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    Plan détaillé Texte intégral Observer le temps court des événements protestataires Dans les coulisses de la contestation Si loin, si proche Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Ethnographie(s) politique(s)

    Ce livre est recensé par

    • Sandrine Lambert, Lectures, mis en ligne le 15 janvier 2025. URL : https://journals.openedition.org/lectures/66524 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133cu
    • Erwan Autès-Tréand, L’Homme, mis en ligne le 3 avril 2025. URL : https://journals.openedition.org/lhomme/52159 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13olk
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    Table des matières

    Chapitre 3

    Dans les coulisses de l’événement protestataire

    Maya Collombon et Lilian Mathieu

    p. 71-96

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    1Des gilets jaunes sont accrochés aux arbres devant l’entrée de fermes drômoises pour manifester le mécontentement face au gouvernement Macron. Des femmes (et hommes) portent du rouge à lèvres rouge intense en signe de protestation contre le pouvoir autoritaire du président nicaraguayen Ortega. Des cheminots grévistes font griller des merguez devant le local syndical d’une gare occupée, dont le bâtiment est orné de banderoles et de drapeaux. Que faire de l’observation des expressions phénoménales de la contestation, y compris les plus diffuses et en apparence les moins militantes ? L’ethnographie se prête tout particulièrement à l’analyse de l’action collective en ce qu’elle permet de déplacer le regard vers des détails, des espaces ou des acteurs, qui, s’ils ne sont pas les plus visibles, peuvent être révélateurs des formes prises par la mobilisation.

    2Cependant, l’ethnographie des mouvements sociaux a longtemps pâti de la place secondaire qu’occupaient ses objets au sein de la sociologie politique. Considérés comme illégitimes, marqués par la relative informalité de leurs manifestations et, surtout, leur distance aux formes instituées du « bon gouvernement », ses objets étaient déconsidérés, et plus encore ses méthodes – d’autant qu’elles apparaissaient peu systématiques. Ainsi, les travaux pionniers en sociologie des mouvements sociaux – on pense par exemple à des entreprises aussi différentes que celles de Mancur Olson (1965), Alain Touraine (1968) ou Ted R. Gurr (1970) – se sont plus signalés par la hauteur ou la généralité de leurs perspectives analytiques que par la solidité de leur assise empirique. Consolidant l’autonomisation de son domaine de recherche par une surenchère méthodologique, la génération suivante a emprunté la voie privilégiée d’une quantification tous azimuts, riche en données morphologiques1 mais prompte à verser dans les ornières objectivistes. En France plus spécifiquement, et ce depuis plus de vingt ans, l’appropriation des modèles états-uniens s’est réalisée à la faveur d’un net tournant qualitativiste. L’observation directe de l’activité contestataire s’est ainsi intégrée, aux côtés de l’entretien (notamment dans une démarche biographique) et de l’étude documentaire, à la palette méthodologique des spécialistes de l’action collective.

    3Aujourd’hui courante lorsqu’elle n’est pas centrale, l’observation directe des mouvements sociaux s’accompagne encore d’un certain flou de ses instruments et pratiques. L’inflation du nombre de chercheurs s’autodéfinissant comme ethnographes n’a pas réellement permis de résoudre cette imprécision ni d’en identifier les principales caractéristiques. Un des enjeux du présent chapitre est précisément d’apporter une clarification en distinguant ce qui relève, respectivement, de l’observation – plus ou moins – participante et de l’ethnographie. Telle qu’elle est aujourd’hui mobilisée en sociologie des mouvements sociaux (Broqua 2009a et 2009b ; Balsinger et Lambelet 2014), l’observation participante tend à privilégier l’étude des expressions publiques de la contestation, en se centrant notamment sur les modalités de son déploiement spatial ou de son accomplissement collectif. Si son apport est indéniable (ainsi que le montrera notre première section), elle ne s’en distingue pas moins de l’ethnographie. Celle-ci requiert quant à elle de plus longues présence et intégration du chercheur auprès du groupe étudié, en lui donnant accès à un quotidien du militantisme certes plus discret mais non moins riche en enseignements sur les formes et les logiques des engagements (section 2). Ces présence et intégration propres à l’ethnographie s’affrontent à des complexités, contraintes ou ambiguïtés repérées de longue date dans la littérature anthropologique ; elles n’en présentent pas moins, lorsqu’elles sont appliquées aux mouvements sociaux, des spécificités discutées dans la troisième section.

    4Le propos de ce chapitre n’est pas de défendre une conception « stricte » ou « pure » de l’ethnographie, méthode souple dont les applications sont sans doute aussi nombreuses que les chercheurs ou les terrains. Les deux auteurs en portent témoignage en ce qu’ils présentent des usages différents de la démarche : l’une a effectué des séjours de terrain de longue durée dans un contexte culturel et social lointain et isolé (voir encadré 1), tandis que l’autre a mobilisé l’ethnographie parallèlement à d’autres méthodes pour l’étude de mobilisations marquées par différents registres de proximité (voir encadré 2). Ces différences de parcours et d’appropriations de la démarche ethnographique n’en ont pas moins débouché sur une communauté de pratiques, certes modulée selon les spécificités des terrains mais qui suggère davantage l’unité des sciences sociales que l’emprise – de fait essentiellement institutionnelle – des frontières disciplinaires.

    Encadré 1. Maya Collombon

    Maya Collombon appartient à une génération de politistes formée à l’ethnographie. À Sciences Po Aix où elle a fait ses classes, la préparation au doctorat de politique comparée passait alors par la lecture d’anthropologues – souvent seuls spécialistes des aires géographiques étudiées – comme par celle de sociologues ou politistes intégrant la démarche ethnographique – déjà considérée comme légitime – à leurs méthodes d’enquête. Elle travaillait alors sur des mobilisations indigènes et militantes opposées à de grands projets d’infrastructures entre le Mexique et l’Amérique centrale, réunis sous l’étiquette de Plan Puebla Panama, plus tard Projet Mésoamérique. Ces programmes de grands travaux proposent de connecter le Mexique et les sept pays qui constituent l’Amérique centrale par un système d’autoroutes, de connexions électriques et de fibre, de ports, de barrages et d’aéroports. Ils ont donné lieu entre 2001 et 2007 à plusieurs épisodes contestataires, qui constituent l’objet central de ses travaux pendant et depuis sa thèse (Collombon 2012). Ses recherches de terrain ont débuté à San Cristobal de Las Casas au Chiapas, Mexique, où elle s’est installée pendant deux années (2006-2007). La distance favorisait l’immersion selon un schéma somme toute banal pour ce type de terrain et d’objet, les mobilisations indigènes semblant induire une forme d’évidence ethnographique (notamment pour compenser la faiblesse des sources écrites). Elle a alors réalisé une observation participante de neuf mois en tant que bénévole au sein d’une organisation militante de San Cristobal (Comunidades) proche de la mouvance zapatiste. Elle s’est ainsi progressivement intégrée à l’équipe au point de participer à l’ensemble de ses activités, y compris celles qui sont considérées comme les plus sensibles et auxquelles les bénévoles ne participent habituellement pas. Par la suite, elle a circulé entre espaces urbain et rural, d’un village d’agriculteurs tzotziles des Altos à une communauté de pêcheurs tseltales de la forêt Lacandone, participant aux événements militants mais aussi aux activités tant festives, domestiques qu’agricoles ou halieutiques. À partir de l’année 2013, ses recherches sur les mobilisations contre un projet de grand canal interocéanique au Nicaragua l’ont conduite à séjourner régulièrement à Bangkukuk, un village indigène rama de la côte atlantique, en forêt tropicale, accessible seulement en pirogue par la mer.

