Préface
p. 7-15
Texte intégral
1On trouve en philosophie et dans les sciences humaines de nombreux fantômes. Ils peuvent être littéraires, du Hamlet de Shakespeare au Tour d’écrou de Henry James. Ils peuvent également désigner des « mythes » philosophiques, comme le fameux « fantôme dans la machine » de Gilbert Ryle, qui lui sert à critiquer l’intériorité en philosophie de l’esprit1. En philosophie politique, de vifs débats ont opposé Lippmann et Dewey, dans les années 1920, autour de la question du « public fantôme »2. Mais on rencontre aussi d’autres créatures ectoplasmiques, un peu différentes des fantômes, sous la forme des « catégories zombies », telles que la « famille », le « plein emploi », qui ne cessent de hanter le discours alors qu’elles ont, selon le sociologue Ulrich Beck, perdu une grande partie de leur contenu3. On pourrait sans peine enrichir ce curieux bestiaire.
2Il sera, ici aussi, question de fantômes et d’autres entités voisines, mais avec un accent qui apparaît dès le titre du livre : le mot « fantôme », dans « management fantôme », décrit davantage un mode de fonctionnement, des processus, des collectifs, que des individus particuliers. Ce sont ces processus, qui engagent aussi bien des entreprises, de la connaissance, des objectifs de marketing, que des agents, des rédacteurs, des planificateurs de publication, mais aussi des médecins, des associations de malades et des chercheurs, qui sont au cœur du livre.
Un médicament n’est pas qu’une molécule
3Le management fantôme de la médecine se présente comme une « étude des activités fantomatiques dans l’industrie pharmaceutique » (voir chapitre 1 du présent ouvrage). Il ne faut bien entendu voir là aucune prédilection de l’auteur pour le paranormal, même s’il rapporte parfois avoir vécu une vingtaine d’années à Skeleton Park, célèbre quartier de Kingston, au Canada.
4Les fantômes dont il est question ici sont bien réels, et ils ne se déplacent pas seuls : ce sont des rédacteurs fantômes, c’est-à-dire des personnes, travaillant pour l’industrie pharmaceutique, qui écrivent des articles qui sont ensuite signés par des chercheurs, mais aussi des organismes de recherche sous contrat (ORC), des associations de patients, des leaders d’opinion. Comme nous le verrons, l’ouvrage ne s’intéresse donc pas seulement aux rédacteurs fantômes, qui avaient fait l’objet d’études avant cela. Il couvre un système où finalement, comme dans toutes les histoires de spectres, le lieu où réside le fantôme, l’au-delà, n’est pas celui où il exerce ses effets visibles, l’ici-bas. Sismondo rapporte ainsi, dans un entretien, le lien entre son livre et l’étude des rédacteurs fantômes :
Cette question a été mon point de départ, mais en y réfléchissant, j’ai pensé qu’il y avait beaucoup plus de fantômes en jeu : Qui engage les auteurs fantômes ? Qui définit les paramètres de leur travail ? Qui assure le lien entre eux et les auteurs ? Il m’a semblé que toutes ces autres personnes étaient elles aussi des fantômes, qui assuraient le « management fantôme » du travail de Big Pharma. Et puis j’ai commencé à voir d’autres figures spectrales : des zombies, des vampires, etc.4
5Le premier fantôme en appelle beaucoup d’autres, qui sont patiemment examinés. C’est un des intérêts insignes de ce livre : dévoiler tout le processus dont la publication d’un article ou la prescription d’un médicament ne sont que la part visible.
6Une telle entreprise exige un long travail de fond. De fait, Le management fantôme de la médecine est l’aboutissement de presque quinze ans de recherches. Une des premières manifestations de l’intérêt de Sismondo pour l’industrie pharmaceutique se trouve dans un numéro thématique de Social Studies of Science5 qu’il avait coordonné et dans lequel il avait signé une introduction, « Pharmaceutical Maneuvers »6. Sismondo y citait le texte célèbre de Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? »7, et disait à propos des économies politiques du discours : « “Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où vient-il ? Comment circule-t-il ? Qui le contrôle ?” Ce sont là, semble-t-il, de riches questions pour étudier les divers discours qui mentionnent les produits pharmaceutiques, à la fois ceux issus de la recherche clinique, et ceux qui produisent des récits de maladie et de guérison »8. Dans le présent livre, cette référence au nom même de Foucault a disparu9, mais c’est sans doute moins vrai des questions posées alors. La connaissance associée à un médicament est l’œuvre d’une action distribuée, répartie sur de vastes collectifs, dont seule une partie apparaît aux yeux du public.
