame : « Ah mais je vous ai vue au dépouillement ! Je croyais que vous étiez une journaliste ». C’est sans doute l’explication la plus probable au fait que je prenais des notes et ne manifestais pas d’émotion particulière à l’annonce des résultats. Sans jusque-là m’identifier physiquement, il est également au courant que j’ai eu la veille un accrochage en voiture avec son employée. La densité des liens d’interconnaissance entre les enquêté·es colore en effet tout travail de terrain dans un village. Sylvain Barone et Aurélia Troupel (2008) soulignent les « coûts d’entrée » particulièrement élevés que cela implique pour comprendre la vie politique locale. D’un autre côté, cela fait aussi passer l’enquêtrice pour inoffensive : aucun·e enquêté·e ne présuppose que j’en sais plus qu’elle ou lui sur la compétition électorale en cours, et je suis admise aux réunions de « pointage » des listes électorales, dont chaque équipe connaît (ou croit connaître) l’issue chez son adversaire.
23Enfin, apparaître sur le terrain comme politiste peut présenter l’inconvénient d’afficher un intérêt pour les questions politiques spécialisées qui peut rapidement passer pour une injonction à « en parler », y compris quand elles n’intéressent pas les enquêté·es. Dans mon cas, ce risque était peu présent puisque les élections n’étaient pas mon objet d’étude initial. Mais plus largement, une vie politique locale peu ou non professionnalisée facilite l’enquête de qui souhaite travailler sur l’encastrement social du politique. À l’exception de certain·es élu·es ou journalistes, les entretiens occasionnent peu de discours généralisant sur « la politique » et les enquêté·es entendent bien volontiers la chercheuse, même politiste, qui explique s’intéresser « à la vie du village au sens large, pas seulement les élections, mais aussi l’histoire du village, des familles, de l’agriculture, des commerces… », tant ils partagent l’idée que ces éléments sont pertinents. Il est ainsi plus aisé de poser des questions sur les trajectoires personnelles et familiales qu’auprès des professionnel·les de la politique. Autrement dit, une enquête ethnographique dans un village se prête particulièrement bien à une étude de l’intrication du politique et du social, effectivement surtout explorée dans des contextes ruraux (Antoine et Mischi 2008).
24Dans tous les cas, la présence longue sur le terrain et l’exigence de réflexivité, défendues par la démarche ethnographique, permettent de donner du relief analytique aux interactions observées dans un bureau de vote. On ne peut en effet pleinement comprendre ce qui se joue « le jour J » qu’à partir d’une analyse du milieu d’interconnaissance dans lequel ces interactions prennent sens, incluant la façon dont l’enquêtrice y trouve sa place.
Les usages sociaux d’une institution politique
25L’ethnographie politique et l’approche contextuelle du vote ont démontré la pertinence d’analyses des comportements politiques par le bas plutôt que par le haut : la participation électorale et les choix politiques sont au moins autant déterminés par les propriétés, les trajectoires et les interactions sociales des personnes, citoyennes ou non, que par les discours et les institutions du champ politique. L’approche contextuelle contribue également à détourner l’attention des résultats électoraux – au sens de suffrages exprimés – en s’intéressant de façon centrale à l’abstention et à la participation électorale, ce qui est à la fois la conséquence du choix méthodologique d’utiliser les listes d’émargement comme sources et celle d’un parti pris théorique et politique sur les sujets prioritaires lorsque l’on veut parler du « vote des classes populaires ». On pourrait aller plus loin encore, et assumer la démarche d’étudier les élections sans s’intéresser à leurs résultats.
26Des travaux classiques de sociologie politique, portant aussi bien sur le vote que sur les sondages d’opinion, ont souligné le caractère artificiel de l’agrégation mathématique de suffrages ou de réponses à un sondage (Bourdieu 1973 ; Gaxie 1990 ; Lehingue 2005 et 2007). Une simple addition aboutit à 63 % d’opinions favorables ou à une majorité (relative) de voix pour un camp, alors que ces votes sont incommensurables tant ils sont produits par des logiques sociales diverses. Prendre au sérieux les conclusions de ces travaux amène à exclure ces résultats agrégés des objets d’étude des sciences sociales pour retrouver, en amont, le grain de toutes ces logiques différentes écrasées dans un pourcentage. Cela suppose de renoncer à utiliser les résultats électoraux comme reflet des opinions ou des attitudes politiques et donc comme moyen de les saisir empiriquement. Tout comme des chercheurs et chercheuses ont proposé d’étudier les campagnes électorales sans poser la question (insoluble) de leurs effets sur les résultats électoraux (Lehingue 2005 ; Agrikoliansky, Heurtaux et Le Grignou 2011), étudier les élections sans leurs résultats peut provoquer un renouvellement important des analyses.