    Encadré 2. Lilian Mathieu

    Lilian Mathieu a été formé à l’ethnographie dans le cadre de ses études en anthropologie, qui l’ont notamment amené à effectuer, pour son mémoire de maîtrise, un séjour d’un mois dans une réserve amérindienne du Canada. C’est riche de cette sensibilisation initiale qu’il a toujours privilégié l’observation directe dans ses travaux ultérieurs consacrés tant à la prostitution (Mathieu 2000) qu’aux mouvements sociaux (Mathieu 2011), sans que les spécificités de ses différents terrains offrent toujours les moyens d’une véritable ethnographie. C’est dans le cadre d’une recherche retraçant l’histoire de la lutte contre les expulsions d’étrangers délinquants (appelées « doubles peines » au sein du mouvement de défense des immigrés) qu’il a le plus systématiquement adopté une démarche ethnographique, raison pour laquelle ce travail sera le plus spécifiquement mobilisé dans ce chapitre. La campagne nationale « Une peine point barre », que Lilian Mathieu a suivie de l’automne 2001 à l’été 2003, était initialement destinée à obtenir des candidats à la présidentielle de 2002 un engagement à abolir ce qu’elle dénonçait comme une atteinte à l’égalité des Français et des étrangers devant la justice. Elle s’est poursuivie après la réélection de Jacques Chirac en tentant de peser sur la réforme du droit du séjour initiée par le nouveau ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, qui intégrait des mesures protectrices pour les « doubles peines » aux liens anciens et solides avec la France (conjoints ou parents de Français, spécialement). La campagne était pilotée par un ancien journaliste salarié de la Cimade (Service œcuménique d’entraide) et animée par une coalition d’associations actives de longue date sur le terrain de l’immigration, telles que la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples (MRAP), le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI). Le volet ethnographique de la recherche a consisté en l’observation des réunions (plus ou moins mensuelles) du comité de pilotage de la campagne, de ses actions publiques parisiennes (concerts, projections-débats, rassemblements…), de débats parlementaires et rencontres avec des personnalités politiques, ainsi que de scènes plus officieuses (discussions informelles dans des cafés avant ou après des réunions, par exemple). Les principaux résultats ont été publiés dans un ouvrage (Mathieu 2006).

    Observer le temps court des événements protestataires

    5Contrairement à certains anthropologues spécialistes d’une unique société, il est rare qu’un sociologue ou politiste consacre toute sa carrière à un même mouvement social. Cela tient en grande partie à la temporalité même des mobilisations, généralement limitées dans le temps, et à leur fréquente informalité. Il en résulte que l’approche ethnographique des mouvements sociaux se distingue de celle qu’il est possible d’appliquer à la politique institutionnelle. Le type de négociation préalable à l’entrée sur un terrain institutionnel ou protestataire diffère et la situation de domination entre le chercheur et l’enquêté peut s’inverser. S’il est plus facile d’intégrer une manifestation que d’observer une réunion du Conseil d’État, il peut aussi être moins douloureux, en termes de domination sur le chercheur, d’assister à une réunion militante qu’à, par exemple, une session du Parlement européen (Abélès 1992). En outre, à l’inverse d’une certaine stabilité institutionnelle, l’analyste des mouvements sociaux est confronté à des rythmes d’actions collectives qui se distinguent largement des cycles institutionnels ou encore des échéances électorales. Même si une part croissante des protagonistes de l’action collective agit désormais au sein de structures institutionnalisées, les mobilisations ont généralement une cadence propre et irrégulière. Celle-ci peut différer largement d’une mobilisation à l’autre et, au sein d’une mobilisation, varier en intensité, être plus ou moins prévisible, allant de la mobilisation routinière (qu’on pense aux défilés du 1er Mai) à des situations de crise politique potentiellement révolutionnaires, telles celles qui sont abordées par Choukri Hmed dans le présent ouvrage.

    6Le spécialiste des mouvements sociaux se trouve donc majoritairement en difficulté lorsqu’il s’agit d’anticiper les mobilisations et par là même d’adapter ses méthodes d’enquête. Il est souvent en situation d’être l’apprenti-chercheur de la mobilisation et doit faire avec la « certitude de l’incertitude » (Hoffman et Lubkemann 2005, p. 318). Difficile en effet de prévoir les événements de mai 1968, les grèves de 1995, la mobilisation de la « Manif pour tous » en 2012-2013 ou encore le soulèvement des Gilets jaunes en 2018-2019. Les années 2000 ont de ce point de vue été un laboratoire intéressant de renouvellement des pratiques méthodologiques. De Occupy Wall Street (New York) à la place Tahrir (Le Caire), en passant par la Puerta del Sol (Madrid) ou la place du Changement (Sanaa), certains centres urbains sont devenus les arènes privilégiées de grandes mobilisations. Moments de crise, situations révolutionnaires pour certains, ces événements protestataires ont conduit un nombre croissant de sociologues et politistes à concevoir des méthodes d’observation ad hoc afin d’intégrer et de comprendre le processus de la mobilisation en train de se faire (voir infra).

    7Cette imprévisibilité de la protestation oblige en effet à improviser des stratégies d’insertion et de maintien sur le terrain, et à une certaine précaution pour éviter les excès de vitesse analytiques. Le chercheur doit, à coups d’intuitions, inventions et bricolages, adapter ses méthodes d’enquête aux contextes mouvants, en constante évolution, des mobilisations2. Parce que sa simple présence sur les lieux ne peut suffire à engranger des données dont il sait la disponibilité fugace, le chercheur désireux d’étudier une mobilisation émergente doit improviser une méthodologie qui vise autant à orienter son regard (observer quoi ? à qui parler ?) qu’à collecter des matériaux exploitables ex post. Quelque peu désemparée par l’urgence mais soucieuse de recueillir des données sur les manifestations lyonnaises contre le « plan Juppé », l’équipe de recherche informelle à laquelle participait Lilian Mathieu en décembre 1995 s’était dotée d’une liste de questions rudimentaires, support à de courts entretiens enregistrés à l’intérieur des cortèges et portant sur les profils et les motivations des manifestants (Mathieu 2011). L’élaboration express d’un questionnaire à adresser à des « gilets jaunes » sur divers ronds-points répond à la même nécessité.

    8Y compris les formes d’action les plus routinières ou les plus modestes – manifestations, rassemblements statiques, occupations de locaux ou de places publiques, actions éclairs de type « zap » (Patouillard 1998), etc. – sont redevables d’une observation directe. Assister ainsi à l’action en train de se faire présente un avantage méthodologique majeur, celui de « mettre entre parenthèses les “issues” ou les “résultats” » (Dobry 1989, p. 514) du processus de mobilisation étudié. De fait, le sociologue qui observe l’accomplissement présent d’une mobilisation ne peut en connaître les conséquences différées – par exemple la tonalité donnée à une campagne électorale ultérieure (Collombon 2016) – ou la conclusion – la chute ou le maintien d’un gouvernement. Ce qui pourrait apparaître comme un manque ou une contrainte constitue en réalité un avantage sur celui qui étudiera la même mobilisation a posteriori, en parant aux risques de l’illusion rétrospective et du téléologisme. L’observation ethnographique permet en outre « de restituer la fluidité et les contradictions d’un épisode de crise caractérisé par l’incertitude et la réévaluation permanente des stratégies face à un ordre de contraintes et une conjoncture évoluant rapidement » (Allal et Pierret 2013, p. 18) – en d’autres termes d’étudier le moment protestataire per se.

    9L’observation directe des épisodes contestataires est de fait riche d’informations de plusieurs ordres. Se donnent immédiatement à voir les modalités de constitution du collectif contestataire et les formes de sociabilité qui rassemblent les protagonistes : le rythme d’arrivée des protestataires sur les lieux, la part respective d’individus isolés ou en groupe, le maintien de formes d’entre-soi (par exemple entre manifestants arrivés ensemble par car), la teneur des échanges entre individus ou groupes, le déploiement d’affirmations identitaires (lorsqu’une banderole indique le nom de la ville, de l’établissement ou de l’entreprise de ceux qui défilent derrière elle)… Sont également perceptibles les modes d’organisation et de structuration de l’action : densité des emblèmes organisationnels, présence ou non d’un service d’ordre identifié, compartimentation stricte ou au contraire labile des composantes d’un cortège…

    10Les résultats d’une telle immersion peuvent être tout à fait significatifs en ce qu’ils mettent au jour des configurations d’acteurs spécifiques, des répertoires, identités ou conflits propres à ce moment particulier : Sélim Smaoui et Mohamed Wazif (2013) montrent par exemple que les mobilisations de 2011 au Maroc constituent un moment de recomposition de la scène protestataire locale et donnent progressivement naissance à une identité collective « vingt-févriériste ». Au Yémen, Marine Poirier (2013) montre comment le campement protestataire sur la place de la Libération, renommée pour l’occasion place du Changement, modifie les pratiques et les rôles sociaux habituels des protestataires et favorise l’émergence d’un microcosme promouvant une conception nouvelle du « faire société ».

