Chapitre 1
Des rapports profanes au politique
p. 23-43
Texte intégral
Le colonel était de l’Action française,
Le commandant était un modéré,
Le capitaine était pour le diocèse,
Et le lieutenant boulottait du curé.
Le juteux était un fervent extrémiste,
Le sergent un socialiste convaincu,
Le caporal, inscrit sur toutes les listes,
Et le deuxième classe au PMU !
— Maurice Chevalier, Ça fait d’excellents Français, 1939
1Cette citation n’a bien évidemment pas pour but de « réhabiliter » Maurice Chevalier, mais de souligner l’enjeu majeur soulevé par la question des rapports profanes au politique : si les classes supérieures – ici les grades les plus élevés – sont supposées avoir toujours une opinion politique clairement identifiable, plus on descend dans les grades et donc dans la hiérarchie sociale, plus cette opinion politique disparaît en tant que telle – par opportunisme ou désintérêt, le caporal est « sur toutes les listes » ; quant au deuxième classe, il n’est même plus capable d’avoir la moindre opinion politique et se contente de « jouer au PMU ». Or, compte tenu des innombrables enquêtes d’opinion sur tous les sujets, des sondages sortis des urnes ou non, des multiples baromètres et statistiques concernant telle ou telle personnalité politique, tel mouvement social ou projet de loi, on pourrait considérer que nous savons déjà beaucoup de choses sur ce que pensent, croient, veulent, et évidemment votent, les « citoyens ordinaires », que l’on appelle souvent « les Français moyens ». Pourtant, on n’a eu de cesse aussi de montrer les limites et les impasses de ces enquêtes (Bourdieu 1984 ; Lehingue 2007) qui semblent pécher par excès d’optimisme systématique envers leur méthodologie efficace, simple, rapide… trop simple et trop rapide sans doute parfois. Combien de fois aura-t-on commenté les « retournements de l’opinion » ou les improbables résultats de telle élection (celle de Donald Trump en étant un bon exemple), l’émergence impromptue d’un mouvement social (les Gilets jaunes), les mobilisations imprévues de telle partie de la population voire des révolutions tenues pour impensables à instant T et « évidentes » quelques mois plus tard (Gobille 2015) ? Si toutes ces questions demeurent des énigmes avec ce type d’enquêtes (dont l’utilité n’est pas ici remise en cause), c’est précisément parce qu’elles ne permettent pas de répondre à certaines questions cruciales pour la science politique et la sociologie politique. Comment se forgent des opinions, sur quoi se fondent-elles, se construisent-elles et se défont-elles ? Que veut dire « politique » pour les différent·es enquêté·es que l’on est amené·es à questionner sans toujours les rencontrer ? Peut-on les contraindre à s’exprimer dans des cadres forgés in abstracto par rapport aux conditions de vie concrètes des « citoyens » ? À toutes ces questions, le risque est de construire des réponses artéfactuelles et très éphémères, difficiles aussi à interpréter (Mariot 2001), alors même que l’ethnographie politique propose des méthodes d’enquête et des façons de poser ces problèmes toutes différentes. On pourrait ici se laisser guider par cette remarque de Pierre Bourdieu :
J’ai été frappé de me heurter au fait que les mêmes interlocuteurs qui, en situation de bavardage, faisaient des analyses politiques très compliquées des rapports entre la direction, les ouvriers, les syndicats et leurs sections locales, étaient complètement désarmés, n’avaient pratiquement plus rien à dire que des banalités dès que je leur posais un certain type de questions qui sont précisément celles que l’on pose dans les enquêtes d’opinion – et aussi dans les dissertations. C’est-à-dire des questions qui demandent qu’on adopte un style qui consiste à parler sur un mode tel que la question du vrai ou du faux ne se pose pas. (Bourdieu 1978, p. 57)
2En enquêtant pendant de nombreuses années dans le milieu des pompiers français (pour la plupart peu diplômés, et tenus à une neutralité stricte par éthique professionnelle), j’ai ainsi pu constater que des discussions politiques spécialisées (sur des programmes, des partis, des lois, des personnalités…) n’étaient pas courantes mais qu’en revanche, les conversations étaient saturées de politique entendue selon une acception plus large. C’est pourquoi l’ethnographie constitue une ressource méthodologique incontournable pour saisir les rapports ordinaires ou profanes au politique.
3En adoptant un titre manifestement quelque peu provocateur, « Pourquoi il n’existe pas d’ethnographie de la citoyenneté ? », Nicolas Mariot (2010) entendait prendre le contrepied d’une conception du citoyen, individu éclairé, rationnel, participant activement aux élections en toute connaissance de cause, pour montrer tout ce qui, dans le monde social, relève de pratiques routinisées, non interrogées, « tenues pour acquises », bref tous ces phénomènes sociaux marqués par le conformisme, la passivité voire la remise de soi. Les rapports profanes (entendus dans ce cas comme ceux des « gens ordinaires ») au politique n’échappent pas à cette règle. C’est donc ce premier ensemble de questions qui seront traitées dans une première partie : qu’entendre par « ordinaire », « profane », et évidemment « politique » ?
4Tout en donnant du grain à moudre à l’ethnographe du politique puisqu’il exhorte à changer de méthodes d’enquête pour saisir ce qui ne se dit pas dans les questionnaires voire les entretiens, le texte de Nicolas Mariot n’en a pas moins suscité une controverse dont les principaux arguments sont énoncés par Catherine Neveu (2013 ; voir aussi Carrel et Neveu 2014). En attirant l’attention sur ce que les gens font plutôt que sur ce qu’ils disent (opinions, perceptions, enquêtes longitudinales…), « il devient possible d’apporter “un supplément important, et dans certaines circonstances […] un correctif, aux études qui s’intéressent à ce que disent les gens quant à leur citoyenneté et leur identification”. Cette attention aux actes est centrale » (Neveu 2013, p. 211). Ainsi, il faut « adopter une conception qui prenne en compte les dimensions profondément relationnelles et processuelles de la citoyenneté, son caractère imparfait, fluide et toujours “en chantier” » (ibid., p. 221). Un deuxième temps sera consacré à la méthode d’enquête elle-même, ce qu’elle implique et ce qu’elle apporte ; cette question des méthodes pose également celle des matériaux sur lesquels étayer son travail (Schwartz 1991).
