1Dans ce dernier chapitre, nous voudrions indiquer la manière dont l’approche historique de Brenner a été réactualisée, approfondie et étendue à d’autres domaines de l’histoire économique. Le marxisme politique a donné lieu à de nombreuses contributions et de nombreux débats1. Notre objectif ne sera pas ici de fournir une vision d’ensemble des travaux historiques revendiquant une continuité avec ceux de Robert Brenner. Il sera plutôt de présenter trois contributions à nos yeux importantes, qui étendent le cadre historique de Robert Brenner à des objets que ce dernier a négligés. Nous nous intéresserons d’abord aux travaux d’une contemporaine de Robert Brenner, Ellen Meiksins Wood (1942-2016). Elle est surtout connue pour avoir entrepris une vaste histoire sociale des idées politiques, inscrivant les auteurs dans les différents états des rapports sociaux de propriété (Wood et Meiksins Wood 1997 ; Meiksins Wood 2013 ; 2014), s’opposant ainsi à l’approche qu’elle juge trop étriquée des historiennes et historiens de l’école de Cambridge, notamment Quentin Skinner2. Ce pan du travail de Meiksins Wood, qui représente une extension riche et fructueuse du marxisme politique (Kennedy 2008), n’entre pas dans le cadre du présent ouvrage3. Si nous indiquons quelques éléments liés à ces travaux, nous souhaitons plutôt insister ici sur les apports de l’autrice à l’histoire économique, notamment dans le cadre d’un débat avec Robert Brenner sur la place du commerce dans l’émergence du capitalisme. Nous aborderons ensuite l’usage que fait Andreas Malm de l’approche de Brenner à la question de l’usage des technologies énergivores. Malm étudie une problématique absente des travaux de Brenner : celle du lien entre technique et rapports sociaux. Enfin, nous aborderons la problématique de la diffusion du capitalisme hors du Royaume-Uni. Nous avons vu que l’approche comparative était centrale dans l’analyse de Brenner, qui refuse de considérer le capitalisme comme en puissance dans tous les systèmes sociaux. Contre cette idée, il insiste sur les particularités institutionnelles ayant rendu possible l’émergence du capitalisme en Angleterre, puis sa diffusion dans le reste du monde. Le cas de la France est à cet égard instructif. Nous nous y intéresserons à travers les travaux de Xavier Lafrance.

Ellen Meiksins Wood : capitalisme, commerce et impérialisme

2Éditrice de la Monthly Review de 1997 à 2000 aux côtés de Harry Magdoff et Paul Sweezy, et membre du comité éditorial de la New Left Review entre 1984 et 1993, Ellen Meiksins Wood est considérée, avec Robert Brenner, comme une des grandes figures du marxisme politique. Il faudrait également citer Benno Teschke, Hannes Lacher, David MacNally et Georges Comninel. Dans la droite ligne de la New Left, Meiksins Wood a plus que quiconque défendu la nécessité de prendre en considération les luttes de classes dans le cadre de l’histoire du capitalisme. Un engagement à la fois théorique et politique, qui a structuré son parcours intellectuel. En effet, si c’est en raison de ce fondement théorique qu’elle se rapproche d’auteurs comme Thompson ou Brenner, qu’elle place tous deux au panthéon de l’historiographie marxiste, elle est également une virulente critique du tournant structuraliste de la New Left Review, qu’elle analyse dans son ouvrage The Retreat from Class (Meiksins Wood 1986). Elle y établit un lien entre l’influence du structuralisme althussérien sur la New Left et l’émergence d’un « socialisme vrai » (expression ironique utilisée par Marx et Engels dans L’idéologie allemande et le Manifeste du parti communiste pour désigner le mouvement mené par Moses Hess), qui aurait peu à peu négligé la lutte des classes. C’est ce tournant qui, raconte-t-elle dans une entrevue au moment de son entrée à la Monthly Review, justifie sa prise de distance :

[La New Left Review] était stimulante intellectuellement, mais elle n’a jamais été très satisfaisante d’un point de vue politique. Par exemple, un des faits les plus remarquables à propos de la New Left Review pendant tout le temps où j’ai siégé à son conseil de rédaction, est qu’en la lisant, vous auriez à peine remarqué certains des coups d’éclat les plus importants du militantisme ouvrier de l’époque – la grève des mineurs, puis la grande grève de Wapping. J’ai écrit un jour une note interne pour m’en plaindre, analysant le contenu des articles des dix dernières années environ. Pour moi, c’est l’une des réalisations les plus importantes de la Monthly Review à l’heure actuelle : notre couverture du mouvement ouvrier et notre construction de liens avec la gauche ouvrière. (Meiksins Wood 1999, p. 75, notre traduction)

3Contemporaine de Brenner, Meiksins Wood a énormément commenté et défendu les travaux historiques de ce dernier, tout en les critiquant et en les développant. Ces développements touchent des domaines divers. D’abord historienne des idées politiques, champ dans lequel elle a participé à la production d’une histoire sociale des idées politiques, en collaboration avec Neal Wood (Wood et Meiksins Wood 1997), puis seule (Meiksins Wood 2013 ; 2014), Meiksins Wood a également travaillé sur l’histoire du marxisme, dans une perspective très critique des approches postmarxistes et structuralistes (Meiksins Wood 1986), ainsi que sur les spécificités historiques du capitalisme. Sur ce dernier thème, elle a entrepris d’enrichir les travaux de Brenner d’analyses touchant aux liens entre absolutisme et capitalisme, à l’impérialisme, ainsi qu’à la spécificité du commerce capitaliste. C’est sur ce dernier point que nous insisterons, dans la mesure où il a suscité une discussion avec Robert Brenner lui-même quant à la place des marchés internationaux dans le développement et l’expansion du capitalisme. Revenant sur cet échange dans L’origine du capitalisme, Meiksins Wood identifie des lacunes à l’analyse de Brenner :

En particulier, un point important mériterait qu’on l’examine de près. Même si le modèle de la commercialisation présente de graves lacunes, il n’en demeure pas moins que le capitalisme est né au sein d’un réseau de commerce international et qu’il n’aurait pu voir le jour sans l’existence de ce réseau. Il reste donc à comprendre comment l’intégration de l’Angleterre dans le réseau commercial européen a permis le développement du capitalisme anglais. (Meiksins Wood 2009, p. 100)

4La manière dont Brenner connecte l’intensification du commerce et le capitalisme a été sujette à débat. En effet, après avoir étudié l’émergence du capitalisme par le prisme d’une révolution agricole, et non bourgeoise et commerciale, Robert Brenner s’est penché sur le rôle des marchands au moment de la révolution anglaise (Brenner 2003). Ce « tournant » (relatif, puisque nous avons vu que Brenner avait consacré sa thèse de 1970 à cette question) semblait paradoxal à certains, et notamment à Perry Anderson, pour qui Brenner, en mettant les bourgeois au cœur de cette révolution, révisait leur rôle dans la transition économique (Anderson 1993). Ellen Meiksins Wood a contesté la lecture d’Anderson en indiquant que, précisément, l’erreur venait de l’assimilation faite par ce dernier entre révolution bourgeoise et transition (Meiksins Wood 1996 ; 2009, p. 97-102). Brenner insiste en effet sur le fait que la logique des marchands impliqués dans la petite industrie, bien que nécessaire au développement économique, restait fondamentalement féodale, et donc insuffisante pour entraîner un basculement dans une logique capitaliste :

J’ai envisagé le « capitalisme marchand » de l’Europe médiévale et du début de l’Époque moderne comme le point de départ indispensable, c’est-à-dire comme la condition préalable du développement économique. Mais j’ai considéré son industrie et son commerce urbains comme une excroissance naturelle de la société féodale, de ses besoins reproductifs et des initiatives des seigneurs féodaux. Je l’ai vu comme étant régulé et contraint par des communautés politiques de compagnies, de guildes et d’entreprises urbaines qui étaient plutôt semblables aux communautés politiques seigneuriales et paysannes qui maintenaient les relations sociales de propriété rurales. J’ai donc considéré le « capitalisme marchand » comme une partie intégrante de la société féodale, et comme étant loin d’être suffisant pour catalyser le développement économique. (Brenner 2001, p. 171, notre traduction)

5Néanmoins, Meiksins Wood reconnaît que Brenner n’a peut-être pas accordé assez d’importance à l’articulation entre commerce et capitalisme. Ce point est à l’origine d’un échange dans les pages du Journal of Agrarian Change, amorcé par la publication par Brenner d’un article consacré aux Pays-Bas (Brenner 2001 ; Meiksins Wood 2002 ; Post 2002).