    11L’observation directe rend surtout perceptible une donnée que d’autres techniques peinent à restituer, ce qu’on appellera faute de mieux l’« ambiance » (par ailleurs évolutive) dans laquelle se déroule l’action protestataire : bon enfant, recueillie, tendue, inquiète, violente… Une manifestation peut aussi bien être solidement encadrée par de vieux routiers de la protestation, infiltrée d’éléments extérieurs motivés par la déprédation ou la provocation, ou encore peuplée de « novices » exprimant (par exemple par leur tenue ou leur hexis) leur faible maîtrise des schèmes pratiques contestataires. Relevant de la perception sensible et par conséquent difficilement objectivables, de telles informations peuvent être saisies par une expérience directe et partagée avec les protagonistes. S’inquiéter de la rumeur, saisie au vol, que des casseurs attaquent des magasins en marge de la manifestation, constater que certaines personnes autour de soi s’équipent de lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes, voir des manifestants matraqués par les forces de l’ordre puis conduits au commissariat… unissent observateur et observés dans des schèmes de perception et d’action en large partie communs. Les questionnements déontologiques (sur lesquels on reviendra infra) sont prompts à surgir quant au degré de participation que s’autorise l’observateur : que doit-il faire si un manifestant lui tend une pancarte ? S’il est peu probable que l’observateur soit pris « dans le feu de l’action » au point de se joindre à des émeutiers, la question de son attitude peut se poser devant une charge policière3.

    12L’analyse de la spatialisation des épisodes contestataires constitue une autre perspective pour laquelle l’observation participante rend d’immenses services. Arpentant les lieux où se déroule l’action, le sociologue peut reconstituer les structurations spatiales préalables, dynamiques de déplacements, appropriations et occupations des lieux ou encore redéfinitions symboliques qui nourrissent ou façonnent le déploiement protestataire. Les travaux récents consacrés aux mouvements d’occupation de places ont montré toute la fécondité des démarches associant ainsi sociologie et géographie (Nez 2012 ; Combes, Garibay et Goirand 2015 ; Smaoui 2017). La connaissance intime des topographies de la contestation peut aussi a contrario révéler les difficultés que rencontre le déploiement d’une mobilisation. Sur la côte atlantique du Nicaragua, Maya Collombon observe que la dispersion des habitations le long du littoral et l’absence de route rendent le chef-lieu régional, Bluefields, difficile d’accès pour le rassemblement des manifestants dans un même défilé, et l’éloignement géographique de la capitale compromet la visibilité d’une manifestation et sa portée politique hors de l’espace local.

    13Il est évident que le chercheur qui étudie une mobilisation « en direct » rédigera son analyse une fois celle-ci achevée. Mais les notes qu’il aura consignées lors de ses observations lui donneront des clés de reconstitution du champ des possibles qui orientait perceptions et actions des acteurs au moment où ils agissaient. De manière plus générale, l’ethnographie des épisodes protestataires ne peut qu’enrichir l’étude du « temps court » des séquences de mobilisation (Gobille 2008).

    14Cette focalisation sur le temps court a cependant son revers. Les épisodes contestataires constituent souvent la part la plus intense ou la plus spectaculaire de la pratique des mouvements sociaux, et attirent davantage l’attention. S’y cantonner reviendrait pourtant à excessivement restreindre l’analyse, en négligeant que les mouvements – ou plus exactement les militants et les organisations qui les portent – ne sont pas constamment mobilisés et relèvent également d’un ordre de pratiques qui, pour routinier et discret qu’il soit, occupe la plus large part de leur action. Plus, se concentrer sur le seul temps court de la mobilisation en négligeant ce qui l’a préparée ou anticipée expose à reconduire les conceptions éruptives ou spontanéistes contre lesquelles s’est construite la sociologie des mouvements sociaux moderne. Ajoutons que si l’observation, y compris participante, des épisodes de mobilisation est pleinement légitime, sa qualification comme ethnographie se fait en négligeant une des composantes majeures de celle-ci, à savoir l’établissement et l’entretien de relations personnalisées et durables entre le chercheur et ses enquêtés, gages de son insertion et de son imprégnation sur et par son terrain (Schwartz 2011), et permettant de produire « des connaissances in situ, contextualisées, transversales, visant à rendre compte du “point de vue de l’acteur”, des représentations ordinaires, des pratiques usuelles et de leurs significations autochtones » (Olivier de Sardan 1995, p. 73). C’est cette conception de l’ethnographie des mouvements sociaux, débordant le seul temps court de l’événement protestataire, que nous entendons exposer et discuter dans la suite de ce texte.

    Dans les coulisses de la contestation

    15Déjà inspirées par la métaphore du répertoire jazzistique, les théorisations de Charles Tilly (2008) ont tardivement mobilisé un autre terme artistique, celui de performance, pour désigner les pratiques dans et par lesquelles un groupe exprime son mécontentement. Telles celles de l’art contemporain, les performances contestataires se signalent par leur caractère public, spectaculaire ou perturbateur, et limité dans le temps. Elles aussi font l’objet d’une planification et d’une élaboration en amont, dans ce que l’on peut désigner, à la suite d’Erving Goffman (1973), comme des coulisses de la contestation. Ainsi que le souligne l’auteur de La présentation de soi, les coulisses (ou « régions postérieures ») se signalent par de fréquents écarts ou dérogations aux conduites de rigueur dans les « régions antérieures », celles qui se donnent à voir devant, et pour, un public donné.

    16Ce relâchement des pratiques de coulisses explique que la discrétion voire la dissimulation y prédominent, et que les protagonistes soient rarement disposés à y laisser accéder quelque observateur extérieur que ce soit. Le chercheur qui entend observer davantage que les performances publiques d’un mouvement se doit de se distinguer des deux figures disqualifiées du journaliste et du « flic des RG », auxquelles il est d’autant plus susceptible d’être assimilé que le mouvement est éloigné du monde académique. Sa ténacité et la durée de sa présence auprès des militants sont souvent les clés de la levée de leur méfiance et, du point de vue qui nous occupe, marquent le passage de l’observation à l’ethnographie. L’établissement de relations durables entre le chercheur et les militants ne permet pas seulement de garantir que l’accès du premier aux coulisses ne menacera pas la façade que les seconds souhaitent présenter de leur cause, mais instaure un nouvel ordre de relations entre les deux, gage d’une profondeur et d’une densité informationnelles nouvelles.

    17Pour utiliser un autre vocabulaire goffmanien, le chercheur bien intégré sur son terrain se voit conférer le statut d’initié ou de membre honoraire (Goffman 1975, p. 41) du groupe militant, qui certes n’en partage pas tous les traits ou objectifs mais devant lequel peut se relâcher le contrôle de l’information. Ainsi pourra-t-il accéder à ces données immédiates que sont les formes de communication verbale (interruptions, réparations, parenthèses, communications subordonnées…) et non verbale (postures, tenues, figurations, ritualisations, évitements…) entre participants aux interactions, elles-mêmes riches d’enseignement sur la nature et la solidité des liens partagés – voire être en mesure de déceler les « secrets » qui (dés)unissent les acteurs. C’est après plusieurs mois de terrain que Maya Collombon a compris que l’évitement de toute discussion, au sein de l’organisation Comunidades, sur les actions de lutte contre les barrages (pourtant centrales dans la mobilisation), était lié au départ, avec pertes et fracas, d’un de ses membres fondateurs pour créer une ONG concurrente. Ici, le silence et l’obstruction des actions donnent à la chercheuse des pistes d’identification et d’analyse des conflits internes passés.

