Chapitre 2
Crises politiques et révolutions
p. 45-69
Texte intégral
1Si la sociologie des révolutions est encore peu développée en France au profit des approches historiques et économiques (Bennani-Chraïbi et Fillieule 2012 ; Deluermoz et Gobille 2015 ; Hmed et Jeanpierre 2016), l’ethnographie des phénomènes révolutionnaires reste quant à elle à l’état de balbutiements. Les « printemps arabes » ont offert de ce point de vue l’occasion de renouveler, à divers degrés, les modèles théoriques et les méthodes d’investigation de ce que les politistes francophones préfèrent appeler, dans le sillage de Michel Dobry (2009), des « crises politiques ». Cela a donné lieu à des publications qui laissent la part belle aux enquêtes de terrain, dont certaines se revendiquent de l’ethnographie (pour des exemples, voir Allal 2012 ; Allal et Pierret 2013 ; Bennani-Chraïbi et Fillieule 2012 ; El Chazli 2020 ; Hmed 2012 et 2016 ; Hmed et Jeanpierre 2016 ; Yousfi 2015). D’autres contributions récentes ont également eu pour souci de mieux renseigner les mécanismes concrets de participation politique à l’occasion d’événements révolutionnaires ou de changements de régime, dans une perspective originale mêlant histoire, anthropologie, sociologie et science politique (Burstin 2013 ; Deluermoz et Gobille 2015). Il n’empêche : la démarche ethnographique, liée à l’exercice de l’anthropologie, est longtemps restée rétive à l’étude des révolutions. Les raisons tiennent d’abord au caractère à la fois politique et macrosocial de ces phénomènes, très éloigné de la focalisation de l’approche ethnographique sur le local et le microsociologique. Comme le faisait remarquer Jean Peneff en 1992 dans l’annexe méthodologique de L’hôpital en urgence, l’ethnographie est traditionnellement moins mobilisée par les chercheurs qui étudient les scènes sociales1 – comme la scène politique ou la scène familiale – où l’action majeure est celle de l’influence ou de la pression indirecte. Ce constat reste encore valable aujourd’hui, au sens où « les comptes rendus d’observation semblent moins pertinents là où les relations sont diffuses, le résultat impalpable, là où il produit des convictions ou des symboles » (Peneff 1992, p. 233). Une autre raison est que la dimension imprévisible des phénomènes révolutionnaires empêche ou décourage l’observation participante, l’ethnographe arrivant le plus souvent après la bataille. L’anthropologue danois Bjorn Thomassen fait remarquer à juste titre que
il est difficile et souvent impossible de planifier une enquête de terrain sur le comportement révolutionnaire. Les révolutions surviennent souvent lorsque personne ne les attend. Les anthropologues peuvent planifier une enquête de terrain sur le comportement des paysans ou la mobilisation de la jeunesse urbaine, mais pas sur les révolutions politiques. Et lorsqu’on se trouve sur un terrain révolutionnaire, alors la priorité est de survivre et d’en sortir le plus vite possible. […] C’est pour cette raison que l’anthropologie des révolutions politiques est le plus souvent historique par nature, bien que cela n’empêche en rien de s’engager sur un tel projet. (Thomassen 2012, p. 683)
2Un exemple paradigmatique de ces travaux d’anthropologie historique des révolutions, particulièrement mobilisé par les politistes français, est celui de l’historien Timothy Tackett à propos de la Révolution française (1997).
3Nonobstant ces difficultés, ce chapitre suggère que la démarche ethnographique, qui repose sur l’absence de délégation du travail de terrain, l’interconnaissance, la durée et la réflexivité ou l’autoanalyse (Beaud et Weber 2010), permet de porter une attention renouvelée aux expériences d’individus et de groupes d’individus, à leurs pratiques et représentations en contexte d’incertitude, replacées dans l’espace et le temps révolutionnaires. Cette démarche, quand elle est possible, offre les moyens d’enrichir sensiblement mais aussi de déplacer les raisonnements structuralistes macrosociologiques qui peuplent encore massivement les bibliothèques d’étude des révolutions2. À partir de ma propre expérience ethnographique menée sur les situations révolutionnaires des années 2010 en Tunisie, ce chapitre revient sur les difficultés, les modalités concrètes et les profits de l’entreprise quelque peu oxymorique d’observation des processus de crise politique. Pour les raisons évoquées plus haut, il peut paraître en effet périlleux voire impossible pour le chercheur d’observer des réalités par définition extrêmement mouvantes et multi-situées, qui modifient – parfois en quelques heures – la nature des institutions, la teneur du contrat social ou encore la distribution du pouvoir dans une société. Mais de la même manière qu’en science politique l’observation des mobilisations (Combes et al. 2011), l’observation historique du travail administratif (Buton 2008) ou encore l’ethnographie des idées politiques (Hauchecorne 2012 ; voir également infra dans l’ouvrage) ne semble plus poser de problèmes méthodologiques insurmontables, le chapitre montre que l’ethnographie des crises politiques constitue – lorsqu’elle est réalisable – une façon originale et féconde de renouveler le stock de questions posées par l’étude de ces phénomènes politiques majeurs. Elle ne doit pas pour autant être conçue comme la « dernière méthode à la mode », opposée aux autres techniques d’investigation classiques telles que les entretiens rétrospectifs ou les archives. Sa mise en œuvre offre, comme on le verra, un surcroît d’intelligibilité des phénomènes révolutionnaires et critiques, mais soulève dans le même temps un certain nombre de problèmes propres à la sociologie des mouvements sociaux d’un côté et à la sociologie des crises politiques de l’autre.
4À la suite du déclenchement des premiers soulèvements contre le régime autoritaire de Ben Ali en Tunisie en décembre 2010, j’ai mené de 2011 à 2016 une enquête sur les situations et les issues révolutionnaires (Tilly 1978) tunisiennes, auprès d’agents et de groupes sociaux occupant des positions différentes à la fois dans l’espace social et dans le processus politique. Je me suis ainsi rendu dans différentes régions de Tunisie (Tunis et Bizerte au nord, Sidi Bouzid au centre, Kébili au sud) au cours de dix-sept séjours intermittents d’une durée de six mois au total. L’objet de l’enquête était double. Il fallait d’abord comprendre comment certains individus et groupes a priori éloignés du champ politique et de l’action radicale étaient devenus révolutionnaires. Ce programme de recherche, partagé par d’autres chercheurs sur des terrains similaires, tels qu’Amin Allal (2012), Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule (2012) ou Youssef El Chazli (2020), entreprenait de dépasser le seul groupe des députés et des professionnels de la politique, qui était le prisme adopté par Timothy Tackett (1997) dans son ouvrage majeur sur les députés de 1789 pour des raisons d’accès aux sources3. Le second objectif était d’observer de quelle façon les situations révolutionnaires donnaient lieu ou non à des dénouements révolutionnaires, autrement dit comment des événements provoqués par la confrontation de deux revendications irréductibles du monopole de la violence légitime aboutissaient ou non à une transformation du champ du pouvoir (Hmed 2019). Le cas de la Tunisie est intéressant de ce point de vue, car il est le seul, dans le contexte du « printemps arabe » de 2010-2011, à avoir connu l’élection libre d’une Assemblée constituante ainsi que l’accès et le maintien au pouvoir, sur une moyenne durée et dans des conditions pacifiques, d’un parti islamiste4.