6Le cas des Pays-Bas a été, et est toujours, très discuté dans le cadre du débat sur la transition. En effet, avec le Nord de l’Italie, les « Provinces-Unies » sont régulièrement considérées comme une zone géographique en nette « avance » dans leur développement économique sur le reste de l’Europe (Braudel 1979, p. 201 ; Bairoch 1997, p. 275). Cette puissance commerciale se caractérise très tôt par une forte division du travail, une baisse de la population vivant de l’agriculture (corollaire d’une augmentation de la part de la population urbaine investie dans la production artisanale), une productivité et des rendements agricoles importants, et une agriculture tournée vers des produits travaillés : bétail, produits laitiers et cultures céréalières plus rémunératrices – lin, colza, chanvre, tabac, houblon, ainsi que les plantes tinctoriales telles que la garance ou le pastel. De sorte que l’économie des Provinces-Unies devient, dès la seconde moitié du xvii^e siècle, dépendante du commerce international à la fois pour l’importation de céréales (on estime qu’elles importent autour de 50 % de leurs besoins en grain), et pour l’exportation de leurs produits (De Vries 1974 ; De Vries et Van der Woude 1997). Or, ce n’est pas dans ces régions que le capitalisme prendra son envol, mais bien en Angleterre. Brenner étudie cette « transition avortée » dans son article « The Low Countries in the Transition to Capitalism » (2001). Selon lui, des relations sociales de propriété capitalistes se sont bien développées aux Pays-Bas. La preuve en aurait été une forte différenciation entre les producteurs agricoles sous la pression des marchés internationaux, les moins compétitifs perdant leurs terres et rejoignant les rangs des travailleurs non agricoles. L’existence de cette pression marchande était intrinsèquement liée au fait que les individus étaient contraints de vendre sur le marché pour assurer leur subsistance :

Il n’y a que sous une telle structure de relations sociales de propriété que les acteurs économiques sont laissés libres d’agir comme ils l’entendent, mais aussi, et c’est le plus important, qu’ils deviennent dépendants du marché pour leurs intrants, et donc soumis à la concurrence dans la production nécessaire à la survie. Ils sont ainsi contraints, sous peine de disparition, à chercher systématiquement la maximisation de la valeur d’échange par la spécialisation, l’accumulation et l’innovation, et à répondre à l’évolution de la demande, tout en subordonnant tous les autres objectifs à la maximisation de la valeur d’échange. (Brenner 2001, p. 173, notre traduction)

7Ce phénomène fut particulièrement visible au moment de la crise économique européenne du xvii^e siècle, lorsqu’à la chute des prix agricoles, les seigneurs hollandais acceptent de faire varier à la baisse les rentes féodales et entreprennent d’investir pour accroître la productivité. Dès lors, comment expliquer la divergence entre l’Angleterre, qui sera le premier pays européen à connaître sa révolution industrielle, et les Pays-Bas, qui seront « retardés » dans ce processus ? Brenner explique ce décalage par le fait que les Provinces-Unies, à la différence de l’Angleterre, dépendaient de manière vitale du commerce extérieur. Les Hollandais étaient obligés de vendre au reste de l’Europe pour être en mesure d’acheter à cette même Europe ses moyens de subsistance. De sorte que les Pays-Bas se sont trouvés dans la situation d’une région capitaliste dépendante de la demande de régions non capitalistes. Or, à partir du milieu du xviii^e siècle, le commerce hollandais a connu une succession de crises commerciales graves (donc une baisse de l’offre et de la demande internationales) menant l’économie sur le déclin.

8Meiksins Wood avance qu’en raisonnant ainsi, Brenner entrerait en contradiction avec ses travaux sur l’Angleterre, notamment dans la mesure où il se focaliserait sur la division du travail et la dépendance au marché, en négligeant le fait que les relations sociales de propriété restaient profondément féodales. Et en effet, ce qui, dans l’analyse de Brenner, limite le passage au capitalisme des Pays-Bas, ce n’est pas l’absence de relations sociales de propriété capitalistes, mais l’absence d’un commerce suffisamment développé entre les différents pays européens. La limite redevient externe, et non interne. Pour mieux distinguer en quoi le cas des Pays-Bas diverge du cas de l’Angleterre, sans avoir à reposer un argument externe, Meiksins Wood avance les points suivants. Premièrement, la division du travail à l’œuvre aux Pays-Bas n’a rien de capitaliste, puisqu’elle repose sur des rapports de propriété féodaux : la survie des propriétaires terriens ne dépend pas du marché des terres, et donc de leur capacité à en améliorer la productivité, mais de leur pouvoir extra-économique. Deuxièmement, la dépendance vis-à-vis du marché qu’a connu la Hollande n’a rien de commun avec la dépendance au marché expérimentée dans le cadre d’une économie capitaliste, dans la mesure où cette dépendance concerne la consommation (il faut vendre pour acheter), alors que dans un cadre capitaliste, c’est le profit qui devient la condition de la survie. Troisièmement, alors que dans le cas des Pays-Bas, c'est en raison de la crise que l’augmentation des rendements a été rendue nécessaire par l’obligation d’exporter pour importer, dans un régime capitaliste concurrentiel, la pression sur les rendements est constante.

9Ces divergences sont le fait de rapports de propriété eux-mêmes différents : le capitalisme implique que les propriétaires sont eux-mêmes dépendants du marché pour leur survie (par exemple le marché des baux dans le cadre de l’exploitation des terres). Nous verrons que, selon Meiksins Wood, cela n’est pas le cas dans le cadre des Provinces-Unies. Mais l’angle d’attaque de l’autrice est avant tout celui du commerce. En effet, elle entend montrer que le commerce international sur lequel les Provinces-Unies fondent leur développement économique est qualitativement différent du commerce marchand capitaliste. Cette nuance est un apport important de Meiksins Wood au cadre de Robert Brenner, puisqu’elle participe à la mise à distance vis-à-vis de la thèse de la commercialisation. Au-delà des pages du Journal of Agrarian Change, Meiksins Wood développe son point de vue dans deux ouvrages, traduits en français aux éditions Lux, L’origine du capitalisme (2009) et L’empire du capital (2011b).