    18Les lieux du quotidien militant sont tout aussi intéressants, qui fournissent des indications sur le niveau de ressources du mouvement (le type de local, le statut de son quartier, le confort de son ameublement et le raffinement de sa décoration…) comme sur le type de pratiques nécessitant les objets qui y sont repérables (casques et barres de fer, ordinateurs, photocopieuse, Code pénal, bibliothèque d’ouvrages doctrinaires, affiches militantes ou signes religieux…). Ces lieux – pas plus que les temporalités – de l’action ne sont à entendre au sens restreint. En France, des réunions au local, au cours desquelles sont traités les enjeux proprement militants, ont de bonnes chances de se prolonger par des « pots » au café voisin. N’y participeront peut-être qu’une fraction des militants, informant ainsi sur les lignes de distinction voire de clivage à l’intérieur du collectif4, et y seront sans doute traités des sujets qui, pour être distants de la conduite de la lutte, n’en renseignent pas moins sur les ressorts sociaux de celle-ci. Gildas Renou (2003) a ainsi montré que les conversations informelles entre militants SUD, relevant par exemple de goûts littéraires partagés, attestaient les proximités d’habitus appuyant l’unification syndicale. Dans les villages indigènes des Altos du Chiapas étudiés par Maya Collombon, les réunions militantes contre les mégaprojets se tiennent avant l’assemblée générale du village, se concluent avec une célébration religieuse et donnent lieu à un repas auquel participe l’ensemble des familles des représentants présents lors de la réunion. S’y jouent alors des positions de pouvoir local, où certains représentants peuvent se prévaloir de leurs engagements militants auprès des organisations de la ville pour accéder à des positions de visibilité au sein des instances de pouvoir du village.

    19Accéder aux coulisses de l’action collective permet, précisément, de souligner que cette dimension collective n’est pas un donné mais le produit d’un travail spécifique de rassemblement et d’unification. Les interactions entre militants donnent à voir aussi bien la nature que la précarité de ce travail lorsque s’y expriment désaccords tactiques ou divergences idéologiques (Avanza 2018) que tentent de réguler négociations, concessions ou intimidations. Si, selon la formule célèbre, les enjeux de la lutte sont eux-mêmes un enjeu de lutte, l’accès aux coulisses où se définissent revendications et formes d’action éclaire sur les modalités de ce qui s’imposera publiquement comme une position unitaire. La campagne « Une peine point barre » étudiée par Lilian Mathieu en fournit une illustration. Si l’ensemble des organisations parties prenantes de la campagne dénonçait la double peine comme discriminatoire, et envisageait l’élection présidentielle de 2002 comme une opportunité d’imposer sa réforme sur l’agenda politique, toutes ne percevaient pas son injustice constitutive à l’aune des mêmes principes. La LDH, le GISTI et le MIB faisaient de l’abrogation de l’interdiction du territoire français (ITF) leur principale revendication, arguant que cette peine complémentaire ne pouvant frapper que les étrangers constituait une intolérable discrimination devant la loi. Pressentant qu’un tel argumentaire juridique abstrait peinerait à se faire entendre de l’« opinion », la Cimade et le coordinateur de la campagne misaient davantage sur le rétablissement de catégories protégées de l’expulsion par leurs liens solides et anciens avec la France. S’opposaient ainsi un « registre juridique », dénonçant la double peine en regard des principes fondamentaux du droit, et un « registre de l’attachement », arguant de la souffrance des proches ou parents des expulsés, privés d’un père ou d’un époux sans avoir eux-mêmes commis de délit (Mathieu 2006). S’opposaient également deux revendications d’inégale radicalité : abrogation complète de l’ITF vs restriction mais maintien d’un pouvoir étatique d’expulsion des étrangers délinquants.

    20L’opposition s’exacerba après l’annonce, par le nouveau ministre de l’Intérieur, de l’instauration de nouvelles protections devant l’expulsion sans remise en cause de l’ITF. Une conférence de presse, au cours de laquelle chacune des organisations coalisées put livrer son appréciation des premières pistes de réforme, rendit les désaccords visibles, les promoteurs du registre de l’attachement saluant des avancées certes timides mais notables tandis que les tenants du registre juridique dénonçaient un « traitement cosmétique » du problème. Les réunions suivantes virent s’exacerber l’opposition, les représentants de la LDH et du GISTI reprochant au coordinateur son appréciation favorable des propositions du ministre. Le statut hiérarchique (s’élevant à mesure que s’exacerbaient les tensions) des participants, le niveau de véhémence des échanges ou encore la nature des arguments mobilisés (ciblant des personnes et ne relevant plus seulement de la divergence d’appréciation) rendaient le délitement de la coalition perceptible. La confrontation de prises de position divergentes permettait également de reconstituer in vivo l’espace des positions occupées au sein de la configuration militante d’« Une peine point barre ». Qu’un animateur de la Cimade ironise sur le fait qu’il puisse être « emmerdant de se dire que s’il y a un mieux ça va servir le ministre de l’Intérieur » revenait à pointer les sympathies gauchisantes de ses contradicteurs, tandis que leur focalisation sur l’ITF exprimait l’insertion mais aussi la socialisation des représentants du GISTI et de la LDH au sein du champ juridique.

    21Les coulisses des mouvements sociaux sont le site de l’élaboration et de la préparation de leurs performances publiques. Leur observation donne accès à la mise en œuvre des répertoires d’action collective en tant que « représentations cristallisées de façons d’agir, possibles ou impossibles, accessibles ou inaccessibles, dotées d’une certaine efficacité ou inefficaces, d’un coût limité ou à “haut risque”, allant de soi enfin, ou anormales, illégitimes ou parfois déshonorantes » (Dobry 1990, p. 363). Ce sont, en d’autres termes, les dilemmes pratiques (et plus précisément les dilemmes tactiques ou normatifs) des protestataires qui se livrent à l’observation à travers les débats sur le bien-fondé ou l’invalidité de tel ou tel type de performance inscrit au répertoire du mouvement5. La préparation du concert de soutien à « Une peine point barre », place de la République à Paris le 10 mai 2003, fut traversée de tels débats, spécialement quant au spectre des prises de parole (si la prétention d’une élue verte à s’exprimer fut unanimement rejetée comme trop « politicienne », celle du responsable d’une association d’aide aux réfugiés, jugé par certains trop conciliant avec le nouveau gouvernement, fut âprement débattue) ainsi qu’à l’affiche des artistes invités. Ici encore, les prises de position furent révélatrices de l’espace des positions, les militants les plus « basistes » (c’est-à-dire favorables à une prise en charge de la lutte contre la double peine par ses victimes directes) se disant favorables à l’invitation de groupes de rap alors que les associations dominées par des militants de solidarité français mettaient en garde contre le risque de débordements « si la banlieue déboule ».

    22En dévoilant les positions des acteurs et leurs rapports de force, les coulisses des mouvements sociaux permettent en outre d’identifier les formes spécifiques de la division du travail militant. Celle-ci peut s’exercer de façon plus ou moins hiérarchique, diviser acteurs urbains et ruraux, locaux, nationaux et internationaux, ou encore produire une forte différenciation des activités selon des clivages genrés (Fillieule et Roux 2009) ou racisés. L’observation des occupations de chômeurs a ainsi permis à Xavier Dunezat (2009) d’y repérer de fortes division et hiérarchisation sexuelles du travail militant. Lors des manifestations contre les mégaprojets au Chiapas, les organisations urbaines demandent aux manifestants indigènes d’ouvrir les cortèges et d’y tenir les banderoles. Il s’agit pour les militants urbains, eux-mêmes majoritairement métis, de mettre en scène l’« identité indigène » de la manifestation alors même que les autochtones ne participent pas à l’organisation logistique et politique de l’événement protestataire. Au Guatemala, Quentin Delpech (2013) montre comment les ouvrières des usines maquiladoras sont en grande partie dépossédées de la mise en œuvre des actions syndicales en leur défense, ces dernières se déroulant principalement à l’échelle nationale ou internationale, où les syndicats états-uniens sont en mesure de prendre la majeure partie des décisions sur les modalités d’action, reproduisant à l’échelle syndicale les transformations de la division internationale du travail.

