Introduction
Ethnographie(s) politique(s)
p. 5-21
Texte intégral
Si vous croyez (comme moi) que la manière dont les choses adviennent est leur raison d'être, alors l'ethnographie présente le grand avantage par rapport à la plupart des autres méthodes conventionnelles des sciences sociales de donner accès aux relations de cause à effet.1
— Charles Tilly, « Afterword: Political Ethnography as Art and Science », 2006
Faire sciences sociales
1Initialement conçue comme la méthode propre à l’anthropologie, l’ethnographie a circulé d’une discipline à l’autre au sein des sciences sociales. Elle est ainsi utilisée par les sociologues de l’école de Chicago dès les années 1920. Qu’il s’agisse des travaux de sociologie urbaine sur les relations entre les différentes communautés immigrées qui forment la ville de Chicago (Park et Burgess 2019 ; Wirth 2006), des recherches sur les populations pauvres et marginalisées (Anderson 1995) ou, plus tard, celles sur la déviance (Becker 2020), toutes ces études se fondent sur deux éléments caractéristiques de la démarche ethnographique : l’observation participante et l’immersion.
2En France, elle devient une des méthodes principales utilisées par les sociologues dans leurs recherches à la faveur des premiers travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie. Celui-ci procède d’abord de manière ethnologique (Bourdieu 2001 et 2021) avant d’adopter dans l’étude qu’il mène conjointement avec Abdelmalek Sayad une démarche à proprement parler ethnographique (Bourdieu et Sayad 1989). C’est également l’ethnographie qui fonde le travail d’autres chercheurs et chercheuses du courant bourdieusien, comme Michel Pialoux et Stéphane Beaud (Beaud et Pialoux 1999 et 2003 ; Beaud 2002) pour les sociologues, et Frédérique Matonti (1996 et 2005) pour les politistes.
3L’anthropologue Gérard Althabe joue aussi un rôle important dans la circulation de la méthode ethnographique de l’anthropologie à la sociologie. Il dirige en effet la thèse d’Olivier Schwartz qui donnera Le monde privé des ouvriers (2002) et celle de Florence Weber qui paraîtra sous le titre Le travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière (1989).
4Or c’est à la confluence de ces différents courants de recherches que plusieurs chercheurs et chercheuses vont être ensuite formé·es, notamment dans le cadre du DEA de sciences sociales ENS-EHESS et par le Guide de l’enquête de terrain de Stéphane Beaud et Florence Weber qui paraît pour la première fois en 1997 (2000). Inscrit·es dans des disciplines diverses des sciences sociales, ils et elles s’initient à la méthode ethnographique et l’adoptent dans leurs travaux de sociologie (Cartier 2003 ; Cartier et al. 2008 ; Avril 2014) – en l’articulant du reste à d’autres méthodes (Bessière 2010 ; Godechot 2005 ; Gollac 2008 et 2009) – ou de sciences politiques (Avanza 2008 ; Siblot 2006 et 2007).
5En science politique, c’est aussi grâce à des chercheurs travaillant sur des terrains tenus jusque-là pour des « ailleurs » propres à l’anthropologie que l’ethnographie en est venue à être considérée comme l’une des méthodes légitimes de la discipline. On peut citer ici le travail fondateur de Jean-François Bayart à partir de terrains réalisés au Cameroun : la démarche ethnographique y est consubstantielle à son analyse de l’État par le bas et à la manière dont il examine « les modes populaires d’action politique » (1979). Elle invite également à prendre en compte l’historicité de certaines notions rapidement galvaudées comme celle de « société civile » ou de prêter attention à l’imbrication de temporalités différentes dans la formation de l’État (Bayart 2021).
6Plus largement, l’ethnographic turn, pourrait-on dire, des travaux de science politique a permis de renforcer leur dimension critique, notamment en explicitant les rapports de pouvoir, en les dénaturalisant et en montrant comment ils se rapportent tout à la fois au fonctionnement des institutions et aux pratiques des individus qui font pour une part ces institutions (par exemple, Spire et Weidenfeld 2015).
7En ce sens, par la centralité de la démarche critique et par la manière dont elle invite à complexifier l’analyse des rapports sociaux, l’ethnographie contribue à faire sciences sociales en permettant aux différentes disciplines qui les composent de se développer singulièrement sur le fonds commun d’une méthode (immersion dans un terrain d’interconnaissance, observation participante et réflexivité) et d’une démarche critique de façon à dialoguer sur des objets. On peut ainsi penser à la manière dont l’anthropologie politique de l’État (Heyman 1995 ; Gupta 2012) propose une ethnographie du pouvoir discrétionnaire qui entre en résonance et en discussion avec ce que des travaux de sociologie et de science politique mettent en évidence de la relation administrative (Dubois 2003 ; Spire 2008 ; Infantino et Rea 2012 ; Mazouz 2017). On pourrait en dire de même de la démarche qui consiste à penser le centre de l’État à partir de ses marges (Das et Poole 2004 ; Kobelinsky et Makaremi 2009 ; Darley et Lancelevé 2016 ; Fischer 2017).