10Reprenant un constat largement partagé, Ellen Meiksins Wood estime que les Provinces-Unies constituent la société la plus commercialisée du monde avant l’avènement du capitalisme. Comme l’indique Brenner, l’économie hollandaise dépend de manière inédite du commerce international, notamment en raison de villes dont les besoins alimentaires dépassent les capacités productives. Meiksins Wood précise :

En un sens, c’est le contraire. Les villes vont grossir et se maintenir grâce au développement du commerce et au rôle de la Hollande dans le système européen. (Meiksins Wood 2011b, p. 94)

11Cependant, pour l’autrice, ce commerce prend racine dans une logique féodale, et non capitaliste. En particulier, sa domination commerciale sur le reste de l’Europe s’exerce en raison d’une supériorité extra-économique, par sa maîtrise des routes commerciales, et non en raison de ses capacités à réagir aux variations de coûts de revient des différents sites de production. Cette maîtrise confère à la République une capacité à relier des marchés indépendants les uns des autres afin de jouer sur les différences de prix entre les différentes zones géographiques. Les profits dégagés sont donc commerciaux, puisqu’ils reposent sur le monopole des routes commerciales, et non sur la le fait de mettre en concurrence les producteurs au sein d’un marché unifié. L’analyse de Meiksins Wood a ceci d’intéressant qu’elle permet d’alimenter le débat ouvert au moins depuis Dobb et Sweezy sur le rôle du commerce, et réactivé à l’occasion de l’article de Brenner de 1976 (Brenner 1978b ; 1978a ; Sweezy 1978). Nous avons vu que Paul Sweezy mettait au cœur de son analyse le fait de produire pour vendre sur les marchés. Or, nous dit Meiksins Wood, il y a deux manières d’être lié aux marchés : vendre pour pouvoir acheter, ou vendre pour maximiser son profit dans un contexte de prédation économique. Les deux logiques sont pour elle radicalement différentes, voire opposées : alors que dans le premier cas, la pression du marché dépend de ses besoins en matière de consommation, dans le second cas elle se manifeste de manière constante par les effets de la concurrence :

Il est primordial de distinguer la nécessité de vendre pour survivre de la nécessité d’atteindre un taux de profit moyen pour survivre, ceci indépendamment de ses propres besoins de consommation. (Meiksins Wood 2002, p. 64, notre traduction)

12La question demeure celle de la liaison entre le commerce et la production. En raison de leur domination militaire des routes commerciales, les Provinces-Unies ont accès à des céréales bon marché en provenance du reste de l’Europe. Cet accès permet une spécialisation dans des productions plus chères, dont les prix sont tirés à la baisse en raison d’un accès privilégié aux céréales. Ce n’est pas un processus de concurrence qui force la spécialisation, mais l’opportunité du marché ouvert par la puissance maritime hollandaise :

La production céréalière hollandaise va sans doute être remplacée par celle de « concurrents » affichant des prix de revient inférieurs, mais cette « concurrence » n’a pas pour effet de créer une tension sur les prix et les coûts ou de faire baisser les marges de profit de l’agriculture hollandaise. Au contraire, elle va favoriser la production de marchandises plus chères et plus rentables. […] En d’autres termes, si les Hollandais sont soumis à la concurrence, celle-ci relève moins de la concurrence des prix capitalistes que d’une rivalité extra-économique de type non capitaliste. (Meiksins Wood 2011b, p. 96-97)

13L’ouverture des marchés internationaux constitue donc une opportunité qui, dans un premier temps, ne met aucune pression particulière à la diminution des coûts de production domestiques. Si les gains de productivité sont élevés, c’est avant tout pour répondre aux opportunités d’une augmentation de la demande, et non pour conserver un avantage concurrentiel. La preuve en est la grande liberté des producteurs dans l’organisation de la production, en fonction de critères certes économiques, mais également sociaux et politiques (Mastboom 2000). Par ailleurs, cette opportunité ne se défend pas en conservant un avantage économique, mais un avantage militaire. La puissance économique de la République repose en dernière analyse sur des stratégies extra-économiques, qu’Ellen Meiksins Wood met au cœur de son analyse. Lorsque des difficultés économiques émergent, la réponse « naturelle » n’est pas de faire en sorte d’améliorer la productivité des sites de production afin de restaurer une quelconque compétitivité. Elle est plutôt d’approfondir sa domination commerciale. L’investissement n’est pas économique, il est militaire. Meiksins Wood analyse ce penchant des économies commerciales féodales à travers une lecture originale de la Glorieuse Révolution de 1688, qui débouche sur le règne de Guillaume d’Orange en Angleterre. Selon elle, l’intervention hollandaise est à considérer avant tout comme une tentative de contrer le développement commercial de la France. En effet, devant la concurrence française pour le monopole des routes commerciales, fruit des politiques mercantilistes, la réponse jugée appropriée fut une alliance avec l’Angleterre. Une alliance qui nécessitait qu’un allié des Provinces-Unies puisse s’asseoir sur le trône d’Angleterre : Guillaume d’Orange. Telle était, pour Meiksins Wood, la principale motivation de l’« aide » hollandaise au renversement de Jacques II.

14Le caractère extra-économique de la logique commerciale, mis en avant par Meiksins Wood, avait déjà été très clairement décrit par Braudel :

Le système hollandais est bâti sur l’ensemble des interdépendances commerciales qui, liées les unes aux autres, organisent une série de canaux presque obligatoires de la circulation et de la redistribution des marchandises. Un système qui se maintient au prix d’une attention constante, d’une politique d’évincement de toute concurrence, d’une subordination de l’ensemble de l’économie hollandaise à cet objectif essentiel. (Braudel 1979, p. 279-280)

15Meiksins Wood prend donc au sérieux le cadre d’analyse de Brenner, et l’étend à l’étude du commerce européen. La distinction entre commerce féodal et commerce capitaliste lui permet d’approfondir de manière substantielle les travaux de l’économiste américain.

16Meiksins Wood a interprété l’histoire intellectuelle hollandaise à l’aune de ces caractéristiques économiques (Meiksins Wood 2011b, p. 102-108 ; 2014)4. C’est plus particulièrement la figure de Hugo Grotius qui a fait l’objet de son attention. Ce dernier ne serait pas tant celui que l’on présente souvent comme le premier théoricien d’un droit international fondé sur les principes du droit naturel, que le concepteur d’un système de pensée servant à justifier et à défendre les moyens mis en œuvre par la Compagnie hollandaise des Indes orientales pour parfaire sa domination commerciale. C’est en particulier le cas de la doctrine de la « guerre juste », dont Grotius est considéré comme l’un des principaux penseurs, et qui est souvent interprétée comme un principe de limitation des interventions guerrières. Grotius défend, nous dit Meiksins Wood, l’idée selon laquelle une guerre n’est légitime que si elle est menée entre des autorités militaires, comprenant les États, certes, mais également les entreprises commerciales privées. Une fois étendue la légitimité de mener les guerres, Grotius élargit également le principe de légitime défense en y intégrant les actions visant à acquérir les choses utiles à la vie, dans les limites de la propriété. C’est précisément sur ce dernier point que, selon Meiksins Wood, l’« apport » de Grotius est le plus important. En effet, le philosophe hollandais soutient qu’il ne peut y avoir de droit de propriété que sur ce qui est consommable ou transformable par un individu. Cette idée a deux implications. D’abord, il ne saurait y avoir de droit de propriété sur les mers, de sorte que la défense manu militari d’une route commerciale ne peut être considérée comme une agression illégitime. Ensuite, la propriété reposant sur l’utilisation et la transformation d’une terre jugée non utilisée dans un cadre colonial gagne également en légitimité. Encore une fois, Meiksins Wood explique ce passage de la défense des entreprises commerciales à celle du colonialisme par un changement de stratégie nationale :

Là, Grotius est, en un sens, plus préoccupé par ce que n’est pas la propriété que par ce qu’elle est. Pour défendre les pratiques commerciales des Hollandais, et en particulier les agissements de la Compagnie des Indes orientales, il suffit d’insister sur la liberté des mers et sur le droit de rechercher le profit commercial par la violence. Mais, comme Tuck5 le fait remarquer, le changement de la politique commerciale hollandaise et le fait que les entreprises s’intéressent désormais davantage à la colonisation incitent Grotius à mobiliser sa précédente théorie de la propriété pour y intégrer ces exigences. (Meiksins Wood 2011b, p. 106-107)

17Au-delà des stratégies guerrières, l’autre manière de gérer les crises commerciales est la traduction, par les marchands, de leur capital économique en capital politique par l’achat de charges publiques (Brenner parle d’accumulation politique). Cette possibilité témoigne encore une fois du caractère féodal de l’organisation socio-économique hollandaise : le marché ne constitue pas un impératif, puisqu’il est possible d’en sortir pour retourner à une vie de privilège. Si une caractéristique de l’économie des Provinces-Unies était que les seigneurs et les fermiers dépendaient, pour leur subsistance économique, de la capacité des compagnies maritimes à maîtriser les routes commerciales, dussent-elles les défendre armes au poing, une autre caractéristique était donc la dépendance des classes dirigeantes vis-à-vis de modes d’appropriation extra-économiques classiques des économies non capitalistes, et notamment des charges publiques (Meiksins Wood 2009, p. 144-147). La structure politique de la république des Sept Provinces-Unies des Pays-Bas s’articulant autour des villes et provinces autonomes, la mise en place de postes d’officiers publics très lucratifs était nécessaire. Tellement lucratifs qu’une des stratégies privilégiées des élites commerciales était, fortune faite, l’achat de charges publiques.