5À partir de ce cas d’étude, le chapitre identifie dans un premier temps trois obstacles majeurs à la mise en œuvre de la méthode ethnographique pour observer les crises politiques et les révolutions. Il explicite dans un deuxième temps l’intérêt de développer une sociologie des situations et des issues révolutionnaires, jusqu’ici encore embryonnaire, en insistant sur la nécessité de prendre en compte les « individus ordinaires » et les « ennemis » de la révolution. Il montre dans un troisième temps pourquoi l’investigation sur le terrain doit être pensée comme un balancement constant entre engagement et distanciation et pointe les implications de ce balancement sur la construction de l’objet d’enquête. Pour finir, le chapitre propose deux ficelles méthodologiques qui permettent d’ancrer les propositions conceptuelles dans la boîte à outils de l’ethnographe : l’attention à la dimension diachronique d’une part et la dimension spatiale des faits sociaux d’autre part.
Ethnographier des crises politiques : une entreprise a priori périlleuse
6En dépit des avancées récentes mentionnées en introduction, les deux questions de recherche qui ont orienté le travail d’enquête (comment des individus ordinaires – au sens de profanes – en viennent à commettre des actes ou à endosser des rôles politiques extraordinaires ; dans quelle mesure des événements révolutionnaires donnent lieu à un transfert de pouvoir d’État) sont restées largement sous-documentées dans le cas de la sociologie des révolutions et de la sociologie des mouvements sociaux. La première s’est focalisée essentiellement sur les dénouements révolutionnaires et sur les conditions structurelles qui favorisent l’éclosion d’une révolution ; la seconde est restée rivée à l’analyse des événements révolutionnaires, des modes d’action et de l’engagement. À l’instar d’autres chercheurs, l’approche conceptuelle développée par Michel Dobry dans Sociologie des crises politiques (2009) a permis de déplacer le questionnement : comme d’autres auparavant, j’ai ainsi enquêté, au cours de ces six années, sur les phénomènes de désectorisation de l’espace social, de désobjectivation des institutions, de fluidification de la conjoncture politique et sur la recomposition des transactions collusives. Selon l’auteur, les crises politiques opèrent en effet par effacement temporaire des frontières entre les différents secteurs sociaux (ce qu’il nomme « désectorisation »), ce qui a pour effet de rendre moins solides les institutions qui régissent habituellement l’ordre social. Ces crises concourent de la même manière à redéfinir la nature des échanges entre les groupes sociaux (des militaires se mettent à négocier avec des politiques, des religieux avec des hommes d’affaires, des politiques avec des militants, etc., alors qu’en temps normal ils ne le faisaient pas). En inscrivant ma démarche dans la durée et en cherchant systématiquement à intégrer les différents groupes afin de bénéficier des effets d’interconnaissance, j’ai tenté de mettre en œuvre une « réflexivité réflexe » (Bourdieu 1993) assise sur la comparaison. Au fil de l’enquête, la mise en œuvre de cette démarche a souligné la nécessité de pallier trois difficultés méthodologiques et épistémologiques majeures.
7La première difficulté tient au fait qu’une bonne partie des propositions contenues dans l’ouvrage séminal de Michel Dobry, dont s’inspirent nombre de chercheurs français ou francophones intéressés par les crises politiques et les révolutions, donnent peu prise à l’opérationnalisation méthodologique et plus particulièrement à l’observation directe, encore moins ethnographique. Cette remarque peut paraître paradoxale au sens où la perspective dessinée par Dobry vise précisément à déterminer ce dont sont faites empiriquement – donc dans la pratique – les crises politiques. Celui-ci reconnaît lui-même cette difficulté à demi-mots dans son ouvrage. Dans le chapitre 4 (« Les conjonctures fluides »), à propos des processus de désobjectivation, il « concèd[e] volontiers […] qu’une mesure précise des déperditions d’objectivation n’est pas, en toutes circonstances, sans poser quelques problèmes […] ; mais il est nécessaire de souligner simultanément que les phénomènes auxquels correspond cette propriété des conjonctures fluides n’en sont pas moins facilement observables, soit dans leurs effets, soit même tout à fait directement » (Dobry 2009, p. 147, je souligne). Sans donner plus de détail, à l’exception de quelques « indices » (les rapports de face-à-face en dehors d’arrangements institutionnels, la généralisation temporaire du marchandage sur le « “maintien des apparences” d’un rapport au “contenu” institutionnellement défini », ibid.), il ajoute plus loin, à propos de l’observation et de la réfutabilité des propositions contenues dans son ouvrage, que ces dernières « peuvent fort bien ne pas être toutes immédiatement et directement observables. […] L’ancrage empirique des propositions théoriques occupe dans cette perspective une place sensiblement différente de celles que lui assignent les fact graspers, les partisans de ce qui n’est, en réalité, qu’un factualisme pointilliste, naïf et, en définitive, stérile » (p. 156, je souligne). L’ethnographe des révolutions, féru d’observations concrètes de mobilisations, de descriptions de scènes violentes et caractérisées par l’incertitude structurelle et de décryptages minutieux des changements politiques radicaux, se trouve ainsi fort dépourvu. Toutefois, des propositions stimulantes d’opérationnalisation méthodologique des concepts de (dé)sectorisation, d’incertitude radicale, de fluidité de la conjoncture ou encore de transactions collusives sont venues récemment enrichir la boîte à outils du chercheur (Aït-Aoudia et Roger 2015 ; Gaïti et Siméant-Germanos 2018). Ainsi, Boris Gobille propose de redonner du poids à l’historicité et aux causes structurelles dans l’émergence des crises politiques, ces « moments empiriquement impurs où état critique et état routinier du politique ne sont pas décantés » (2015, p. 167), en procédant à la « vérification permanente, au cours de l’analyse, des attributions de causalités entre logique de situation et historicité » (p. 176). Dans un dessein similaire, Assia Boutaleb et Violaine Roussel ont récemment réexaminé le concept de transactions collusives en contextes démocratique et autoritaire, en proposant de pister les « transformations de sens qui impriment les représentations dans plusieurs espaces », autrement dit comment l’incertain se transforme en jouable, ou inversement, dans les perceptions des acteurs en situation (2018, p. 122). Amin Allal et Youssef El Chazli entreprennent chacun à leur manière de multiplier les entretiens ethnographiques, à la manière de Stéphane Beaud (1996), auprès de révolutionnaires respectivement tunisiens et égyptiens de la décennie 2010 afin d’illustrer et surtout de mieux comprendre sociologiquement l’idée selon laquelle « l’événement peut être conçu comme un processus à la fois émergent, ouvert et contraignant » (El Chazli et Rayner 2014, p. 93), qui repose sur l’ambivalence des trajectoires individuelles, nourries d’« inflexions, accélérations et bifurcations dans le passage à la protestation » (Allal 2012, p. 823), et qui alimentent des pratiques politiques singulières (Allal et El Chazli 2022).