8Or l’ethnographie politique, qui se formalise face à une science politique très marquée dans le contexte états-unien par les méthodes quantitatives et une posture que l’on pourrait qualifier de compréhensive, procède également de ce mouvement. Un article paru dans The Chronicle of Higher Education2 met par exemple en lumière le retour de la méthode ethnographique en science politique au tournant des années 2010. Il insiste sur le renouveau de la science politique états-unienne produit par la méthode ethnographique, dont l’ouvrage Political Ethnography. What Immersion Contributes to the Study of Power témoigne, trente ans après le travail pionnier de Richard Fenno (1978)3. Ce livre dirigé par Edward Schatz (2009) apparaît alors comme la tentative par des sociologues, des chercheurs ou chercheuses venant des ethnic studies et des anthropologues de créer une nouvelle sous-discipline, la « political ethnography »4. L’enjeu est en effet pour ce courant de penser les sciences sociales comme savoirs critiques, attachés tout à la fois à leur pluralité et à leur capacité à mettre en dialogue des disciplines, que l’histoire académico-politique a pu même parfois opposer, selon les contextes nationaux.
Pourquoi choisir de travailler de manière ethnographique ?
9C’est souvent à la suite d’une forme d’insatisfaction quant aux analyses du politique dites « macro » que l’on a recours à l’ethnographie. Les recherches qui se placent à un niveau plus macrosociologique ont certes le mérite de donner des cadres généraux d’analyses sur les organisations militantes, les partis, les institutions ou encore sur l’État. Elles offrent une lecture globale de phénomènes politiques comme l’engagement, le vote, les mouvements sociaux. Elles proposent également des analyses convaincantes en ayant recours à des schèmes d’intelligibilité qui empruntent à la sociologie des institutions et des organisations, à l’histoire politique du point de vue des dirigeants par exemple, ou encore à la théorie des idées politiques et des idéologies.
10Néanmoins, pour passionnantes qu’elles soient, ces analyses ont comme lacunes de subsumer sous des concepts généraux des pratiques variées et de minorer les tensions, les incertitudes, les débats qui peuvent traverser un collectif, qu’il soit militant ou professionnel, dans telle ou telle administration. Elles ne permettent pas non plus de saisir les ambivalences qui caractérisent souvent les positionnements des un·es et des autres et que seule l’observation longue de leurs pratiques dans des situations diverses révèle.
11Se limiter à une analyse macrosociologique a également tendance à donner aux idées politiques et aux enjeux idéologiques une dimension performative très forte. Cela peut amener à ne pas tenir compte de ce qui se joue concrètement au niveau des individus et des interactions qu’ils ont entre eux. En effet, cette matière du social faite d’hésitations, de cheminements, de rencontres inattendues, de sentiments et d’émotions influe également sur telle ou telle prise de position politique5, pèse sur le déroulement d’un événement et peut même concourir à un embrasement révolutionnaire. La démarche ethnographique s’intéresse également aux acteurs sociaux dans leur quotidien professionnel, militant et même familial ou intime. Elle restitue leurs manières de voir et de penser le monde, de se positionner et de réagir. Cela suppose d’être capable de faire preuve de bienveillance quels que soit les interlocuteurs et interlocutrices ethnographiques auxquel.les on a affaire (Avanza 2008), de rester digne de la confiance accordée sans perdre pour autant l’acuité critique nécessaire à l’analyse et à l’objectif de transformation sociale inhérent au projet des sciences sociales (Durkheim 2013 ; Bensa 2011). Or tous ces aspects du politique risquent de passer inaperçus sans l’ethnographie. Elle les débusque et restitue, non pour contester les travaux plus macrosociologiques, mais bien plutôt pour complexifier l’analyse, en montrant les aspérités du social.
12Le fait de se fonder essentiellement sur ce qui se joue au niveau microsociologique ne signifie pas pour autant que la démarche ethnographique se limite aux interactions. Elle exige aussi de contextualiser, de faire attention aux configurations, de lier les interactions observées aux fonctionnements institutionnels, au rôle de la hiérarchie et à l’organisation du travail, ou encore aux modes de management. C’est seulement ainsi qu’elle évite l’écueil de l’interactionnisme strict, qui a pu se voir reprocher d’abstraire les interactions et d’effacer par là les rapports de pouvoir qui les structurent.