5Enfin, dans un troisième temps, on interrogera la disposition scolastique (Bourdieu 2003) qui peut conduire à mettre sur un même plan voire à égalité « intérêt pour la politique », « compétence politique » et « lucidité politique ». Ce sera une manière de questionner ce biais qui associe intérêt, compétence et lucidité en induisant subrepticement son envers : « désintérêt » égale « incompétence » égale « apathie », « conformisme » et/ou « dépolitisation » (Eliasoph 2010 ; Hamidi 2010).
« Ordinaire », « profane », « politique » : trois termes à analyser
6Avant d’en venir plus précisément aux méthodes d’enquête, il importe toutefois de clarifier quelques notions aisément mobilisables sur le sujet et dont les enjeux définitionnels sont loin d’être négligeables. Une première notion est celle de profane que l’on préfère ici à « ordinaire » (Laugier et Gautier 2006), car que veut dire ordinaire dans « rapport ordinaire » au politique ? Comme les travaux d’Ethnopol ont contribué à le montrer, un glissement s’opère très fréquemment entre « rapport ordinaire au politique » et « rapport des gens ordinaires » au politique. Sans y prendre garde, on est ainsi souvent conduit à ne considérer qu’un certain type d’enquêté·es : les moins doté·es scolairement et socialement. Conscients des effets d’illégitimité fréquents sur les questions politiques depuis les travaux pionniers et classiques sur le cens caché (Gaxie 1993), les sociologues et politistes semblent souvent estimer que seul·es ont un rapport ordinaire au politique celles et ceux qui sont les moins armé·es théoriquement et les moins légitimes scolairement ou socialement.
7Pourtant, comme le suggère la citation de Bourdieu, il serait sans doute plus lucide de la part du sociologue ou du politiste de se méfier des impensés d’une approche par trop légitimiste (Grignon et Passeron 1989). Le travail de Kevin Geay (2015) par exemple montre que dans les milieux favorisés – grande bourgeoisie, aristocratie – on peut retrouver un même désintérêt, une même distance – supposés être l’apanage des classes populaires à l’égard de la politique –, même si c’est selon des modalités spécifiques et pour des raisons différentes.
8Plutôt que de parler d’ordinaire, il semble plus judicieux d’utiliser le terme de « profane » (Gaxie 2001) voire, comme l’ont suggéré des historiens médiévistes qui pensent classiquement le profane par opposition au sacré, celui de « vernaculaire »1 (moins courant en sociologie). L’avantage de la notion de profane est qu’elle englobe de fait toutes celles et tous ceux qui d’une manière ou d’une autre s’intéressent à la politique (ou à des questions politiques) sans en être des professionnel·les. À ce titre, en sont exclus les gens qui participent au champ politique – ses acteurs bien sûr, les militants, mais aussi les commentateurs ou les spécialistes du champ, des journalistes aux politistes donc.
9Le profane en ce sens est donc celui qui rencontre la politique de façon incidente, non systématique, se tient (plus ou moins) informé, vote mais pas toujours, regarde ou écoute les débats mais pas toujours, bref n’entretient pas un lien professionnel ou d’expertise avec le champ ou la chose politique. Le vocabulaire est donc important même si on trouve en définitive cette même idée sous la plume de Katherine J. Cramer :
Par personnes ordinaires, j’entends les personnes qui ne sont pas elles-mêmes des élites politiques – ni des élus, ni des collaborateurs d’élus, ni des fonctionnaires impliqués dans le processus politique, ni des journalistes ou d’autres personnes qui vivent et respirent la politique. (Même si j’aimerais me considérer comme une personne ordinaire, cela exclut également les politologues.) (Cramer 2016, p. 18. Je traduis toutes les citations issues de cette référence)2
10Cette question fait néanmoins apparaître un second enjeu définitionnel crucial : qu’entend-on par politique ? Tout est-il politique ? À force en effet d’attention pour le détail, les pratiques, le monde vécu, l’ethnographe peut être amené à considérer que tout est, en un sens, politique. Une altercation dans une file d’attente, une discussion au guichet, une fraude dans le train, à la limite un regard oblique, un sourire, une moue dubitative (voir par exemple Scott 2009) : pour peu que ces gestes et attitudes soient en lien avec des principes de justice, des enjeux moraux, des revendications, relevant peu ou prou du politique, tout ou presque pourrait être interprété comme un « rapport profane au politique ». À cela le sociologue ou le politiste plus légitimiste, pour le dire rapidement, rétorqueront que tant que la politique institutionnelle, officielle, n’est pas explicitement mentionnée, alors nous restons en dehors de la sphère politique. Il ne s’agit pas ici de régler la question et de clore le débat mais d’en montrer les enjeux : à charge pour le chercheur d’y trouver sa solution.