27Si l’on fait le choix de s’intéresser aux élections indépendamment de leurs résultats, que peut-on voir ? Ce pas de côté permet de saisir les usages sociaux du vote, ce que les électeurs et électrices font avec cette institution politique. Les travaux qui viennent soutenir cette idée ne sont pas tous fondés sur des enquêtes ethnographiques. Dans la science politique française, les questionnements sur les usages sociaux du vote viennent, presque paradoxalement, de recherches qui n’ont pas la possibilité d’observer directement les pratiques. La socio-histoire du vote contribue pourtant largement à faire porter le regard sur toutes les pratiques sociales, et collectives, qui entourent l’appropriation initiale du dispositif électoral : délibération, acclamation, processions, fêtes, boissons, etc. (Déloye et Ihl 2008 ; Cossart 2010 ; Garrigou 1992 ; Guionnet 1997)9. Les technologies de l’élection ne fonctionnent jamais complètement comme prévu et sont toujours perturbées par les usages qu’en font les électeurs et électrices (Bertrand, Briquet et Pels 2007) et plus largement par les configurations électorales (Voilliot 2018).
28Plus récemment, les recherches portant sur des élections en contexte autoritaire (Hachemaoui 2013 ; Ménoret 2005) orientent le regard vers les usages sociaux du vote, comme si seul le fait de considérer les résultats de l’élection sans enjeux, connus d’avance, pouvait autoriser à s’en détourner – et comme si à l’inverse il n’y avait « rien à voir » lors d’une élection démocratique routinisée10, ou en tout cas rien d’autre que ses résultats. Les enquêtes ethnographiques se prêtent pourtant bien à l’analyse des usages sociaux du vote, la question étant de savoir à quoi le fait de voter « sert », à part ou en plus de désigner des représentant·es.
À quoi sert de voter ? Usages et détournements
S’éprouver comme citoyen·ne et marquer son appartenance nationale
29L’idée de « valeur du vote en soi », censée résoudre le paradoxe de Downs qui veut qu’aller voter soit toujours irrationnel11, a ouvert la voie à l’exploration des usages non électoraux du vote (Mayer 2010). Des recherches par entretiens ont en particulier souligné que l’acte de voter exprimait un statut de citoyen·ne et une appartenance à la communauté politique. Ainsi, dans les entretiens menés par Sophie Duchesne à la cité des 4 000 à La Courneuve (1997), voter c’est affirmer son appartenance à la communauté nationale, tandis que ceux qui en sont privés (pour des questions de nationalité ou de condamnation judiciaire) le vivent comme une exclusion. Pour Soulia, mère célibataire au chômage de 29 ans, c’est parce que ses parents, immigrés algériens, en ont été privés que le vote a un prix : « Le jour où j’ai la première fois voté et que j’ai montré ma carte d’électeur à mon père, c’est vrai qu’il y a – j’ai vu dans son regard quelque chose qui l’a… qui lui a… C’était une revanche » (Duchesne et Haegel 2001, p. 105). Même conclusion de la part d’Hélène Thomas à propos des personnes très âgées vivant en institution : voter, c’est montrer « qu’on continue de faire partie de la communauté politique nationale », et c’est d’autant plus précieux « lorsqu’on vit ordinairement dans un univers où l’on ne décide de rien » (1993, p. 112-113). Ces situations liminales (résident·es sans droits politiques, citoyen·nes suspecté·es de ne pas l’être à cause de leur couleur de peau, personnes très âgées privées d’autonomie) font ressortir de façon plus évidente des logiques qui s’appliquent également à d’autres parties de la population.