13C’est pourquoi ont fleuri des expressions multiples pour qualifier la démarche ethnographique : par exemple, « politique par le bas » (Bayart, Mbembe et Toulabor 2008) ou « politique sans en avoir l’air » (Le Gall, Offerlé et Ploux 2019) pour interroger les liens entre acteurs sociaux et enjeux politiques au sens large. On parle également de rapport ordinaire au politique (Baamara, Floderer et Poirier 2016 ; Buton et al. 2016). On analyse l’« ordinaire de la citoyenneté » (Carrel et Neveu 2014). On s’intéresse aux « acteurs secondaires » (Aldrin et Vannetzel 2019). On examine « l’État au guichet » pour étudier certaines politiques publiques (Dubois 2003 ; Spire 2008) ou pour mettre en lumière le rapport à l’administration (Siblot 2006). On insiste sur les acteurs de telle ou telle situation politique (Debos 2013 ; Gobille et Deluermoz 20156). On développe « une approche interactionniste de la politisation » (Hamidi 2010), on propose des « ethnographies du vivre-ensemble » (Berger, Cefaï et Gayet-Viaud 2011). Malgré les différences incontestables entre eux, ces travaux ont en commun de fonder l’analyse sur les acteurs sociaux et leurs propriétés précises, de spécifier les contextes, de scruter des interactions et de donner à voir l’envers du décor organisationnel, le quotidien, les zones grises, les formes hybrides du politique (Cramer 2016 ; Bruneau 2002).
14Cette méthode d’enquête est donc particulièrement utile pour saisir des phénomènes peu visibles, des logiques subreptices, des acteurs sociaux dans leur singularité et leurs ambiguïtés, des dynamiques spécifiques, des « bougés » du monde social, des moments d’incertitude et leurs traductions dans l’ordre du politique. Les conclusions que l’on peut en tirer diffèrent selon les chercheurs ou chercheuses et les travaux. Certain·es soulignent la dimension contextuelle irréductible du politique, quand d’autres cherchent à retrouver des lignes de force plus collectives, des logiques d’ensemble plus structurantes ou des principes communs. Mais dans tous les cas, les travaux donnent à voir des situations analysées au plus près des pratiques et des trajectoires, restituées dans leur sinuosité, leur ambivalence et donc leur complexité (Bruneau 2002). C’est pourquoi l’enquête ethnographique est seule à même d’expliquer concrètement comment des opinions s’élaborent, comment certaines idées circulent, comment certains phénomènes politiques surgissent (Allal 2011 et 2012), comment une administration fonctionne (Spire 2007).
À quoi ressemble une enquête ethnographique ?
15L’enquête ethnographique s’intéresse aux acteurs sociaux dans leur quotidien, voire dans leur intimité, et elle restitue leurs manières de voir et de penser le monde ou de se positionner. Elle se fonde donc principalement sur un principe d’empathie. Cette empathie repose, nous semble-t-il, sur notre propre capacité à analyser notre positionnement par rapport à notre objet de recherche et à expliciter les liens émotionnels (qu’il s’agisse d’amour ou de haine, de solidarité ou d’hostilité) qui sont le plus souvent à la source de notre intérêt pour telle ou telle question de façon qu’ils deviennent partie prenante d’une analyse dont l’enjeu n’est pas de savoir si telle pratique est bonne ou mauvaise mais bien plutôt de voir comment une configuration politique et sociale, un contexte organisationnel, des trajectoires personnelles, certaines relations interpersonnelles et des interactions en viennent à produire le phénomène étudié. Ainsi, en cherchant à obtenir la confiance des interlocuteurs et interlocutrices ethnographiques et en s’engageant à ne pas les trahir, le chercheur ou la chercheuse doit adopter une posture de recherche délicate – aux deux sens du terme – qui rend compte sans porter de jugements de valeur7 et appelle régulièrement une réflexivité en acte sur la manière dont on se positionne et dont on procède8.
16Cela étant posé, chacun·e bâtit ensuite concrètement son travail d’enquête en fonction des atouts qui sont les siens : réseaux amicaux, professionnels et familiaux ; implication dans un groupe, une mobilisation ou un événement ; opportunités multiples que toute trajectoire biographique offre. L’objectif de la démarche ethnographique est que le chercheur ou la chercheuse conquiert une position aussi proche que possible de ce qu’il ou elle entend étudier : avoir un accès facilité et fréquent – en occupant une position professionnelle au sein d’une administration ou en étant bénévole au sein d’une association par exemple –, être partie prenante d’un groupe et de ses activités jusqu’à « faire partie des meubles » selon une expression en usage. Enquêter à couvert – sans révéler son identité ou son statut de chercheur ou chercheuse – peut se révéler utile voire nécessaire, mais n’est pas une condition sine qua non de l’ethnographie.