11Ainsi, les auteurs de l’ordinaire du politique adoptent une conception restrictive, car doit être « labellisé comme politique cela seul qui ressort des activités des spécialistes de l’activité politique, une activité sociale dont on sait que, dans les sociétés occidentales où se situent les enquêtes présentées, elle est non seulement différenciée et spécialisée, mais en grande partie autonomisée et comme telle ségrégative et excluante (tant sur le plan des participants que des enjeux abordés) » (Buton et al. 2016, p. 12) – même s’ils reconnaissent qu’« en privilégiant à la fois une définition “légitimiste” (mais aussi la plus courante) du politique et une acception quotidienne de l’ordinaire, on risque d’accroître les obstacles à l’observation empirique de ces “rapports” » (p. 17).
12Pour notre part, dans notre enquête sur les pompiers, lorsque la politique – au sens le plus classique (opinions, personnalités politiques, votes…) – finissait par être convoquée, critiquée, louée, discutée, même à partir de point de détails ou d’anecdotes, nous avons jugé qu’il s’agissait bien d’un rapport profane au politique – adoptant ainsi une sorte de position d’équilibriste entre relativisme et légitimisme. Quelle que soit la « solution » adoptée, il apparaît néanmoins que le modèle (souvent implicite) du citoyen éclairé, délibérant en son for intérieur, soupesant les programmes politiques, décortiquant les trajectoires des acteurs politiques, analysant les textes de loi, semble bien loin des réalités empiriques observables chez une majorité de personnes. Qu’il existe, c’est indéniable, mais il s’agit déjà d’un rapport quasi professionnel au monde politique. Les questions que nous pourrions alors nous poser seraient : qui en est exclu, selon quels principes et pour quelles raisons ? Que le sentiment d’illégitimité porte sur des aspects politiques techniques ou plus globalement sur l’ensemble du jeu politique dont certain·es se sentent plus ou moins exclu·es, on voit bien aussi l’enjeu démocratique.
13L’approche ethnographique, de même qu’elle conduit à s’intéresser à tout type d’enquêté·es et non seulement à celles et ceux qui a priori manifestent un intérêt pour la politique3, tend à concevoir le politique de façon extensive et non restrictive. Dans une acception restrictive, la politique renvoie donc au champ politique (élu·es, militant·es, organisations, programmes, institutions…), mais prise de façon extensive, elle devient l’ensemble des questions de société qui peuvent agiter un corps social, susciter des controverses, animer des débats (Memmi 1985). Une objection classique, « légitimiste », consiste à dire qu’en ce second sens tout est politique et qu’elle est donc diluée au point de disparaître : le pari ethnographique que nous assumons n’est pas tout à fait celui-là. Il s’agit, à partir de situations concrètes quelles qu’elles soient (travail, activités associatives, sportives, discussions informelles…), de comprendre si et comment la politique au sens restreint peut surgir, c’est-à-dire par quels chemins ordinaires elle rencontre la vie des gens (et vice versa).
« Vivre le fait comme indigène plutôt que de l’interpréter en ethnologue »
14Pour paraphraser Claude Lévi-Strauss, telle pourrait être en effet la devise de l’ethnographe du politique. On reconnaîtra sans peine qu’elle est plutôt un idéal à atteindre tant il est difficile, voire impossible, d’y parvenir : on ne se transforme pas aisément soi-même en un autre socioprofessionnel – on peut néanmoins devenir ouvrier·ère du bâtiment, pompier, employé·e dans un service ou une administration ou militant·e dans tel ou tel groupe.
15L’idée est en tout cas de parvenir au plus près des vies et représentations des enquêté·es : le but ultime étant en quelque sorte d’arriver à penser comme l’autre sans se confondre pour autant avec lui, en comprenant suffisamment comment il vit et comment il le vit. La démarche ethnographique repose sur cette tension entre immersion et extériorité, se faire oublier et se rappeler sans cesse à ses interlocuteurs ou interlocutrices par ses questions, etc., et c’est là qu’elle puise la possibilité de montrer la complexité des choses. L’ethnographie s’apparente alors à une ascèse exigeante et paradoxale : se départir de soi, être dans l’empathie, aller aussi loin que possible dans la compréhension d’autrui, dans ce qu’il peut y avoir de plus intime et de plus infime dans sa vie (Bensa 2008 ; Avanza 2008). Il y faut du temps, beaucoup de temps et des formes d’abnégation ; les accusations récurrentes prenant appui sur une lecture simplificatrice de la neutralité axiologique, la dénonciation de l’excès d’empathie pour ses enquêté·es sont classiques et peuvent être douloureuses (Bizeul 2007), mais c’est aussi à ce prix que l’ethnographie comporte une réelle plus-value pour les enquêtes de sciences sociales.