    23Ainsi, même lorsque les mobilisations se produisent dans l’arène internationale, les coulisses de l’action collective peuvent constituer d’utiles espaces de compréhension des logiques d’acteurs. Dans la continuité des premières mobilisations contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, les premiers forums mondiaux de Porto Alegre et leurs déclinaisons continentales, les chercheurs de la contentious politics se sont focalisés sur l’analyse des arènes internationales, en s’intéressant notamment aux « rooted cosmopolitans » (Tarrow 2005), ces militants semi-professionnels au fort capital social et culturel qui circulent à l’échelle de la planète. Cette recherche décontextualisée, majoritairement pratiquée « hors sol » (Siméant 2010), a un temps fait oublier les acteurs locaux, leurs enjeux de proximité comme les histoires militantes locales. Elle s’est détournée de la méthode ethnographique sous prétexte qu’elle serait difficile à mettre en œuvre à l’échelle internationale. Pourtant, dès les travaux de George E. Marcus sur l’observation multi-située (1995), la méthode ethnographique a été proposée comme outil pour penser l’articulation des différentes échelles, locale, nationale, internationale. Ainsi le « mouvement altermondialiste » est-il mieux compris lorsqu’il est ramené aux histoires et aux enjeux propres à chaque organisation militante au sein de son arène nationale (Agrikoliansky, Fillieule et Mayer 2005) ; il en est de même lorsque l’analyse est portée à l’échelle européenne (Sommier, Fillieule et Agrikoliansky 2008). Certains objets se prêtent même particulièrement à une « ethnographie du monde global » (Nash 2007) en ce qu’elle permet d’accéder aux autres dimensions d’une arène située. Lors du Forum anti-Plan Puebla Panama de 2001, il aurait été difficile à Maya Collombon de comprendre les enjeux politiques d’une mobilisation contre les mégaprojets, pourtant présentée comme transnationale, sans une connaissance fine des coalitions d’acteurs locaux, dans une configuration militante régionale où le Chiapas occupe une place prédominante. Le forum international était organisé par des associations militantes de San Cristobal de Las Casas, le diocèse des Altos du Chiapas et les organisations indigènes locales, liées par une proximité militante mais surtout par des liens affectifs de longue durée et des positions locales spécifiques. Ainsi d’anciens collaborateurs de l’évêque Samuel Ruiz, président de la commission de dialogue pendant les négociations entre le gouvernement mexicain et l’Armée zapatiste de libération nationale, étaient-ils parvenus à le convaincre de mobiliser les communautés indigènes des Altos – lesquelles, par fidélité au diocèse, participèrent massivement au forum et aux activités militantes qui suivirent. L’histoire longue du « site historique de contestation » (Franquemagne 2009) que constitue le Chiapas s’est alors trouvée au cœur des arrangements de couloir d’une arène internationale complexe où s’articulaient différentes échelles, et où le niveau le plus visible – international – n’était pas le plus déterminant de l’action collective.

    24Articulée à d’autres méthodes, telles que l’entretien ou la documentation, la démarche ethnographique fournit enfin des compléments très instructifs. Une familiarité de longue durée avec l’objet permet de remettre en contexte les entretiens d’acteurs : il est ainsi possible de distinguer ce qui se joue dans les interactions, reconstituer la perception que des protagonistes ont pu avoir d’une interaction observée et expliciter les ressorts de leur attitude au cours de celle-ci. L’entretien permet également, lorsqu’il se dote d’une dimension biographique, de repérer les propriétés et les dispositions sociales au principe de l’engagement dans la cause étudiée et de l’adoption de telle ou telle position en son sein (comme, au sein du mouvement contre la double peine, une socialisation chrétienne disposant à valoriser le registre de l’attachement ou, à l’intérieur du collectif contre les mégaprojets, une carrière au sein du mouvement zapatiste inclinant vers les positions les plus radicales contre le gouvernement). Le chercheur peut rencontrer sur le terrain le même enquêté dans le cours d’autres engagements (concomitants ou successifs), éventuellement repérer les bifurcations d’une carrière militante, voire assister à la sortie de l’engagement (Fillieule 2005). Le terrain dévoile aussi les formes plus ou moins explicites de rétributions du militantisme (Gaxie 2005) et les conflits qui peuvent surgir lorsque leur distribution est considérée comme inéquitable (comme, dans le cas mexicain, lorsque des militants urbains sont amenés à circuler à l’échelle nationale voire internationale, laissant de côté des acteurs indigènes avec une faible capacité à la mobilité, qui vont progressivement s’éloigner de l’action collective perçue comme insuffisamment gratifiante). Les documents et archives constituent quant à eux des traces de l’action passée, permettant l’anamnèse d’une mobilisation dont les développements ultérieurs ont éventuellement effacé les origines. Ainsi la consultation des brouillons successifs d’un communiqué d’« Une peine point barre » permettait-elle de constater un remplacement de la formule « la peine d’interdiction du territoire est néfaste et inutile » par la stigmatisation de dispositions légales « qui sont par essence discriminatoires et provoquent des dégâts humains et sociaux considérables », attestant le travail du consensus alors possible entre les différents membres de la coalition.

    Si loin, si proche

    25Faut-il atteindre un degré minimum d’intégration et d’imprégnation pour valider l’approche méthodologique comme ethnographique ? La question mérite d’être posée, tant on trouve de spécialistes des mouvements sociaux qui désignent comme « ethnographiques » des observations de terrain limitées à quelques interactions de courte durée sur les espaces de mobilisation (places, manifestations, forums…). Le risque est, en dévoyant le terme, de passer à côté de ce qui fonde réellement l’approche ethnographique : « une insertion personnelle et de longue durée du sociologue dans le groupe qu’il étudie » (Schwartz 2011, p. 338). Cette connaissance approfondie dépend cependant du groupe et de l’action collective étudiés, qui peuvent induire des besoins et des adaptations différents pour le chercheur. Tout d’abord, un terrain proche ou éloigné n’aura pas les mêmes implications pratiques. Il est bien plus facile, du fait de l’accessibilité spatiale, de réaliser un terrain de proximité, par exemple dans la ville où le chercheur habite et travaille, qu’un terrain lointain et rural, par exemple dans les montagnes du Chiapas ou en forêt amazonienne péruvienne (Buu-Sao 2023). Dans le cas des mobilisations contre le canal interocéanique au Nicaragua, il a fallu plusieurs semaines à Maya Collombon ne serait-ce que pour comprendre comment effectuer le trajet et à qui s’adresser, aucune route ne permettant d’atteindre le village rama de Bangkukuk où devait être construite l’entrée du canal maritime. La difficulté d’accès, les conditions de déplacement – dépendantes de l’état de la mer et des trajets des pêcheurs possédant une pirogue à moteur – et de séjour – absence de lieu d’accueil pour les voyageurs, dépendance à la communauté tant pour se nourrir que pour se loger, absence d’électricité ou d’eau potable, temps d’adaptation à un anglais créole mélangé à des termes indigènes rama – conduisent la chercheuse à s’installer pour une durée indéterminée dans le village et à s’acclimater aux temporalités locales. Ainsi, les contraintes de l’accès au terrain obligent d’une certaine manière le chercheur à une immersion de plus longue durée, lui permettant de saisir l’insaisissable qui dépasse le moment de l’action. Il faut « sur le terrain, avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps, pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires » (Olivier de Sardan 1995, p. 74)6.

    26La proximité ou la distance ne sont pas seulement géographiques, mais également sociales, idéologiques ou politiques. La question se pose sur chaque terrain mais elle est sans doute plus sensible encore dans le cas des mouvements sociaux, qui constituent des objets en quelque sorte surdéterminés normativement. C’est en premier lieu pour les militants que l’empathie du sociologue pour leur mouvement constitue un objet de préoccupation. Dans un domaine de pratique fait de rapports de force si ce n’est de conflits, tramé de dénonciations et de revendications, l’invocation d’une posture de neutralité bienveillante a toutes les chances d’apparaître insuffisante à des militants émotionnellement « pris » par la cause à laquelle ils consacrent leur temps et leur énergie. L’assurance que l’observateur n’est pas un adversaire et ne mobilisera pas ses données aux dépens du mouvement conditionne son accès au terrain, a fortiori lorsque celui-ci s’étend aux coulisses de l’action collective.