17En revanche, elle exige d’être présent·e sur un temps long de plusieurs mois, voire de plusieurs années, d’instaurer une relation de confiance réelle avec les personnes rencontrées sur le terrain et de finir par se faire oublier en tant que chercheur ou chercheuse en se fondant en quelque sorte dans le décor par une proximité concrète, quasi quotidienne, et en multipliant les moments informels (discussions, pauses, activités récurrentes). Travailler de manière ethnographique présuppose également de savoir « faire feu de tout bois ». Il faut ainsi apprendre à prêter attention aux informations que divers types de documents peuvent receler : affiches, annonces, textes de présentation d’une organisation, e-mails, SMS, tracts, photos, publications sur les réseaux sociaux… Il est aussi utile de parvenir à identifier différentes scènes et différents acteurs et à trouver des lieux d’observation variés de façon à accéder aux coulisses, aux à-côtés et aux marges. Toutes ces techniques d’enquête font la richesse – comme la difficulté – du travail ethnographique.
18Il faut ensuite archiver, dater et commenter les documents recueillis sur le terrain. L’enquête ethnographique repose également sur une discipline de soi rigoureuse. Il faut retranscrire – idéalement au jour le jour – l’ensemble du déroulement de ses journées sur le terrain (avec qui on a discuté, quel type de remarques sa présence a pu susciter, comment telle ou telle personne a réagi…) et où on rend compte également de situations où la prise de notes simultanée n’était pas possible. Il s’agit ensuite d’ordonner ces données en les hiérarchisant et en les sélectionnant en fonction de ses questions de recherche. Par-delà ces techniques d’enquête permettant d’être au plus près du terrain, de s’approprier un lexique et de comprendre un univers fait de pratiques, de valeurs, d’interdits, de tabous et de prescriptions plus ou moins formalisés, c’est tout le travail d’administration de la preuve qui, à partir de ces matériaux composites, bigarrés, épars, doit faire l’objet d’une élaboration minutieuse au moment où le travail de rédaction commence.
Administrer la preuve
19La sélection du matériau empirique se fait progressivement, à mesure que la connaissance du terrain s’affine et que les hypothèses et les questions de recherche se voient confirmées ou transformées par ce que l’on observe sur le terrain. C’est seulement au terme de ce long processus d’analyse et d’allers-retours entre des moments d’immersion et des moments de réflexivité (qui tiennent d’ailleurs aussi dans la même journée entre le moment où l’on est « sur le terrain » et le moment où l’on prend ses notes en fin de journée) qu’on parvient à formaliser une problématique puis à construire sa démonstration.
20Comme pour les autres recherches en sciences sociales, on opère un contrôle de ses assertions en s’assurant de la robustesse de leurs bases empiriques et en évitant deux écueils symétriques : généraliser à l’excès en surinterprétant les données de l’enquête ou, au contraire, en rester à une description phénoménologique en refusant toute interprétation. On doit en effet dans un premier temps décrire longuement des scènes et se fonder sur les propos des personnes rencontrées sur le terrain. Mais on doit également les analyser, c’est-à-dire expliciter ce à quoi ils se réfèrent, dans quel type de contexte ils ont été prononcés, quels effets ce contexte a pu avoir, dans quels rapports de pouvoir ces paroles sont insérées… C’est dans cette perspective que l’on peut parler de schèmes d’intelligibilité qui donnent sens aux données empiriques (Buu-Sao 2019). Il ne s’agit pas d’imposer une grille de lecture mais d’expliciter et de problématiser ce qui a été observé. En d’autres termes, ces montées en généralité à partir des données d’enquête ne sont pas des arbitraires interprétatifs. Ils s’appuient au contraire sur ce qui est apparu au fil du temps comme des éléments structurants.