8Une deuxième difficulté rend particulièrement ardue l’ethnographie des crises politiques. Certes, analyser ethnographiquement des processus est devenu plus fréquent de nos jours et permet de « sortir de l’alternative infernale individu/forces sociales » en renseignant « le déroulement d’une situation […] où les actes de chacun comptent, où rien n’est joué d’avance et qui, pourtant, échappe à chacun des participants » (Weber 2010, p. 283). Cependant, comme on l’a dit en introduction, analyser une crise politique suppose d’observer des processus protéiformes et multi-situés (des manifestations, des rassemblements, des émeutes, leur répression par les forces de l’ordre, mais aussi des discours, des déclamations, des décisions de gouvernants…), dans un contexte où vacillent ou s’effondrent les institutions et les routines, autrement dit les fondements des interactions sociales. Il s’agit en outre d’un phénomène le plus souvent transnational (Bantigny et al. 2023 ; Hmed 2023). Les analyses les plus poussées en la matière ont montré que c’est au cours de ces phénomènes inédits que se transforment, au moins temporairement, les dispositions individuelles (Ermakoff 2010). Observer ces mutations se révèle à la pratique compliqué et coûteux à la fois. En effet, l’enquête ethnographique sur les crises politiques n’est pas une enquête sociologique comme les autres, puisqu’elle doit dans l’idéal être menée auprès de « révolutionnaires », d’« élites déchues », de « contre-révolutionnaires », de « leaders » ou de « protagonistes ordinaires » – ce qui représente déjà beaucoup pour un seul chercheur ou une seule chercheuse. Elle est aussi, comme le suggère Jean Peneff à propos de l’observation participante de ce qu’il appelle les « comportements à faible visibilité » et « les productions différées », une investigation empirique longue et immersive dans le monde de la socialisation (1992, p. 234). Or ce processus de formation, d’incorporation et de transposition de dispositions, mais aussi d’interactions, est par définition difficile à observer dans la réalité (Darmon 2016 ; Bargel et Darmon 2017)5.
9Troisièmement, observer une crise politique ou une révolution se révèle compliqué en pratique, car celle-ci accentue les phénomènes de polarisation des identifications chez les enquêtés, ce que Dobry nomme « l’unidimensionnalisation de l’identité personnelle » (2009, p. 153). Une brève analyse de la relation enquêteur-enquêtés qui a caractérisé ma recherche sur la révolution tunisienne permet de l’entrevoir. Lors des premiers séjours d’enquête, les personnes que je rencontrais avaient tendance à minimiser les différences de politisation entre elles et celles qui participaient aux événements protestataires : l’enquête, menée au cours d’actions collectives spectaculaires (l’occupation de la place de la Kasbah en février 2011, ou des manifestations antigouvernementales en 2013), suscitait une présentation de soi homogène, radicale et critique du « régime déchu » (selon l’expression médiatique en vigueur). Ces phénomènes englobaient d’ailleurs tout autant les « révolutionnaires » que le chercheur, lui-même engagé et embarqué dans le processus révolutionnaire. Plus encore, comme dans toute enquête ethnographique, l’homologie d’habitus et de genre entre enquêteur et enquêtés a constitué un ressort de l’extension de l’enquête tout autant qu’une limite à la variation des profils d’enquêtés (pour un constat similaire dans le cas de la révolution égyptienne, voir El Chazli 2020). Dès les premières semaines d’enquête dans la région de Sidi Bouzid, j’ai peu à peu pris conscience que je ne rencontrais que des hommes de plus de 35 ans enseignants du secondaire, militants politiques ou syndicalistes d’extrême gauche. Leur propension à conter leur expérience révolutionnaire au chercheur (qui avait été lui-même enseignant dans le secondaire, dans un contexte certes différent), dans un discours à la fois politisé et critique, a contribué à créer chez ce dernier une sorte de fascination. Leurs propos, souvent saturés de références politiques et idéologiques (marxistes-léninistes et nationalistes arabes pour les plus saillantes), avaient tendance à inscrire les soulèvements auxquels ils avaient participé dans une histoire locale, nationale et globale plus longue, faite de résistance à la colonisation puis au parti-État et au régime autoritaire, et plus généralement au projet impérialiste mondial. La plupart d’entre eux émettaient des doutes sérieux quant à ce qu’ils considéraient comme l’inexpérience et la naïveté des jeunes manifestants, lycéens ou étudiants engagés dans le processus protestataire et révolutionnaire, dont ils se moquaient à mots à peine couverts. À l’issue des premiers séjours, j’en suis même venu à conclure qu’il s’agissait d’une « révolution d’enseignants quadragénaires ». Par leur présence remarquée dans les cafés et dans l’espace public du centre-ville de Sidi Bouzid, par leur rôle lors des événements protestataires (manifestations, marches, occupations…), et par leur surreprésentation dans les instances révolutionnaires comme les conseils locaux de protection de la révolution, ils parvenaient à monopoliser à la fois l’espace et le temps de l’enquête et, ce faisant, à rendre invisibles au moins quatre autres catégories de protagonistes de la situation révolutionnaire : les femmes, les populations des quartiers ayant pris part aux événements – ces « acteurs populaires […] profanes souvent sans expérience politique préalable qui sortent de l’anonymat à la faveur de l’événement » (Deluermoz et Gobille 2015, p. 15) –, les non-mobilisés ou apathiques (Bajoit 1988), et enfin les contre-révolutionnaires affidés à l’ancien régime.