7Sur le fond, le livre parcourt le chemin qui sépare un propos saisi au vol dans un congrès par Sismondo en 2012 – « un médicament n’est qu’une molécule entourée d’information » – d’une autre idée importante, qui est qu’« un médicament et un marché pour ce médicament sont en fait les deux faces d’une même pièce ». Un médicament n’est jamais uniquement un pur corps chimique, il n’est tel qu’accompagné des informations pertinentes qui permettront de l’autoriser et de le prescrire, et la diffusion de cette information, de ces connaissances, ne doit rien au hasard. Elle fait l’objet d’un management. Ce sont ces connaissances qui délimitent un marché pour le médicament, la relation allant à double sens : ces connaissances, incarnées dans des publications, des conférences et des formations, légitiment scientifiquement et pratiquement l’usage d’un médicament, mais, dans l’autre sens, elles ne sont développées qu’en vue de fournir un marché à ce même médicament. Le livre rend donc visible une chaîne de processus qui ne sont pas invisibles par principe, mais qui répugnent à la visibilité.
La science sans les mythes
8On peut tout à fait lire l’ouvrage de Sismondo sans connaître les débats récents en histoire, philosophie et sociologie des sciences : le portrait qui est ici dressé se suffit à lui-même, et il est passionnant comme tel, mais il n’est pas inutile de savoir, pour une lecture plus approfondie, dans quelle trajectoire il s’inscrit.
9Sergio Sismondo est professeur de philosophie à Queen’s University, à Kingston au Canada. Son parcours coïncide avec l’essor des STS (parfois traduites par « études des sciences et des techniques »10), dont il est un acteur majeur.
10Sa thèse, soutenue à Cornell en 1993, avec notamment Peter Taylor et Richard Boyd dans le jury, sous le titre Social Knowledge: Realism, Constructivism, and the Politics of Science, est en effet une réflexion à chaud sur un champ alors décrit comme « émergent », celui des STS. Le livre qui en est issu, Science without Myth11, paru en 1996, est, entre autres, une analyse de ce que peut signifier le « constructivisme social ». Sismondo tentait de trouver une voie médiane entre l’intuition réaliste encapsulée dans l’idée de « représentation scientifique » (les théories scientifiques désignent et expliquent des portions de la réalité) et l’idée que la connaissance serait un produit « humain et social ». Dès cette époque, il ne s’agissait donc pas de tenir une thèse métaphysique réaliste, ni de défendre une thèse constructiviste, tout aussi métaphysique, qui dirait qu’il n’y a que des constructions, mais bien de critiquer les mythes propres aux deux approches12. Un propos, dans le chapitre 3 de Science without Myth, exprime sans doute assez bien l’angle choisi : « Malgré le conflit apparent, une image de la science en tant que connaissance sociale peut en fait contribuer à la justification d’un réalisme déflationniste »13. Ici, le livre défend bien une forme de réalisme minimal, qui exige justement une description plus fine, plus réticulée, de la science si l’on veut rendre compte de la connaissance biomédicale.
11Sismondo est en outre un acteur important du champ des STS, à la fois en tant qu’auteur d’une introduction importante au domaine, An Introduction to Science and Technology Studies, et en qualité de rédacteur en chef d’un des journaux principaux de ce mouvement, Social Studies of Science. Son Introduction reste un ouvrage général tout à fait utile et précieux, alliant analyses théoriques et études de cas, mais le chapitre final, sur les « économies politiques de la connaissance », sera sans doute d’un intérêt particulier pour les lecteurs du présent ouvrage. Il traite des « économies de la connaissance », non pas au sens où l’économie serait fondée sur de la connaissance hautement technique, mais au sens plus large de « structures dans lesquelles la connaissance est un bien majeur, échangé d’une manière ou d’une autre »14. Il s’agit d’économies dans lesquelles la connaissance est un bien qui, comme tous les autres biens, peut faire l’objet d’un marketing. De ce fait, ce chapitre final n’était pas simplement un ajout aux divers thèmes évoqués dans l’Introduction, comme l’expertise, les controverses, mais bien un pari sur un objet privilégié des STS : « entre autres choses, les STS étudient les économies politiques de la connaissance : la production, la distribution et la consommation de connaissance »15. Or, parmi les exemples possibles de ces « économies politiques », Sismondo évoquait ce qui deviendra l’objet même de l’ouvrage Le management fantôme de la médecine : « Dans le management fantôme de la recherche médicale par les entreprises pharmaceutiques, nous avons un nouveau modèle de science. Il s’agit d’une science d’entreprise, réalisée par de nombreux travailleurs cachés, à des fins de marketing, et qui tire son autorité de la science académique traditionnelle »16. En un sens, Le management fantôme de la médecine donne corps à cette idée et esquisse les grands traits de ce « modèle » de science.