21La prudence interprétative s’impose évidemment, mais il existe en ethnographie comme ailleurs des méthodes pour armer cette vigilance épistémologique. On recourt à la comparaison dans le temps, l’espace ou entre les acteurs sociaux. On fait part à ses collègues des difficultés qu’on peut rencontrer sur le terrain. On soumet à la discussion critique de ses pairs les premières tentatives de formalisation d’une analyse. On multiplie les angles d’analyse pour contrôler, objectiver et contextualiser ce qu’on a pu observer. On peut également réfléchir aux biais que son regard, sa posture ou ses propriétés multiples peuvent induire, non parce que l’on croit possible de parvenir ainsi à adopter un point de vue neutre, mais plutôt parce que sa position est partie prenante du processus de transformation du matériau ethnographique en données de terrain et que seule l’analyse réflexive de cette position permet d’expliciter le point de vue d’où l’on a mené l’enquête. C’est d’ailleurs la conscience de n’avoir qu’un point de vue limité sur la réalité sociale qui incite à choisir des relecteurs ou relectrices de différentes disciplines ou spécialisations au sein de sciences sociales parmi ses collègues. C’est aussi pour cette raison qu’on peut parfois soumettre ses textes à ses interlocuteurs et interlocutrices ethnographiques. Cela permet d’ouvrir ses analyses, de les enrichir de références de soi méconnues et de faire que l’objectivation soit rendue possible par le travail collectif plutôt que par la croyance en une possible neutralité du sujet producteur de connaissance9.
22C’est aussi parce qu’elle est consubstantielle à la manière dont on administre la preuve que l’écriture de l’enquête est cruciale. Les principes qui guident l’écriture ethnographique relèvent d’un savoir-faire construit par les sciences sociales : anonymiser les personnes interrogées bien sûr, respecter ce qu’on a pu entendre ou observer, s’astreindre à suspendre toute forme de jugement de valeur – ce qui évite deux écueils : la dénonciation et l’apologie –, corréler en quelque sorte ses observations de terrain à des cadres d’analyses plus globaux, confronter ses interprétations à des pairs spécialistes des mêmes questions ou des mêmes domaines, sont autant de contraintes qui contribuent à faire du travail ethnographique un travail scientifique à part entière, quand bien même les styles et les façons de faire seraient là encore divers. Par-delà l’« empirisme irréductible » (Schwartz 2011) et les choix interprétatifs, la méthode ethnographique a toute sa légitimité dans l’arsenal des enquêtes de sciences sociales et répond à une sorte de cahier des charges rigoureux qui la distingue du récit romanesque, du témoignage ou encore du travail journalistique en quête de révélations, de scoops ou d’affaires.
Ethnographie politique
23Cet ouvrage sur l’ethnographie politique donne à voir concrètement les apports du travail ethnographique sur les questions et les thématiques canoniques de la science politique et de la sociologie politique. Il a pour but de clarifier théoriquement et d’illustrer empiriquement ce qu’on peut entendre par ethnographie politique. C’est pourquoi nous avons demandé aux auteurs et autrices de décrire aussi précisément que possible les enquêtes, souvent les leurs10, qui permettent de montrer en quoi consistent la démarche, les outils méthodologiques et théoriques et les concepts auxquels ils ont recours dans leur travail d’ethnographie du politique ou de la politique. Ce livre explicite donc les apports spécifiques de la démarche ethnographique tout en présentant plus succinctement d’autres approches auxquelles cette méthode peut parfois être articulée.
24Quelques précisions définitionnelles initiales s’imposent pour clarifier le propos sur l’ethnographie politique. Pour Edward Schatz (2009), deux critères de définition de l’ethnographie du politique semblent consensuels parmi les chercheurs et chercheuses aux États-Unis : faire de l’observation participante et être sensible à la signification que les observé·es donnent à leurs pratiques. Dans le même ouvrage, Dvora Yanow (2009) ajoute un troisième critère de définition : une écriture narrative et réflexive. Sans vouloir être dogmatiques, Schatz et les contributeurs et contributrices de l’ouvrage pensent donc qu’il est nécessaire de délimiter, au minimum, le champ de l’ethnographie politique.
25Nous partageons ce point de vue puisque, en France, on assiste à la diffusion d’un usage superficiel du terme ethnographie, qui nous semble desservir la légitimité des recherches de ce type, en en faisant simplement quelque chose comme un supplément d’âme. Un chercheur ou une chercheuse ayant observé quelques réunions politiques dira ainsi que sa recherche est ethnographique, alors que ce dispositif est tout à fait marginal dans sa démarche et ne sert, le plus souvent, qu’à donner un peu de chair à des analyses fondées sur d’autres matériaux.