18Selon Meiksins Wood, c’est précisément la prépondérance de cette propriété « politiquement constituée » (non capitaliste par nature) qui est la raison de l’absence de basculement vers une économie capitaliste. En effet, au moment de la crise du xvii^e siècle et de la chute des prix agricoles, le réflexe de survie des propriétaires (qu’ils soient marchands ou seigneurs) ne fut pas, comme en Angleterre, d’investir afin de baisser les prix de revient, mais plutôt de désinvestir le secteur agricole pour investir dans des charges publiques. C’est précisément cette possibilité qui fait toute la différence entre l’économie de l’Angleterre et l’économie de la Hollande, et qui semble être le cœur de la discussion entre Brenner et Meiksins Wood. Pour cette dernière, le basculement le plus important n’est pas tant l’émergence d’un prolétariat entièrement dépendant du marché du travail, que celle d’une classe de propriétaires fonciers qui dépendent uniquement du travail de leurs terres par des exploitants capitalistes, et qui ne peuvent se reposer sur aucune autre source de revenu. Cette triade (travailleurs salariés, propriétaires fonciers, et exploitants capitalistes) est la condition nécessaire à l’existence d’une dépendance pleine et entière aux marchés, rendant vitale l’amélioration des terres et inévitable l’émergence d’un prolétariat rural.

19Si Meiksins Wood met à distance capitalisme et commerce, en systématisant une historiographie centrée sur les relations sociales de propriété, elle entend par ailleurs comprendre la manière dont le capitalisme affecte les stratégies impérialistes. Les empires précapitalistes se sont développés en dehors de leurs frontières par le biais de stratégies commerciales agressives, ou de colonisation. Ces colonies s’organisent, nous dit Meiksins Wood, selon des formes d’exploitation semblables à celles des métropoles, à savoir une appropriation absolue fondée sur un pouvoir extra-économique. C’est par la force que les colonisateurs imposent de lourdes taxes, assujettissent les populations et pillent les ressources. Or, l’impérialisme colonial capitaliste opérerait un changement de logique important, ceci en imposant l’impératif de la productivité aux terres colonisées :

On peut observer ici la transition entre les conceptions commerciales du profit – le profit de l’échange inégal : acheter bon marché et vendre cher – et le profit capitaliste généré par la concurrence et l’« amélioration ». Et ces nouvelles conceptions de la propriété et du profit s’accompagnent de nouvelles formes de colonisation et de nouvelles justifications de celle-ci. (Meiksins Wood 2011b, p. 121)

20Le premier cas de ce type de nouvel impérialisme est pour Meiksins Wood celui de l’Irlande. Alors que, durant des années, l’Angleterre avait tenté de soumettre l’Irlande par la force militaire, la monarchie des Tudors essaya « quelque chose de neuf » : « à la fin du xvi^e siècle, la stratégie anglaise consista à faire passer soudainement l’Irlande du féodalisme au capitalisme » (Meiksins Wood 2009, p. 241). L’idée générale était d’installer sur les terres expropriées la « triade » capitaliste qui avait vu le jour en Angleterre. L’imposition de cette logique passait par l’expropriation, voire l’extermination, comme dans le cas de l’Amérique, soit l’instrumentalisation coloniale de la prétendue accumulation primitive. C’est ainsi que l’on entra dans une logique de peuplement jusqu’alors inédite. Comme dans le cas des Provinces-Unies, Meiksins Wood, en historienne des idées politiques, montre que cette métamorphose de la logique coloniale s’est accompagnée de son lot de justifications idéologiques, se fondant sur l’éthique de l’amélioration contenue dans la pensée lockéenne :

Dieu a donné la terre aux hommes en commun : mais, puisqu’il la leur a aussi donnée pour les plus grands avantages, et pour les plus grandes commodités de la vie qu’ils en puissent retirer, on ne saurait supposer et croire qu’il entend que la terre demeure toujours commune et sans culture. Il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables. (Locke 1997 [1690], V, p. 28)

21Meiksins Wood montre comment cette nouvelle approche de la propriété, qui accompagne et appuie l’émergence du capitalisme anglais, va se mouvoir en une logique impérialiste, par voie de commerce, puis d’expansion coloniale. Dans le premier cas, la propriété est érigée en programme impérial par William Petty, qui considère que le meilleur moyen de dominer les puissances européennes concurrentes est de produire les conditions de l’amélioration des processus de production : le marché pour inciter, voire obliger, à la production à bas coût. Pour Petty, cette discipline par le marché est supérieure à l’option alternative, qui ne consisterait qu'à « renforcer leurs monopoles dans leur ignorance et leur oisiveté » (Petty, cité dans Meiksins Wood 2011b, p. 125). La logique coloniale a, elle, nécessité des aménagements. Il a en effet fallu adapter cette nouvelle idéologie de manière à la rendre compatible avec l’exploitation des populations locales :

En se fondant sur des modes d’exploitation purement économiques et en supprimant les identités et les hiérarchies extra-économiques, le capitalisme devient en fait compatible avec la défense des libertés civiles et de l’égalité comme aucun autre système de classes non capitaliste ne l’a jamais fait avant lui. Cependant, au moins pour un temps, quand l’idéologie des libertés civiles et de l’égalité se heurtera à la dure réalité de l’impérialisme et de l’esclavage, on se mettra à accorder une nouvelle importance au racisme en tant que substitut de toutes les autres identités extra-économiques que le capitalisme a supplantées. (Meiksins Wood 2011b, p. 144-145)

22C’est ainsi que le capitalisme s’est très bien accommodé de l’esclavage, l’étape ultime étant la capacité à posséder des femmes et des hommes. Ce mode d’appropriation pose en retour des problèmes à l’Empire, lorsque les populations « implantées » désirent leur indépendance alors que la métropole anglaise n’est pas suffisamment puissante pour imposer sa domination par les seuls moyens économiques. L’indépendance américaine est la concrétisation de ce risque, dont les Anglais tireront les enseignements : l’occupation par des moyens militaires redevint la condition nécessaire de la domination. L’Inde, dont l’exploitation coloniale restera essentiellement non capitaliste, puisque gérée par les compagnies commerciales, en est l’exemple emblématique.

À première vue, le passage d’un empire commercial à un empire territorial semble contredire la thèse selon laquelle la tendance à remplacer des formes d’exploitation extra-économiques par des formes économiques et à étendre les impératifs économiques hors de la portée du pouvoir extra-économique va de pair avec le capitalisme. Pourtant, d’un autre point de vue, le développement contradictoire de l’Empire britannique en Inde illustre davantage qu’il ne réfute cette prémisse fondamentale. La tentative de bâtir un empire territorial fondé sur des impératifs capitalistes est vouée à l’échec, ou du moins elle est porteuse de contradictions insupportables. (Meiksins Wood 2011b, p. 162-163)

23Il faudra attendre l’impérialisme américain post-Seconde Guerre mondiale pour voir se réaliser une forme viable d’impérialisme capitaliste. En étudiant ce cas, Ellen Meiksins Wood ouvre la voie à une application du marxisme politique aux relations internationales (Dufour et Lapointe 2010). S’opposant aux thèses de Hardt et Negri (2000), elle défend que l’impérialisme à l’ère du capitalisme ne doit en aucun cas se lire à travers la grille de lecture d’une mondialisation dépassant les États. Au contraire, le capitalisme s’impose lui aussi par des moyens extra-économiques : si le marché devient un outil de domination, il n’en reste pas moins que ce dispositif doit être implanté et maintenu6.