Intégrer les « individus ordinaires » et les « ennemis » dans l’analyse
10L’ensemble de ces caractéristiques et difficultés complique sérieusement le déroulement de l’enquête ethnographique, en particulier l’entrée et le maintien sur le terrain. Cependant, c’est en inscrivant, de façon réflexive, la présence du chercheur sur la longue durée, dans différentes scènes sociales et milieux d’interconnaissance, qu’il a été possible de comprendre comment des individus éloignés de la politique étaient saisis par l’événement tout autant qu’ils s’en saisissaient. Bien qu’intermittente, cette approche ethnographique m’a permis de conquérir la confiance d’enquêtés qui occupaient des positions dominées dans l’espace social. Car contrairement à ce qu’on laisse entendre parfois, les classes populaires ne se laissent pas observer aussi facilement et opposent souvent au sociologue une série de barrières à l’entrée, qui ne se résument pas aux seules valeurs de virilité (Mauger 1991). Ainsi, ma présence discontinue sur les différents terrains d’enquête, contrainte par l’éloignement géographique et les obligations familiales et professionnelles, n’a pas eu seulement « un impact négatif sur la qualité et la quantité des observations » (Emperador Badimon 2017, p. 220). Cette « socialisation imparfaite » (ibid., p. 219) au terrain était en effet contrebalancée par ma maîtrise des langues arabes (arabe tunisien et arabe littéraire et médian), mon statut social, le fait que je sois perçu par la plupart de mes interlocuteurs comme un membre ou un allié de leurs groupes respectifs, et – last but not least – la permanence des relations en dehors de ma présence sur les terrains d’enquête, notamment par les réseaux sociaux, la téléphonie via Internet et la messagerie électronique. À la fois enseignant-chercheur d’une université parisienne (re)connue, originaire du Sud tunisien et socialisé dans la banlieue sud de Tunis – maîtrisant à ce titre les parlers régionaux reconnaissables comme tels dans cet espace national6 –, j’ai de ce fait bénéficié d’entrées précieuses au sein de groupes et dans des conjonctures où la méfiance à l’égard des outsiders (selon les situations, « plouc de l’intérieur » ou « bourgeois de la côte ») pouvait mettre à bas toute investigation7. Mon insertion certes intermittente dans les milieux d’interconnaissance et mon aisance linguistique ont ainsi accru ma compréhension de la structuration des groupes dits révolutionnaires, car les membres des fractions scolarisées des classes moyennes que j’ai rencontrés à Sidi Bouzid, Kébili, Tunis ou Bizerte, bien que pour la plupart diplômés du secondaire ou du supérieur, ne pratiquaient que des rudiments de français et, de ce fait, ne pouvaient exprimer qu’une pensée approximative dans cette langue, dénuée de technicité et de précision terminologique ou idéologique. Bien entendu, mes propriétés sociales ont été tout autant des aides que des obstacles à l’enquête, et il m’a fallu parfois redoubler de vigilance et de détermination pour approcher tel militant ou tel jeune des quartiers, sans pour autant avoir « l’illusion de faire illusion » (Mauger 1991). Il a fallu en particulier me détacher de l’image de journaliste, particulièrement stigmatisante dans un pays qui regorge depuis 2011 de titres à sensation, de correspondants étrangers et de fake news makers. Il importait également de ne pas me cantonner, comme le font la plupart des chercheurs, aux groupes dominants, francophones, originaires des centres-villes urbanisés, qui ont souvent seuls voix au chapitre et monopolisent la parole publique comme savante8. Comme pour d’autres mondes sociaux et dans des contextes routiniers, l’approche ethnographique des crises politiques et des situations révolutionnaires permet ainsi de décentrer le regard des élites politiques et des mécanismes macrosociaux vers des catégories populaires ou issues des classes moyennes scolarisées. Elle renoue ainsi avec sa « vocation originaire de rendre la parole aux humbles, à ceux qui par définition n’ont pas la parole » (Beaud et Weber 2010, p. 6).
11Si la neutralité est, ici comme ailleurs, impossible à mettre en œuvre, cette caractéristique est exacerbée dans le cas des situations révolutionnaires et des crises politiques. L’accélération du temps social (Rosa 2010), accentuée par l’enchaînement rapide des événements, contraint en effet les individus à formuler des préférences labiles et à se rapporter à leurs émules sociaux pour fonder leur jugement (Ermakoff 2008). Il n’était pas rare qu’un même séjour ethnographique, particulièrement entre 2011 et 2013, soit ponctué de la démission d’un gouvernement, la création d’une nouvelle alliance électorale9, un sit-in réclamant la dissolution de l’Assemblée constituante10, l’assassinat de personnalités politiques nationales11, le report d’élections prévues de longue date, sans compter des attaques terroristes meurtrières à répétition12. Cela induisait chez les enquêtés l’augmentation de la propension à parler et à tenter de qualifier des situations confuses et instables, ce qui a rendu le travail de l’ethnographe moins ardu. Comme le note l’historien Haim Burstin, « élargissant de façon extraordinaire la participation politique, la Révolution produit […] une tension nouvelle et originale qui incite les individus non seulement à adhérer à l’événement, mais aussi à se mettre en vue, à parler, à raconter, à se raconter. Il s’agit là d’une volonté de sortir de l’anonymat pour s’inscrire durablement dans l’histoire, volonté qui amène un nombre jusqu’alors inconcevable de personnes à laisser des traces multiples de leur passage à travers l’événement révolutionnaire : les individus saisissent ainsi maintes occasions pour parler » (2010, p. 3 ; voir également sur ce point Gobille 2008, Jeanpierre 2011). Si ce mécanisme est profitable au chercheur en accroissant l’offre de parole, il le contraint cependant à endosser parfois le rôle de prescripteur d’opinion, d’autant plus quand il se présente, comme je l’ai fait, comme chercheur en science politique et spécialiste de la Tunisie13.