26De même, un dispositif fondé entièrement sur de l’observation, mais qui ne s’intéresse pas au sens que les observé·es donnent à leurs pratiques ou qui ne réfléchit pas aux effets de la relation nouée par le chercheur ou la chercheuse avec ses interlocuteurs et interlocutrices ethnographiques apportés au type de matériau recueilli et donc aux résultats obtenus n’est à notre sens pas ethnographique. Le critère ajouté par Yanow nous semble ainsi central : si l’on a fait un long terrain par immersion, mais que l’on restitue les données issues de ce terrain de façon décontextualisée et non réflexive, la recherche produite ne sera pas ethnographique. En effet, l’ethnographie n’est pas seulement une technique de récolte de données (dont le premier outil est pour nous l’observation participante, même s’il y a débat sur ce qu’on entend par ce terme), mais elle est aussi une méthode d’administration de la preuve et donc de production du savoir, qui se fonde notamment sur la capacité à restituer les données en rendant compte rigoureusement et fidèlement de la manière dont on les a recueillies.
27Un autre critère est à prendre en compte. Selon Stéphane Beaud et Florence Weber, on peut véritablement parler d’enquête ethnographique uniquement quand le chercheur ou la chercheuse évolue dans un milieu d’interconnaissance, seule façon de pouvoir saisir l’insertion des individus dans des appartenances multiples et de comprendre les effets de réputation. Ils désignent par cette formulation « un ensemble lâche de personnes qui, parce qu’elles ont une histoire au moins partiellement commune, partagent des connaissances, des références, des expériences et jouissent d’une réputation individuelle » (Beaud et Weber, 2010, p. 300). Enfin, le critère de la durée de l’enquête et celui des modalités concrètes du travail en immersion ont été des éléments centraux dans la constitution de notre corpus de textes.
28Comme le lecteur pourra s’en rendre compte, les apports de la méthode ethnographique dépassent largement le seul intérêt de la sociologie politique à déconstruire/reconstruire, par une analyse microsociale, les certitudes de la discipline quant à des notions aussi cruciales que l’« État » (Mazouz), la « politisation » (Pudal), les « partis » (Bachelot), les « mouvements sociaux » et les « mobilisations » (Collombon, Mathieu) ou encore « les crises politiques » (Hmed) en montrant, à partir d’un travail de terrain, la grande complexité ou l’ambivalence de ces notions. Nous essaierons également de voir comment l’ensemble de la discipline – des politiques publiques (Dubois) à la philosophie politique (Hauchecorne, Penissat), en passant par la sociologie électorale (Bargel) et les relations internationales (Lecler, Morival) – peut bénéficier d’une telle démarche.
29L’ethnographie politique permet de renseigner et de documenter les médiations pratiques et matérielles constitutives de toute interaction. C’est par elles que se font et se défont les politiques publiques par exemple, les collectifs ou que voyagent les idées politiques. De même, on verra combien cette méthode permet de repenser les frontières des systèmes d’acteurs étudiés et plus largement des objets étudiés. Elle oblige aussi à déplacer des lignes de partage qui sont encore trop souvent pensées comme figées par les approches plus conventionnelles. On verra encore combien cette approche permet de restituer une épaisseur sociale aux individus, sortant de dichotomies ou d’analyses rationnelles trop souvent limitées. Enfin, cette méthode permet de renseigner les actions dans leur dynamisme, dans la succession de la résolution des problèmes, au-delà des seules analyses ex post que proposent le plus souvent les travaux usant d’autres méthodes.
Objets ethnographiques
30Chaque chapitre est ainsi consacré à une question classique de la science politique ou de la sociologie politique et permet de voir comment l’ethnographie politique se pratique et se déploie.
31Sur la question de la politisation, Romain Pudal propose de comprendre comment cette notion peut être pensée à partir d’un travail de terrain précis et circonstancié. La notion de compétence politique par exemple, souvent associée à celle de politisation, s’en trouve profondément renouvelée puisqu’il s’agit dans les travaux dont il fait état de voir comment l’intérêt pour la politique se construit et se nourrit de multiples interactions, situations et discussions, parfois fort éloignées initialement de la politique mais qui finissent par se construire en opinions de part en part politiques.
32Choukri Hmed, pour sa part, propose de comprendre, à partir de son travail sur les printemps arabes, les crises politiques comme des processus sur lesquels investiguer en incluant l’espace des points de vue – révolutionnaires, contre-révolutionnaires et apathiques. Il attire également l’attention sur la dimension géographique des crises politiques et montre les apports et les limites de la démarche ethnographique.
33En nous conduisant dans les coulisses des mouvements sociaux, Maya Collombon et Lilian Mathieu entendent clarifier les définitions mouvantes de l’ethnographie en montrant que celle-ci s’appuie sur une présence longue et une insertion du chercheur auprès des groupes étudiés. Cette situation particulière de l’enquêteur ou enquêtrice expose évidemment à des ambivalences, des ambiguïtés et des contraintes spécifiques, dont ils donnent des analyses détaillées à la fin de leur chapitre.
