Conclusion
p. 113-114
Texte intégral
1En guise de conclusion, nous souhaiterions évoquer la réception pour le moins succincte du marxisme politique, et de la pensée de Robert Brenner, dans les milieux francophones. En effet, si les références aux travaux de Brenner existent, elles sont la plupart du temps sommaires. Hormis les revues Période et Actuel Marx, qui publient des traductions d’articles de Brenner, ou les très bonnes éditions québécoises Lux, qui permettent la diffusion du marxisme politique dans le monde francophone, ce courant semble relativement absent. Deux raisons nous semblent pouvoir expliquer cela. Tout d’abord, l’histoire économique en France a été marquée par les thèses de Fernand Braudel, qui dominèrent longtemps le paysage académique. D’autre part, le travail de Thompson semble être davantage resté dans les esprits des historiennes et historiens de France que celui de Brenner. En effet, la tradition ouverte par Thompson en Angleterre rencontre une historiographie « par le bas » à la française, aujourd’hui illustrée par les travaux de Michelle Zancarini-Fournel (2016) et de Gérard Noiriel (2019). De sorte que, dans le monde francophone, c’est surtout au Canada que le marxisme politique connaît aujourd’hui un regain d’intérêt certain (Martineau 2013).
2La rencontre manquée entre le marxisme politique et le public français a pourtant bien eu lieu. En décembre 1983, Bernard Chavance organise à l’EHESS le grand colloque international « Marx en perspective », avec le concours de Jon Elster, qui tenait de son côté un séminaire sur le « marxisme analytique » à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris. Parmi les invités du colloque se trouvent de nombreux marxistes français et italiens, qui rencontrent souvent pour la première fois des marxistes anglo-saxons ayant fait le voyage. Parmi eux, on retrouve les marxistes analytiques John Roemer et Gerald Cohen, ainsi que Robert Brenner. Ce dernier présente un article sur le premier modèle de la transition chez Marx (Brenner 1985c). Les volumineux actes du colloque attestent d’une mise en contact entre ces différentes traditions (Chavance 1985), mais au lieu d’un dialogue, c’est un silence assourdissant qui s’ensuivit. Une rencontre aurait cependant pu avoir lieu, ici ou plus tard, avec les tenants de l’approche de la régulation, pas si éloignée de celle de Brenner. Et si ce dernier offre en 1991 avec Mark Glick une présentation critique de l’approche régulationniste dans la New Left Review (Brenner et Glick 1991), il n’y a pas de réciproque. Les rares traductions des textes de Brenner en français rappellent les difficultés qu’ont pu avoir en général les marxistes anglo-saxons à s’imposer dans le monde de l’édition française, et en particulier Eric Hobsbawm (Minard 2006). À ce titre, il nous faut encore remarquer que l’approche de Brenner en matière de rationalité et de stratégies subjectives n’est certainement pas étrangère à une incompréhension sur un territoire habitué aux modes de pensée structuralistes d’Althusser.
3La non-réception des œuvres de Brenner nous apparaît regrettable pour la compréhension de la transition du féodalisme au capitalisme. Avec sa notion de « relations sociales de propriété » et celle de « règle de reproduction » correspondante, il offre une explication de la transition qui permet de sortir des difficultés des approches concurrentes. Ces notions offrent un schéma de pensée pour appréhender le développement ; un schéma qui vit dans le sillage de Marx et qui ouvre des chantiers, travaillés, critiqués et étendus par d’autres, dans ce qu’on appelle désormais, à la suite de Guy Bois, le « marxisme politique ». Pour le seul champ de l’histoire économique, nous avons montré la fécondité d’une telle approche avec les contributions d’Ellen Meiksins Wood, d’Andreas Malm, et de Xavier Lafrance. Ces derniers travaux ne contribuent pas seulement à une compréhension alternative de la transition dans une perspective fortement inspirée d’une vision singulièrement politique de Marx, mais forment également un jalon pour une meilleure compréhension du capitalisme contemporain et de ses transformations les plus récentes. Nous ne pouvons qu’espérer que l’historiographie économique, dans ses mues perpétuelles, se renouvelle en prenant en compte cette pensée féconde de Robert Brenner, dont nous vous fournissons ici avec cette traduction un aperçu vivant.
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