30À partir d’une enquête ethnographique dans deux villages du Bengale, Mukulika Banerjee (2014) explique ainsi la participation électorale massive en Inde, et en particulier chez les plus pauvres. Alors que l’issue des élections laisse peu de place au doute, ces villageois·es valorisent le processus électoral parce qu’il leur permet de s’affirmer en tant que citoyen·nes. « Si je ne vote pas, personne ne saura que j’existe ! » Plus encore, le déroulement de l’élection constitue l’un des rares, peut-être l’unique, événement public qui les institue en tant qu’égaux : tout le monde, quel que soit son statut social ou religieux, doit faire la queue de la même manière. Ces analyses font écho à celles de Michel Offerlé (1993) soulignant l’effet symbolique d’égalisation produit par les nouvelles listes électorales par ordre alphabétique après l’extension du suffrage en France en 1848.
31Le développement de l’assistance électorale internationale (Petric 2012 ; Hyde 2011 ; Kelley 2012) confère dans certains pays, notamment africains, un statut particulier au matériel électoral. Dans des contextes nationaux où l’état civil étatique est peu développé et non exhaustif, les injonctions et les ressources financières issues de l’assistance électorale font des listes et des cartes d’électeurs ce qui s’en approche le plus12. Au Somaliland par exemple (Rader 2016), la carte d’électeur biométrique mise en place en 2008 est le premier document d’identité officiel de ce nouvel État autoproclamé en 1991. Lors de ce premier recensement, les électeurs et électrices se font enregistrer plusieurs fois (et le dispositif technique ne permet pas de détecter les doublons d’empreintes digitales), avec l’idée que ce document d’identité pourra être utile plus tard, notamment pour des demandes de visa. Progressivement, la carte d’électeur est devenue un marqueur d’identité nationale dans cet État non reconnu (voir infra). En l’absence de registre préexistant, les personnes qui demandent une carte électorale doivent prouver leur appartenance, selon des critères ethnicisés : identification de l’accent, de l’apparence physique, mobilisation de leur généalogie ou de garant·es.
32Au Mozambique, les citoyens et citoyennes voient également dans la carte électorale une forme de document d’identité qui peut servir. Par conséquent, ils et elles sont plus nombreux à s’enregistrer sur les listes électorales qu’à voter : « dans les zones rurales, où l’obtention de la carte d’identité implique des coûts considérables et peut prendre beaucoup de temps (les citoyens attendent entre six mois et deux ans), la majorité des électeurs potentiels se sont présentés dans les bureaux de recensement pour s’affranchir des lourdeurs administratives » (Rosário et Muendane 2016, p. 90). La carte électorale a certes des usages politiques : elle permet de négocier son soutien électoral et de bénéficier d’une relation d’échange. Mais elle en a d’autres : une pièce d’identité est requise par les programmes de développement, et la carte électorale règle donc les problèmes d’accès à des prestations alimentaires ou sanitaires. Plus encore, certains citoyens du Zimbabwe voisins se sont également inscrits sur les listes électorales du Mozambique pour tenter d’obtenir la nationalité mozambicaine et ainsi échapper aux restrictions de circulation liées aux sanctions économiques et diplomatiques imposées au régime de Mugabe.
Marquer et maintenir son appartenance locale
33Se rendre au bureau de vote, c’est aussi manifester son appartenance à une communauté locale. Yves Déloye le notait après une « observation ethnographique » le 22 mars 1992 dans un village rural du Loir-et-Cher comptant environ 600 inscrit·es : le vote « réunit momentanément dans un même lieu les habitants d’une commune ou d’un quartier » et « procure aux électeurs des possibilités de co-présence et de conversation » (1993, p. 92-93). Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot expliquent la forte participation électorale des « petits-moyens » qu’ils étudient par le fait que « la participation électorale [vaut] comme signe d’une intégration sociale et locale réussie. Ce civisme exprime chez ces ménages la volonté d’avoir prise sur leur environnement social et politique, de la même manière qu’ils sont parvenus à avoir prise sur leur trajectoire sociale ascendante » (2008, p. 247).