34Lucie Bargel consacre son chapitre à la question du vote. Elle montre comment l’ethnographie parvient à rompre avec une vision atomisée de l’électeur, très souvent diffusée par les enquêtes quantitatives sur le vote. L’étude ethnographie du vote insiste au contraire sur l’ancrage social – plus que politique – du vote. Par ailleurs, plutôt que de cantonner la question à ce qui se jouerait dans l’esprit des électeurs, la méthode ethnographique analyse le rapport pratique au vote et plus spécifiquement comment les individus utilisent ce dispositif institutionnel.
35L’ethnographie des partis politiques, notamment des plus importants et institutionnalisés, reste encore assez rare dans la littérature scientifique. Carole Bachelot propose néanmoins un vaste panorama des travaux existants et détaille la méthode d’enquête – identification des lieux et des moments, gate-keepers, analyse réflexive de son rapport à une organisation partisane – en s’appuyant notamment sur son ethnographie du Parti socialiste qui lui a permis de cerner la densité de ce « groupe », les interactions, pratiques et représentations spécifiques, les modalités concrètes de « rétribution du militantisme » (Gaxie 2011), les lignes de clivage, la compétition interne, en un mot tout ce qui fait la vie très concrète d’un parti.
36C’est en proposant une ethnographie des professionnels de l’international que Yohann Morival et Romain Lecler confrontent leurs terrains d’enquête respectifs pour donner à voir comment les relations internationales peuvent ne pas être comprises seulement à l’aune des institutions internationales et des grilles de lecture en secteurs d’activités différenciés qu’elles imposent. Ainsi, l’adoption d’un point de vue trans-sectoriel permet d’interroger l’international, non comme une donnée, mais comme un domaine dont les formes et les définitions dépendent largement des professionnels concernés.
37Même la philosophie politique, domaine où le débat d’idées et de concepts est la norme, gagne, elle aussi, à s’arrimer à un travail ethnographique, comme le montrent Mathieu Hauchecorne et Étienne Penissat. Donnant à voir les scènes et les arènes où se déploient les idées, les jeux d’acteurs (critiques et promoteurs, réseaux d’interrelations, cénacles…), ils permettent d’accéder à une véritable analyse incarnée des idées, de leurs circulations et multiples appropriations possibles.
38Dans son chapitre, Sarah Mazouz montre comment l’ethnographie saisit les rapports entre des institutions et des sujets en étudiant aussi bien les agents de ces services que leurs usagers. Elle insiste également sur la manière dont, en se plaçant ainsi au ras des pratiques, la démarche ethnographique acquiert une dimension critique en mettant en lumière notamment les écarts par rapport aux textes réglementaires qui peuvent caractériser la mise en œuvre bureaucratique.
39Enfin, Vincent Dubois propose un panorama des méthodes d’enquêtes ethnographiques qui étudient les politiques publiques. Interrogeant la dichotomie entre ethnographie pour l’action publique et ethnographie de l’action publique, il montre notamment que le positionnement de l’ethnographe dans les rapports de domination entre institutions et populations est un enjeu crucial pour le travail d’enquête et la constitution possible de ce qu’il appelle « une analyse critique de l’action publique ».
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « If you believe (as I do) that how things happen is why they happen, then ethnography has great advantages over most other conventional social scientific methods as a way of getting at cause-effects relations » (nous traduisons).
2 David Glenn, « Political Scientists Get Their Hands Dirty. Scholars in the Discipline, Taking Their Cue from Anthropologists, Try Fieldwork », The Chronicle of Higer Education, 21 septembre 2009.
3 On pourrait citer d’autres travaux aux côtés du livre dirigé par Schatz, notamment l’article de Kathleen M. Blee, « Ethnography of the Far Right », Journal of Contemporary Ethnography, no 36, 2007, p. 119-128 ; ou celui de Gianpaolo Baiocchi et Brian Connor, « The Ethnos in the Polis: Political Ethnography as a Mode of Inquiry », Sociology Compass, no 2, 2008, p. 139-155.
4 Voir par exemple New Perspectives in Political Ethnography (New York, Springer, 2007), dirigé par les sociologues Lauren Joseph, Matthew Mahler et Javier Auyero et réunissant des contributeurs et contributrices issu·es de différentes disciplines des sciences sociales.
5 Voir a contrario les travaux de Timothy Tackett, par exemple Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires (Paris, Albin Michel, 1997), ou ceux des historien.nes et politistes réuni·es dans la revue Sensibilités.