16Il faut se conformer à cette discipline de l’enquête pour obtenir ce matériau ethnographique qui constitue la richesse de ce type de travail, comme nous avons tenté de le faire pour les sapeurs-pompiers : discussions informelles, multiples situations vécues en commun, confidences, courriers, e-mails, photographies, tout peut en effet intéresser l’ethnographe. Il reconstruira après, souvent au calme et éloigné des enquêté·es, les logiques et les cohérences de tout ce qu’il a accumulé. Si l’ethnographie propose d’enrichir, de compléter, de dépasser ce qui se dit en entretiens, c’est qu’elle est surtout seule à même de donner à voir le contexte (social, familial, professionnel, amical, amoureux, économique…) dans lequel les enquêté·es vivent et se construisent. C’est sur ce point précis qu’elle peut apporter ce qui échappe à d’autres types d’enquête : le sens retrouvé, le sens vécu par l’enquêté, ce qui fait sens pour lui, à partir de ce qu’est concrètement sa vie4. L’expérience prouve qu’alors la politique affleure parfois aux moments les plus inattendus, dans des situations apparemment incongrues : la politique surgit, souvent, où on ne l’attend pas. On pourrait en donner de multiples illustrations, mais on se contentera ici de quelques exemples pour rendre cette question tangible. En étant pendant plusieurs années pompier volontaire dans la grande couronne parisienne, j’ai ainsi eu l’occasion de discuter politique sous la douche (Pudal 2011) et à bien des occasions inattendues :
Après la traditionnelle prise de garde de 8 heures, lors des vérifications journalières, il apparaît que le brancard de l’ambulance la plus sollicitée (une dizaine d’interventions/jour en moyenne) est abîmé et qu’il faut urgemment réparer, le système d’accroche étant défectueux. La réparation est modeste certes mais technique, le service qui pourrait s’en occuper est débordé, mais les engins doivent être disponibles le plus vite possible, bref, tout indique que nous devons trouver par nous-mêmes les moyens de le faire. Pendant que l’un des nôtres s’y active avec les moyens du bord, avec force jurons, la conversation prend un tour inattendu. Considérant que le SDIS [service départemental d’incendie et de secours] ne met pas assez de moyens dans les engins d’intervention et le service de soutien logistique, nous nous retrouvons bientôt à quatre collègues en train de commenter les investissements budgétaires pour la direction et les officiers comparés à ceux des centres de secours. [Je ne peux ici reproduire les détails de la conversation] mais elle prit rapidement un tour polémique et revendicatif contre les nantis de cette société, toujours choyés, et les « petits » qui doivent toujours faire avec « les moyens du bord », affirmant néanmoins que tout ceci finalement était normal puisque « dans cette société seul compte le bien-être de ceux d’en haut alors que ceux d’en bas (pompiers de terrain et populations déshéritées des quartiers) ne méritent pas qu’on s’y intéresse ». J’eus le même type de discussions suite à des économies de chauffage en caserne (et non dans les bureaux) au motif que les jeunes pompiers vigoureux et sportifs n’ont pas besoin d’être chauffés. (Notes de terrain)
17En grossissant le trait, on pourrait donc dire que ce que donne à voir l’ethnographie politique, ce sont des situations où, comme ici, on part en quelque sorte de trois vis et un boulon défectueux pour en arriver à une représentation du monde social, ses stratifications, ses hiérarchies, ses modes de fonctionnement, les formes d’injustice qui le traversent et le structurent, les revendications que cela suscite. Plusieurs expressions – chacune connotée différemment – ont été proposées pour tenter de nommer cela, comme la « politique par le bas » (Bayart, Mbembe et Toulabor 2008), la « politique sans en avoir l’air » (Le Gall, Offerlé et Ploux 2012), l’« infra-politique » (Scott 2009), ou encore le « protopolitique » (Mauger 2006).
18Mais vivre comme un autre agent social n’est guère aisé et suppose une opération de décentrement qui demeure, presque toujours, un décalage profond avec l’être social qu’est l’ethnographe amené à se construire, aussi, dans d’autres univers professionnels, familiaux, amicaux. C’est pourquoi il importe de ne pas négliger des travaux qui, d’une manière ou d’une autre, tirent profit de formes de familiarité, de proximité voire d’intimité. Plus classiquement toutefois, l’ethnographie politique repose sur des enquêtes immersives minutieuses qui prennent un point d’entrée, un site, un groupe, et en tirent progressivement une analyse plus générale. On renverra ici pour un exemple récent au travail de Marie Vannetzel (2016) sur les Frères musulmans en Égypte, dont elle explicite l’aspect méthodologique en détaillant l’enquête empirique au plus près des permanences locales « permettant d’observer des formes quotidiennes de mobilisation […] qui donnent à voir, par les pratiques, certains aspects centraux de la politisation frèriste » (p. 40).
19Dans son ouvrage The Politics of Resentment, Katherine J. Cramer (2016) explique ainsi son enquête : « Ce livre est basé sur des données que j’ai recueillies en m’invitant dans les conversations de gens ordinaires. […] Il est ethnographique dans le sens où il s’agit d’observer leur vie dans un lieu afin de comprendre le sens que les gens construisent de leur propre vie et du monde qui les entoure » (p. 20) ; et elle détaille sa méthode : « En mai 2007, j’ai commencé à m’inviter à des conversations dans plus de deux douzaines de communautés choisies dans tout le Wisconsin. Mon objectif était d’écouter. Je voulais entendre les gens donner un sens à la politique et à la place qu’ils y occupent. J’ai continué à retourner vers ces groupes de personnes pendant plus de cinq ans » (p. 5)5.
20Pour Camille Hamidi (2010) qui travaille notamment sur les questions de politisation dans des milieux associatifs, il s’agit « d’adopter ici une démarche prenant pour objet d’étude les catégorisations opérées par les individus eux-mêmes, la façon dont ils se représentent le monde social et les frontières sociales et symboliques qu’ils tracent pour s’y repérer. On s’inscrit là dans la filiation de travaux qui ont, depuis une vingtaine d’années, prêté une attention renouvelée à la façon dont les acteurs donnent du sens à leurs actions, dans des perspectives diverses selon qu’ils s’inscrivent dans une optique plutôt culturelle, discursive ou cognitive » (p. 722). On renverra également aux travaux de Cyrille Rougier, que ce soit sur la fête des Ponts à Limoges réinventée pour valoriser le populaire et ainsi se légitimer politiquement (2010), ou encore sur le club de foot local, dont les adhérents revendiquent explicitement l’apolitisme et qui se révèle finalement un très bon lieu d’observation pour saisir les moments de surgissement du politique dans les formes de sociabilité ordinaire (2016). On pourra enfin s’inspirer du travail minutieux et patient d’Ivan Bruneau (2002) sur un militant du FN qu’il a connu au collège et dont il reconstitue pas à pas l’univers grâce à des entretiens biographiques répétés. Par rapport aux impasses que l’on peut rencontrer, on voit qu’il est donc tout à la fois possible (et souvent souhaitable) de compléter les données ethnographiques avec d’autres méthodes d’enquête et que la cohérence émerge progressivement du travail interprétatif inductif.