24Les contributions de Meiksins Wood à l’élargissement du marxisme politique sont innombrables. Mais elles ont également contribué à corriger et préciser des aspects importants des contributions de Robert Brenner. Ce faisant, Meiksins Wood n’a pas fait que prolonger l’esprit du marxisme politique, elle a contribué, plus que quiconque, à en définir les contours. Un cadre qui sera notamment mobilisé par l’historien activiste Andreas Malm.

Une autre histoire économique : Andreas Malm et l’ère de l’anthropocène

25Le travail de Robert Brenner privilégie les explications en termes de rapports de propriété et de luttes des classes, et relaye au second plan les facteurs exogènes : commerce, technologies, crises démographiques. Si les propriétaires terriens ont été amenés à « améliorer » leurs terres, et que les travailleurs ont été contraints d’accepter les innovations techniques, c’est en raison de l’émergence de rapports de propriété particuliers. Ces rapports enchaînent la production des moyens de subsistance au marché et à la concurrence. Ce raisonnement, approfondi par Meiksins Wood, comporte néanmoins un angle mort : celui des choix technologiques. Brenner et Meiksins Wood rejettent les explications technicistes de l’émergence du capitalisme. En effet, l’apparition de nouveaux procédés techniques ne garantit pas que ces derniers seront effectivement utilisés dans le processus de production. Sous-entendre le contraire reviendrait à considérer une appétence naturelle pour la croissance et le progrès technique. Or, dans une logique de « sécurité avant tout », propre au féodalisme, il semble plus probable de considérer que les innovations constituent un risque insurmontable. Ce sont les rapports de propriété capitalistes, et la concurrence qui en découle, qui vont, une fois mis en place, obliger les fermiers capitalistes à innover. Néanmoins, tant Brenner que Meiksins Wood ont tendance à considérer l’amélioration technique comme une boîte noire : le capitalisme pousse à l’amélioration, point final. Sur cette problématique, on peut leur opposer les apports d’Edward Thompson, qui a au contraire cherché à comprendre les types d’innovation vers lesquels poussaient le capitalisme et la production industrielle. Il a ainsi travaillé sur les nécessités qui ont conduit à l’introduction de la mesure du temps, plus particulièrement du chronomètre ; sur les effets de ce dernier sur l’appréhension du temps ; ainsi que sur la synchronisation des activités dans le cadre de la révolution industrielle : ce n’est plus la tâche qui définit le temps de travail, mais le temps du travail (domestiqué grâce à la division du travail) qui commande l’activité (Thompson 2004).

26La question des choix technologiques au moment de la révolution industrielle est au cœur du travail d’Andreas Malm. Professeur à l’université de Lund, en Suède, il étudie en effet le capitalisme dans le cadre d’une histoire de l’économie fossile, soit la façon dont celui-ci s’est fondé sur la consommation d’énergies fossiles. Les travaux de Malm ont été en partie traduits aux éditions La Fabrique sous le titre L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital (Malm 2017). La revue Période publie par ailleurs régulièrement des traductions de ses travaux. Spécialiste des questions écologiques, Malm soutient une réponse révolutionnaire à la crise écologique (Malm 2018 [2017]).

27Dans un article publié en 2013, « The Origins of Fossil Capital: From Water to Steam in the British Cotton Industry » (Malm 2013), l’auteur interroge le passage de l’énergie hydraulique à la vapeur dans l’industrie du coton en Angleterre au moment de la révolution industrielle. Signalons d’emblée que Malm s’inscrit explicitement dans le sillage de Brenner et de Meiksins Wood (Malm 2017, p. 80, note 166). Cette référence passe d’abord par le point de départ de son raisonnement : tout comme Brenner, il considère que les choix technologiques s’expliquent en termes de rapports de propriété, et non en termes purement techniques. Selon Malm, l’historiographie dominante de l’histoire de l’économie fossile serait fortement ancrée dans ce qu’il nomme « paradigme ricardiano-malthusien », dont le représentant le plus influent aujourd’hui serait Tony Wrigley (2010). Le terme même de « ricardiano-malthusien » est un renversement de l’expression de Brenner (malthusiano-ricardien) et exprime une idée similaire, à savoir expliquer l’émergence de l’économie fossile par le biais d’une tendance à la croissance, qui nécessite une exploitation toujours plus importante des ressources énergétiques. Malm conteste cette hypothèse pour deux raisons. Premièrement, parce qu’elle présuppose ce qui, au contraire, nécessite d’être expliqué. Pour Wrigley, deux forces séculaires pousseraient à brûler toujours plus de combustible : d’un côté, la loi des rendements décroissants des terres de Ricardo repose sur le présupposé d’un besoin toujours plus grand de terres ; de l’autre, comme le théorise Malthus, la croissance constante de la population constitue la principale pression économique sur les ressources. Ces forces, en mettant le développement économique dos au mur, auraient été de puissantes incitations à l’innovation technique et énergétique. Secondement, parce qu’elle invisibilise des mécanismes de substitution entre les sources d’énergie qui n’ont rien à voir avec de quelconques impératifs d’efficacité productive. Malm étudie à cet égard le passage de l’énergie hydraulique à l’énergie fossile (le charbon) dans le cadre de l’industrie du coton en Angleterre. Il défend l’idée qu’au moment où le choix s’opère, le charbon n’apporte aucune garantie d’efficacité énergétique supérieure par rapport à l’eau. Il faut dès lors chercher ailleurs l’origine de cette substitution, à savoir dans la relation d’exploitation entre propriétaires et travailleurs. En effet, le choix du mode d’énergie est ici étudié dans un cadre capitaliste et industriel. Contrairement à l’image d’Épinal, l’industrie anglaise de la filature de coton s’est construite sur la force hydraulique. Jusqu’au milieu des années 1820, la roue à eau est la technologie de référence, avant que la vapeur ne prenne petit à petit le pas. Or, un certain nombre de travaux ont montré que les raisons de cette transition ne pouvaient se trouver dans la supériorité intrinsèque du charbon sur l’eau, énergie gratuite et abondante (Chapman 1971 ; Gordon 1983 ; Shaw 1984). Qui plus est, il semble bien qu’il existait au début du xix^e siècle une conscience des avantages productifs de l’eau. La vapeur l’a donc emporté alors même que ses rendements énergétiques étaient moindres. Tel est le paradoxe auquel s’attaque Malm. Un paradoxe dont il sort en montrant que l’intérêt ne tenait pas tant à l’avantage énergétique qu’à l’organisation du travail. Un argument largement mis en avant par les économistes témoins de ce changement, comme John McCulloch ou William Stanley Jevons. Malm cite le premier :

Le véritable avantage de l’emploi de l’énergie produite par la vapeur pour mettre en mouvement les machines d’une filature, ou un certain nombre de machines à tisser, semble être très mal compris. Il n’est pas tant dans une quelconque économie directe de main-d’œuvre que dans le fait qu’il permet de les faire fonctionner à l’emplacement le plus approprié. Le travail réalisé à l’aide d’un cours d’eau est généralement aussi économique que celui réalisé à la vapeur, et parfois bien plus économique. Mais l’invention de la machine à vapeur nous a soulagés de la nécessité de construire des usines à des emplacements incommodes pour la seule raison qu’il y avait là une chute d’eau. Cela a permis qu’elles soient placées au cœur d’une population formée aux habitudes industrieuses. (McCulloch, cité par Malm 2017, p. 93)