12La démarche ethnographique doit également être étendue, autant que possible, aux autres groupes « protagonistes » du processus. Afin d’échapper à la version monocolore et au discours « prêt-à-porter » des enquêtés, habitués à rencontrer des experts, des journalistes, mais également des politologues pressés, il m’est apparu nécessaire de m’intéresser aux contre-révolutionnaires, aux non-mobilisés ainsi qu’aux agents de l’État. Ces catégories sont, encore aujourd’hui, trop souvent oubliées ou sous-estimées par le sociologue des mouvements sociaux, pour des raisons qui tiennent à la fois à la proximité idéologique entre le chercheur et ses enquêtés (la sociologie des mouvements sociaux est, traditionnellement, une sociologie des mouvements sociaux de gauche14) et à des difficultés méthodologiques. Comme le dit Doug McAdam (1999, p. xiv), la sociologie des mouvements sociaux pèche souvent par « mouvemento-centrisme » : excessivement focalisée sur les mouvements eux-mêmes, elle aurait tendance à oublier les autres protagonistes de l’action collective. Pourtant, comprendre pleinement la situation complexe que constitue la situation protestataire ou révolutionnaire suppose d’intégrer inévitablement dans l’analyse ceux qui n’y participent pas, ne se sentent pas (ou plus) concernés par ce qu’ils voient, ainsi que ceux qui militent contre les manifestants et les militants (pour un constat similaire et stimulant à propos de l’ethnographie de la citoyenneté, voir Mariot 2010). L’enquête, qui repose ainsi sur un matériau composite, a consisté à intégrer plusieurs milieux d’interconnaissance sans toutefois les pénétrer de manière égale : une centaine d’entretiens, répétés dans le temps, ont été menés auprès des protagonistes des mouvements protestataires mais aussi de leurs détracteurs (des anciens responsables de comités de quartier du parti-État au pouvoir jusqu’à 2011, des membres ou des sympathisants de ce même parti…), des anciens et des nouveaux professionnels de la politique locale ou nationale (des députés du parti islamiste Ennahda, des délégués à la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution de 2011, des candidats aux élections pour la Constituante, des dirigeants et des militants d’organisations de jeunesse de la gauche radicale…), ainsi que des personnes qui ne se sont jamais mobilisées, en particulier dans les quartiers populaires de Sidi Bouzid et sa région. Ces entretiens sociologiques, qui ne sont pas à proprement parler ethnographiques, ont été couplés à l’observation participante des événements protestataires et de la campagne électorale pour l’Assemblée constituante tout au long de l’année 2011. L’enquête a été complétée par les multiples discussions informelles que j’ai eues à l’occasion de ma participation aux événements et de mes prises de position publiques (dans les médias ou sur les réseaux sociaux) ainsi que par l’analyse d’un corpus de presse et de séquences vidéo postées sur des sites d’opposition sous Ben Ali ou sur des pages Facebook durant les épisodes révolutionnaires. C’est dire que contrairement au cas de révolutions ou de conflits violents passés, l’ethnographe des crises politiques ne dispose pas, en règle générale, de mémoires ou de correspondances recueillis et passés au crible de la critique interne et externe (pour un exemple éloquent, voir Mariot 2013), qui lui permette de reconstituer les incidences biographiques de l’engagement (Pagis et Leclercq 2011), mais d’un ensemble de matériaux composites – au statut problématique, tels que les « statuts » ou les « commentaires » Facebook – dont il s’agit d’identifier les auteurs, la portée et la réception.
L’ethnographie des crises politiques, entre engagement et distanciation
13On devine alors aisément l’une des principales limites de l’ethnographie des crises politiques, quand on sait que toute révolution opère par désectorisation (autrement dit par l’effacement partiel et temporaire des frontières entre secteurs ou champs sociaux) et enrôle des groupes aussi divers si ce n’est opposés que des étudiants, des enseignantes du secondaire, des avocats, des blogueurs, des chômeurs diplômés, des ouvrières agricoles, ou des vendeurs informels… Comment, se demande alors l’ethnographe, postuler ex ante la délimitation du périmètre de « l’échantillon spontané » (Mauger 1991) quand l’engagement et l’enrôlement de groupes éloignés dans l’espace social sont incessants lors de cette période trouble ? Se pose également le dilemme, quasi insoluble lorsque l’enquête est effectuée par un seul chercheur, de mener une enquête ethnographique qui combine studying down et studying up (Nader 1972), avec tous les coûts qu’engendre ce type de démarche15. Une première solution – qui comporte certes des biais et des coûts relativement importants – est la mise en commun de résultats d’enquêtes ethnographiques similaires sur d’autres groupes sociaux ou organisations, ou encore d’enquêtes collectives (Amiotte-Suchet et al. 2016). J’ai tenté de la mettre en œuvre, en croisant notamment un certain nombre de mes matériaux avec ceux d’une collègue qui enquêtait au même moment sur le rôle de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans le processus révolutionnaire (Yousfi 2015). Une seconde solution a constitué à retracer les liens qui unissent les premiers informateurs rencontrés en février 2011 lors de mon observation participante sur la place de la Kasbah (Hmed 2016) aux individus avec lesquels j’ai effectué des entretiens et que j’ai suivis lors du printemps et de l’été 2011, puis ces individus à des groupes plus larges, au niveau local puis national (députés, responsables nationaux de partis, membres d’instances nationales). Cette démarche était justifiée a posteriori par le fait que les deux occupations de la place de la Kasbah constituaient des événements qui ont radicalement infléchi le cours du processus révolutionnaire et celui du processus politique, en imposant la démission du gouvernement provisoire ainsi que l’élection d’une Assemblée constituante en octobre 2011. Elle exigeait un vrai travail de fourmi qui supposait de passer, parfois lors d’une même journée – le plus souvent au cours d’un même séjour –, d’une scène sociale et politique à une autre, quoique aux antipodes : d’un cabinet d’avocats investi dans la défense des petits agriculteurs à une cellule du parti islamiste Ennahda, de la maison familiale d’une militante d’extrême gauche à la maison de la culture de Meknassy (Sidi Bouzid), du palais présidentiel de Carthage au café L’Univers sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis (repaire d’opposants à l’ancien régime), des dunes dans une oasis de Kébili (au sud-ouest) à l’hôtel de ville de Bizerte (pointe septentrionale de la Tunisie). Cette caractéristique n’est certes pas spécifique à l’enquête sur les crises politiques : elle est même une des principales difficultés soulevées par l’ethnographie multi-située (Trémon 2012). Mais elle est redoublée ici par la reconfiguration rapide des réseaux d’interconnaissance, la redéfinition de la teneur du capital révolutionnaire (Hmed et Jeanpierre 2016) et, plus généralement, la perte provisoire et tendancielle d’autonomie des secteurs sociaux induites par la fluidité de la conjoncture critique (Dobry 2009).