12Enfin, au sein des STS, une veine particulièrement riche concerne les « études pharmaceutiques », dont le collectif codirigé par Sismondo en 2015 donne une bonne idée17. Dans leur introduction, Sismondo et Greene rappelaient, en même temps que l’essor récent de ces études, le caractère très particulier du médicament, et l’intérêt qu’il pouvait représenter pour les STS :
Tout produit pharmaceutique commercialisé aujourd’hui a fait l’objet d’intenses efforts de recherche et de marketing, d’une réglementation spécialisée et d’un intérêt vernaculaire. C’est un objet qui franchit les frontières entre la science médicale et les croyances populaires, la santé et la maladie, et les sphères du licite et de l’illicite. C’est aussi – contrairement à d’autres questions biomédicales intéressantes telles que les protocoles de recherche, les normes ou les codes éthiques – toujours une chose, une partie du monde matériel investie de formes spécifiques de valeur et estampillée par des formes hautement réglementées de connaissance.18
13Un médicament n’est pas seulement une molécule, il est indissolublement chose et information.
Quels usages ?
14Le management fantôme de la médecine intéressera plusieurs publics.
15Il revêt évidemment un intérêt général et citoyen pour quiconque cherche à se repérer dans un système où la connaissance biomédicale pèse aussi bien sur les choix individuels que sur les choix collectifs. Nous l’avons abondamment vu lors de ces trois premières années de Covid-19, et Sismondo ajoute dans la « Postface » à la présente traduction d’utiles compléments sur cette période, postérieure à la publication du livre en langue originale.
16Il peut également être précieux, même si cela pourrait étonner, pour les médecins et tous les acteurs du monde biomédical, praticiens et chercheurs. En effet, ce que montre bien le chapitre sur les leaders d’opinion est que les conflits d’intérêts sont rarement ressentis comme conflits par ceux qui en sont les porteurs. La perspective plus large qui est fournie ici sur l’ensemble des processus qui accompagnent le développement et la commercialisation d’un médicament sera assurément éclairante pour les acteurs de ce champ. Elle sera également précieuse pour les associations de malades, qui, comme on le voit plus bas, peuvent devenir les alliés objectifs de stratégies marketing promptes à les utiliser, quand elles ne sont pas dirigées par des conseils d’administration investis par des personnes issues de l’industrie pharmaceutique.
17Chacun des chapitres soulève par ailleurs des questions relatives à l’intégrité scientifique. C’est bien entendu le cas pour la notion d’auteur, qui devient problématique, pour dire le moins, dans un système où l’auteur d’un article est choisi en toute fin du parcours de rédaction. Mais c’est tout autant le cas pour la répartition entre la recherche, menée dans le cadre des ORC, et la sphère académique, où parfois les auteurs n’ont pas même accès aux données de l’article qu’ils signent… Le livre permet également de montrer les défis qui sont adressés par ce « marketing d’assemblage » à l’évaluation de l’intégrité. Pour ne prendre qu’un exemple, on sait que l’autocitation – le fait pour un auteur de renvoyer à ses propres articles en bibliographie – est une pratique qui doit être limitée à ce qui est strictement nécessaire, et on peut soupçonner tout excès de fausser les données bibliométriques, en augmentant artificiellement les citations d’un article. Si cette autocitation est personnelle – l’auteur se cite excessivement lui-même – ou si elle a lieu au sein d’un même laboratoire ou d’un projet de recherche, elle peut être objectivée assez facilement. Mais si la « planification » d’une publication par un ORC aboutit à de nombreux articles, disséminés dans plusieurs établissements et laboratoires, dans des communautés que rien ne relie à première vue, si ce n’est le « management fantôme » dont il est question ici, le fait que ces citations croisées entre ces articles soient en fait de l’autocitation restera radicalement invisible du public et des évaluateurs de la recherche, tant que, précisément, l’on n’a pas rendu visibles les liens qui intéressent Sismondo. Ce n’est qu’une des multiples questions que la lecture du Management fantôme de la médecine permettra d’instruire.