6 Les travaux de Quentin Deluermoz et Boris Gobille sur le « protagonisme » s’inscrivent d’ailleurs dans la lignée de ceux de l’historien de la Révolution française Haïm Burstin : voir notamment Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013.
7 Sur ce point, voir le travail exemplaire de Richard Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires, Paris, CNRS Éditions, 2020.
8 La logique de la recherche en sciences sociales n’est pas celle du journalisme d’investigation visant à révéler ou dénoncer telle ou telle pratique par exemple. L’administration de la preuve sert à étayer l’argumentation et à attester la réalité du phénomène social décrit, non à désigner des coupables et des victimes ; ce qui ne signifie pas – et c’est là toute la difficulté – que le résultat d’une enquête ethnographique ne soit pas critique et engagé.
9 Sur la critique de l’idée de neutralité du sujet épistémique, la confusion qui en découle entre objectivité et neutralité et la défense d’une objectivité « forte » produite plutôt par la prise en compte des points de vue et par un travail collectif incluant les savoirs produits sur la société par les groupes dominés et minoritaires, voir Sandra Harding, « Rethinking Standpoint Epistemology: What is “Strong Objectivity” », The Centennial Review, vol. 36, no 3, 1992, p. 437-470 ; et Patricia Hill Collins, « La construction sociale de la pensée féministe noire », Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes, C. Verschuur éd., Genève/Paris, Graduate Institute Publications / L’Harmattan, 2010, p. 155-169.
10 Ce livre ne prétend pas donner une vision exhaustive des travaux réalisés dans le cadre de l’ethnographie politique. On peut renvoyer par exemple aux enquêtes sur les Gilets jaunes coordonnées par Magali Della Sudda au sein d’une équipe financée par l’Agence nationale de la recherche. En ligne : [https://giletsjaunes.hypotheses.org/author/giletsjaunes].
Auteurs
Martina Avanza est maîtresse d'enseignement et de recherche en sociologie politique à l'Université de Lausanne, à l'Institut d'études politiques (IEP) et chercheuse au Crapul (Centre de recherche sur l'action politique de l'Université de Lausanne). Ses recherches portent sur le militantisme (partis, syndicats, mouvements), notamment au sein de groupes conservateurs et de droite. Elle étudie ces groupes avec des méthodes d'enquête ethnographiques, depuis sa thèse consacrée à l'ethnographie du militantisme indépendantiste à la Ligue du Nord (Italie), 1999-2002. Elle a notamment publié « Comment faire de l'ethnographie quand on n'aime pas “ses indigènes” ? Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe » (Les politiques de l'enquête, Alban Bensa éd., Paris, La Découverte, 2008, p. 41-58), et a été co-fondatrice du Groupe de recherche ETHNOPOL de l'AFSP (Association française de science politique) dont les travaux ont abouti à cet ouvrage.
Sarah Mazouz est sociologue chargée de recherche au CNRS (IRIS). Ses travaux portent sur l’anti-discrimination en France, les dispositifs publics d’insertion professionnelle à l’intention de jeunes issus de classes populaires et racisés et les politiques de nationalité en France et en Allemagne. Ils se fondent sur une méthode ethnographique et mobilisent la critical race theory et la notion de racialisation, la sociologie du droit, la sociologie des politiques publiques et l’anthropologie critique de la morale. Elle est l’autrice de La République et ses autres. Politiques de l’altérité dans la France des années 2000 (Lyon, ENS Éditions, 2017) et de Race (Paris, Anamosa, 2020). Elle a écrit avec Éléonore Lépinard Pour l’intersectionnalité (Paris, Anamosa, 2021) et coordonné avec Véronique Bontemps et Chowra Makaremi l’ouvrage Entre accueil et rejet. Ce que les villes font aux migrants (Lyon, Le Passager clandestin, 2018). Elle a également participé à deux ouvrages en collaboration : Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’État, Paris, Seuil, 2013 ; At the Heart of State. The Moral World of Institutions, Londres, Pluto Press, 2015. Parmi ses autres publications figurent des articles parus dans la Revue française de sociologie, Genèses, Droit et société, Politix, Raison politique, ainsi que French Politics, Culture and Society.
Romain Pudal, sociologue, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), consacre une partie importante de ses travaux aux questions de politisation ordinaire, aux rapports profanes au politique, qu’il aborde en s’appuyant sur des enquêtes ethnographiques, dont l’une au long cours en milieu pompier. Il a notamment publié sur ces sujets : Retours de flammes, Paris, La Découverte, 2016 ; « La politique à la caserne. Approche ethnographique des rapports à la politique en milieu pompier », Revue française de science politique, no 61, 2011, p. 917-944.
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