14Conscient de ces difficultés, j’ai néanmoins recouru à l’enquête ethnographique alors que l’on connaît les dangers qui entourent toute investigation engagée, « à chaud », sur un sujet « brûlant ». Les sciences sociales, et notamment la science politique, sont en effet plus à l’aise avec les conjonctures « froides », celles qui permettent de mettre de la distance temporelle et spatiale entre l’événement et le chercheur. Le cas des situations révolutionnaires est d’autant plus problématique que s’y expriment généralement des manifestations émotionnelles fortes (la colère, l’indignation, la peur, l’euphorie, la joie, les pleurs, la déception, le dépit…), que les chercheurs, notamment d’inspiration durkheimienne ou bourdieusienne, sont peu habitués à prendre en compte, à décrire ou à traiter, en dépit des avancées récentes dans la sociologie des mouvements sociaux (voir, entre autres, Jasper 2011 ; Traïni 2009 ; Fillieule, Leclercq et Lefebvre 2022). Dans mon cas, cette distance a été minimale la plupart du temps : en me rendant sur les lieux des principales protestations (locales ou nationales) et en y prenant part, j’ai partagé au cours de ces six années le vécu d’individus transportés et profondément affectés par ce qu’ils vivaient, voyaient ou entendaient, tout en côtoyant un monde militant qui renaissait de ses cendres après des années d’autoritarisme et de répression. J’ai été littéralement enrôlé, de mon plein gré, dans un processus dont j’ignorais à l’époque – au même titre que mes enquêtés – la portée et l’issue, et dont je mesurais mal les risques et les dangers. Participer à un sit-in à Tunis sur la place du Gouvernement encerclée de forces de l’ordre prêtes à en découdre, alors que les manifestants insultent le gouvernement, me rendre dans une localité le lendemain d’affrontements meurtriers, fréquenter ouvertement des groupes politiques qui, comme les islamistes ou les gauchistes, font l’objet de désapprobation sociale, ne sont pas des activités sociales banales ou à prendre à la légère. Elles mettent directement le chercheur en danger. La pratique ethnographique intermittente m’a précisément aidé à m’immerger dans cette réalité tumultueuse et risquée et, dans le même temps, à prendre à bras-le-corps la question du rôle des émotions dans le processus protestataire, tout en m’extrayant régulièrement de ces contextes politiques et affectifs particuliers. J’ai ainsi pratiqué l’enquête ethnographique par engagement ou dépaysement, puis progressivement par distanciation (Beaud et Weber 2010). J’ai également associé les protagonistes à « l’objectivation participante » (Bourdieu 1978). Je leur ai ainsi demandé de me décrire le plus précisément possible à la fois leur vécu sous le régime autoritaire et pendant les premières situations révolutionnaires (2011), tout en les observant ou en partageant leur quotidien à l’occasion d’événements protestataires et en répétant, lorsque c’était possible, les entretiens tout au long des années 2011 à 2016. Je me suis parfois appuyé sur les vidéos d’événements protestataires publiées sur les réseaux sociaux pour faire réagir mes interlocuteurs, à la manière de tests projectifs.
Les profits de l’approche longitudinale et la piste spatiale
15L’opérationnalisation méthodologique des propositions théoriques contenues dans Sociologie des crises politiques a dès lors pris deux directions majeures. La première a été, de façon classique, de suivre les enquêtés tout au long de ces six années, dans leurs phases d’engagement aux côtés de collectifs révolutionnaires comme dans leurs phases de désengagement, afin de mieux identifier, au niveau individuel, les ressorts sociaux des processus de désectorisation et de resectorisation de l’espace social. Comment des individus et des groupes d’individus occupant des positions différentes dans la structure sociale parviennent-ils, même temporairement, à s’associer à d’autres pour remettre en cause un régime politique ? Comment et pourquoi cessent-ils de le faire ? Ces questions, certes classiques, ont été peu posées dans le cas tunisien et le caractère inédit du processus suggérait de s’y pencher plus avant16. On perçoit ici le rôle central joué par la temporalité dans le cas des crises politiques et des révolutions. D’une part, il y a comme on l’a dit accélération du temps, ce qui a pour conséquence de rendre plus condensés et plus rapides encore qu’en temps routinier les mécanismes d’engagement mais aussi de défections dans des collectifs ou des événements protestataires. D’autre part, le temps lui-même est perçu différemment par les agents sociaux au cours de cette conjoncture exceptionnelle : ils ont « la sensation de vivre un temps d’une qualité différente, plus dense et mature […] : un temps non seulement plus rapide mais plus riche en potentialités, auquel on peut confier ses propres expectatives » (Burstin 2013, p. 60). Les profits de l’approche longitudinale et processuelle sont connus dans le cas des enquêtes sur l’engagement, le désengagement et, plus largement, sur la socialisation politique (Fillieule 2001 et 2005 ; Darmon 2003). Cette perspective a notamment éclairé des mécanismes importants de « mise en veille » (abeyance), par lesquels les militants ne se contentent pas de se réfugier dans le « malheur privé » – pour détourner à dessein une expression chère à Albert Hirschman (1983) – ou dans l’apathie – bien qu’ils soient nombreux à sombrer, comme ailleurs dans le monde, dans la dépression ou le découragement –, mais continuent de militer autrement ou s’engagent dans une activité compensatrice qui poursuit selon eux leur idéal de changement (Fillieule, Leclercq et Lefebvre 2022). C’est ainsi que de nombreux militants rencontrés au cours du printemps 2011, engagés dans des organisations partisanes de la gauche radicale en 2012, en sont sortis en 2013-2014, avant de rejoindre des structures plus labiles (telle la campagne Manish Msâmah, « Je ne pardonnerai pas ») en 2015 et 2016. Une analyse biographique montre que leur engagement a été déterminé par la désectorisation produite lors des situations révolutionnaires de 2010-2011, qui les a conduits à rencontrer des figures historiques de la gauche tunisienne et à rejoindre des structures partisanes qu’ils n’auraient pas fréquentées auparavant. La resectorisation de l’espace politique consécutive aux élections législatives et présidentielle de la fin 2014 et, plus généralement, la domination du processus politique sur les dynamiques de mobilisation sociale ont contribué à les faire démissionner de ces structures et retrouver leurs émules sociaux dans des organisations moins hiérarchiques et moins autoritaires bien que moins visibles dans l’espace public (Hmed 2018). L’importance de l’interconnaissance et la durée de l’enquête, propres à la démarche ethnographique, évitent ainsi de conclure trop rapidement au désengagement ou, à l’inverse, à l’émergence subite de « nouveaux » mouvements ou mobilisations. De ce point de vue, à la différence du constat dressé par Montserrat Emperador Badimon (2017), le caractère intermittent de ma présence sur le terrain a été a posteriori bénéfique, en allongeant sensiblement la durée totale de l’enquête.