    27La méfiance des militants à l’égard de quiconque entend les étudier n’est pas toujours infondée. Certes, la tendance dominante chez des sociologues ou politistes majoritairement « progressistes » est de privilégier les causes avec lesquelles ils se sentent en affinité. En découle la relative rareté des recherches ethnographiques consacrées aux mouvements d’extrême droite (Blee 2007), réputés particulièrement fermés à l’investigation sociologique et posant des difficultés méthodologiques spécifiques, bien repérées par Martina Avanza dans son étude d’un mouvement xénophobe pour lequel elle éprouvait de la répulsion. Si elle reconnaît que « trouver la juste distance en tenant à l’écart la dénonciation et la justification (même involontaire) n’est […] pas aisé » (Avanza 2008, p. 49), elle n’en est pas moins parvenue à construire une position, celle de potentielle alliée intellectuelle, pour laquelle la revendication d’une posture de neutralité était pleinement légitime aux yeux de ses enquêtés.

    28La situation inverse de proximité du chercheur avec son objet facilite au contraire son accès au terrain. Déjà connu des militants comme « un des nôtres », ou a minima comme un sympathisant convaincu de la justesse de la lutte, l’observateur est en mesure d’accéder aux mêmes informations que les autres membres du mouvement. La proximité, pour autant, ne gomme pas entièrement la spécificité de son statut ; ses prises de notes, sa quête insistante de compléments d’information, ses sollicitations pour des entretiens, sa curiosité pour certains aspects secondaires ou désagréables (telles les tensions internes) contribuent à le doter d’un statut et d’une place à part, parfois source de méfiance. Comme sur d’autres types de terrains (Becker 2009, p. 65-97 ; Schwartz 2011, p. 350), une présence régulière et continue du chercheur est à même de surmonter les premières réticences : occupant certes une place distincte mais ayant donné des gages de sa discrétion et faisant désormais « partie des meubles », l’observateur ne perturbe plus des interactions dont il est devenu partie intégrante.

    29Une sympathie avouée ne suffit cependant pas à une complète intégration au sein d’un collectif de lutte et celui-ci pourra imposer la contribution active à ses activités en échange de leur observation. La définition des termes de la transaction constitue alors la condition d’un accès au terrain. L’observation participante de neuf mois au sein de l’organisation Comunidades n’a été possible qu’à travers un processus de cooptation (lettres de recommandation d’une organisation militante et de l’université d’origine) et en échange d’un travail bénévole à temps plein (les compétences techniques – audio et vidéo – servant de monnaie d’échange). Maya Collombon a renégocié à plusieurs reprises la poursuite de l’observation, d’une durée initiale d’un mois, en échange de nouvelles missions et en contrepartie d’une évaluation collective du travail « bien accompli ». À chaque stade, ces nouvelles transactions lui ouvraient un accès accru à l’ensemble des actions de l’organisation, au point que, au terme de l’observation, elle s’est vue conviée aux activités de la psychologue de groupe chargée de la résolution des conflits au sein du collectif. Il semblait alors acquis qu’elle était membre à part entière de l’équipe, mais aussi qu’elle participait dans le même temps à la dynamique interne des conflits. Cette position, entre familiarité et distanciation, repose sur un équilibre délicat dont le chercheur doit avoir une conscience précise et sur lequel il se doit d’engager un nécessaire travail de réflexivité.

    30La proximité avec les enjeux de la cause ne met en outre pas à l’abri de ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan appelle l’enclicage, à savoir l’assimilation du chercheur à une composante limitée du groupe qu’il observe, ce qui l’expose à la fois à « se faire trop l’écho de sa “clique” adoptive et d’en reprendre les points de vue » et à « voir se fermer les portes des autres “cliques” » (1995, p. 102). Le suivi d’« Une peine point barre » en fournit une illustration. La décision de retenir le mouvement contre la double peine pour objet d’étude a été prise après plusieurs années de militantisme de Lilian Mathieu en son sein. Mais si être préalablement identifié comme militant a facilité l’accès aux coulisses de la campagne, cela a aussi eu pour effet de ranger le sociologue dans une clique, celle du coordinateur (issu, comme lui, de la composante lyonnaise du mouvement contre la double peine, au sein de laquelle la Cimade était prédominante) et de susciter la méfiance de ses contradicteurs, pour la plupart membres d’organisations parisiennes. D’où la réticence, par exemple, d’un responsable de la LDH à laisser le sociologue entrer dans son bureau (« vous êtes qui exactement ? ») où devait se tenir une réunion impromptue, et l’intervention des autres associations pour le rassurer quant à la légitimité de sa présence.

    31La surdétermination normative des mouvements sociaux renforce ici la difficulté : ce n’est pas toujours à tort que les membres d’une clique militante suspectent le chercheur de soutenir le camp d’en face. Quoique refusant de prendre position dans les débats internes au mouvement, l’observateur, bien souvent, n’en pense pas moins et son silence n’en apparaît que plus suspect. C’est une telle situation qu’a vécue Christophe Broqua (2009a) pendant son ethnographie d’Act Up : sa posture de retrait a été dénoncée comme intenable par des militants lui enjoignant d’assumer clairement des positions personnelles qu’ils étaient en mesure de deviner. Un enclicage similaire s’est imposé à Lilian Mathieu, avec une difficulté supplémentaire, car c’est à tort que certains tenants du registre juridique lui prêtaient une sympathie pour le registre de l’attachement, au risque alors de subir la méfiance croisée des deux cliques en présence. De fait, l’ethnographe n’est pas toujours maître de la distinction entre observation participante et participation observante. Les enquêtés eux-mêmes entendent imposer leur propre conception de la place et du rôle d’un chercheur qui, en retour, se doit de défendre la position qu’il entend occuper sur son terrain – sans pour autant risquer le conflit ouvert qui l’exposerait à s’en voir exclu.

    32Que le chercheur éprouve de la sympathie ou de l’antipathie pour le mouvement (ou pour une de ses « cliques ») qu’il étudie n’est pas en soi scientifiquement rédhibitoire. Les conditions (éloignement du terrain et interruption des relations avec les enquêtés) et les outils (journal de terrain, triangulation des informations…) de la prise de distance réflexive sont bien connus (Beaud et Weber 2010). Cependant, ils sont parfois difficiles à mettre en œuvre – soit parce qu’ils se révèlent trop difficiles à gérer à la suite d’expériences traumatiques, soit parce qu’ils ne parviennent pas à brider une propension à l’héroïsation. Il ne manque pas alors, génération après génération, de chercheurs s’autoproclamant héros d’un terrain7 à risque, dramatisant outre mesure ses difficultés et se positionnant comme le centre de l’enquête, à la défaveur de l’objet même de celle-ci (Olivier de Sardan 1988). Lorsqu’elles s’exposent à de la violence ou à une multiplicité de dangers, les situations protestataires peuvent facilement se prêter à de telles dérives narcissiques menant à quantité d’impasses (Bizeul 2007).

    33Il peut plus généralement arriver que le chercheur peine à assurer sa prise de distance, notamment lorsqu’il a vécu une expérience de « terrain difficile » (Boumaza et Campana 2007). La difficulté est ici relative tant à l’objet de la recherche qu’aux caractéristiques personnelles du chercheur. Des conditions d’accès qui nécessitent un apprentissage (d’une langue inconnue, des normes d’une société autre…) et un effort d’intégration seront selon les cas plus ou moins coûteuses en matière d’entrée et de maintien sur le terrain ; le chercheur dans l’incapacité d’acquitter ce prix s’expose à en être marginalisé voire évincé. Le chercheur peut aussi être témoin ou partie prenante de conflits interpersonnels qui éclatent durant son séjour d’observation. Il doit alors savoir combiner responsabilité éthique et prise de distance réflexive. Enfin, la dimension conflictuelle propre aux mouvements sociaux peut le confronter directement à des situations de violence.