28La remarque de McCulloch à propos des « habitudes industrieuses » peut être considérée comme le point de départ de la thèse défendue par Malm. La révolution industrielle ainsi que l’entrée dans un système capitaliste sont accompagnées par l’usage de plus en plus extensif de l’énergie hydraulique. Si cette énergie est peu chère et facilement accessible, son exploitation demande néanmoins un certain nombre de conditions, dont l’installation sur des berges où le débit est suffisant. Ce qui donna lieu à ce que Malm nomme une « dynamique centrifuge » : les usines se déploient toujours plus loin, à la recherche de conditions permettant une production de plus en plus grande. C’est ainsi que se forment des « colonies-usines », vers lesquelles il fallait amener les travailleurs qui, de leur côté, étaient souvent peu enclins à travailler dans ces nouvelles conditions industrielles. La formation de ces communautés extra-urbaines va donc de pair avec celle d’un prolétariat n’ayant réellement d’autre choix que d’alimenter l’industrie naissante. Or, nous dit Malm, ce système, alimenté par l’énergie hydraulique, connut ses premières grandes difficultés à la fin des années 1820. En effet, la valorisation du capital sur les marchés concurrentiels s’acclimatait difficilement avec les aléas météorologiques, faisant varier le débit des rivières et provoquant des périodes d’arrêt de la production (notamment à cause des inondations). Or, si l’idée selon laquelle le travail doit s’adapter au rythme de la nature était ancrée dans les modes de vie non capitalistes, comme l’a bien montré Thompson (2004), le poids de la concurrence forçait les employeurs à allonger toujours plus les journées de travail afin de compenser les journées chômées, ce qui déclencha des mouvements de révoltes et de grèves, allant jusqu’à des destructions d’outils de travail. Une des revendications récurrentes était la mise en place d’une limite journalière à la durée du travail (dix heures). Ces révoltes ouvrières furent attisées par l’abrogation des lois sur les coalitions de 1824. Un mouvement qui, de plus, révélait deux défauts de l’hydraulique aux yeux des propriétaires d’usines. Le premier était lié à la « dynamique centrifuge », qui éloignait les points de production des centres urbains peuplés de travailleurs de substitution. De sorte que le rapport de force entre employeurs et employés était avant tout influencé par le choix technologique :

Par sa logique même, la colonie-usine rendait les licenciements, le recrutement de briseurs de grève, les émeutes et leur répression risqués et potentiellement ruineux ; avec les vagues de grèves des années 1830, l’avantage d’un accès immédiat à une armée de réserve de travailleurs passait clairement au premier plan. (Malm 2017, p. 100)

29L’utilisation de la vapeur représentait alors une solution, dans la mesure où cette source d’énergie ne nécessitait pas de s’éloigner des bassins de population, et donc de main-d’œuvre, que représentaient les villes. Qui plus est, ces populations étaient déjà soumises au nouveau rythme de l’industrie. Le second défaut de l’hydraulique pour les employeurs était qu’en cas de lois venant réduire le temps de travail, il devenait compliqué de s’adapter par une intensification de ce dernier. Le temps concret du rythme naturel était évacué au profit du temps abstrait des usines :

Figé dans le temps, le charbon était adéquat au temps abstrait des rapports de propriété capitalistes, et sous la contrainte de la réglementation sur les usines, il est devenu une condition nécessaire de la perpétuation de son abstraction. (Malm 2017, p. 131)

30C’est ici la dynamique politique, liée à la lutte au sein de l’appareil productif, qui participe de l’émergence d’un mode d’organisation de la production et de la société. Encore une fois, la vapeur était une solution toute trouvée. La démarche historiographique d’Andreas Malm, en raison du fait qu’elle remet la lutte des classes au cœur de l’histoire technologique et organisationnelle du capitalisme, est une extension riche et bienvenue de la démarche de Robert Brenner et d’Ellen Meiksins Wood.

La diffusion du capitalisme : le cas de la France

31Le marxisme politique insiste sur l’importance de la démarche comparative. Dernier exemple de la fécondité de cette approche, penchons-nous sur le cas spécifique de la France, dont nous avons vu qu’il avait été un point de débat important à la suite des travaux de Brenner. Comme l’a souligné Eric Hobsbawm dans un ouvrage célèbre, L’ère des révolutions, à ne se concentrer que sur les aspects quantitatifs, à la fin du xviii^e siècle, tout semblait prédestiner la France à une croissance économique importante comparativement à l’Angleterre : des capitaux en quantité, une science de « pointe », des innovations commerciales d’envergure (grands magasins, publicité). Pourtant, c’est bien l’Angleterre, et non la France, qui s’engagera la première dans la révolution industrielle (Hobsbawm 1970, p. 228-229). Chiffre significatif à cet égard, en 1880, un actif français sur deux l’est dans l’agriculture, contre 25 % en Angleterre. Un taux qui ne sera atteint en France qu’en 1950. Si l’on suit Brenner, la raison en est que la France avait tout, sauf ce qui constitue le fondement de la croissance auto-entretenue, à savoir des relations sociales de propriété capitalistes. Brenner considère d’ailleurs que le capitalisme se serait d’abord développé en Angleterre, pour des raisons propres à sa dynamique politique, avant de se diffuser dans d’autres aires géographiques. Cette approche, qui met en avant l’exceptionnalité anglaise, interdit toute idée d’un « retard » français, ou d’une « avance » anglaise, puisque l’Angleterre aurait en réalité emprunté une voie qualitativement originale et non nécessaire, les taux de croissance de la France restant dans la moyenne des autres pays européens. En d’autres termes, le capitalisme fut une voie parmi d’autres, et non un phénomène nécessairement amené à se manifester. De sorte qu’il devient important de comprendre la manière dont il s’est diffusé aux autres pays européens, tels que la France ou l’Allemagne. Nous avons vu qu’Ellen Meiksins Wood, s’inscrivant dans les pas de Rosa Luxemburg (1967 [1913]), avait précisément attiré l’attention sur ces modes de diffusion, et plus spécifiquement sur la colonisation. Une autre facette de cette diffusion est, toujours selon Meiksins Wood, la constitution d’un vaste réseau de libre-échange. Il faudra néanmoins attendre les récents travaux de Xavier Lafrance, professeur au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), pour qu’une historiographie explicitement brennerienne soit appliquée au cas de la France, même si les idées qu’il développe avaient déjà été mises en avant par d’autres. Lafrance publie en 2019 un ouvrage consacré à cette question, The Making of Capitalism in France (Lafrance 2019a).