34Lors de mes observations des élections municipales de 2014 à Guède, un motif récurrent de plainte de la part des électeurs et électrices est la nouvelle nécessité de présenter une pièce d’identité pour voter13, qui rompt la fluidité des rencontres et reconnaissances au sein du bureau. Un électeur de 80 ans poursuit sa remarque à ce sujet en regrettant, plus largement, une diminution de l’interconnaissance : « On connaît plus personne, si on est cinquante de Saint-Étienne [le hameau de Guède] c’est bien le maximum ». L’une des scrutatrices prend alors gentiment à partie sa voisine : « Hé, tu la traites de recampoun [mot de patois qui désigne les nouveaux arrivés ou les “revenus” à la terre], évidemment elle sourit pas ». Le vieil électeur se reprend : « Ah non mais pas vous, Sylviane » ; « vous, vous avez pris racine », renchérit la première scrutatrice. C’est que « ça fait cinquante ans maintenant », rappelle Sylviane. Pour l’observatrice, l’intensité des liens existant entre les personnes qui tiennent le bureau de vote et celles qui viennent voter est frappante : chaque entrée dans le bureau est l’occasion d’exclamations, de demandes de nouvelles, de commentaires sur la taille des enfants…
35L’intensité de ces échanges montre qu’il ne s’agit pas de rencontres ordinaires, quotidiennes, mais que le jour du vote est l’occasion de retrouvailles. C’est également très frappant à Sogue : la salle où se déroule le vote donne sur la place du village sur laquelle se tiennent le marché et une terrasse de café, qui sont considérablement plus animés que les autres dimanches. Le temps étant beau, les candidat·es des deux listes restent devant la salle, quand ce n’est pas dedans, une bonne partie de la journée. L’un d’eux plaisante à mon intention : « S’il y avait une élection tous les dimanches, les commerçants seraient contents ! » L’atmosphère festive des jours d’élection, liée à la présence de parents revenus pour voter, est aussi très présente dans la littérature sur les élections indiennes (Priyam 2016).
36Pour une partie des votant·es des villages que j’ai étudiés, le lieu de leur vote est au moins aussi important que son contenu. Résidant durant la semaine sur le littoral urbain, où se situe leur emploi, ces personnes tiennent à être électrices dans leur village « d’origine », ce que la détention d’une adresse locale (souvent une maison de famille) leur permet de faire légalement. Voter au village, et même y être élu·e, est une pratique d’affirmation de son appartenance locale même sans résidence permanente. Elle est loin d’être marginale : à Sogue, pour les élections municipales de 2014, 896 personnes étaient inscrites sur les listes électorales et 797 ont voté au premier tour, alors que l’INSEE n’y recense que 727 habitant·es de tous âges. L’ampleur de cette pratique identifiée grâce à l’enquête ethnographique se retrouve dans les données quantitatives nationales : en 2012, près de la moitié des communes françaises comptait plus de personnes inscrites sur leurs listes électorales que de majeur·es recensé·es par l’INSEE (Bargel 2016). Les personnes qui choisissent d’aller voter ailleurs que dans leur lieu de résidence principale, en augmentant ainsi les coûts objectifs, sont donc nombreuses et démontrent que l’intérêt de l’acte de vote ne réside pas uniquement dans son contenu : s’il s’agissait uniquement de défendre une opinion ou un « camp » politique, cela pourrait être fait n’importe où.
Négocier les relations avec les élu·es
37Paul Bacot (1993), dans une approche d’« ethnopolitologie », observe les interactions au sein de bureaux de vote, entre électeurs et électrices, élu·es, personnel administratif, délégué·es des partis politiques. S’il souligne toutes les techniques d’évitement des conflits, il relate également une série d’incidents « politisants », destinés à afficher ses choix politiques au sein du bureau de vote, à l’intention donc des personnes présentes. Nathalie Dompnier (2002) souligne que l’introduction des machines à voter menace un aspect important du jour du scrutin : c’est une occasion de rencontre directe entre les élu·es, chargé·es de l’organisation du scrutin au niveau des communes, et leurs électeurs et électrices, a fortiori dans les petites communes dotées d’un unique bureau de vote14. Elle s’inscrit en ce sens dans un mouvement d’individualisation du vote semblable à l’introduction du bulletin de vote dans l’isoloir par l’électeur lui-même, et non plus par les élus locaux, à partir de 1913 (Garrigou 1993, p. 37).