    34De telles situations sont désormais courantes8, tant une multiplicité d’acteurs y concourent (forces de l’ordre et dans une moindre mesure groupes militants antagonistes, s’agissant de la conflictualité sociale occidentale, mais aussi, sur bien des terrains hors d’Europe, groupes paramilitaires, gangs, organisations criminelles…). Il en résulte une difficulté accrue à la prise de distance tant intellectuelle qu’émotionnelle, qui peut avoir d’importants effets non seulement pendant le terrain mais aussi au moment de l’écriture, notamment lorsqu’elle paraît constituer un risque pour les enquêtés – voire pour le chercheur. Ici, l’anonymat n’est qu’un des aspects des enjeux de l’écriture, qui met parfois en œuvre des stratégies de sélection des données que le chercheur jugera ou non publiables, voire de protection de ses notes de terrain.

    35Il serait ici encore hasardeux de généraliser. Certains objets se prêtent à une prudente anonymisation des individus, groupes ou lieux étudiés, mais l’exercice paraît vain lorsque les animateurs du mouvement sont des personnalités publiques (Roux 2010). On retrouve ici l’enclicage dont les effets peuvent se prolonger au-delà du terrain : il est à craindre que la résistance à l’objectivation sociologique de l’enquêté qui se reconnaît dans un compte rendu ethnographique soit redoublée lorsqu’il pense, à tort ou à raison, y déchiffrer un parti pris de l’auteur9 ; les suites, éventuellement pénales (Laurens et Neyrat 2010), peuvent se révéler douloureuses. L’enjeu n’est pas mince lorsque le chercheur entend poursuivre l’étude du même objet, la réception de ses écrits conditionnant la possibilité de recherches futures. Là réside peut-être une des explications de la rareté, signalée au début de ce texte, des carrières académiques consacrées à l’étude du même mouvement.

    *

    36Il est parfois reproché à l’ethnographe de ne pouvoir accéder à la vision exhaustive ou de surplomb qu’appellent les approches structurales. Il ne pourrait, à l’instar de Georges Perec (1982) tentant d’épuiser la description de la place Saint-Sulpice, que noter le passage régulier des autobus devant son poste d’observation mais pas « la structure du réseau, c’est-à-dire la matrice des relations objectives entre les différentes stations » (Bourdieu 1994, p. 88). L’ethnographe des mouvements sociaux serait en outre condamné au « présentisme » (Dobry 2015, p. 266-271), c’est-à-dire à une focalisation sur le seul moment de l’accomplissement de l’action contestataire, certes à même de reconstituer le façonnement des pratiques par le contexte mais limitée à l’unicité circonstancielle de son objet. En bref, ce que l’ethnographie gagnerait en profondeur, elle le perdrait en surface. Elle devrait par suite se cantonner au seul registre de la monographie, riche par la vivacité de son incarnation et la richesse de ses détails, mais incapable d’apporter une conception globale des faits sociaux qu’elle étudie.

    37Pour être connu, le reproche ne saurait convaincre, et d’autres – parmi lesquels Olivier Schwartz (2011, p. 372-377) – ont déjà souligné a contrario la capacité de l’ethnographie à articuler les propriétés respectivement « situationnelles » et « structurelles » des faits sociaux et à en démultiplier les potentialités heuristiques. Il nous paraît en l’occurrence invalide en ce qu’il réduit l’ethnographie à la seule observation directe en négligeant ses autres composantes que sont la durée et la personnalisation des liens avec les enquêtés. L’insertion et l’imprégnation qu’autorise un terrain de longue durée permettent, mieux que d’autres méthodes, la réitération des observations de faits notables, dont la répétition suggère que s’y joue quelque chose de sociologiquement significatif (Becker 2009 ; Peneff 1995). Elles permettent également, en recueillant perceptions et positions des protagonistes, d’identifier leurs toiles de significations et autres appréciations subjectives du contexte, tout en reconstituant ce que celles-ci doivent aux spécificités de leurs trajectoires et propriétés sociales. Elles permettent enfin et surtout de ne pas restreindre l’étude des mouvements sociaux à la seule écume de leurs performances contestataires. Comme l’avait enseigné Goffman, non seulement ce qui se déroule dans les coulisses n’est pas moins intéressant que ce qui est exposé sur la scène sociale, mais l’un ne saurait être sociologiquement appréhendé sans l’autre.

    Bibliographie

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    10.3406/polix.2003.1292 :

    Roux Sébastien, 2010, « La transparence du voile. Critique de l’anonymisation comme impératif déontologique », Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, S. Laurens, F. Neyrat éd., Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, p. 139-153.

    Schwartz Olivier, 2011, « L’empirisme irréductible. La fin de l’empirisme ? », postface à Nels Anderson, Le hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Armand Colin, p. 335-384.

    Siméant Johanna, 2010, « La transnationalisation de l’action collective », Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines, O. Fillieule, É. Agrikoliansky et I. Sommier éd., Paris, La Découverte, p. 121-144.

    10.3917/dec.filli.2010.01.0121 :

    Smaoui Sélim, 2017, Faites place. Novices en lutte, Paris, Textuel.

    Smaoui Sélim et Wazif Mohamed, 2013, « Étendard de lutte ou pavillon de complaisance ? S’engager sous la bannière du “mouvement du 20 février” à Casablanca », Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, A. Allal et T. Pierret éd., Paris, Armand Colin, p. 41‑66.

    Sommier Isabelle, Fillieule Olivier et Agrikoliansky Éric éd., 2008, Généalogie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Paris, Karthala.

    Tarrow Sidney, 2005, The New Transnational Activism, Cambridge, Cambridge University Press.

    10.1017/CBO9780511791055 :

    Tilly Charles, 2008, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press.

    10.1017/CBO9780511804366 :

    Tilly Charles, Tilly Louise et Tilly Richard, 1975, The Rebellious Century, 1830-1930, Londres, Dent & Sons.

    10.4159/harvard.9780674434004 :

    Touraine Alain, 1968, Le communisme utopique. Le mouvement de mai 1968, Paris, Seuil.

    Notes de bas de page

    1 Les travaux de Charles Tilly sur la morphologie de la contestation (Tilly, Tilly et Tilly 1975) sont de ce point de vue fondateurs, et leur postérité tant méthodologique que théorique reste extrêmement vivace.

    2 Au point de se trouver en difficulté lorsqu’il s’agit de définir la nature politique ou non d’une mobilisation pendant le cours de l’action. Les débats qui ont traversé la science politique, et plus généralement les sciences sociales, au moment des émeutes de 2005 sont à ce titre révélateurs.

    3 Michael Burawoy (2019) propose selon l’exemple de Clifford Geertz – arrêté par la police lors d’un combat de coqs – de se montrer solidaire des enquêtés au risque d’encourir comme eux la répression dans ce type de situation.

    4 Ces distinctions attestent, outre les tensions et les antipathies internes, les disponibilités différenciées à ce type de sociabilité, spécialement selon la génération et le genre. Marie Montagnon (2017) montre que si les réunions des cercles madrilènes du parti Podemos sont systématiquement suivies de libations, leur fréquentation dépend de l’état des débats et tensions internes ; certains militants ne se rendent plus au bistrot voire empruntent une voie détournée pour ne pas passer devant l’établissement dans lequel se retrouvent ceux avec qui ils viennent d’avoir un échange conflictuel.

    5 De telles scènes donnent également accès aux perceptions, par les militants, des opportunités qui s’offrent à eux, ouvrant à une appréhension de celles-ci plus pertinente que leur définition en tant que « structures ». Souligner ce point ne relève pas de la simple, et classique, opposition entre « structure » et « action » (ou entre « objectif » et « subjectif ») mais engage le statut accordé aux « opportunités » dans le cours historique qui s’impose aux protagonistes des mouvements sociaux (voir Mathieu 2002).

    6 Les conditions actuelles d’exercice du métier d’enseignant-chercheur constituent une indéniable entrave à cette patience méthodologique, que celle-ci s’exerce par l’injonction à la publication rapide des résultats ou par une segmentation contrainte de la temporalité de la recherche (voir Emperador Badimon 2017 sur ce dernier point).

    7 Bertrand Pulman (1988) rappelle que le terme de « terrain » a été emprunté au vocabulaire militaire et qu’il désigne initialement des espaces où se produisent divers types d’affrontements.