32Comme nous l’avons développé auparavant, Brenner considère que l’émergence du capitalisme agraire en Angleterre est intimement liée à la mise en place d’un système politique impliquant une séparation entre pouvoir politique (la couronne) et pouvoir économique (propriétaires terriens), dans le sens où ce n’est plus le premier qui détermine le second. Cette affirmation a été à l’origine d’un débat important dans le cadre de l’histoire comparée entre la France et l’Angleterre. Perry Anderson, dans une série d’ouvrages célèbres, soutient que la forme du régime absolutiste fut le trait d’union entre le féodalisme et le capitalisme (Anderson 1978 ; 1977). L’argument d’Anderson repose sur l’idée que l’absolutisme consisterait précisément en une concentration du pouvoir politique à la tête des États, qui abandonnent le pouvoir économique d’abord aux propriétaires terriens, puis aux marchands. Ainsi, il conteste fermement la thèse d’une spécificité de l’Angleterre vis-à-vis d’un pays comme la France : partout où l’absolutisme vient dissoudre l’organisation féodale, le capitalisme finit par s’installer. Dans « Propriété et progrès », il est évident que Robert Brenner s’oppose à cette idée. Selon lui, l’émergence d’un État absolutiste en France est au contraire le fait d’une tentative de maintien de la logique des relations sociales de propriété féodales. En effet, la structure féodale française, héritée de la seigneurie banale prenant place à la dissolution de l’Empire carolingien, se caractérisait à la fois par une forte concurrence entre seigneurs pour la possession des terres et des surplus paysans, et par un rapport conflictuel et extra-économique d’extraction vis-à-vis de ces derniers. La paysannerie pouvait donc utiliser la concurrence seigneuriale pour réclamer un certain nombre de droits, et notamment l’établissement de rentes fixes et d’un droit d’héritage sur leurs possessions. Selon Brenner, le résultat de ces luttes fut qu’à la fin du xiii^e siècle, « que ce soit par l’occupation de terres non cultivées, par la fuite vers les manoirs d’autres seigneurs, et surtout par de longues luttes pour des chartes de droits, la paysannerie réussit, village par village, à obtenir rentes fixes et droits d’héritage » (Brenner, « Propriété et progrès », § 89). Dans ces conditions, la crise démographique du xiv^e siècle entama profondément les revenus seigneuriaux, ceci dans un contexte alliant inflation et rentes fixes. Une des réponses à cette crise fut la formation progressive d’un État absolutiste, permettant de renverser le rapport de force entre paysannerie et seigneurie. Il se construisit sur la base d’une organisation inédite de la distribution du pouvoir politique (conformément à la logique féodale), à la rente venant s’ajouter les charges liées à la nouvelle administration fiscale. Cette organisation serait venue pacifier les relations entre seigneurs :

En matière d’exploitation de la paysannerie, l’État fiscal naissant offrait des avantages décisifs par rapport à l’organisation décentralisée. Parce que les impôts étaient prélevés sur une base centralisée, les paysans n’étaient plus en mesure de jouer sur la concurrence entre seigneurs ou d’utiliser la mobilité pour saper les levées (même lorsque l’État était assez petit). (Brenner, « Propriété et progrès », § 91)

33La persistance et l’approfondissement d’une « souveraineté parcellaire » sont pour Brenner à l’origine de la divergence des trajectoires entre la France et l’Angleterre, cette organisation ne permettant pas l’émergence d’un capitalisme agraire. En effet, les privilèges économiques restant profondément conditionnés par les privilèges politiques, la stratégie d’accumulation conserve un aspect éminemment politique, notamment dans la mesure où la position sociale et la subsistance des propriétaires terriens ne dépendaient pas directement de leur capacité à valoriser leurs terres sur des marchés. Comme l’indique Ellen Meiksins Wood, l’État absolutiste

constitue un système à la fois politique et économique au sens où l’État est une ressource économique majeure, une forme de « propriété politiquement constituée ». La charge publique est une forme de propriété privée, pas seulement au sens où bien des charges sont vénales, mais plus généralement parce qu’elles assurent à leurs détenteurs un accès aux surplus produits par les paysans par le biais des impôts, qui sont à la fois une source d’enrichissement privé et de revenus publics. (Meiksins Wood 2014, p. 577)

34La forme absolutiste eut comme conséquence principale de limiter l’expropriation des paysans de leurs terres. En effet, en étendant son autorité sur les seigneurs locaux, l’État absolutiste ne se priva pas de confirmer la liberté et les droits obtenus par les paysans, notamment dans la mesure où la rente seigneuriale entrait maintenant en concurrence avec l’impôt étatique. De sorte que la paysannerie obtint la fin du servage et une forme de propriété légale de leurs parcelles. Ainsi, on n’assista pas, comme en Angleterre, à l’expropriation constitutive de la « soi-disant accumulation primitive », nécessaire à l’émergence d’un marché du travail et d’un marché de la terre. Dans ce cadre, l’apparition d’une bourgeoisie marchande s’est faite sur le modèle du commerce féodal, au sein duquel non seulement le marché reste simplement une possibilité (et non une nécessité), mais la ligne de mire de la bourgeoisie est la participation à l’appareil d’État (Miller 2012), ce que nous avons déjà étudié dans le cas de la Hollande.

35Dans ces conditions, reste à expliquer l’implantation de relations sociales de propriété capitalistes en France, donc dans un pays où les conditions politiques semblent inappropriées. Pour Xavier Lafrance, si l’on accepte la thèse de Brenner, l’émergence du capitalisme en France ne pouvait être endogène, puisqu’il n’existait pas de capitalisme agraire. Il écarte, notamment dans la lignée des travaux de Comninel (1987), l’idée d’une Révolution française permettant la mise en place de relations sociales de propriété capitalistes (Lafrance 2019b). Selon une lecture classique, les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791, en libérant le marché de ces cadenas d’Ancien Régime qu’étaient les corporations, ceci au nom de la liberté du commerce, auraient ouvert la voie au capitalisme français. Lafrance, comme d’autres avant lui, défend que ces lois n’ont en réalité pas constitué une libération du capitalisme, dans la mesure où les relations sociales de propriété s’installant en France ne déviaient pas fondamentalement de ce qu’elles avaient été : le marché n’est pas devenu une nécessité pour survivre, ni, donc, l’impératif d’amélioration de l’appareil productif. D’une part, l’abolition des corporations ne fut pas synonyme de dissolution des réglementations collectives des marchés et des métiers, d’autre part, la disparition des charges monarchiques ne mit pas fin à l’existence de rentes liées aux services rendus au nouvel État, et enfin, la petite possession paysanne (permettant l’autoconsommation) demeura la norme rurale, puisque les maigres surplus proto-industriels étaient en général utilisés pour acheter des parcelles de terre. De sorte que « les formes non capitalistes d’appropriation des surplus ont encore largement prévalu dans la France postrévolutionnaire » (Lafrance 2019b, p. 117, notre traduction). Qui plus est, amalgamer abolition des corporations et émergence d’un marché du travail (donc d’un prolétariat) revient à ignorer le fait qu’il existait, bien avant la Révolution, une lutte pour la maîtrise du travail et du processus productif (devenir son propre maître). Ainsi, la Révolution française participe d’un mouvement d’émancipation des maîtres ouvriers et des compagnons, notamment avec l’apparition du louage d’ouvrage. On considère alors que la participation citoyenne doit se doubler d’une participation à la définition des règles régissant son activité. Cette émancipation n’est donc pas une absence de régulation, mais une capacité à fixer ses propres règles collectives.

La liberté revendiquée par de nombreux marchands dans tout le royaume français au cours du xviii^e siècle n’est pas celle imaginée par des libéraux comme Gournay, et n’implique pas la dissolution du corps et des privilèges de la société de l’Ancien Régime. Au contraire, il s’agissait d’une liberté s’inscrivant dans la logique existante des privilèges et qui s’est actualisée à travers elle. Dans le contexte de l’Ancien Régime, la liberté était le privilège de s’organiser librement en tant que corps – en tant que corps intermédiaire [en français dans le texte] – avec l’accord de la couronne. (Lafrance 2019a, p. 35-36, notre traduction)

36Le cas typique de cette reprise en main fut la soierie lyonnaise. La Fabrique était progressivement encastrée dans une organisation collective réglementant prix et conditions de travail : chambre de commerce, conseils des prud’hommes, justices de paix7.