38La participation au processus électoral, non plus en tant que simple électrice mais en tant que membre de son organisation, est aussi une occasion de manifester son soutien à l’équipe sortante. Lors de mon enquête, je suis en contact régulier avec la veuve de l’adjoint au maire chargé du hameau de Saint-Étienne-de-Guède, qui a gardé l’habitude de tenir le bureau de vote. En 2014, elle prévoit de manifester son mécontentement politique en refusant cette « faveur » au maire. Début février, elle m’annonce : « Moi cette fois j’y vais pas, le tenir, le bureau de vote, je suis pas contente du maire, il ne fait pas ce qu’il a dit. Je ne voulais même pas aller voter, mais un copain m’a dit ton mari il va se retourner [dans la tombe]. J’ai dit c’est vrai ». Mi-mars, alors que l’élection approche, ce refus produit bien l’effet escompté ; il lui permet de dire sa colère au maire :
Le maire m’a appelée pour que je lui tienne le bureau de vote, je lui ai dit « non, je peux pas, je suis pas là ». Après il m’a rappelée pour me demander si j’avais un problème avec lui, en disant que c’était pas mon genre de me comporter comme ça. Je lui ai dit « hé bé puisque tu me le demandes je vais te le dire ! » Et je lui ai dit, on est restés une demi-heure au téléphone. Moi j’avais fait la pétition pour qu’il mette les ralentisseurs [sur la route] dans Saint-Étienne, il y a quatre ou cinq ans de ça, il a rien fait. Il m’a dit : « Mais tu es pas venue à la réunion [électorale], j’en ai parlé, je suis descendu avec ». « Hé bé tu en as mis du temps à descendre ! » Alors finalement je vais le tenir, le bureau de vote. Mon mari, il y tenait à ces trucs-là. (Journal de terrain, 19 mars 2014)
39La présence des élu·es locaux au bureau de vote soutient également une série de pratiques renvoyant à des liens politiques personnalisés souvent qualifiés de « clientélistes » (Combes et Vommaro 2015) : elle permet tout simplement aux élu·es de savoir qui est venu voter ou non, condition première pour respecter sa part du contrat dans une relation d’échange. C’est l’une des logiques du recours au vote blanc, qui offre une solution aux électeurs et électrices ne voulant soutenir aucun·e candidat·e mais ne souhaitant pas le manifester publiquement. Il est en quelque sorte un substitut à l’abstention dans un contexte d’interconnaissance forte (Zulfikarpasic 2001).
40Ce repérage, à travers la littérature et ma propre enquête, d’usages non électoraux de l’institution électorale est sans aucun doute non exhaustif. Ces exemples attirent l’attention sur les investissements sociaux dont peuvent faire l’objet les scrutins et sur les sens qu’ils peuvent revêtir aux yeux des citoyen·nes, au-delà ou même au lieu de désigner des représentant·es. Ils montrent aussi pourquoi les dispositifs destinés à abaisser le coût du vote (selon le raisonnement de Downs) comme le vote par correspondance ou par procuration ne suffisent pas pour faire augmenter la participation : une grande partie de ces usages du vote est lié au caractère public du scrutin. Celui-ci est même parfois renforcé et prolongé par des pratiques de publicisation informelles, par exemple aux États-Unis avec des panneaux devant sa maison ou des badges « I voted today ». Yves Déloye (1993) note au cours de ses observations que plus d’un tiers des votant·es n’utilise pas l’isoloir, sans faire l’objet d’aucun rappel à l’ordre. De même, Gérard Lenclud observe qu’en Corse, « le dépôt du bulletin dans l’urne est une manifestation publique d’allégeance personnelle qui exclut le passage par l’isoloir » (1986, p. 141).
Pour une ethnographie des institutions électorales
41Les « usages détournés » de l’institution électorale ne sont bien sûr pas le seul fait des électeurs et électrices. L’ensemble des agents impliqués dans le dispositif apporte ses propres usages et contribue à modeler ces institutions. Une ethnographie des institutions électorales suppose alors de s’intéresser à l’ensemble des acteurs – publics et privés, nationaux et étrangers – qui contribuent à la production et à l’adaptation des règles qui organisent les consultations électorales, et aux évolutions de la division du travail entre eux15. Elle implique alors aussi des enquêtes et des observations menées non seulement sur le jour et le bureau de vote, mais dans la durée auprès des différents groupes professionnels impliqués dans l’organisation du vote.