21D’autres enquêtes plus éloignées de l’ethnographie stricto sensu se révèlent aussi très précieuses pour mieux appréhender les rapports profanes au politique. Comme souvent en pareil cas, il peut manquer au chercheur des matériaux empiriques permettant de les étudier (Ginzburg 2014 ; Hobsbawm 1960). On doit notamment aux historien·nes d’avoir pris très au sérieux cette question des rapports profanes au politique et leurs travaux peuvent constituer autant de sources d’inspiration. On renverra ici à plusieurs ouvrages pour s’en faire une idée plus précise. Commençons par le livre de Nicolas Mariot Tous unis dans la tranchée ? (2013) et celui d’André Loez Les refus de guerre (2010) – tous deux extrêmement riches et convaincants sur cette question. Prenons rapidement un exemple : en mai 1917 se tient ainsi une conférence à Stockholm tentant une sortie du conflit ou en tout cas réunissant un certain nombre de pacifistes. Cet événement, après celui de la révolution de 1917 en Russie, a suscité espoirs et discussions dans les tranchées. Il servira même d’argument aux « mutins », comme le montre André Loez :
Ainsi le 30 mai, le soldat Barjolle du 274e RI répond à son capitaine lui demandant où il se rend à la tête d’un groupe de 55 mutins : « Je vais à Stockholm ». Ou encore le 5 juin, au bivouac du 21e RI, deux soldats haranguent leurs camarades en ces termes : « Pas de passeport pour Stockholm, pas de passeport pour les tranchées ! » (Loez 2010, p. 154)
22Loez y voit les indices d’une politisation des mutins, tout en notant que c’est un élément perçu de manière « vague » et « diffuse », que ces événements lointains sont le plus souvent mal « connus » et mal « compris ». On peut rapidement discuter ces deux interprétations sur cette politisation spontanément qualifiée de diffuse et vague par l’historien. Comment en serait-il autrement ? On parle en effet de soldats, en situation de guerre, soumis à une propagande intense, une hiérarchie militaire inflexible, peu diplômés, qui néanmoins s’informent des possibilités de paix, des expériences politiques révolutionnaires et les intègrent à leurs revendications pour contester le pouvoir militaire et la boucherie de la guerre. De même, Nicolas Mariot souligne que, dans son courrier, le scientifique Jean Pottecher s’extasie devant les connaissances botaniques de ses camarades issus des campagnes :
Pour moi, je détermine les fleurs, grâce à l’excellent Bonnier, jamais en défaut. Tous les « bonshommes » d’ailleurs m’apportent les espèces qu’ils connaissent ou pas ou, au contraire, qui sont nombreuses dans leur pays. Je suis étonné par l’esprit d’observation et de la mémoire de certains cultivateurs. Mais le grand événement, c’est l’enthousiasme et les espoirs que suscitent partout la motion du parti socialiste et les mouvements grévistes. On ne parle que de paix et de révolution. (Jean Pottecher, 30 mai 1917, cité dans Mariot 2013, p. 255)
23Jean Pottecher observe son compagnon « discutant politique comme il n’avait jamais su le voir jusque-là », sans pour autant consigner ces discussions qui auraient été autant d’éléments passionnants pour l’ethnographe politique et l’historien. On se reportera également avec profit au travail de Nicolas Offenstadt portant sur Jean de Gascogne, crieur au xve siècle, dont le chapitre « Popular politics » (2013, p. 155 et suivantes) traite plus directement de nos problèmes. Offenstadt prévient en effet d’entrée de jeu : « soyons clairs, des idées et croyances de Jean de Gascogne, nous ne savons strictement rien en première personne. Le “petit peuple” ne laisse pas de souvenirs et les sources ne rapportent ses paroles, en général, que lors des conflits, procès, disputes en justice ou révoltés » (p. 155). Il cherche néanmoins à recréer, même à partir d’une documentation lacunaire, l’univers de cet humble valet de ville empruntant les chemins – largement défrichés en histoire notamment grâce à la microstoria (Levi 1989 ; Cerutti 2015 ; Fletcher 2017) – de l’histoire biographique, qui, pour être parfois fragile, n’est pas non plus tout à fait hypothétique. Enfin, l’ouvrage majeur de Timothy Tackett (1997) sur la Révolution française permet de comprendre pas à pas le processus révolutionnaire grâce à l’analyse de la correspondance6 notamment des députés de 1789 pour « suivre systématiquement la naissance d’une psychologie et d’une culture révolutionnaires » (p. 16). C’est grâce aux témoignages, comptes rendus de séances, courriers, qu’il reconstitue au plus près l’expérience révolutionnaire des députés, faite non seulement d’affrontements d’idées, d’enthousiasmes politiques, de controverses juridiques et philosophiques, mais aussi d’affects puissants, de relations interpersonnelles chaleureuses ou conflictuelles, de situations inattendues, d’emballements imprévisibles. Autant d’aspects souvent méconnus ou minimisés qui font que la politique est aussi quelque chose vécue – avant, ou autant que, d’être pensée.