18Du point de vue des « études sur l’ignorance »19, en plein développement, il est certain que les thèmes de ce livre sont d’une importance insigne20, à divers titres : tout d’abord parce que les entreprises pharmaceutiques détiennent de la connaissance « secrète », parce qu’une immense partie des processus décrits ici sont largement inconnus du public, mais aussi parce qu’il y a bien une pression sur, voire une capture de, la recherche indépendante21. Mais un des points les plus intéressants tient sans doute à ce que ce livre montre à quel point est stérile une opposition frontale entre les explications structurelles de l’ignorance et les explications intentionnelles et stratégiques. L’essor des essais contrôlés randomisés, qui exigent de lourdes ressources, ne visait sans doute pas à déporter le centre de gravité de la recherche médicale vers les plus gros financeurs, mais il a assurément fourni les conditions qui permettaient alors à des stratégies, des visées marketing, d’éclore. Un prolongement du Management fantôme de la médecine, pour qui voudrait poursuivre la lecture au-delà du livre, se trouve dans les travaux actuels de Sismondo sur la « corruption » de la recherche22, cette corruption désignant les situations dans lesquelles un « système de connaissance perd de manière importante en intégrité, cessant de produire le type de connaissance fiable qui en est attendu »23.
19En le refermant, on verra sans doute que le livre n’est pas un constat fataliste, qui devrait conduire au désespoir. Il montre à quoi ressemblerait une gestion totalement fantomatique de la connaissance biomédicale, et à quel point l’industrie pharmaceutique tend à s’approcher d’un tel modèle. Mais, de la même manière qu’une utopie permet de critiquer le présent, à partir d’un point de vue qui n’est pas totalement instancié, qui reste utopique, donc, on pourrait sans doute dire ici : « voici à quoi peuvent ressembler les choses, si on laisse totalement se développer des tendances puissamment inscrites dans le paysage contemporain et abondamment illustrées empiriquement. » La leçon principale qu’il faut tirer du livre est entre les mains de ses lecteurs.
20Juin 2023
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Gilbert Ryle, The Concept of Mind, New York / Londres, Barnes & Noble / Hutchinson, 1949.
2 Walter Lippmann, Le public fantôme [1925], Paris, Demopolis, 2008.
3 Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, « Zombie Categories: Interview with Ulrich Beck », Individualization. Institutionalized Individualism and Its Social and Political Consequences, Beck Ulrich et Beck-Gernsheim Elisabeth dir., Londres, Sage Publications, 2002, p. 202-213.
4 Entretien avec Anna Dowrick, « Behind the Scenes with the Authors: Ghost Managed Medicine », Mattering Press, 31 octobre 2019. [Sauf mention contraire, toutes les citations ont été traduites par mes soins.]
5 Sergio Sismondo dir., Intersections of Pharmaceutical Research and Marketing, vol. 34, no 2 de Social Studies of Science, 2004.
6 Sergio Sismondo, « Pharmaceutical Maneuvers », Social Studies of Science, vol. 34, no 2, 2004, p. 149-159.
7 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, vol. 63, no 3, 1969, p. 73-104.
8 Sergio Sismondo, « Pharmaceutical Maneuvers », art. cité, p. 153.
9 La référence à Gramsci et à la construction de l’« hégémonie » est sans doute plus présente, voir notamment le chapitre 1.
10 Science and technology studies.
11 Sergio Sismondo, Science without Myth. On Constructions, Reality, and Social Knowledge, Albany (New York), State University of New York Press, 1996.
12 Voir l’intéressant échange : Peter Taylor, « Co-Construction and Process: A Response to Sismondo’s Classification of Constructivisms », Social Studies of Science, vol. 25, no 2, 1995, p. 348-359 ; Sergio Sismondo, « Reply to Taylor », Social Studies of Science, vol. 25, no 2, 1995, p. 359-362.
13 Sergio Sismondo, Science without Myth, ouvr. cité, p. 27.
14 Sergio Sismondo, An Introduction to Science and Technology Studies, Malden (Massachusetts), Wiley-Blackwell, 2010.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 194. Je souligne.
17 Sergio Sismondo et Jeremy A. Greene éd., The Pharmaceutical Studies Reader, Chichester, Wiley-Blackwell, 2015.
18 Ibid., p. 2.
19 Matthias Gross et Linsay McGoey dir., Routledge International Handbook of Ignorance Studies, 2e édition, Londres / New York, Routledge, 2022.
20 À notre connaissance, Sismondo ne se réclame pas lui-même des Ignorance Studies ou encore de l’agnotologie. Il a cependant supervisé des travaux sur ce thème, l’un d’entre eux faisant explicitement ce rapprochement, voir Marilena Danelon, Ignorance Production and Corporate Science, Queen’s University, 2015.
21 Sur ces questions, voir Manuela Fernandez Pinto, « Tensions in Agnotology: Normativity in the Studies of Commercially Driven Ignorance », Social Studies of Science, vol. 45, no 2, 2015, p. 294-315.
22 Sergio Sismondo, « Epistemic Corruption, the Pharmaceutical Industry, and the Body of Medical Science », Frontiers in Research Metrics and Analytics, no 6, 2021, p. 1-5.
23 Ibid., p. 1.
Auteur
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