42La démarche enrichit la connaissance des dispositifs institutionnels tels qu’ils sont définis non pas uniquement par des dispositions légales mais également par les usages sociaux qui les « travaillent ». L’institution électorale se définit en effet classiquement par « son autonomie à l’égard des relations sociales [à travers] des relations dépersonnalisées, une temporalité spécifique, des technologies ad hoc, une logique propre de développement » (Garrigou 1993, p. 4). Pourtant, cette autonomie et cette institutionnalisation sont toujours imparfaites. Justin Willis, Gabrielle Lynch et Nic Cheeseman (2016) le soulignent à partir d’observations des bureaux de vote au Ghana, au Kenya et en Ouganda. D’un côté, de nombreux aspects du dispositif institutionnel ont pour but de marquer cette séparation avec la vie sociale ordinaire : liste, file d’attente… Le bureau de vote est ainsi conçu comme « un dispositif électoral qui contribue à mettre en scène et à incarner une relation d’un type particulier entre l’État et le citoyen individuel ». Mais de l’autre côté, la nécessité d’obtenir la participation des citoyen·nes oblige à composer avec les opérateurs de mobilisation électorale, pour leur part ancrés dans les relations sociales ordinaires, que sont les partis politiques, les intermédiaires politiques locaux…
43La labilité des techniques et des institutions électorales tient en partie au fait que l’entité organisatrice est intéressée par le résultat des élections dans la mesure où elle dépend, plus ou moins directement selon les pays, du pouvoir politique. Le fait même d’organiser des élections est un moyen pour l’État de (tenter de) se légitimer. Dans l’exemple précédent du Somaliland, organiser une élection avec le concours d’agences internationales sert à faire exister une souveraineté étatique contestée (Rader 2016). De même, le passage à des techniques biométriques de recensement électoral au Mozambique (Rosário et Muendane 2016) a présenté plusieurs intérêts pour le parti au pouvoir. D’abord, il a permis de réduire l’incertitude électorale en enregistrant de façon prioritaire les électeurs loyaux, grâce en particulier au recrutement ad hoc des recenseurs par les élites politiques locales. Ensuite, il a également fourni une possibilité de (se) distribuer les ressources économiques de l’assistance internationale à la démocratie par le biais du marché du matériel électoral, attribué à des entreprises dirigées par ses membres. Les relais locaux de l’État, tels les maires de quartier turcs étudiés par Élise Massicard (2019) qui ont en charge la distribution des cartes d’électeurs, contribuent eux aussi à modeler l’institution électorale.
44La définition légale du corps électoral constitue également un levier que peut utiliser l’autorité organisatrice des élections (Bargel 2019). Le nombre élevé de migrant·es bangladais·es clandestin·es en Inde est précisément devenu visible à cause de l’augmentation exceptionnelle du nombre d’inscrit·es sur les listes électorales de l’État frontalier d’Assam. Leur illégalité donne prise à une double instrumentalisation de la part des politiciens locaux : d’un côté, ils dénoncent cette immigration dans leurs discours politiques et, de l’autre, ils profitent de cet « électorat captif » en échangeant une carte électorale, qui sert de pièce d’identité, contre un vote (Berthet 2016). Dans le cas de la vallée que j’ai étudiée, les élu·es et les candidat·es aux élections jouent un rôle actif dans l’accommodement des règles qui définissent les contours du corps électoral (Bargel 2016). En l’occurrence, c’est parce que mes périodes de terrain n’étaient pas entièrement centrées sur les échéances électorales que j’ai pu saisir la « campagne avant la campagne » qui s’est déroulée à la fin de l’année 2013, avant la date limite pour s’inscrire sur les listes électorales de 2014. Le hasard fait d’abord que j’entends, le 28 décembre, dans un restaurant de Sogue, une conversation entre ceux que j’identifierai ensuite comme un adjoint au maire et son « agent électoral » (auto-désigné), les deux hommes comptant ensemble les personnes qu’ils ont « fait inscrire ». « Tu vois la maison [dans ce hameau], le prof, en dessous du cimetière, on [la mairie] a fait des travaux qu’il demandait, je les ai fait inscrire tous les quatre », rapporte l’un. « C’est bien, lui répond l’autre, après il faut demander les procurations aussi, parce que tu sais jamais, le jour même, celui qui est malade, qui est fatigué… prends les procurations ». Dans un village qui compte 65 % de résidences secondaires, les habitant·es intermittent·es sont autant d’électeurs et d’électrices potentiel·les, susceptibles de faire évoluer l’état des rapports de force politiques. Les congés de fin d’année sont alors l’occasion de les rencontrer au village et de les mobiliser. À Sogue, il y a 91 électeurs de plus en 2014 qu’en 2013, soit 10 % du corps électoral. Si les deux listes concurrentes ont cherché à mobiliser et à « faire inscrire » de nouveaux électeurs, les élu·es sortant·es sont favorisé·es pour le faire, d’abord parce qu’elles et ils peuvent se prévaloir des services rendus en cours de mandat, ensuite parce que le maire préside la commission de révision des listes, et, en pratique, désigne souvent ses deux autres membres.