24Pour saisir des rapports profanes au politique, l’enjeu du matériau disponible est donc crucial et doit appeler une vigilance constante : certains groupes sociaux laissent plus de traces que d’autres, certains se confient davantage, consignent davantage. Il revient donc au chercheur de construire son enquête ethnographique en faisant feu de tout bois en quelque sorte. « Quel type d’enquête pour quel type d’enquêté·es ? » est donc une question récurrente, et il est certain que l’ethnographie semble largement incontournable quand on veut déminer les pièges de la violence symbolique qui guettent le chercheur travaillant sur les rapports des classes populaires au politique. Il ne faut pas en conclure trop hâtivement que l’ethnographie n’est fructueuse que dans ce cas. Comme le montrent les travaux des Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoisie et l’aristocratie, ou plus récemment ceux de Kevin Geay (SPEL 2016 ; Barrault-Stella, Berjaud et Geay 2016), il vaut la peine de symétriser en quelque sorte le travail et de mettre au jour ce qui se joue dans le rapport des classes supérieures au politique : on découvre alors que ce ne sont pas (seulement) des évaluations raisonnées – et raisonnables – ou informées qui sont au principe des choix politiques. Là encore, retrouver le « terreau des opinions politiques », si l’on ose l’expression, montre qu’il serait trop simple de décrire les rapports au politique selon des dichotomies « affects versus raison », « inculture versus connaissances spécialisées », « pratiques versus théories ». C’est pourtant une équation tentante que de mettre sur un pied d’égalité trois termes qui semblent parfois presque interchangeables – intérêt, compétence et lucidité politiques – et c’est ce dernier problème que nous aborderons ici.
Intérêt = compétence = lucidité : une équation à interroger
25L’ethnographie politique, on l’a dit, est peut-être le seul moyen, en tout cas un moyen privilégié, pour enquêter auprès de certains groupes sociaux. On pense en premier lieu aux classes populaires dont les enquêtes d’opinion enregistrent inlassablement et un peu mécaniquement le désintérêt, l’apathie, l’éloignement par rapport au politique, sans voir que ces interprétations rapides sont souvent la traduction des formes d’illégitimité qui les minent lorsqu’elles sont confrontées à des exercices à connotation scolaire. Comme l’écrit sur ce sujet Katherine J. Cramer : « bien que cette forme de réflexion sur la politique soit souvent critiquée comme étant de l’ignorance, ces compréhensions sont complexes, à plusieurs niveaux, et ancrées dans des identités fondamentales »7 (2016, p. 5).
26Interrogées sur des aspects parfois techniques de la politique, conviées à participer le temps d’un sondage ou d’un bref entretien au jeu politique dont elles sont exclues tout le reste du temps8 – sauf à échéances régulières lorsqu’il s’agit d’obtenir leurs votes –, il serait fort étrange en réalité que les classes populaires donnent la pleine mesure de ce qu’elles croient et pensent en ces occasions. On entend difficilement ces inaudibles (Braconnier et Mayer 2015) en leur tendant un micro ou une feuille de papier qui semblent plus les soumettre à la question et tentent de recueillir leur parole selon des modalités étrangères à leur vie. Comme le soutient Julian Mishi :
La distanciation populaire à l’égard de la politique légitime ne peut être lue comme l’indice d’une démobilisation générale, comme une indifférence à l’égard des affaires politiques. Le diagnostic semble en effet moins assuré lorsqu’on s’efforce de déplacer le regard des seuls phénomènes de représentation – électorale et partisane – des classes populaires pour s’attacher à dévoiler le sens politique de pratiques et discours déployés dans le cadre de leurs activités sociales quotidiennes. (Mischi 2008, p. 129)
27Il apparaît le plus souvent en effet que les rapports profanes au politique s’apparentent sans doute peu à un exercice maîtrisé d’opinions raisonnées armées de connaissances théoriques, accompli par un citoyen éclairé et désincarné – fiction pourtant si fréquente dans la science politique. C’est pourquoi l’ethnographe se défie quelque peu des effets d’imposition propres à la disposition scolastique d’intellectuel·les prompt·es à attendre du monde social qu’il réagisse selon des modalités qui sont en réalité les siennes. Je me souviens par exemple avoir été quelque peu étonné du désarroi d’un jeune politiste face à ce qu’il considérait comme l’inculture profonde de militant·es socialistes d’une circonscription de province, incapables selon lui de distinguer et définir précisément les différents courants internes au parti (les rocardiens, fabiusiens, deloristes…) pourtant profondément différents, à ses yeux de politiste spécialisé. Dans les enquêtes ethnographiques, la question de la compétence politique stricto sensu se pose tout différemment voire ne se pose pas du tout ; elle n’appelle pas, en tout cas, d’évaluation de type dépréciatif. Or, l’enjeu est de taille puisqu’une part essentielle du jeu politique, et notamment des commentaires qui le nourrissent, repose sur cette croyance qu’un programme ou un texte de loi sont déterminants dans l’élaboration des opinions politiques. Or, rien n’est moins sûr. Finalement on peut ainsi se demander avec Philippe Aldrin et Marine de Lassalle (2016) si les enquêtes de politistes ne mesurent pas essentiellement et trop exclusivement la compétence culturelle des enquêté·es. Au contraire, le travail ethnographique donne à voir un rapport au politique qui peut s’enraciner dans un décodage très précis de signes, postures, tons, styles, caractéristiques, une sorte de lecture indiciaire du politique (Pudal 2016) qui n’a rien d’aléatoire ni de basique. Même pour un événement aussi majeur que la Révolution française et pour des députés profondément préoccupés des enjeux politiques de leurs débats, Timothy Tackett ne montre-t-il pas l’importance des jeux d’interactions, des expériences, des affects qui ont travaillé le processus révolutionnaire ? Parfois même presque « à l’insu » des protagonistes, ils ont donné une tournure particulière aux événements notamment lors de la fameuse nuit du 4 août (Tackett 1997, p. 163-168). Dans tous les cas, ce que l’on appelle la « politisation » apparaît donc comme un processus complexe engageant de multiples sphères de la vie d’un agent social.