16La seconde direction de recherche ouverte par l’ethnographie des crises politiques consiste à porter une attention particulière à la dimension spatiale de ces processus, notamment des phénomènes de désectorisation de l’espace social et de désobjectivation des institutions. L’investigation de cette dimension constitue une ficelle heuristique, qui permet de sortir de l’excessive abstraction des processus étudiés, en réinscrivant à l’inverse ces derniers dans des lieux circonscrits, ce qui évite les propos trop généralisants ou désincarnés. Cette perspective représente depuis quelque temps un champ de recherche dynamique qui renouvelle les questionnements sur l’engagement, les mobilisations mais aussi les révolutions (Auyero 2005 ; Combes, Garibay et Goirand 2015 ; Hmed 2008 ; Sewell 2001 ; Tilly 2000). Le terrain d’enquête mené sur la place de la Kasbah en février 2011 a, de ce point de vue, révélé que la dimension spatiale venait croiser la problématique de fluidité de la conjoncture au moins à deux niveaux. D’abord, la désectorisation suppose que les collectifs militants hétéroclites (en termes d’obédiences idéologiques, de niveaux de politisation, de professions, d’origines sociales, de qualifications et niveaux de diplômes, de localisations) puissent se réunir dans des lieux relativement soustraits au contrôle social (ce que Charles Tilly nomme des free spaces). Ces lieux, comme on l’a montré, sont de deux types : soit les cellules du syndicat UGTT, véritables espaces politiques de substitution sous le régime autoritaire, qui ont constitué lors des premières situations révolutionnaires des ressources inégalables pour les collectifs (Hmed 2012 ; Yousfi 2015), soit des lieux nouveaux, émergeant des situations révolutionnaires, comme les places publiques (Hmed 2016), de la même façon qu’en Amérique latine (Irazábal 2008), en Égypte (Boutaleb 2012 ; El Chazli 2012 ; Said 2023), au Yémen (Bonnefoy et Poirier 2012) en 2011 ou encore en Ukraine en 2013-2014 (Goujon et Shukan 2015). Ensuite, on a montré que la désectorisation, autrement dit la perte d’autonomie des secteurs sociaux, opérait concrètement par la réduction des distances physiques entre espaces sociaux disséminés. Dans un régime autoritaire comme la Tunisie de Ben Ali (1987-2011), cet objectif était stratégique dans la mesure où le quadrillage sécuritaire du territoire (contrôles routiers, surveillance des quartiers, renseignement, délation…) supposait que les collectifs puissent passer outre la répression et construire des réseaux de sociabilité et de communication dans différentes villes du pays, en bravant la fracture régionale qui oppose le littoral à la côte, mais divise également les villes en leur sein (Belhedi 1999 ; Hmed 2015).
Conclusion : épaissir la description, sortir de la monographie
17Il serait ruineux que l’approche ethnographique des crises politiques et des révolutions, dont on a esquissé ici les contours, les limites et les profits, consiste à revenir au « microscopique » et empêche toute montée en généralité17. Comme toute méthode, elle permet d’observer des dimensions jusqu’ici peu visibles et de poser de nouvelles questions sociologiques, plus ou moins épineuses. Comment des individus profanes se mettent-ils à s’intéresser à la politique ? À quelles conditions et dans quels contextes certains d’entre eux parviennent-ils à passer outre les barrières sociales et institutionnelles pour s’engager dans la réalisation de buts révolutionnaires ? Dans quelle mesure le pouvoir d’État se transmet-il d’une élite à une autre ? Cette démarche originale regorge d’outils qui permettent de se départir non seulement de l’élitisme et du légitimisme caractéristiques des études transitologiques qui font autorité sur la question des changements de régime, mais également de son paradigme issu de la théorie du choix rationnel (Camau 1999 ; Dobry 2000 ; Hassabo et Hmed 2022). Elle contribue à matérialiser et opérationnaliser les concepts propres à la sociologie des crises politiques et à ancrer les phénomènes sociaux les plus complexes et les plus violents, comme les plus ordinaires et les moins visibles, dans l’épaisseur des scènes sociales. Les frontières et le fonctionnement de ces dernières sont bouleversés par la crise politique et cela complique d’autant la tâche de l’ethnographe, contraint de se déplacer dans un espace social et physique mouvant et incertain.
18Ce même ethnographe n’est donc aucunement réduit, dans ses analyses, à l’idiosyncrasie et à l’exceptionnalisme : comme pour tout autre fait social, la crise politique et la révolution doivent être replacées dans les structures des sociétés considérées afin d’autoriser la comparaison, qu’elle soit située ou documentée (Rostaing 2012). Ces structures sont d’abord historiques : observer une crise politique quelle qu’elle soit suppose de distinguer, dans le protocole d’enquête et dans l’analyse, ce qui relève de l’héritage de ce qui relève de l’innovation, notamment dans les modes d’action, les registres discursifs et les structures organisationnelles. La question est loin d’être rhétorique, comme le montre un exemple concret. La Caravane de la liberté, partie de Sidi Bouzid fin janvier 2011, a regroupé des centaines de militants qui ont marché du centre de la Tunisie vers la place du Gouvernement à la Kasbah avec pour objectif de faire tomber le gouvernement provisoire. Il s’agit d’un mode d’action politique nouveau, inédit dans l’histoire de la Tunisie. Cependant, l’immersion dans le collectif organisateur montre que la forme « Caravane » (Qâfila) a été proposée par les militants syndicalistes les plus radicaux et les plus férus d’action directe, notamment en faveur de la Palestine, pour laquelle ils avaient déjà organisé des « Caravanes de solidarité » au cours des années 1990. Celles-ci comportaient des véhicules chargés de recueillir des médicaments et des soins de première nécessité à destination de Gaza et des territoires occupés.
19Enfin, la démarche ethnographique, attentive par définition à l’inscription localisée des pratiques, ne doit pas laisser penser que l’observation et l’enquête se déroulent dans des configurations sans lien avec le national ou l’international. Dans la mesure où « toute action se déroule quelque part » (Becker 2002, p. 103), il s’agit de prendre acte de ce constat dans ses détails les plus significatifs. Mais l’observateur des crises politiques doit également, comme tout ethnographe, être attentif, ainsi que le propose l’anthropologue Anne-Christine Trémon, aux « échelles spatiales telles qu’elles sont pratiquées et perçues par les sujets de l’enquête » (2012, p. 260, souligné dans le texte). Si une partie des militants et des protagonistes des crises politiques et des révolutions sont, pour reprendre une expression forgée dans un autre contexte, des « enracinés cosmopolites » (Biland et Desage 2017), cela signifie qu’il faut tenir ensemble, dans l’analyse, l’inscription des agents sociaux dans des structures sociales, nationales et internationales, différentes (Siméant 2015). Or celles-ci, toutes arabes, orientales ou étrangères qu’elles soient, sont composées de groupes qui occupent des positions souvent antagonistes ou à tout le moins éloignées dans l’espace. Observer la fluidité de la conjoncture, le protagonisme des révolutionnaires et la rencontre entre individus aux origines sociales différentes ne doit donc pas conduire à oublier la solidité des structures ni l’autonomie usuelle des groupes sociaux : si la fluidité règne à l’occasion de la crise politique ou de la révolution observée, c’est bien qu’en temps ordinaire elle est moindre. Non seulement les manifestations et les protestations qui appellent à la « chute du régime » s’inscrivent dans des cycles d’action collective plus longs – quoique la littérature sur les régimes autoritaires, notamment arabes, ait tendance à minorer cet aspect et à se focaliser sur les sphères politiques institutionnalisées et sur les règles du jeu politique –, mais elles font se rencontrer des individus et des groupes qui habituellement ne se fréquentent pas et agissent d’autant moins en commun. La démarche ethnographique, qui induit le plus souvent l’empathie du chercheur pour « ses » enquêtés, ne doit pas conduire en ce sens à une minoration des frontières sociales comme de l’historicité et encore moins à l’oblitération des processus de domination.