45De ce point de vue, la comparaison internationale révèle de fortes disparités dans l’autonomisation, au sein de l’État, de branches administratives spécifiquement dédiées aux élections comme c’est le cas au Mexique, en lien avec le développement d’un milieu expert spécialisé dans la dénonciation de pratiques jugées et construites comme déviantes (Combes 2002 ; Combes et Vommaro 2017). Ces instances électorales spécialisées rencontrent un succès inégal dans leur mission de rétablissement de la confiance dans le processus électoral (Pommerolle et Josse-Durand 2017). À ces organisateurs les plus visibles de l’élection, de statut administratif ou politique, il faut en effet ajouter une série de personnes qui participent à la définition de l’institution électorale : observatrices et observateurs internationaux – au sujet desquels de premiers travaux ethnographiques ont commencé à émerger (Coles 2004 ; Guevara 2018) –, entreprises privées dont le rôle se développe avec l’usage des technologies numériques (Perrot, Pommerolle et Willis 2016) et notamment du vote électronique16, juges, forces de police ou sociétés privées de sécurité… L’institution électorale telle qu’elle fonctionne en pratique est le produit des relations situées entre l’ensemble de ces acteurs, et des électeurs et électrices.
46On peut alors imaginer de multiples terrains d’enquête qui redonnent à l’élection son épaisseur sociale. D’abord, en multipliant les lieux d’observation le « jour J » : observer le café du village ou du quartier, la messe du dimanche matin ou encore les commerces, pour peu que l’on soit en mesure de comprendre les interactions qui s’y déroulent – et les « rumeurs » qui y circulent (Bargel, Fassin et Latté 2013) –, apprend sans doute autant sur l’élection que la présence au bureau de vote. Ensuite, en allongeant dans la durée le « moment électoral » : enquêter auprès de la commission de révision des listes électorales, des entreprises qui fabriquent les machines à voter, des tribunaux qui jugent les recours (Desrumaux et Léonard 2016), permet de saisir pleinement l’élection comme institution.
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47Parce qu’elle s’attache de façon privilégiée aux pratiques (observées et racontées), l’ethnographie constitue une méthode privilégiée pour sortir d’un regard légaliste sur les élections. Parce qu’elle s’inscrit dans la durée, et en particulier lorsqu’elle intègre tout le travail de préparation et de construction de l’élection, elle saisit la sociogenèse de ces pratiques observées le jour J. Parce qu’elle s’intéresse à des milieux d’interconnaissance et cherche à reconstituer l’espace des points de vue, elle permet de voir l’ensemble des personnes qui interviennent dans le fonctionnement des institutions électorales, des rôles les plus officiels aux plus informels, des tâches les plus prestigieuses à celles qui peuvent sembler purement « techniques », et leurs influences dans le modelage de ces institutions. Les élections peuvent ainsi être analysées telles qu’elles fonctionnent réellement, et les comportements électoraux des citoyen·nes saisis moins comme l’expression d’opinions ou de croyances politiques que comme des rapports situés aux institutions électorales.
Bibliographie
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10.3406/rfsp.2001.403618 :Notes de bas de page
1 Christophe Voilliot m’a fait remarquer qu’un électeur de 1913 saurait comment voter aujourd’hui tant la « technique » a peu changé en France, contrairement à de nombreux pays d’Afrique et d’Amérique latine en particulier.
2 Les élections municipales et présidentielles sont celles qui connaissent la participation électorale la plus élevée. Par ailleurs, l’abstention augmente avec la taille de la commune (Borghesi et al. 2013 ; Vignon 2016).
3 En ligne : [http://cartelec.univ-rouen.fr/]. L’IRIS est l’unité de découpage des communes de plus de 5 000 habitant·es, en groupes de 2 000 personnes environ. Sur les questions méthodologiques liées à cet appariement entre données électorales et sociodémographiques, voir Audemard et Gouard (2016).
4 La liste des variables sociologiques que l’on peut déduire de ces informations administratives ne fait pas consensus : indiquent-elles avec suffisamment de fiabilité « l’origine immigrée » (Audemard et Gouard 2015) ? Le statut conjugal ou familial ?