28En tout état de cause, ce que l’ethnographie conduit ainsi à réinterroger, c’est la distribution un peu mécanique de la compétence politique en fonction des classes sociales (ce que la citation liminaire de Maurice Chevalier dit de façon très évidente). Là encore, à y regarder de plus près, tous les milieux sociaux fonctionnent selon des principes qui ne relèvent pas nécessairement, ni exclusivement, de la délibération rationnelle ou de l’expertise : entrent en ligne de compte les intérêts bien compris, les affects, les lieux communs propres à chaque univers social, des incidences biographiques. C’est ici que se glisse un ultime défi pour l’ethnographe du politique : ne pas mettre sur un pied d’égalité trois notions à la fois proches et en un sens radicalement différentes – intérêt, compétence et lucidité politique – qui ne se rabattent pas l’une sur l’autre. L’intérêt peut être oblique (Hoggart 1970), fragmentaire, à temporalité variable (mouvement social, licenciement, problème scolaire par exemple) ; la compétence est ce qui se rapproche le plus du travail que font les acteurs et les analystes de la politique (connaître les personnes et leurs trajectoires, analyser les textes et déclarations, les programmes politiques) ; mais ni l’une ni l’autre de ces deux notions ne suffisent à expliquer la lucidité politique. L’histoire regorge d’exemples d’intellectuel·les ou de personnalités artistiques, politiques, savantes, économiques « se fourvoyant » aux côtés des aventures politiques considérées, souvent après-coup, comme des monstruosités et alimentant quantité d’analyses rétrospectives sur l’aveuglement, la naïveté, en un mot l’absence de lucidité de celles et ceux qui pourtant auraient dû voir et savoir. A contrario, on pourra aussi s’intéresser à tous ces moments (Résistance, révolutions, rébellions…) où des « gens ordinaires », au moins au sens où ils semblent dépourvus des compétences en question, ont fait « le bon choix », « ont vu juste ». On remarquera sans peine que les connotations péjoratives et mélioratives viennent facilement sous la plume sur ces questions, ce qui n’est pas non plus un défi mineur pour le chercheur.
29Ces remarques nous conduisent donc à évoquer un dernier enjeu : il s’agit de la plus grande sensibilité sans doute de l’ethnographe à tous les phénomènes souterrains en quelque sorte, plus silencieux, plus labiles, plus incertains, qui travaillent le corps social, sans prendre nécessairement la voie des urnes ou celle des organisations partisanes, tout ce qui se joue en dehors ou à côté des moments institutionnels classiques et traditionnels. C’est à n’en pas douter ce qui se joue dans les moments de crise politique (Dobry 2009 ; Gaïti et Siméant-Germanos 2018), ou les processus révolutionnaires, car même le silence apparemment conformiste et résigné ne saurait s’interpréter facilement : « Qui ne dit mot ne consent pas nécessairement », comme le démontre très finement Amin Allal (2012, p. 828). On pense aussi à ces surgissements improbables et imprévus de situations politiques qui nourrissent en retour d’abondantes controverses : à l’exemple de l’élection de Trump. Passé la surprise de cette élection, les tentatives d’explication ont fleuri. Joan C. Williams (2017) fustige notamment l’aveuglement des élites académiques et politiques. Tout l’enjeu de l’ethnographie politique consiste donc à s’intéresser aux rapports profanes à la politique des citoyens en entrant de plain-pied dans leur monde quotidien comme y invitent Katherine J. Cramer (Cramer Walsh 2004 et 2007 ; Cramer 2016) ou d’autres, car connaître mieux le comportement des gens en temps ordinaire en apprend sur leur comportement politique en général comme sur leur comportement politique en certaines occasions particulières, telles des élections. Ce dernier enjeu est donc celui d’une attention plus soutenue au banal, au quotidien – gage peut-être d’une plus grande lucidité du chercheur ; cette attention est constitutive du décentrement qu’invite à opérer le travail ethnographique.
*
30On voit ainsi quel pas de côté l’ethnographie politique permet de faire par rapport à une conception classique rappelée par les auteurs de L’ordinaire du politique :
Dès lors, les rapports au politique désignent la relation socialement différenciée et inégale à la politique légitime, au champ politique et à ses acteurs comme à ses trophées et ses enjeux spécifiques, et la compétence politique peut se mesurer à la connaissance et à la reconnaissance des produits politiques spécifiques (individus, marques partisanes, fonctions…). Est politisé, en ce sens, celle ou celui qui est capable de « répondre politiquement à des questions formulées dans les logiques de la compétition politique ». (Buton et al. 2016, p. 12)
31L’objectif de l’ethnographe du politique est en un sens ailleurs, pour reprendre les mots de Katherine J. Cramer :
Il s’agit d’une étude de l’opinion publique, mais elle est atypique en ce sens que mon objectif n’est pas de vous dire ce que pensent les gens, qu’il s’agisse des habitants du Wisconsin ou de n’importe quelle population en général. Mon objectif n’est pas non plus de prédire les choix des candidats ou les préférences politiques des électeurs. Mon objectif est plutôt de mieux comprendre comment les gens pensent à la politique. (Cramer 2016, p. 7)9