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10.1111/1468-2427.12384 :Notes de bas de page
1 Le concept de « scène sociale » est défini par Florence Weber comme « l’univers de référence et de socialisation dans lequel les interactions prennent sens pour leurs partenaires » (2010, p. 303). Il s’agit d’un univers de significations partagées par des collectifs d’individus reliés par des chaînes d’interdépendance, que l’ethnographe a pour mission d’identifier et de caractériser.
2 Comme l’écrit Bjorn Thomassen, l’anthropologie permet d’« accorder une place pleine et entière à la situation de contingence, aux résultats incertains et à la connaissance limitée » propres aux situations révolutionnaires et souvent peu étudiés par les politistes (2012, p. 701). Il propose notamment de s’intéresser dans ce cadre au rôle particulier des places publiques, de la liminalité et des rites.
3 Le groupe des constituants reste bien entendu intéressant à analyser par ailleurs (voir sur ce point Perez 2021).
4 Le cas égyptien n’est pas similaire de ce point de vue, même si des élections libres ont été organisées en 2011-2012 et que des islamistes ont accédé au pouvoir en 2012-2013. D’une part, la commission constituante a été désignée par des députés en 2012. D’autre part, les islamistes ont été chassés du pouvoir et persécutés au cours de l’été 2013 et la Constitution de 2012 a été suspendue. Une nouvelle constitution a été adoptée en 2014, mais elle contient de nombreux points antidémocratiques (voir Steuer 2015 ; Hassabo et Hmed 2022).
5 Les recherches sur la socialisation se sont multipliées depuis une vingtaine d’années en France, notamment dans le sillage des travaux de Bernard Lahire. De nouveaux chantiers de recherche sont déployés, qui contribuent à ouvrir la boîte noire de ces processus, notamment politiques (sur ce point, voir Darmon 2018).
6 D’un côté, ma couleur de peau, caractéristique des gens dits « de l’intérieur », mon dialecte et mes prises de position dans l’espace public tunisien ou arabe m’ont rapproché des groupes révolutionnaires. De l’autre, mon hexis corporelle, ma socialisation dans un lycée bourgeois de la capitale tunisienne et ma maîtrise du dialecte tunisois et du français m’ont facilité l’accès aux groupes dominants.
7 Sur l’importance du racisme de classe à base ethnique et régionale en Tunisie, voir Ayari (2017) ; pour le cas – similaire – de l’Algérie, voir Bidet (2017).
8 El Chazli (2020) établit le même constat à propos de l’excessive focalisation des chercheurs sur Le Caire au détriment des villes de province telles qu’Alexandrie.
9 Ainsi la création en 2012 du Front populaire (regroupant notamment le Parti des travailleurs et le Parti des patriotes démocrates) et du parti Nida Tounès (« l’Appel de la Tunisie », parti fondé par Béji Caïd Essebsi, président de la République entre 2014 et 2019 et prédécesseur de Kaïs Saïed).
10 Le sit-in du Départ (I‘tisâm al-rahîl), organisé au cours de l’été 2013 par les militant·es de Nida Tounès et du Front populaire à la suite de l’assassinat du député Mohammed Brahmi, réclamait la dissolution de l’Assemblée constituante et la démission des députés islamistes d’Ennahda. J’ai cosigné un article prenant position contre ces revendications dans Le Monde, ce qui m’a valu ainsi qu’à mes coauteurs un certain nombre d’attaques virulentes.
11 Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont été assassinés respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013. Ces assassinats sont restés irrésolus jusqu’à aujourd’hui.
12 L’attaque la plus meurtrière a été celle de Port El-Kantaoui près de Sousse en juin 2015, qui a fait 39 morts et 39 blessés. Elle succède notamment à celle du musée du Bardo en mars de la même année (24 morts et 45 blessés). Toutes deux ont été revendiquées par l’organisation de l’État islamique.
13 Cette présentation a provoqué nombre de sarcasmes tout au long de l’enquête, à propos notamment du caractère supposément non scientifique de la discipline, qui n’est pas enseignée en tant que telle en Tunisie.
14 Pour quelques démentis dans le cas français, voir Avanza (2007 et 2008), Agrikoliansky et Collovald (2014). Kathleen M. Blee (2007) explique que 90 % des mouvements étudiés par les sociologues sont des mouvements progressistes.
15 La proximité géographique de la Tunisie et le différentiel de pouvoir d’achat en faveur du chercheur ont certes facilité l’enquête ethnographique et la multiplication des séjours.
16 La littérature sociologique à propos de la « révolution tunisienne » est curieusement peu abondante. Pour des exceptions, voir Allal (2012), Perez (2021), Yousfi (2015), Zemni (2017).
17 Michael Burawoy (2003) propose de façon originale, à travers ce qu’il appelle « l’étude de cas élargie », une méthodologie « réflexive » qui mêle avec bonheur ethnographie et étude des processus sociaux plus larges.
Auteur
Choukri Hmed est professeur de sociologie à Université Paris Cité, chercheur au Centre de philosophie, épistémologie et politique (Philépoln URP 7538), et directeur-adjoint du groupement d’intérêt scientifique « Moyen-Orient et mondes musulmans » (UAR CNRS 2999), en charge du chantier prioritaire « Études maghrébines ». Ses travaux portent sur la sociologie des révolutions et des changements de régime, la sociologie de l’État et la sociologie de l’immigration. Il a notamment codirigé deux numéros spéciaux : Observer les mobilisations, H. Combes, C. Hmed, L. Mathieu, J. Siméant et I. Sommier éd., no 93 de Politix, 2011 ; Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek, C. Hmed et L. Jeanpierre éd., no 211-212 d’Actes de la recherche en sciences sociales, 2016.
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