5 Légalement l’accès au bureau de vote est réservé aux seuls électeurs de celui-ci. Seuls le dépouillement et la proclamation des résultats sont publics.
6 Sur l’histoire des usages des sondages « sortie des urnes », voir Pina (2019).
7 Du titre d’un roman publié en 1934 par Gabriel Chevallier qui moquait les querelles du village imaginaire de Clochemerle à propos de la construction d’un urinoir public.
8 C’est-à-dire que les électeurs et électrices peuvent rayer des noms du bulletin de vote de la liste qu’ils ont choisie, et éventuellement les remplacer par d’autres, choisis parmi les autres listes.
9 Les délibérations publiques qui continuent d’avoir lieu dans le canton de Glaris, en Suisse orientale, offrent néanmoins à Antoine Chollet des possibilités d’observation de ces pratiques : « Lorsque cinq mille personnes délibèrent : la Landsgemeinde de Glaris », communication au Congrès de l’AFSP, juin 2015. En ligne : [http://www.afsp.info/archives/congres/congres2015/st/st24/st24chollet.pdf].
10 Qu’un pays soit considéré comme le lieu d’élections démocratiques routinisées ou non est bien sûr le reflet des rapports de pouvoir internationaux plus que de la réalité des pratiques. Les accusations de dysfonctionnements massifs lors de l’élection présidentielle américaine de 2000 qui a porté au pouvoir George W. Bush ont néanmoins perturbé cette distribution – et contribué à un renouveau des travaux sur les fraudes électorales dans la science politique anglophone ; voir notamment le Electoral Integrity Project (« Why Elections Fail and What We Can Do about It ») porté par Pippa Norris. En ligne : [https://www.electoralintegrityproject.com/].
11 Anthony Downs (1957) fonde l’analyse économique, ou utilitariste, du vote en démontrant qu’aller voter est contraire à un calcul coûts/avantages rationnel. En effet, le coût du vote est certain (devoir s’informer pour faire son choix, se rendre au bureau de vote…) quand son bénéfice est très faible et incertain : d’abord parce que le bénéfice personnel tiré de la victoire de « son » candidat est incertain, et ensuite parce que la probabilité que la victoire se joue à un vote près (et donc que son propre vote soit décisif) est très faible.
12 Voir les travaux en cours menés dans le cadre de l’équipe PIAF (« La vie sociale des papiers d’identité en Afrique ». En ligne : [https://piaf.hypotheses.org/]) : Dalberto, Banégas et Cutolo (2018), et plus particulièrement ceux de Marielle Debos sur la diffusion de la biométrie électorale (2018).
13 Elle ne s’applique que depuis 2014 aux communes qui ont entre 3 500 et 1 000 habitant·es – et toujours pas à celles de moins de 1 000 habitant·es.
14 Rappelons que plus d’une commune française sur deux compte moins de 500 habitant·es, et que les bureaux de vote peuvent compter au maximum 1 000 inscrit·es.
15 Travailler sur la chaîne de production de l’élection, de l’enregistrement des électeurs au jugement du dernier recours, est au cœur du projet porté par le groupe de recherche SPECTRE (Sociologie politique empirique et comparée du travail électoral). Formé autour d’un séminaire de travail tenu au CERI, l’équipe – Lucie Bargel, Hélène Combes, Clément Desrumaux, Camille Floderer, Erica Guevara, Élise Massicard, Sandrine Perrot, Marie-Emmanuelle Pommerolle, Marie Vannetzel et Christophe Voillot – a vu son projet d’enquête collective rejeté par l’ANR, comme environ 90 % des projets.
16 Rappelons par exemple qu’en août 2017, le président de la société Smartmatic, qui met en œuvre le vote électronique au Venezuela depuis 2004, affirme que les chiffres de la participation ont été gonflés d’au moins un million de voix et met en doute le résultat officiel de l’élection à l’Assemblée constituante.
Auteur
-
Lucie Bargel
Lucie Bargel est maîtresse de conférences HDR à l’université Côte d’Azur. Elle est membre du laboratoire ERMES (Équipe de recherche sur les mutations de l’Europe et de ses sociétés) de l’Institut universitaire de France et de l’équipe VERELECT La fabrique de la vérité électorale. Elle a récemment publié Dans l’écheveau de la frontière. Alignements et réalignements des attachements politiques dans la Roya (XIXe-XXIe siècles), Paris, Karthala, 2023.
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