32L’ethnographie politique vise à éviter deux écueils qui guettent le sociologue ou le politiste et la disposition scolastique qui l’habite comme chercheur : s’émerveiller de trouver de la politique chez ceux qui s’y intéressent, tout en leur reprochant le cas échéant de n’être pas aussi compétents que lui10, s’étonner (voire s’indigner) de n’en pas trouver chez ceux qu’a priori on pense ne pas s’y intéresser. L’enquête ethnographique parvient par une sorte d’« induction analytique pas-trop-rigoureuse » (Becker 2002, p. 319) à donner un sens plus général, plus cohérent, à la collecte des matériaux bigarrés et hétéroclites dont l’ethnographe fait son miel. On pourrait ainsi dire que l’ethnographie politique permet de « ré-encastrer » le rapport au politique dans le monde vécu des acteurs sociaux (famille, amis, métiers, espaces et styles de vie…), incitant à prêter une attention soutenue aux processus par lesquels la politique s’invite dans la vie quotidienne, sous quelque forme que ce soit, suscitant réflexions et commentaires. Utile en cela pour comprendre les modes de politisation, les événements par définition imprévus, l’ethnographie se révèle être une méthode de travail quasi incontournable pour qui veut éviter les effets de la violence symbolique (silences, inhibitions, réponses stéréotypées ou provocatrices, gênes…). Elle conduit de ce fait à prendre ses distances avec la disposition scolastique propre au chercheur, en l’incitant à comprendre empiriquement la fabrique, chaotique et bigarrée, des rapports profanes au politique. Même si la démarche ethnographique implique une immersion de longue durée, elle ne s’apparente pourtant pas à une pure expérience de vie aux côtés des enquêté·es. Comme le déclare Loïc Wacquant :
Moi je dis au contraire, « go native », mais « go native armed », soit équipé de tous vos outils théoriques et méthodologiques, avec toutes les problématiques héritées de votre discipline, avec votre capacité de réflexivité et d’analyse, et guidé par un effort constant pour, après être passé par l’épreuve initiatique, objectiver cette expérience et construire l’objet – plutôt que de se laisser naïvement embrasser et construire par lui. Allez-y, devenez un indigène, mais revenez en sociologue ! (Wacquant 2008)
33En ce qui concerne les rapports profanes au politique, l’ethnographie révèle les dimensions incarnées, concrètes, vécues dans lesquelles ce rapport au politique s’encastre. Plus qu’une évaluation raisonnée et comparée des programmes politiques et des leaders qui les portent, il apparaît alors que les affects ou les émotions (Traïni 2009), les goûts et les dégoûts, les valeurs, les expériences vécues au travail, à l’école ou dans son quartier sont autant d’éléments constitutifs majeurs forgeant des opinions politiques – qu’elles se traduisent ou non en votes, qu’elles rencontrent ou non une offre politique donnée. Au fil du temps, l’ethnographe reconstruit l’espace des pensables (notamment politiques mais pas uniquement) et l’espace des possibles, socioprofessionnels notamment, l’un et l’autre se nourrissant au gré des expériences vécues. Elle retrouve en définitive ce qu’écrivait avec une acuité certaine George Orwell : « avant d’être une sphère particulière de la vie sociale (avec ses institutions, ses partis, ses discours, ses idéologies), la politique est d’abord un ensemble d’expériences quotidiennes de domination et d’injustice, d’égalité et de fraternité, à travers lesquelles se fait ou se défait notre monde commun » (2008, p. 28). C’est précisément cette connaissance que cherche à atteindre l’ethnographe du politique11.
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Notes de bas de page
1 Voir notamment le travail de Christopher Fletcher et la journée d’étude qu’il a organisée sur les « pratiques politiques quotidiennes », université de Lille, 21 septembre 2017 ; ainsi que le colloque « Politicization: Socio-historical Approaches » qu’il a organisé à la Maison française d’Oxford, juin 2022.
2 « By ordinary people, I mean people who are not themselves political elites – not elected officials, staffers for elected officials, public employees involved in the policy process, or journalists and others who live and breathe politics. (As much as I would like to think of myself as an ordinary person, this leaves out political scientists, too.) »
3 C’est pourquoi elle recoupe pour une part les travaux sur la participation ou encore la démocratie participative (voir notamment Cefaï, Berger et Gayet-Viaud 2011).
4 Il ne s’agit aucunement de dénigrer les autres types d’enquêtes mais de marquer ce qui fait la spécificité de l’ethnographie politique.
5 « This book is based on data gathered by inviting myself into the conversations of ordinary people. […] It is ethnographic in the sense of observing life in a place in order to understand the meaning people construct of their own lives and the world around them » ; « Back in May of 2007, I started inviting myself into conversations in over two dozen communities chosen throughout Wisconsin. My aim was to listen. I wanted to hear people made sense of politics and their place in it. I kept on going back to those groups of people for over five years ».
6 L’internet et les réseaux sociaux en tous genres constituent de nos jours des terrains d’enquête très utiles pour les sociologues et politistes contemporains.
7 « I show that, although this form of thinking about politics is often criticized as ignorance, these understandings are complex, many layered, and grounded in fundamental identities ».
8 Les origines sociales des professionnels de la politique ne laissent aucun doute à ce sujet : voir par exemple Boelaert, Michon et Ollion (2017).
9 « This is a study of public opinion, but it is atypical in that my goal is not to tell you what people think, whether Wisconsinites or any general population. My goal is not to predict voter’s candidate choices or policy preferences. Instead, my goal is to better understand how people think about politics ».
10 C’est parfois le sentiment que donne la lecture de certains travaux qui mettent presque en scène une compétition experte avec les enquêté·es, ce que le style normatif trahit souvent.
11 Même si ce n’est pas son entrée privilégiée, le travail de Martin Thibault (2013) sur les ouvriers RATP donne aussi à lire de multiples analyses du rapport au politique de ses enquêtés pour beaucoup amis du sociologue.
Auteur
Romain Pudal, sociologue, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), consacre une partie importante de ses travaux aux questions de politisation ordinaire, aux rapports profanes au politique, qu’il aborde en s’appuyant sur des enquêtes ethnographiques, dont l’une au long cours en milieu pompier. Il a notamment publié sur ces sujets : Retours de flammes, Paris, La Découverte, 2016 ; « La politique à la caserne. Approche ethnographique des rapports à la politique en milieu pompier », Revue française de science politique, no 61, 2011, p. 917-944.
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