37La critique d’une vision capitaliste de la Révolution française a notamment été menée avec force par Gérard Noiriel (1986) et Claude Didry (2016), que nous nous permettons de citer longuement :

La Révolution française a mauvaise réputation dans l’histoire du mouvement ouvrier : on lui attribue la prohibition de la coalition, pour en déduire une forme d’individualisme par principe négatif. Par là même, elle forgerait un rapport de domination entre le travailleur isolé et le patron lui imposant des conditions qui remettent en cause sa dignité humaine, posant ainsi les bases de l’exploitation capitaliste. La situation est cependant bien moins simple qu’il n’y paraît. La Révolution française ne se réduit pas à une révolution « bourgeoise », reléguant au second plan les ouvriers. Elle est soutenue par un monde ouvrier, encore marqué par le modèle de la corporation. En effet, elle n’abandonne pas la hiérarchie maître-compagnon, mais le retraduit dans la langue du droit contractuel, ce qui vient établir de façon définitive le Code civil, fruit d’une consultation qui s’opère de manière continue, depuis 1789. (Didry 2016, p. 42-43)

38Si ce mouvement ne va pas sans antagonismes, qui interdisent d’amalgamer les grandes lois de 1791 et les organisations plus locales8, il n’en reste pas moins qu’il semble hors sujet d’évoquer la mise en place d’un marché du travail ou de relations sociales de propriété capitalistes à la suite de la Révolution française. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait la divergence entre d’un côté l’industrie anglaise naissante, tournée vers des gains de productivité importants et l’érection des premières usines, et l’industrie française, qui non seulement se mécanise plus lentement, mais repose en grande majorité sur un artisanat familial et décentralisé. Un artisanat qui, parce qu’il pratique la pluriactivité rurale, est accroché à la terre et non à l’outil de production industriel. De sorte qu’en cas de bonne récolte, la main-d’œuvre se raréfie. Au-delà de l’artisanat proto-industriel, c’est dans les secteurs les plus pénibles, comme l’extraction de charbon, que ce phénomène se faisait sentir. Il en résulte non seulement que l’industrie est longtemps restée un lieu de passage, mais que l’accès aux travaux agricoles a accru, comparativement à ce qui s’est produit en Angleterre, la capacité collective d’opposition aux remises en cause du mode de vie rural, ou plus généralement aux conditions du travail industriel. On peine donc, en France au long du xix^e siècle, à retrouver la figure du capitaliste organisant le travail d’un grand nombre d’ouvriers. Si on constate une phase de croissance économique à partir de la Révolution et dans les deux premiers tiers du xix^e siècle, celle-ci est tirée par une utilisation intensive du travail et non par une productivité accrue, ceci alors même que les capitaux sont disponibles et permettraient potentiellement d’investir. Comme l’a montré Gérard Noiriel, « les patrons français ont en majorité préféré développer leur affaire en s’appuyant sur le rapport de forces existant, plutôt que d’imposer brutalement des transformations inspirées du modèle britannique » (Noiriel 1986, p. 64).

39Xavier Lafrance vient compléter l’approche de Brenner en détaillant la manière dont, en France, c’est bien l’État qui a mis en place les conditions nécessaires à l’importation du modèle anglais. Cette importation n’allait pas de soi, tant le choc a été grand quand, à la fin du blocus continental, le nouveau modèle industriel anglais a été « révélé ». Si, comme l’a montré Nicolas Eyguesier avec l’exemple de Sismondi, certains, bien que libéraux, considérèrent avec horreur les effets de l’industrialisation, d’autres y ont vu le chemin à suivre (Eyguesier 2016)9. Nous n’entrerons pas ici dans l’histoire de l’implantation progressive de l’industrialisme en France10. Comme d’autres, Lafrance considère l’arrivée au pouvoir de Napoléon III comme la rupture majeure, ouvrant la voie à une imposition autoritaire du capitalisme en France, qui se poursuivra sous la III^e République. Devant la montée en puissance géopolitique de l’Angleterre et de la Prusse, dans un contexte de tension croissante des relations diplomatiques européennes (guerre de Crimée), le nouveau régime place la croissance industrielle au cœur de ses priorités, notamment avec l’appui et sous la pression des saint-simoniens et des grandes familles de banquiers. Lafrance décrit l’industrialisation orchestrée de l’économie française en cinq points :

• Réforme du système financier, notamment par la création par les frères Pereire du Crédit mobilier, destiné à financer une industrie qui se détache de la pratique traditionnelle de l’autofinancement.
• Reprise en main par l’État de la densification du système ferroviaire. Ces nouvelles infrastructures permettront à la fois d’unifier le marché intérieur et de participer à la mobilisation de la main-d’œuvre rurale.
• Rationalisation et unification du marché intérieur, notamment par l’intermédiaire des grands magasins.
• Après une phase d’industrialisation et par l’intermédiaire de politiques que l’on pourrait qualifier de mercantilistes (1815-1860), la France signe en 1860 un traité de libre-échange avec l’Angleterre (traité dit « Cobden-Chevalier »), parfois appelé « second coup d’État » de Napoléon III tant d’importantes forces politiques et économiques s’y opposaient11, qui ouvrit la voie à une pression concurrentielle accrue.
• L’exposition au commerce international conduisit à une reprise en main de la production par les employeurs, principalement par le biais d’un affaiblissement des conseils des prud’hommes. En effet, la Cour de cassation sert alors régulièrement d’outil pour détricoter les décisions de ces derniers. Alain Cottereau a montré la manière dont, dans les années 1880-1890, le droit du travail est venu balayer les pratiques jurisprudentielles locales évoquées plus haut par l’intermédiaire d’une substitution du louage d’ouvrage par un contrat de travail salarial s’approchant du « louage de services ». Alors que dans le premier cas, le contrat portait sur le résultat, laissant à l’ouvrier compétence pour négocier l’organisation du travail, dans le second, la subordination participe désormais de la nature du service fourni (Cottereau 2002).

40Ces transformations furent à l’origine de l’implantation de relations sociales de propriété comparables à celles en place en Angleterre :

L’ancien modèle marchand, dans lequel des travailleurs individuels ou des équipes d’ouvriers achetaient des matières premières, louaient l’accès aux installations de l’usine (et parfois aussi à des outils) et vendaient leurs produits aux propriétaires de l’usine, a fait place à de nouvelles pratiques d’embauche dans lesquelles les travailleurs étaient directement engagés par les employeurs en tant que salariés. Avec l’essor de ce nouveau rapport employeur-employé, les travailleurs industriels ont commencé à vendre leur force de travail ; une transformation qui a ouvert la voie à l’aliénation capitaliste du travail que les contrats de louage d’ouvrage avaient jusqu’alors empêchée. Cette substitution et cette accélération du travail ont également commencé à se répandre dans la production artisanale de moindre envergure. Alors que ces transformations étaient très contestées par les ouvriers français, qui avaient de plus en plus recours à la grève et aux manifestations de rue pour défendre leur bon droit, de nouvelles formes de discipline du temps furent internalisées et les heures supplémentaires devinrent une pratique normale à partir des années 1890. (Lafrance 2019b, p. 130)

41La preuve en fut qu’au moment de la Grande Dépression touchant le pays à la fin du siècle (1880-1890), les entreprises françaises adoptèrent un comportement typiquement capitaliste : intensifier les investissements et substituer des machines aux travailleurs12. L’amélioration du processus de production était devenue une nécessité. Élément important, Lafrance relève également une restructuration des élites françaises : la baisse du prix des terres et la restructuration de l’appareil d’État à partir de 1870 entraînent une mutation progressive éloignant les serviteurs de l’État du modèle de l’administrateur de l’Ancien régime. Ces sources extra-économiques de rente étant taries, le chemin naturel semble être l’accumulation de capital. Les conditions sont donc réunies pour parler de capitalisme en France.

42L’objectif de ce chapitre a été d’illustrer la fécondité de l’approche de Robert Brenner dans la tradition de ce qui s’appelle désormais le marxisme politique. En présentant un certain nombre de travaux s’inscrivant dans la lignée de ceux de l’historien américain, nous avons montré d’une part que les thématiques qui nécessitent un éclairage en matière de relations sociales de propriété sont loin d’être épuisées, et d’autre part que la tradition de pensée du marxisme politique n’est de fait pas exempte de contradictions, ce qui la maintient bien vivante.