    8 Peut-être la recherche sur la politique contestataire fait-elle de ce point de vue face à une évolution particulière, tant ses objets sont de plus en plus confrontés à la répression. Les terrains sur les mouvements sociaux ne sont plus aujourd’hui des terrains uniformément « faciles ».

    9 C’est comme « Lilian, qui a écrit un livre contre moi » que Lilian Mathieu a été présenté à une tierce personne par le coordinateur d’« Une peine point barre » une douzaine d’années après la fin de la campagne. Si la formule, humoristiquement excessive, signale que des relations amicales ont été maintenues, elle n’en renseigne pas moins sur une réception du travail sociologique à l’aune de critères militants : c’est une sympathie pour les tenants du registre juridique, dénonçant l’inconsistance de la réforme de la double peine engagée par le ministre de l’Intérieur, que le coordinateur a cru déceler dans l’ouvrage.

    Auteurs

    Maya Collombon

    Maya Collombon est maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, actuellement en détachement à la direction du Centre d’études mexicaines et centraméricaines (CEMCA, UMIFRE 16 - UAR 3337) à Mexico. Ses recherches se sont centrées sur les transformations des politiques de développement au Mexique et en Amérique centrale au passage du millénaire et sur les mobilisations transnationales en résultant, spécialement des acteurs indigènes. Cette réflexion l’a conduite à questionner le militantisme zapatiste à partir des trajectoires militantes et la politisation en zones rurales indigènes. Intéressée par les questions de méthode et d’approche des terrains en situation de violence, elle a publié le numéro spécial Ethnographier les gangs en Amérique latine pour la revue Cultures et conflits en 2018. Actuellement, elle travaille sur les dynamiques autoritaires (Dynamiques des tournants autoritaires, M. Collombon et L. Mathieu éd., Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021) et co-coordonne avec Lilian Mathieu le projet ANR CALOT sur la loyauté forcée en régimes autoritaires, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), dans lequel elle s’intéresse plus spécifiquement dans le cas argentin aux trajectoires d’artistes soumis à des contraintes autoritaires.

    Lilian Mathieu

    Lilian Mathieu est sociologue, directeur de recherche au CNRS (Centre Max Weber, ENS de Lyon). Après avoir longtemps travaillé sur les enjeux politiques autour de la prostitution et sur les mouvements sociaux, il mène actuellement des recherches sur la vie culturelle en contexte autoritaire. Peuvent être signalés, parmi ses publications, trois ouvrages : Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001 ; La double peine, une lutte inachevée, Paris, La Dispute, 2006 ; L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012. Il a plus récemment codirigé avec Maya Collombon Dynamiques des tournants autoritaires, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021.

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    Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires

    Abdoul Hameth Ba

    2007

    Le cheikh et le calife

    Le cheikh et le calife

    Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc

    Youssef Belal

    2011

    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

    Charlotte Jelidi

    2012

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

    Fabrizio Maccaglia

    2009

    La mixité dans l’éducation

    La mixité dans l’éducation

    Enjeux passés et présents

    Rebecca Rogers (dir.)

    2004

    Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930

    Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930

    Savants, conseillers, médiateurs

    Alain Messaoudi

    2015

    Les arabisants et la France coloniale. Annexes

    Les arabisants et la France coloniale. Annexes

    Alain Messaoudi

    2015

    L'école républicaine et l'étranger

    L'école républicaine et l'étranger

    Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914

    Damiano Matasci

    2015

    Le sexe de l'enquête

    Le sexe de l'enquête

    Approches sociologiques et anthropologiques

    Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)

    2014

    Les agents immobiliers

    Les agents immobiliers

    Pour une sociologie des acteurs des marchés du logement

    Loïc Bonneval

    2011

    Réinventer les campagnes en Allemagne

    Réinventer les campagnes en Allemagne

    Paysage, patrimoine et développement rural

    Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)

    2013

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    Fès, la fabrication d’une ville nouvelle (1912-1956)

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    Enjeux passés et présents

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    Action collective

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    1 Les travaux de Charles Tilly sur la morphologie de la contestation (Tilly, Tilly et Tilly 1975) sont de ce point de vue fondateurs, et leur postérité tant méthodologique que théorique reste extrêmement vivace.

    2 Au point de se trouver en difficulté lorsqu’il s’agit de définir la nature politique ou non d’une mobilisation pendant le cours de l’action. Les débats qui ont traversé la science politique, et plus généralement les sciences sociales, au moment des émeutes de 2005 sont à ce titre révélateurs.

    3 Michael Burawoy (2019) propose selon l’exemple de Clifford Geertz – arrêté par la police lors d’un combat de coqs – de se montrer solidaire des enquêtés au risque d’encourir comme eux la répression dans ce type de situation.

    4 Ces distinctions attestent, outre les tensions et les antipathies internes, les disponibilités différenciées à ce type de sociabilité, spécialement selon la génération et le genre. Marie Montagnon (2017) montre que si les réunions des cercles madrilènes du parti Podemos sont systématiquement suivies de libations, leur fréquentation dépend de l’état des débats et tensions internes ; certains militants ne se rendent plus au bistrot voire empruntent une voie détournée pour ne pas passer devant l’établissement dans lequel se retrouvent ceux avec qui ils viennent d’avoir un échange conflictuel.

    5 De telles scènes donnent également accès aux perceptions, par les militants, des opportunités qui s’offrent à eux, ouvrant à une appréhension de celles-ci plus pertinente que leur définition en tant que « structures ». Souligner ce point ne relève pas de la simple, et classique, opposition entre « structure » et « action » (ou entre « objectif » et « subjectif ») mais engage le statut accordé aux « opportunités » dans le cours historique qui s’impose aux protagonistes des mouvements sociaux (voir Mathieu 2002).

    6 Les conditions actuelles d’exercice du métier d’enseignant-chercheur constituent une indéniable entrave à cette patience méthodologique, que celle-ci s’exerce par l’injonction à la publication rapide des résultats ou par une segmentation contrainte de la temporalité de la recherche (voir Emperador Badimon 2017 sur ce dernier point).

    7 Bertrand Pulman (1988) rappelle que le terme de « terrain » a été emprunté au vocabulaire militaire et qu’il désigne initialement des espaces où se produisent divers types d’affrontements.

    8 Peut-être la recherche sur la politique contestataire fait-elle de ce point de vue face à une évolution particulière, tant ses objets sont de plus en plus confrontés à la répression. Les terrains sur les mouvements sociaux ne sont plus aujourd’hui des terrains uniformément « faciles ».

    9 C’est comme « Lilian, qui a écrit un livre contre moi » que Lilian Mathieu a été présenté à une tierce personne par le coordinateur d’« Une peine point barre » une douzaine d’années après la fin de la campagne. Si la formule, humoristiquement excessive, signale que des relations amicales ont été maintenues, elle n’en renseigne pas moins sur une réception du travail sociologique à l’aune de critères militants : c’est une sympathie pour les tenants du registre juridique, dénonçant l’inconsistance de la réforme de la double peine engagée par le ministre de l’Intérieur, que le coordinateur a cru déceler dans l’ouvrage.

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    Collombon, M., & Mathieu, L. (2024). Dans les coulisses de l’événement protestataire. In M. Avanza, S. Mazouz, & R. Pudal (éds.), Ethnographie(s) politique(s) (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47986
    Collombon, Maya, et Lilian Mathieu. « Dans les coulisses de l’événement protestataire ». In Ethnographie(s) politique(s), édité par Martina Avanza, Sarah Mazouz, et Romain Pudal. Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47986.
    Collombon, Maya, et Lilian Mathieu. « Dans les coulisses de l’événement protestataire ». Ethnographie(s) politique(s), édité par Martina Avanza et al., ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47986.

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    Avanza, M., Mazouz, S., & Pudal, R. (éds.). (2024). Ethnographie(s) politique(s) (1‑). ENS Éditions. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47911
    Avanza, Martina, Sarah Mazouz, et Romain Pudal, éd. Ethnographie(s) politique(s). Lyon: ENS Éditions, 2024. https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47911.
    Avanza, Martina, et al., éditeurs. Ethnographie(s) politique(s). ENS Éditions, 2024, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.47911.
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